Notes
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[1]
Chercheure associée à l’UMR 5185 ADES/SSD, Université Victor Segalen Bordeaux 2, 146, rue Léo-Saignat, 33076 Bordeaux cedex.
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[2]
Cf. cependant le rapport produit en réponse à un appel d’offre de la DPM, Direction de la Population et des Migrations [7].
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[3]
La situation est bien différente dans les pays anglo-saxons, où l’habitude de catégoriser les individus selon leur origine permet la mise en évidence de disparités (dans divers champs dont la santé) entre des groupes dits « ethniques » et « raciaux », disparités qui sont ensuite susceptibles d’être interprétées en termes de discriminations (cf. par exemple [4] pour l’accès aux soins).
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[4]
Thèse de santé publique, option sociologie.
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[5]
Précisons que ce volet guyanais fait l’objet d’analyses plus détaillées dans notre thèse de médecine [3].
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[6]
Caisses Primaires de l’Assurance Maladie.
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[7]
Aide Médicale État et Couverture Maladie Universelle.
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[8]
Directions des Affaires Sanitaires et Sociales.
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[9]
Ils n’ont plus accès à l’Assurance maladie depuis 1993, sont les seuls à en être exclus depuis 1999 et leur résidence en France ne suffit plus pour les faire accéder à l’Aide médicale depuis 2003.
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[10]
Les praticiens du secteur 2 pratiquent, « dans le respect du tact et de la mesure », des honoraires dits « libres », c’est-à-dire différents des tarifs fixés par la convention nationale qui organise les rapports entre les médecins libéraux et l’Assurance maladie. Les assurés qui choisissent ces médecins sont remboursés sur la base du tarif conventionnel et prennent à leur charge, avec ou sans assurance complémentaire, les dépassements.
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[11]
Différentes enquêtes récentes (fonds CMU, Médecins du Monde) attestent de ces refus que condamne la HALDE (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité) dans un communiqué daté du 14/ 11/06.
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[12]
Notons que des recommandations concernant la lutte contre les discriminations selon l’origine dans l’état de santé – et non pas dans l’accès aux soins – insisteraient moins sur les actions à mener auprès des professionnels et des dispositifs de soins que sur les actions à engager pour lutter contre les processus discriminatoires qui engendrent des inégalités économiques et sociales (lors de l’accès à l’éducation, à l’emploi, au logement, etc.).
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[13]
Les COPEC sont les Commissions pour la Promotion de l’Egalité des Chances et la Citoyenneté.
Introduction
1La notion de discrimination s’est « banalisée » depuis la fin des années 90. Elle n’est plus seulement l’objet, rare, d’une plainte déposée devant un juge, elle est désormais un phénomène contre lequel affichent lutter les politiques publiques, un processus social qui retient l’attention des chercheurs, un sujet « porteur » pour les médias, etc. Deux éléments ont notablement joué en ce sens. Sous la pression des directives communautaires, il a fallu adapter le droit français afin qu’il puisse mieux protéger les individus des discriminations, toutes les discriminations. C’est par exemple l’objectif de l’introduction de la notion de discrimination indirecte. Dans le même temps se faisait sentir le besoin croissant, au niveau des programmes de recherche comme de l’action publique, d’affûter les outils permettant de repérer et d’évaluer les difficultés, suspectes de relever de discriminations, que rencontrent certains Français issus de l’immigration, certains étrangers et certains immigrés, lors de leur accès à diverses ressources (emploi, logement, éducation, etc.). Il était là question de discriminations selon l’origine [5].
2Rappelons brièvement ce qui caractérise ces dernières. Comme toute discrimination, ce sont des traitements (et non simplement des intentions) différentiels (entendus le plus souvent au sens de défavorables) et illégitimes [9]. Cette illégitimité s’évalue au regard du droit (traitements illégaux) et de la société (traitements considérés comme socialement inacceptables). Préciser qu’elles se fondent sur l’origine signifie que ces discriminations s’appuient sur une perception : un individu perçoit une différence d’origine chez un autre individu et lui applique un traitement différent au nom de cette différence d’origine perçue [8]. Cette perception ne repose pas, ou pas uniquement, sur la nationalité ou le lieu de naissance ; elle s’appuie plutôt sur des éléments « socialement visibles » tels qu’une couleur de peau, un accent, un vêtement ou un patronyme. Les personnes perçues comme étant d’origine étrangère et susceptibles d’être victimes de discriminations à ce titre ne sont donc pas forcément étrangères et/ou immigrées.
3La perception d’une différence d’origine ne fonde cependant qu’une partie des discriminations, les directes. Les discriminations indirectes sont définies comme des mesures qui s’avèrent affecter une proportion significativement plus élevée des membres d’un groupe particulier, caractérisé par des attributs tels que la nationalité ou la couleur de peau par exemple, alors qu’elles sont apparemment neutres par rapport à ces attributs. Ces discriminations indirectes sont dites systémiques quand elles sont sécrétées par des logiques structurelles, via en particulier des dysfonctionnements institutionnels, indépendamment de l’intentionnalité discriminatoire des personnes qui pourtant les mettent en œuvre. Cette notion de discrimination indirecte constitue l’un des grands apports du droit communautaire au droit français, au début des années 2000. Ainsi affranchi de la question de l’intentionnalité, le champ des traitements discriminatoires s’est en effet trouvé considérablement élargi.
4Les recherches portant sur les discriminations selon l’origine se sont multipliées ces dernières années, s’intéressant notamment à l’accès à l’emploi et à l’éducation. La santé est, elle, restée relativement peu investie [2], auréolée probablement de la légitimité attachée aux soins : comment en effet envisager que l’accès aux soins soit différencié selon des critères autres que strictement médicaux, et alors même que se succèdent des programmes d’action publique visant à réduire les inégalités sociales dans l’accès aux soins ? [3]
5Nous allons présenter ici des résultats de notre recherche doctorale [4] qui a porté sur ces discriminations selon l’origine quand elles se déploient dans l’accès aux soins [2]. Une moitié du matériau empirique a été recueillie dans trois régions de France métropolitaine (Aquitaine, Île-de-France et Nord-Pas-de-Calais), et l’autre en Guyane [5]. Les questions de revendication du privilège national, d’intégration des minorités et de solidarité nationale, que l’on va voir cruciales dans l’étayage des discriminations selon l’origine, trouvent un écho particulier en Guyane, colonie du système de plantation esclavagiste devenue département d’outre-mer il y a un demi-siècle. L’usage quotidien d’étiquettes ethniques et raciales (« Créoles », « Métropolitains », « Noirs Marrons », « Chinois », etc.) vient s’ajouter à celui des catégories « républicaines » de l’identité (« étrangers »/« Français »), témoignant de la prégnance de l’identification selon l’origine dans les rapports sociaux. Partager le terrain entre Métropole et Outre-Mer donnait ainsi l’occasion d’explorer diverses déclinaisons de la perception de la différence d’origine, dans un environnement légal et réglementaire qui, lui, restait inchangé (de l’hôpital parisien au dispensaire guyanais, les textes relatifs à l’accès aux soins sont les mêmes).
6Précisons enfin qu’étant donnée son importance déterminante sur le recours aux soins effectifs, nous incluons la question de l’accès aux droits à une couverture maladie dans celle de l’accès aux soins.
Méthodes
Matériel
7Nous avons rencontré, entre 2001 et 2003, 175 professionnels de l’accès aux soins. Trente-quatre d’entre eux étaient des agents administratifs, exerçant en CPAM [6] (agents de guichet et responsables des services AME et CMU [7]) et en DDASS [8] (pôle « lutte contre les exclusions et l’urgence sociale » et pôle « intégration des étrangers »). Les autres étaient pour la plupart des professionnels du soin (médecins, infirmiers, etc.) (72) et des travailleurs sociaux (57), des secteurs associatifs (santé, précarité, droits des étrangers), libéral et institutionnel (hôpitaux, centres médico-sociaux). Ces professionnels avaient été recrutés par la méthode dite de boule de neige (à l’exception des administratifs, qui sont souvent seuls à leur poste ; il n’y a par exemple qu’un responsable AME dans la plupart des CPAM). Nous les avons observés sur leurs lieux d’exercice et les avons surtout interrogés au cours d’entretiens semi-directifs d’une durée d’une heure à une heure et demie environ, enregistrés et retranscrits intégralement.
Analyse
8L’analyse s’est attachée à repérer des traitements différentiels opérés par des professionnels de l’accès aux soins auprès de certains groupes de personnes, justifiés par les premiers au nom des différences d’origine qu’ils perçoivent chez les seconds. Mise en évidence du processus discriminatoire et identification des groupes qui en sont victimes ont donc été concomitantes.
9Ont également été recherchés des traitements défavorables affectant préférentiellement étrangers, immigrés et Français d’origine étrangère alors qu’ils n’étaient pas identifiés comme tels par les professionnels, c’est-à-dire des discriminations indirectes à leur encontre.
10La souplesse des entretiens semi-directifs a permis de recueillir des données qualitatives que les mailles d’un questionnaire fermé auraient difficilement pu recueillir, telles que les représentations identitaires et les multiples manifestations concrètes des traitements différentiels : les refus de soins bien sûr mais aussi les « simples » retards aux soins, les formes « spécifiques » de soins, les « réflexions » qui accompagnent le soin, les traitements dits « de faveur » ou encore le traitement tatillon des dossiers administratifs.
11La prise en compte du « contexte » de ces données était cruciale. D’une part, la perception d’une différence est éminemment dépendante d’un mode de cognition socialement élaboré. Par exemple, ce ne sont pas les mêmes attributs physiques qui sont associés à la figure de l’étranger, en métropole et en Guyane. D’autre part, les traitements peuvent être qualifiés de différents au regard de la loi (traitements illégaux) mais aussi des usages locaux (traitements « inhabituels »). Une analyse qualitative de type interprétatif permettait cette prise en compte du contexte, tant macro que micro-social.
Limites
12Choisir d’interroger les auteurs ou les témoins des traitements discriminatoires plutôt que leurs victimes impliquait deux types de limites. D’une part, n’ont été étudiées que les pratiques connues des professionnels et donc rapportées par eux. D’autre part, n’a pas été analysée la dimension dynamique, interactive, de la construction des catégorisations. Les catégorisations opérées par les professionnels sont en effet influencées par les réactions qu’elles suscitent du côté des catégorisés : intériorisation des phénomènes de rejet, revendication de la différence, etc.
13Par ailleurs, une difficulté de l’analyse a été de faire la distinction entre les traitements différentiels qui relèvent de discriminations selon l’origine de ceux qui relèvent de discriminations fondés sur d’autres critères, tels que le sexe ou le niveau socio-économique : ces discriminations peuvent en effet se croiser, multiplier leurs effets ou même ne se révéler qu’à la lumière les unes des autres, les différents critères étant simultanément mobilisés pour qualifier « l’autre » et justifier à son encontre des traitements différentiels. Les observations réalisées sur les lieux d’exercice des professionnels ont permis de pallier en partie cette limite, en insérant les relations étudiées dans le cadre global de l’interaction entre professionnels et usagers en demande d’accès aux soins, relativisant ainsi l’importance des enjeux identitaires au profit d’autres enjeux (économiques, institutionnels, de genre, etc.).
Résultats
14De l’analyse de ce matériau, nous avons pu dégager une typologie des processus discriminatoires.
Discriminations directes
15Nous avons d’abord distingué deux modes de caractérisation de la différence d’origine susceptibles de justifier des traitements discriminatoires.
16Le premier procède par ce qu’on a appelé la délégitimation. Dans ces représentations, l’usager délégitimé, c’est-à-dire caractérisé par un défaut de légitimité, est le bénéficiaire de l’AME (couverture maladie délivrée par l’Aide sociale). Son bénéficiaire est volontiers présenté comme un « assisté » dont les soins « coûtent cher aux cotisants », ceux qui relèvent de l’Assurance maladie.
17Depuis la réforme CMU en 1999, la traditionnelle ligne de partage entre assurance et assistance (ou Aide sociale), pour les droits à une couverture maladie, ne sépare plus uniquement les travailleurs des indigents. La plupart des personnes qui jusqu’alors relevaient de l’assistance ont en effet été intégrées dans l’assurance (puisque la CMU relève de l’Assurance maladie) et on ne compte désormais plus que quelques dizaines de milliers de bénéficiaires de l’Aide sociale. Or ces derniers « assistés », les ultimes, ne sont plus uniquement des « pauvres », ce sont des « pauvres » étrangers en situation irrégulière (le séjour régulier étant une condition à l’affiliation des étrangers à l’Assurance maladie). L’altérité qui les caractérise (altérité par rapport à la norme générale qui est l’assurance) s’identifie donc au regard de leurs ressources économiques mais également de critères de l’origine (ils sont étrangers) et de critères relatifs au droit au séjour (ils sont en situation irrégulière). La prise en charge de ces « assistés – étrangers – en situation irrégulière » est alors présentée, dans certains discours, comme un poids pour les cotisants mais également pour les nationaux.
18« (…) la France est bonne mère et (…) elle accueille sur les cotisations de ses ressortissants des personnes qui pourraient se faire soigner chez elles. » (un responsable CPAM rapportant les propos de ses collègues).
19Les connotations péjoratives volontiers associées au bénéfice de l’Aide sociale (absence de mérite aux prestations) sont confortées par le statut d’étranger (suspect d’immigrer dans le but de venir abusivement profiter du système de soins français) et plus encore celui d’étranger en situation irrégulière (donc « hors la loi » au regard du droit au séjour).
20« (…) à la caisse, on se dit “il doit y avoir un parcours fléché entre l’aéroport et notre caisse !” car on voit les gens débarquer ici juste après leur atterrissage à l’aéroport ! » (une responsable CMU-AME).
21Au nom de ces représentations de délégitimation, certains professionnels justifient des pratiques différentielles, défavorables et illégitimes, et donc discriminatoires. Par exemple, des agents administratifs chargés d’accorder des droits à l’Aide médicale, jugeant la législation applicable aux « assistés étrangers » trop généreuse et vulnérable aux fraudes, imposent des conditions non prévues par la loi telles que le besoin de soins ou accordent des droits réduits (pour moins d’un an ou par bons de soins).
22Mais les étrangers en situation irrégulière ne sont pas les seuls à pâtir des pratiques fondées sur ces représentations de délégitimation. Les réformes successives du droit à une couverture maladie, en restreignant progressivement l’accès des étrangers en situation irrégulière [9], ont fait de toute personne étrangère ou même simplement « susceptible » d’être étrangère une personne suspecte de faire partie de cette catégorie d’exclus des droits « ordinaires » (ceux de l’Assurance maladie) voire de tout droit à une couverture maladie (Assurance maladie et Aide médicale). Cette évolution de la loi justifie ainsi, pour les professionnels chargés de traiter les demandes de couverture maladie, de mener à l’encontre de toute personne « d’allure étrangère » une série de vérifications. Or cette suspicion généralisée fait le lit de pratiques, qui même si elles reprennent « l’esprit » de la loi, sont discriminatoires [1, 10]. Quand par exemple un agent administratif ne reconnaît pas le titre de séjour présenté par un étranger (dans un contexte politique de répression de l’immigration irrégulière qui tend à faire de tout étranger un potentiel « clandestin »), il peut, dans le doute, refuser d’ouvrir des droits CMU pour n’accorder qu’une AME. Or, cette pratique est illégale puisque la présentation de tout titre de séjour ou même simplement de la preuve d’une démarche en cours en vue d’en obtenir un, suffit, selon les textes, à attester de la régularité du séjour requise pour prétendre à la CMU. Elle est de plus défavorable aux requérants car le « panier de soins » remboursé par l’AME est plus restreint que celui qui l’est par la CMU. Fondée sur une représentation péjorative de l’autre (suspicion de séjour irrégulier et donc de l’absence de mérite aux prestations de l’Assurance maladie), cette pratique illégale et défavorable constitue aussi une discrimination selon l’origine.
23Les professionnels dont les discours et les pratiques relèvent de la délégitimation sont le plus souvent des administratifs, pour lesquels la réglementation est une référence permanente. Parmi eux, ceux qui gèrent de nombreuses demandes émanant d’étrangers (en Ile de France et plus encore en Guyane) tiennent les discours les plus tranchés. Le contraste est alors net entre, d’un côté, des agents CPAM qui présentent les étrangers comme des personnes bien – voire trop bien – au courant de leurs droits, et d’un autre, des membres d’associations qui déplorent au contraire ne croiser que des étrangers trop peu informés pour parvenir seuls aux guichets CPAM.
24Si cependant la plupart des pratiques discriminatoires du type de la délégitimation ont été observées chez des administratifs, ces derniers, agents de service public (ou assimilé) assurent volontiers respecter l’égalité de traitement de tous les usagers et faire prévaloir la législation sur leurs opinions personnelles (discours ensuite contredits le cas échéant par les faits qu’ils rapportent eux-mêmes ou dont témoignent d’autres acteurs).
25Ainsi, à propos de leur appréhension du coût social des étrangers depuis la réforme CMU, des agents expliquent : « On s’est dit “ça y est c’est la porte ouverte”, bon mais c’est tout, on applique les textes. » (un agent DDASS) ; « Nous n’avons pas, nous, service public, à prendre parti pour ou contre. » (un agent CPAM).
26Les professionnels du secteur associatif déclarent en revanche plus ouvertement avoir à l’occasion des pratiques discriminatoires, même si elles sont beaucoup moins fréquentes que chez les administratifs. Suggérant que leur situation à la marge du système de soins de droit commun les autorise à des prises de liberté plus flagrantes avec les textes et justifie qu’ils adaptent leurs pratiques à des publics considérés eux-mêmes comme marginaux, certains d’entre eux reconnaissent agir en fonction de leurs convictions plutôt que des réglementations, que ce soit dans un sens défavorable aux usagers concernés ou, le plus souvent certes, favorable (pour les aider à bénéficier de prestations).
27Le second mode de perception de l’altérité procède par différenciation. « L’autre » est caractérisé ici avant tout par sa différence, sans que celle-ci ne soit nécessairement associée à un défaut de légitimité. Cette différence, le plus souvent qualifiée de « culturelle », est décrite à propos d’une façon « particulière » de s’exprimer, de manifester les symptômes d’une maladie, d’adhérer à une offre de soins, etc.
28Ces représentations justifient, chez certains professionnels, que la personne soit orientée vers une offre de services ou de soins dérogatoire au droit commun (c’est-à-dire le service proposé au « tout venant »), censée être adaptée à sa différence. Par exemple, un patient ayant besoin de soins psychiatriques pourra être orienté vers une consultation d’ethnopsychiatrie plutôt que vers un service de psychiatrie ordinaire parce qu’il a « l’air africain ». Les professionnels considèrent que cette offre de soins spécifique est un « plus », l’assimilant parfois à un dispositif de discrimination positive dont l’objectif est de corriger une inégalité de fait, l’échec plus fréquent du suivi ordinaire chez des patients « d’origine africaine ».
29Mais cette orientation spécifique peut s’avérer défavorable pour au moins trois raisons : il y a restriction de l’accès au droit commun dès lors que le dérogatoire devient systématique ; le traitement alternatif proposé peut être inadapté ; les usagers concernés, marginalisés, sont exposés à un risque de stigmatisation. Différentielle (au regard cette fois de l’usage local et non plus de la loi), défavorable et fondée sur une différence d’origine perçue, cette pratique constitue ainsi une discrimination selon l’origine, au sens négatif du terme.
30Un médecin généraliste exerçant dans une association accueillant des malades demandeurs d’asile témoigne ainsi de difficultés à faire accepter ses patients par des psychiatres de droit commun, lesquels justifieraient leurs réticences par leur absence de « spécialisation en exilés ». Il donne l’exemple d’un psychiatre hospitalier auquel il demandait d’admettre un demandeur d’asile birman suicidaire suite au décès des membres de sa famille et aux tortures qu’il a subies, et qui lui a répondu « Mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse avec ce genre de patient ?? ». Il commente : « c’est pourtant son boulot, la souffrance des gens, qu’elle soit provoquée par ceci ou par cela ».
31Cette caractérisation de la différence d’origine et le traitement qu’elle justifie se présentent finalement comme l’image inversée de la conception « républicaine » de la différence d’origine. Selon cette dernière en effet, la différence et ses conséquences éventuelles en termes d’accès aux soins sont occultées, dans le cadre d’une vision « universaliste ». Ici au contraire, la différence fait l’objet d’une interprétation surdéterminante, c’est-à-dire qu’elle est présentée comme la variable expliquant toute difficulté d’accès aux soins, dans le cadre d’une vision « culturaliste » si la différence est perçue comme relevant de la « culture », « naturalisante » si elle l’est comme étant d’ordre biologique, et qui dans tous les cas ne pourrait être gérée qu’en dehors du droit commun [6].
32Cette mise en avant de l’origine se fait au détriment des facteurs socio-économiques de l’accès aux soins. En Guyane par exemple, certains professionnels soignants ne proposeraient pas de traitement antirétroviral aux patients dépistés séropositifs pour le VIH, voire ne jugeraient pas même utile de leur expliquer ce que c’est que l’infection au VIH, lorsque leurappartenance ethno-raciale est censée être associée à un défaut d’observance : « Vous savez bien que ces gens-là, vous ne les reverrez jamais ! » (une sage femme, justifiant l’absence de proposition de suivi à une femme noire marronne vivant « sur le fleuve » et dépistée séropositive à l’occasion de son accouchement à l’hôpital). Le présupposé culturaliste, en privant la patiente d’une offre de soins, permet ici en outre de faire l’économie d’une réflexion sur les facteurs économiques et géographiques susceptibles d’expliquer les éventuelles difficultés d’observance de la population concernée.
Discriminations indirectes
33Outre ces deux types de représentations de l’altérité et les pratiques discriminatoires qu’elles justifient éventuellement, nous avons pu mettre en évidence une série de discriminations indirectes. Les croisements entre origine étrangère et précarité sont particulièrement manifestes, c’est-à-dire que ces discriminations affectent préférentiellement les étrangers quand ils sont en situation de précarité.
34On peut donner ici l’exemple du tiers-payant.
35De nombreux médecins libéraux expriment des réticences à accepter en consultation des patients bénéficiaires du tiers-payant (patients qui ne font pas l’avance des frais), réticences qu’ils motivent par les délais importants à l’issue desquels leur CPAM les paie pour ces consultations. Ainsi, quand ces patients ne sont tout simplement pas rejetés, ils se voient demandés de faire l’avance des frais, le plus souvent avec des dépassements d’honoraires qui ne leur seront pas remboursés. Les patients français comme les étrangers sont concernés, notamment quand ils bénéficient du tiers-payant via la CMU ou l’AME, puisque le médecin sera payé au « tarif Sécu », même s’il est en secteur 2 [10]. L’AME cristallise cependant les réticences. Non seulement en effet les délais de remboursement seraient-ils les plus importants, mais en plus, en l’absence de carte vitale (puisque le patient n’est pas affilié à un régime de l’Assurance maladie), le médecin ne peut pas télétransmettre sa demande de paiement, ce qui le contraint à adresser une feuille de soins à sa caisse. Le défaut de familiarité des praticiens avec des démarches administratives qui restent l’exception (on compte moins de 170 000 bénéficiaires de l’AME sur toute la France) mêlé à une exaspération générale de la profession envers « la paperasserie » fait le reste : les bénéficiaires de l’AME sont les patients les plus souvent rejetés au nom de ces dysfonctionnements institutionnels.
36Quand nous les avons rencontrés en 2001, la plupart des médecins interrogés n’avaient pas compris que les bénéficiaires de l’AME, depuis quelques mois, étaient désormais tous des étrangers en situation irrégulière. Si ces derniers se trouvaient être les plus affectés par ces réticences, c’était donc en raison de dysfonctionnements institutionnels et non d’a priori des médecins à leur égard en tant qu’étrangers.
37Enfin, pour clore cette présentation de notre typologie, il nous faut préciser qu’elle est surtout analytique. « Sur le terrain » en effet, les différents processus s’associent les uns aux autres : représentations de délégitimation et de différenciation ne sont pas « étanches », elles sont susceptibles de se croiser dans un même discours et elles peuvent aussi renforcer des discriminations systémiques. En outre, des discriminations selon l’origine se mêlent à des discriminations d’autre nature, telles que socio-économiques. Par exemple, des représentations de délégitimation à l’égard des « pauvres », quand ils bénéficient du tiers-payant (« ces gens-là » qui abusent de prestations « gratuites »), peuvent venir conforter des réticences déjà « justifiées » par des dysfonctionnements institutionnels [11].
Discussion
38À l’issue de ce travail, quelques recommandations visant à prévenir les pratiques discriminatoires selon l’origine dans l’accès aux soins peuvent être faites [12].
39En ce qui concerne les représentations de délégitimation à l’égard des étrangers, on peut supposer que l’instauration d’une couverture maladie incluant tous les résidents, affranchie des critères du droit au séjour, pourrait calmer la suspicion à l’égard des personnes d’apparence étrangère puisqu’il n’y aurait plus lieu de repérer celles d’entre elles qui relèvent d’une catégorie à part. En amont, une moindre insistance sur la répression de l’immigration irrégulière, par les politiques de l’immigration, pourrait atténuer l’association, au niveau des représentations, entre la figure de l’étranger et celle du hors la loi.
40La lutte contre les pratiques concrètes justifiées par les représentations de délégitimation bénéficierait ensuite d’un supplément de transparence dans les pratiques : remise d’un récépissé d’enregistrement des demandes de couverture maladie afin de prévenir les refus non motivés, les disparités de délais de traitement et les « pertes » de dossiers ; diffusion publique des instructions techniques données aux personnels des CPAM pour contrer l’arbitraire qui peut présider au traitement des dossiers d’étrangers, etc.
41Le rappel de leurs obligations légales aux professionnels du soin, telle que celle de soigner même en l’absence de prise en charge sociale, pourrait enfin atténuer les conséquences de ces restrictions lors de l’accès aux droits.
42Le défi de la prévention des représentations différencialistes et de leurs pratiques discriminatoires est celui-ci : il faut éviter que la perception d’une différence ne prive de l’accès au droit commun (en orientant systématiquement vers le dérogatoire, en créant des dispositifs spécialisés obligés), tout en tenant compte de cette différence et des freins qu’elle peut constituer pour l’accès à ce droit commun. Il s’agit donc de prendre en compte la diversité des usagers du système de soins (par exemple avec des dispositifs d’interprétariat, des médiateurs culturels, etc.) tout en facilitant l’accès aux structures de soins de droit commun, c’est-à-dire prévues pour tous les patients (favoriser les liens entre les structures médico-sociales pour éviter les démarches inutiles, multiplier les postes d’assistantes sociales, mettre en place des équipes de soins pluridisciplinaires, etc.).
43On peut enfin espérer que la lutte générale contre les discriminations quels qu’en soient le critère et le domaine d’application, engagée par les pouvoirs publics depuis la fin des années 90 – avec l’évolution de leur traitement juridique et la mise en place de dispositifs destinés à faciliter les recours (COPEC [13], HALDE) – aura un impact sur celles fondées sur l’origine quand elles se développent lors de l’accès aux soins. Mais plus que les condamnations effectives pour discriminations (rares, voire exceptionnelles dans le domaine du soin), la communication sur le phénomène discriminatoire devrait exercer un effet positif en matière de prévention, en sensibilisant au phénomène et en portant à la (re)connaissance publique les mécanismes des discriminations et leurs effets.
Remerciements
Ce travail a été réalisé au sein du Cresp, Centre de recherche sur la santé, le social et le politique (UMR 723 Inserm-UP13-EHESS), dans le cadre des programmes de recherche « Les discriminations dans l’accès aux soins » financé par la Direction de la Population et des Migrations et « Le sens social des discriminations raciales » financé par la MiRe, sous la coordination de Didier Fassin.Bibliographie
Bibliographie
- 1Carde E. « On ne laisse mourir personne ». Les discriminations dans l’accès aux soins. Travailler 2006; 16:57-80.
- 2Carde E. « Les discriminations selon l’origine dans l’accès aux soins. Étude en France métropolitaine et en Guyane française », [Thèse de Santé Publique, option Sociologie], Paris, Université Paris XI, 2006;539 p. http:// tel.archives-ouvertes.fr/tel-00119345 [consulté le 14/03/2007].
- 3Carde E. L’accès aux soins dans l’Ouest guyanais. Représentations et pratiques professionnelles vis-à-vis de l’altérité : quand usagers et offre de soins viennent « d’ailleurs ». [Thèse de Médecine, spécialité Santé Publique]. Toulouse : Université Paul Sabatier 2005;380 p. http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00134997 [consulté le 14/03/2007].
- 4Cooper LA, Roter DL & Johnson RL, Ford DE, Steinwachs DM, Powe NR. Patient-Centered Communication, Ratings of Care, and Concordance of Patient and Physician Race, Ann Intern Med 2003;139:907-16.
- 5Fassin D. L’invention française de la discrimination. Rev Fr Sci Polit 2002;52(4):403-23.
- 6Fassin D. Politiques du corps et reconnaissance de l’altérité : nouvelles questions posées par l’immigration et la société française. Rech Sociol 2002;2:59-74.
- 7Fassin D, Carde E, Ferré N, et al. Un traitement inégal. Les discriminations dans l’accès aux soins. CRESP, rapport d’étude 2001;(5):197 p. + annexes.
- 8Guillaumin C. L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel. Paris : Mouton 1972;347 p. (Co-réédition 2002, Gallimard).
- 9Lochak D. Réflexions sur la notion de discrimination. Droit Social 1987;11:778-90.
- 10Maille D, Toulier A, Volovitch P. L’aide médicale d’État : comment un droit se vide de son sens faute d’être réellement universel. Rev Droit Sanit Soc 2005;4:543-54.
Notes
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[1]
Chercheure associée à l’UMR 5185 ADES/SSD, Université Victor Segalen Bordeaux 2, 146, rue Léo-Saignat, 33076 Bordeaux cedex.
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[2]
Cf. cependant le rapport produit en réponse à un appel d’offre de la DPM, Direction de la Population et des Migrations [7].
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[3]
La situation est bien différente dans les pays anglo-saxons, où l’habitude de catégoriser les individus selon leur origine permet la mise en évidence de disparités (dans divers champs dont la santé) entre des groupes dits « ethniques » et « raciaux », disparités qui sont ensuite susceptibles d’être interprétées en termes de discriminations (cf. par exemple [4] pour l’accès aux soins).
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[4]
Thèse de santé publique, option sociologie.
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[5]
Précisons que ce volet guyanais fait l’objet d’analyses plus détaillées dans notre thèse de médecine [3].
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Caisses Primaires de l’Assurance Maladie.
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[7]
Aide Médicale État et Couverture Maladie Universelle.
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[8]
Directions des Affaires Sanitaires et Sociales.
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[9]
Ils n’ont plus accès à l’Assurance maladie depuis 1993, sont les seuls à en être exclus depuis 1999 et leur résidence en France ne suffit plus pour les faire accéder à l’Aide médicale depuis 2003.
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[10]
Les praticiens du secteur 2 pratiquent, « dans le respect du tact et de la mesure », des honoraires dits « libres », c’est-à-dire différents des tarifs fixés par la convention nationale qui organise les rapports entre les médecins libéraux et l’Assurance maladie. Les assurés qui choisissent ces médecins sont remboursés sur la base du tarif conventionnel et prennent à leur charge, avec ou sans assurance complémentaire, les dépassements.
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[11]
Différentes enquêtes récentes (fonds CMU, Médecins du Monde) attestent de ces refus que condamne la HALDE (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité) dans un communiqué daté du 14/ 11/06.
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[12]
Notons que des recommandations concernant la lutte contre les discriminations selon l’origine dans l’état de santé – et non pas dans l’accès aux soins – insisteraient moins sur les actions à mener auprès des professionnels et des dispositifs de soins que sur les actions à engager pour lutter contre les processus discriminatoires qui engendrent des inégalités économiques et sociales (lors de l’accès à l’éducation, à l’emploi, au logement, etc.).
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[13]
Les COPEC sont les Commissions pour la Promotion de l’Egalité des Chances et la Citoyenneté.