1Malgré les nouvelles orientations législatives des politiques publiques françaises sur le handicap, leur application reste tributaire des conjonctures politiques et des priorités de santé publique définies au niveau régional [28]. Dans la logique de transfert vers des départements d’outre-mer comme la Guyane, les moyens dont disposent les professionnels de santé restent cependant fortement influencés par les décisions prises en France métropolitaine. Dans cette région française d’Amazonie devant les difficultés pour maîtriser la croissance démographique et l’immigration, l’irrégularité des situations administratives et la précarité socioéconomique des populations s’accroissent tandis que les déficits publics se creusent. Les retards d’équipements et d’infrastructures, le manque d’établissements médico-sociaux et de personnels renforcent de leur côté les inégalités d’accès aux dispositifs sanitaires sur l’ensemble du territoire. Dans ce contexte, nous verrons que la prise en charge des enfants porteurs de handicap dépend beaucoup de la capacité des professionnels à pouvoir surmonter un certain nombre d’obstacles dans leurs activités quotidiennes dus aux cloisonnements existants entre les insitutions du secteur médico-social [14]. Elle nécessite également que les professionnels de santé réussissent à gérer des rapports avec des familles issues de l’immigration qui appartiennent à des communautés culturelles hétérogènes. Une analyse socio-anthropologique des représentations et des pratiques de ces professionnels nous permettra de démontrer que les jugements qu’ils portent sur les discours et les comportements de ces familles constituent un élément fondamental pour la réussite de la prise en charge de ces enfants. Les rapports de domination sociale et les préjugés culturels en jeu dans leurs relations comportent en effet un risque, celui de renforcer la stigmatisation dont sont déjà l’objet les identités et les cultures de ces familles dans la société guyanaise.
Gestion du handicap et transfert des politiques de santé publique en Guyane
2La population guyanaise a triplé entre les deux derniers recensements et dépasse aujourd’hui les 180 000 habitants. Cet essor démographique est le résultat d’un taux d’accroissement naturel élevé et d’une augmentation constante de la population issue de l’immigration. La Guyane est le seul département français où la part des moins de vingt ans continue à croître : 43,3 % en 1999, soit presque le double de la France métropolitaine. Un tiers des habitants a moins de quinze ans et un sur dix moins de quatre ans, alors que les plus de soixante ans ne représentent que 6 % de la population guyanaise contre 18 % dans l’hexagone [1]. L’étendue de ce territoire, d’une superficie de plus de 8 000 km2 recouverte à 95 % par la forêt amazonienne, et la perméabilité de ses frontières avec les pays limitrophes (Brésil et Surinam) rendent la Guyane particulièrement attractive pour les ressortissants des pays d’Amérique du Sud et des Caraïbes. Le recensement de 1999 dénombre plus de vingt-huit nationalités. Il souligne la diversité culturelle de la population guyanaise, mais masque en revanche l’importance des entrées illégales des étrangers sur le territoire. On estime ainsi que 30 % des personnes de nationalité étrangère résident en Guyane en situation irrégulière, dont la majorité provient du Surinam (38 %), d’Haïti (30 %) et du Brésil (15 %) [22]. Les choix opérés par l’État pour favoriser le développement de la Guyane sont également à l’origine des principaux problèmes socioéconomiques et sanitaires que connaît actuellement ce Département Français d’Amérique (DFA). L’action publique a surtout consisté à aménager le littoral, l’île de Cayenne (qui regroupe les villes de Matoury, de Cayenne et Rémire-Montjoly) représente en 1999, 54 % de la population guyanaise [1]. La concentration de la population guyanaise et des équipements sanitaires sur le littoral ne facilite pas non plus l’accès aux soins des habitants des communes de l’intérieur. La Guyane dispose de trois hôpitaux (situés à Cayenne, Kourou et Saint-Laurent du Maroni) et de douze centres de santé répartis sur l’ensemble du territoire. Au départ géré par le Conseil Général, le nombre de ces centres de santé a été réduit puis rétrocédé à l’État. Leur gestion relève désormais de la responsabilité des centres hospitaliers, les collectivités territoriales n’ayant pu assumer les coûts d’entretien et de fonctionnement de ces infrastructures face à l’augmentation constante de la population et des étrangers sans titre de séjour [9].
3Le secteur sanitaire guyanais souffre également d’une pénurie de personnel. Au 1er janvier 2000, on recense seulement deux cent dix-neuf médecins exerçant à titre libéral ou salarié (132 généralistes et 87 spécialistes) et cinq cents infirmières d’État. Si l’on compare la densité médicale en Guyane à celle de la France métropolitaine, elle ne couvre que 45 % de la population, le nombre de médecins progressant moins vite que la population guyanaise. Les professions médicales les plus nombreuses sont les sages-femmes (45) et les masseurs kinésithérapeutes (43). En revanche on manque en Guyane de professionnels paramédicaux : orthophonistes (8), orthopédistes (2) et ergothérapeutes (2). L’insuffisance des équipements touche plus particulièrement la petite enfance. Le taux d’équipement global (lits-places) pour ce public est de 1,72 pour 5,36 aux Antilles-Guyane et 8,61 en France métropolitaine. L’offre de prise en charge compte seulement deux CAMSP sur Cayenne et Kourou, deux établissements pour les enfants et les jeunes déficients mentaux, aucun pour le polyhandicap et les déficiences sensorielles. Les structures d’accueil pour les adultes handicapés sont encore plus réduites. Il existe en Guyane un foyer de vie (33 places), un foyer d’hébergement (2 lits) et un centre d’aide par le travail (51 places), mais aucune maison d’accueil spécialisé ni d’établissement et de service de réinsertion professionnelle [1]. Il faut également ajouter à ces carences structurelles, la persistance des maladies infectieuses (dengue, paludisme, fièvre jaune) et l’encrage des pathologies sociales (alcoolisme, toxicomanies, etc.) dans un département français considéré comme le plus touché par l’épidémie du sida [21]. Cette situation a des conséquences sur la gestion des établissements médico-sociaux chargés de la prise en charge des enfants porteurs de handicaps qui doivent faire face à l’évolution récente des politiques de santé publique. Le modèle de la rationnalisation économique et budgétaire qui accompagne le processus de décentralisation politique et de déconcentration des services de l’État globalise aujourd’hui les financements de santé publique pour les répartir par secteurs d’intervention (handicap, sida, toxicomanie, etc.). Cette transformation a réduit la part des financements sectoriels alloués par l’État aux établissements médico-sociaux alors que les montants des budgets globaux ne permettent pas de rattraper les retards accumulés en Guyane dans le domaine de la santé publique et en particulier du handicap. Il en résulte qu’un certain nombre de besoins ne peuvent être couvert sur l’ensemble du territoire guyanais.
4Le fonctionnement de ces établissements est également tributaire de décisions financières et politiques, de conjonctures socioéconomiques, d’évènements et de mouvements sociaux qui se déroulent dans l’hexagone (loi sur le handicap, canicule, grève des médecins urgentistes, etc.). La plupart se trouvent dans l’obligation d’appliquer des normes sanitaires et techniques françaises souvent inadaptées aux situations locales. Mais comment proposer à un enfant porteur de handicaps et sa famille une prise en charge de qualité tant au niveau de l’hygiène et de la sécurité que de l’accueil et de l’accompagnement, quand ces établissements ne disposent pas d’un personnel suffisant ou que celui-ci exerce son activité dans des locaux inadaptés voire insalubres ? Sachant que la gestion du handicap ne constitue pas en Guyane une priorité de santé publique, les agents de l’État appliquent des décisions budgétaires prises par les Ministères et disposent d’une faible marge de manœuvre vis-à-vis de leurs tutelles respectives pour prendre en considération les spécificités du contexte local. Une situation qui favorise la montée en puissance des revendications portées par les associations d’usagers guyanais et contribue à alimenter les tensions entre les professionnels du secteur médico-social intervenants dans des domaines qui relèvent à la fois de la compétence de l’État et des collectivités territoriales. Malgré l’injonction étatique de non discrimination des personnes handicapées dans l’accès à l’éducation, au travail, aux soins ou à l’aide sociale, ces professionnels ne peuvent lutter contre le traitement inégalitaire des populations sur l’ensemble du territoire et sont de plus régulièrement confrontés à des enfants porteurs de handicaps dont les familles issues de l’immigration vivent dans des conditions précaires (résidence illégale, chômage, etc.). Pour se rendre compte des conditions dans lesquelles ces professionnels exercent leurs activités, il est nécessaire de s’intéresser aux obstacles qu’ils doivent surmonter pour assurer la prise en charge des enfants porteurs de handicaps.
Les obstacles à la prise en charge des enfants porteurs de handicap en Guyane
5Tout d’abord, l’absence de recensement régulier dans les communes reculées et le manque d’études épidémiologiques sur l’évolution par générations de la prévalence des déficiences motrices, mentales et sensorielles chez les enfants d’âge scolaire, ne fournissent pas aux professionnels d’informations statistiques suffisamment fiables leur permettant de connaître le nombre réel d’enfants porteurs de handicaps physiques ou mentaux en Guyane. Dans le domaine du dépistage, on constate que le diagnostic pré-natal qui favoriserait la prévention précoce des malformations physiques, bien que systématisé par les professionnels médicaux, n’est généralement pas utilisée par les femmes enceintes avant l’accouchement. Les raisons sont d’abord géographiques, compte tenu de la distance que doivent parcourir certaines populations pour accèder à l’hôpital ou consulter un médecin. La Guyane ne dispose pas de structures ambulatoires et celles où le suivi médical et psychologique de l’enfant est assuré par une équipe pluridisciplinaire, comme les CAMSP, ne couvrent qu’une partie du territoire. Le diagnostic pré-natal pose également le problème de la compréhension par les femmes enceintes de l’information dispensée par le praticien. L’imagerie médicale et le vocabulaire utilisés ne sont pas adaptés à des populations étrangères souvent analphabètes ou illétrées. La traduction linguistique des mots techniques utilisés par les médecins pour qualifier le handicap de l’enfant n’est pas une condition suffisante à la réappropriation culturelle du discours médical par les familles et les mères en particulier [26]. Malgré l’incertitude des savoirs médicaux et l’imprécision des pronostics sur la déficience mentale ou physique de l’enfant, l’annonce faite par le médecin signifie la plupart du temps pour les parents une surdétermination du diagnostic. Elle peut conduire à une stigmatisation de l’enfant par la famille qui s’accompagne d’une culpabilisation de la mère. Sachant que la gestion du projet de vie de la famille et de l’avenir de l’enfant est conditionnée par les réactions des parents à l’annonce du handicap, celle-ci influence en retour le suivi et l’accompagnement [24]. La prise en charge d’enfant polyhandicapés ou nés de mères séropositives complexifie ces démarches d’accompagnement mises en œuvre par les professionnels.
6Les familles en Guyane sont majoritairement monoparentales ou recomposées, même si ces concepts doivent être ajustés aux diverses formes d’organisation familiales au sein des différentes communautés culturelles [5]. La mobilité des familles issues de l’immigration accroient leurs difficultés pour bénéficier de prestations sociales et accéder aux soins. Elle implique également que l’annonce du handicap s’effectue difficilement aux deux parents en même temps. Par ailleurs, cette annonce est généralement faite par le médecin en l’absence d’un autre professionnel, psychologue notamment. Les difficultés de compréhension et de communication avec les médecins peut inciter certains parents à rechercher une confirmation du diagnostic auprès d’autres praticiens, ce qui favorise les successions d’annonces parfois contradictoires. Le signalement tardif suppose aussi que l’annonce à la mère du diagnostic post-natal effectué par le praticien peut se confronter à une interprétation culturelle du handicap physique ou mental de l’enfant, qui la conduira d’abord à recourir aux médecines traditionnelles en vigueur dans sa communauté [32]. Or, il n’existe pas en Guyane de formations pour les médecins qui seraient susceptibles de leur permettre de préparer la mère et la famille à l’annonce du handicap en prenant en compte la dimension sociologique et anthropologique de leurs pratiques et de leurs représentations. Plus important encore, le partenariat entre les professionnels intervenants dans le domaine social, psychologique ou psychomoteur dans ces structures et en dehors, notamment avec les médecins libéraux et hospitaliers, pose de manière récurrente des problèmes pour le suivi des enfants et l’échange d’informations, en particulier des dossiers médicaux [31]. Les cloisonnements existants entre les insitutions font que le travail en réseau des professionnels du secteur médico-social éprouve des difficultés à se mettre en place. Il se joue en effet, entre ces professionnels des enjeux de pouvoir liés aux positions inégales qu’ils occupent dans le champ de la fonction publique, ce qui réduit d’autant les chances qu’ils collaborent entre eux. En 1998, 15 700 personnes étaient employées par la fonction publique d’État (soit 53,5 %), dont 66 % par l’Éducation nationale, le reste étant réparti entre les hôpitaux (8,2 %) et les collectivités territoriales (38,3 %) [22].
7L’injonction faite aux professionnels depuis la loi 2002, d’inciter les familles et les associations à participer à leurs activités pour améliorer la qualité de la prise en charge des enfants porteurs de handicaps, nécessite que ces acteurs agissent de manière concertée vers une même finalité alors qu’ils ne disposent pas des mêmes moyens, n’ont pas les mêmes pratiques ou les mêmes objectifs et ne partagent pas la même culture professionnelle. Les collaborations entre les associations représentants les usagers et les professionnels restent donc limitées et souvent tributaires du rôle que leur reconnait les pouvoirs publics. Précisons, que les effets de la rationalisation économique et budgétaire sur la gestion des établissements médico-sociaux sont les mêmes pour les administrateurs des associations représentants les usagers guyanais. Ils impliquent de se soumettre à des exigences administratives et gestionnaires pour obtenir des financements qui sont susceptibles de représenter pour les associations de bénévoles une contrainte supplémentaire pour agir aux côtés des professionnels ou répondre aux demandes des publics concernés par le handicap. Enfin, l’intégration scolaire des enfants porteurs de handicaps, phase ultime pourrait-on dire de la prise en charge institutionnelle, se heurte à des contraintes structurelles similaires (insuffiance de classes et d’enseignants spécialisés, absence de signalement et de prévention, saturation des demandes, etc.). Le dispositif Handiscol, mis en place en Guyane depuis 1999, connaît ainsi les mêmes difficultés pour favoriser l’insertion scolaire des enfants et des adolescents handicapés que celles décrites par les spécialistes dans l’hexagone [27]. La formation des professionnels extérieurs à l’école (crèches et haltes garderie) qui serait susceptible d’améliorer le signalement et la scolarisation des enfants reste encore très marginale. Il semblerait donc qu’un certain nombre de conditions ne soient pas remplies pour que les professionnels puissent assurer correctement la prise en charge médico-sociale des enfants porteurs de handicaps en Guyane. Nous allons voir que les rapports qu’ils entretiennent avec les familles soulève également d’autres enjeux relatifs à leur stigmatisation dans la société guyanaise.
Du risque de stigmatisation de l’enfant porteur de handicaps et de sa famille
8Le premier indicateur du degré de reconnaissance sociale de l’individu porteur d’un handicap mental ou physique dans la société guyanaise peut d’abord se mesurer dans l’espace public. L’aménagement des villes guyanaises révèle ainsi le manque d’intérêt des pouvoirs publics pour la personne handicapée, que ce soit dans la gestion des transports, des infrastructures urbaines ou dans la construction des édifices publics. Il est aussi vrai que dans une société où l’utilité sociale de l’individu est historiquement conditionnée par sa force de travail (celle de l’esclave, du forçat puis de l’immigré) [23], le handicap constitue un obstacle supplémentaire à la reconnaissance des droits de la personne à pouvoir participer et s’insérer dans la vie sociale et professionnelle guyanaise [29]. Un autre indicateur, plus sociologique, a trait à l’acceptation sociale de la différence culturelle. Dans cette société, le poids démographique de l’immigration a en effet renforcé les processus d’affirmation et de revendication identitaires en ayant pour principale conséquence d’alimenter la stigmatisation des différences culturelles entre les groupes qui la composent [15]. On peut donc faire l’hypothèse que si les enjeux identitaires tendent à réduire le degré de tolérance sociale de la différence culturelle, la reconnaissance de l’altérité de l’individu porteur de handicaps devient alors plus difficile. Cette dimension sociologique du handicap pose également des questions sur sa visibilité et la gestion du stigmate qui en découle [20]. Elle interroge plus précisément la capacité des professionnels à prendre en considération la double stigmatisation de l’enfant et de la famille dans la société guyanaise.
9Les professionnels du secteur médico-social sont en relation avec des familles qui selon leurs appartenances culturelles partagent des représentations différentes du handicap physique et mental. Rappelons que les cultures de ces professionnels recouvrent également des cadres de référence à la fois théorique et conceptuelle issus de différentes disciplines qui conditionnent en retour leur représentation du handicap [25]. Ces représentations supposent que le handicap de l’enfant (médicalisé pour être soigné ; évalué, étiqueté, labellisé pour bénéficier de l’aide sociale ; éduqué dans l’espace scolaire ; incarné dans l’espace culturel et religieux manifestant symboliquement la présence des esprits ou du divin, etc.) est l’objet d’interprétations de la part des professionnels et des familles qui peuvent se trouver en situation de concurence. On constate que les professionnels du secteur médico-social ont généralement une interprétation institutionnelle du handicap en décalage avec celles d’autres acteurs sollicités par la famille à des moments clefs de la prise en charge de l’enfant (diagnostic prénatal, diagnostic postnatal, annonce, consultation, bilan, soins, etc.). Il existe en effet en Guyane, deux systèmes de prise en charge du handicap. Le premier de nature institutionnelle regroupe l’ensemble des dispositifs et des professionnels du secteur médico-social. Le second, que l’on peut qualifier d’alternatif, est composé de médecins dits traditionnels qui dispensent des conseils et des soins en s’appuyant sur des savoirs médicinaux et des croyances en vigueur dans les différentes communautés (Amérindiens, Créoles, Bushinengues, Hmongs, Haïtiens, Surinamiens, Brésiliens, etc.) [13]. Les professionnels du secteur médico-social connaissent mal ce système alternatif, ce qui accroît leurs difficultés de compréhension des représentations culturelles et des comportements adoptés par les familles et peut parfois les conduirent à stigmatiser leurs discours et leurs pratiques. Ce risque de stigmatisation est renforcé par le fait que ces familles sont majoritairement composées d’immigrés qui pour partie résident illégalement sur le territoire ou perçoivent une aide sociale et médicale dont le volume accroît chaque année les dépenses publiques de santé [16]. D’un côté, la vulnérabilité des statuts administratifs de ces familles et la fragilité de leurs conditions de vie socioéconomique augmentent considérablement le risque que leurs enfants ne puissent bénéficier d’une prise en charge médico-sociale. De l’autre, le poids financier qu’elles représentent et les stigmatisations qu’elles subissent dans la société guyanaise sont susceptibles d’altérer les jugements voire d’influencer les pratiques de professionnels qui appartiennent à des communautés culturelles et des groupes sociaux dominants dans la société guyanaise (Métropolitains et Créoles). Vues sous cet angle, les représentations et les pratiques de ces professionnels peuvent être appréhendées au travers des rapports qu’ils entretiennent avec les familles des enfants porteurs de handicaps.
10On sait, depuis Freud et Lacan, que la parole peut être considérée comme un outil de soin [6]. Celle que le professionnel écoute ou encourage pour faire accoucher les mots (maux) et soulager la douleur de l’enfant et de sa famille est aussi un moyen d’expression sociale et culturelle de la souffrance liée au handicap. En revanche, celle qu’il dispense à l’enfant et aux membres de sa famille peut être envisagée depuis Michel Foucault [12] et Pierre Bourdieu [3] comme l’expression d’un rapport de domination, issu du pouvoir symbolique que lui confère son autorité. Dès lors, les discours produits par les professionnels du secteur médical, paramédical ou éducatif, sur les comportements des familles des enfants porteurs de handicaps risque de participer à l’institution des rapports de domination existants entre les groupes sociaux et culturels dans la société guyanaise. Plus largement, les représentations et les pratiques des professionnels renvoient à l’idée qu’ils se font de leurs statuts et de leurs rôles, ainsi que des normes et des valeurs qu’ils partagent ou revendiquent. Les situations d’interface dans lesquelles ils se trouvent engagés dans leurs relations avec les familles deviennent ainsi un lieu d’expression possible des préjugés culturels en jeu dans la société guyanaise. À la suite de ces remarques, le tableau ci-après dresse une synthèse des différents obstacles que rencontrent les professionnels sur les divers registres de la relation et de la communication avec les enfants et leurs familles.
Tableau récapitulatif des obstacles pour les professionnels dans la prise en charge des enfants porteurs de handicap en Guyane Française
Obstacles administratifs, politiques et financiers | •Dépendance des décisions financières et des conjonctures sociopolitiques métropolitaines •Pas de priorité du handicap dans les politiques régionales de santé publique |
---|---|
Obstacles structurels, géographiques et humains | •Déficit de personnel et d’établissements spécialisés •Difficultés d’accès aux équipements et aux praticiens sur l’ensemble du territoire •Inadaptation des infrastructures urbaines •Difficultés d’application des législations dans la gestion des établissements médico-sociaux et scolaires |
Obstacles socioéconomiques | •Vulnérabilité administrative, sociale, économique et sanitaire des familles •Forte mobilité et présence d’immigrés en situation irrégulière •(Dé)structuration des cellules familiales |
Obstacles médico-sanitaires | •Signalement tardif et sous utilisation des dépistages préventifs •Manque de recensements et d’études épidémiologiques •Absence d’offres de formations en sciences sociales pour les professionnels |
Obstacles sociologiques | •Difficultés de travail en réseau des professionnels et de partenariats entre les institutions publiques •Absence de sollicitation et de participation des associations d’usagers à la prise en charge médico-sociale •Persistance de préjugés dans les relations interculturelles renforcée par des représentations sociales stigmatisant les immigrés dans la société guyanaise •Risque de double stigmatisation médicale et sociale des familles immigrées |
Obstacles anthropologiques | •Déficit de socialisation et résistance culturelle des familles à la prise en charge médico-sociale du handicap •Incompréhension linguistique et culturelle du discours médical •Interprétation culturelle du handicap et recours au système alternatif de prise en charge (médecine traditionnelle) |
Tableau récapitulatif des obstacles pour les professionnels dans la prise en charge des enfants porteurs de handicap en Guyane Française
Vers une analyse des relations entre les professionnels et les familles
11Pour mesurer l’influence des préjugés culturels en jeu dans la société guyanaise sur les discours et les comportements des professionnels du secteur médico-social, on peut avoir recours aux théories sociologiques interactionnistes. Les sociologues interactionnistes ont analysé les situations d’interfaces entre des individus appartenant à des groupes sociaux et culturels différenciés [17]. L’étude de ces situations en Guyane montre que les rapports entre les professionnels et les familles des enfants porteurs de handicaps varient en fonction du degré de (re)connaissance de l’identité et de la culture de l’autre. Lorsque la (re)connaissance mutuelle de l’identité et de la culture de l’autre est inadéquate ou décalée, elle accroît les risques de stigmatisation des familles par les professionnels. Ces situations qui structurent le cadre des relations entre les familles et les professionnels participent à ce que les interactionnistes appellent un processus d’alter-casting [18]. En d’autres termes, les relations entre les professionnels et les familles seraient influencées par les archétypes des représentations mutuelles que chacun a de l’identité et de la culture de l’autre. Pour surmonter dans leurs relations l’obstacle non négligeable que représente ce processus d’alter-casting, professionnels et familles doivent mettre en œuvre ce qu’Erving Goffman appelle une rupture du cadre [19]. Les interactions qui se déroulent entre les deux protagonistes au cours de la prise en charge de l’enfant porteur de handicap nécessitent alors que chacun effectue une rupture avec les cadres de socialisation qui auparavant structuraient son identité. On pourrait aller jusqu’à dire que ces interactions doivent les conduire à modifier leur point de vue, si bien sur comme le souligne Pierre Bourdieu leur habitus ne prend pas le dessus [4]. Cette rupture implique de franchir plusieurs étapes au cours desquelles les personnes vont modifier leurs discours et leurs comportements au gré de leurs rencontres et de leurs échanges. On peut ainsi considérer que les situations dans lesquelles professionnels et familles se trouvent engagés tout au long de la prise en charge médico-sociale s’inscrivent dans des processus que Roger Bastide qualifierait d’acculturation, de déculturation, d’enculturation ou de contre-acculturation [2]. Par conséquent, la prise en charge des enfants porteurs de handicaps aura d’autant plus de chance de se réaliser dans des conditions optimales que chaque individu se donnera les moyens de traduire et de (ré)interpréter le cadre de sa socialisation familiale, sociale professionnelle ou culturelle.
12Cependant, les situations dans lesquelles se trouvent engagés les professionnels et les familles s’insèrent dans un contexte sociopolitique qui prééxistent aux rapports sociaux et culturels entre les individus. Dans ce cas, la critique émise par les professionnels sur les comportements, les attitudes ou les discours des familles devient l’illustration d’un jugement ethnocentrique porté par des groupes dominants sur des groupes dominés. Un jugement qui soulignerait la persistance dans le champ médico-social de certaines formes de préjugés culturels. Inversement, la tendance des familles à ne pas respecter les règles du jeu imposé par les professionnels dans la prise en charge médico-sociale de leur enfant devient un des aspects particuliers de la résistance consciente ou inconsciente qu’elles opposent aux rapports de domination qui structurent les rapports sociaux et culturels en Guyane. Quelles que soient ces formes de résistances, le processus de prise en charge médico-sociale des enfants porteurs de handicaps implique pour les professionnels des situations d’interfaces interculturelles qui rappellent celles que rencontrent habituellement les agents de développement dans les pays du Sud [10]. Dans un cadre de travail où les jugements portés par les professionnels sur les familles constituent un élément fondamental de la prise en charge médico-sociale, ce qui importe ici, c’est de souligner que les conduites de ces familles ne correspondent pas aux attentes culturelles des professionnels [8].
13Une analyse de la prise en charge des enfants porteurs de handicaps qui démontre du même coup, les limites du transfert des politiques de santé publique en Guyane comme processus de socialisation des populations autochtones aux normes et aux valeurs du monde médico-social métropolitain. Une approche de la gestion du handicap révélatrice du marqueur culturel que constituent les relations entre les professionnels et les familles. Elle souligne également l’intérêt que représente une réflexion socio-anthropologique sur les pratiques et les représentations qui rapprochent ou séparent les identités et les cultures. De ce point de vue, il semble que tant que le façonnement sociétal de la santé publique [11] continuera en Guyane de mettre à distance l’identité des populations auxquelles elle s’adresse, le sens que les professionnels souhaitent donner à leur engagement pour améliorer la prise en charge des enfants porteurs de handicap risque d’être brouillé par les enjeux interculturels qu’elle soutend. Le défi n’a pas encore été relevé. Mais il y a urgence, compte tenu de l’augmentation du nombre d’enfants porteurs de handicaps, de la souffrance des familles, de la faiblesse des moyens actuellement à disposition des professionnels, de l’absence de recherches [30] et d’offres de formations en sciences sociales et de la place marginale qu’occupent les associations représentant les usagers dans le dispositif de prise en charge et d’éducation à la santé du patient [7].
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Mots-clés éditeurs : Guyane française, handicap, famille, enfance, professionnel
Mise en ligne 01/01/2008
https://doi.org/10.3917/spub.071.0019