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Article de revue

Inégalités devant la mort en bas âge au Pérou

Pages 91 à 106

Notes

  • [*]
    Professeur, Université de Caen, 69, rue de la Délivrande, 14000 Caen.
  • [1]
    Cf. 14, p. 169 et 15, pp. 13-14.
  • [2]
    Cf. 4, p. 55 ; 8a, p. 22 ; 2a, p. 15 et 9f.
  • [3]
    Dans le tableau, le numéro à gauche du nom du département indique le groupe d’appartenance.
  • [4]
    Cf. 1, pp. 196-204.
  • [5]
    Cf. 11, pp. 517, 526 et 552.
  • [6]
    Cf. 3b, pp. 258-259.
  • [7]
    Calculs élaborés à partir de l’information des recensements nationaux de 1940, 1961 et 1972.
  • [8]
    Calculs élaborés sur la base de l’information du Ministerio de salud (12a et b) et du J. Castello (4). pp. 65, 71 et 76.
  • [9]
    Calculs élaborés à partir des données du Banco Central de Reserva (2 b).
  • [10]
    Cf. 4, p. 76.
  • [11]
    Cf. 6, p. 14.
  • [12]
    Cf. 5, pp. 8-12.
  • [13]
    Cf. 10, pp. 60-68.
  • [14]
    Cf. 3 a, p. 182.
  • [15]
    Cf. 3 c, p. 177.
  • [16]
    Cf. 3 d, p. 267.
  • [17]
    Pour cette étude, une corrélation est significative quand elle a une valeur au-dessus de 0,39. Le test T sera donc égal ou supérieur à 2,07 qui est au seuil de la signification statistique au niveau de 0,05 de probabilité avec 22 degrés de liberté.
  • [18]
    Cf. 13, pp. 189-192.
  • [19]
    Calculs élaborés sur la base des données des recensements de 1940, 1961 et de 1981. Pour 1998, voir bibliographie : 9 d.
  • [20]
    Cf. 1, p. 112. et 9 e, p. 176.
  • [21]
    Calculés sur la base de la fécondité de deux types de femmes, le premier ayant terminé les études supérieures et le second sans aucun niveau de scolarité (cf. 9 e, p. 49).

Introduction

1Pendant le XXe siècle, le Pérou a connu des transformations sociales très importantes. En 1900, c’était un pays rural, dirigé par une « oligarchie agricole » qui contrôlait l’accès aux ressources économiques, culturelles et politiques, et dont la majorité de la population était indigène, analphabète, ne maîtrisait pas l’espagnol, et restait cantonnée dans le système colonial de l’hacienda ou dans les communautés indigènes. À cette époque, un nouveau-né n’avait que 30 ans d’espérance de vie [14, 15] [1]. À la veille du XXIe siècle, le pays est devenu une société urbaine, avec une bourgeoisie industrielle, une classe moyenne importante à la recherche d’une participation au système institutionnel et une classe paysanne en majorité indépendante et métissée, notamment du point de vue culturel. Un nouveau-né présente désormais une espérance de vie d’environ 69 ans. Cet allongement de la vie est le résultat de l’effondrement de la mortalité, surtout infantile, qui commence à la fin du XIXe siècle, mais s’affirme à partir de 1940. En 1940, le taux de mortalité infantile est de 234,4 pour mille nouveau-nés, en 1968 il est de 142, et décline avec un rythme moyen de 1,7 % par an ; en 1981 il est de 100, et diminue avec un taux moyen de 2,7 % par an, et, en 1995, il est de 45, et décroît avec un rythme moyen de 5,1 % par an [2a, 4, 8a, 9f] [2]. Notre travail porte sur l’analyse des facteurs socio-économiques qui sont à la base du déclin de cette mortalité et s’interroge sur la nature de la relation entre les variations de la mortalité infantile et les mutations socio-économiques qu’a subi le pays entre 1968 et 1995.

2Nous tentons donc d’analyser dans un 1er temps la disparité régionale de la mortalité et celle du développement socio-économique, puis d’étudier la correspondance entre ces deux disparités. Notre hypothèse est que la chute de la mortalité s’opère dans un cadre socio-économique particulier et révèle les aspects du processus d’intégration de la société péruvienne. Celle-ci limite la participation effective des couches populaires au système économique, culturel et politique. Lorsque la société ouvre quelques voies de participation à ces classes, elles cherchent à améliorer leur niveau de vie, faisant diminuer la mortalité de leur groupe d’âge le plus vulnérable, les nouveau-nés.

Méthodes

3Nous utilisons les données officielles de l’Institut National de Statistique et du Ministère de la Santé péruviens, institutions qui ont fait un travail de collecte de l’information très satisfaisant depuis 1960. Notre analyse secondaire des données sur les disparités socio-économiques et de mortalité se limite à la période qui va de la fin des années 1960 à la fin des années 1990.

4Nous prenons la statistique descriptive et inductive pour comparer nos informations au niveau de l’espace et du temps et nous comparons ainsi les données de mortalité des années 1968, 1981 et 1995. Les données socio-économiques correspondent à 1972, 1981 et 1993, années de réalisation des recensements nationaux qui fournissent des informations valables et détaillées par département. Nos unités d’étude correspondent aux 25 départements du pays. Bien que ces unités affichent des valeurs moyennes pour des réalités hétérogènes, nous considérons que nos résultats coïncident avec les hypothèses que nous avons formulées.

Résultats

5Pour examiner l’affinité entre la disparité régionale de la mortalité et celle du niveau socio-économique, nous analysons d’abord séparément l’évolution de ces disparités.

La mortalité infantile

6Au Pérou, la mortalité en bas âge (enfants âgés de moins de 5 ans) représente environ 39 % de la mortalité générale et possède les taux de mortalité les plus élevés de tous les groupes d’âge, y compris celui des personnes de plus de 64 ans. Cette mortalité est associée aux maladies infectieuses (intestinales et respiratoires) à l’origine de plus de 55 % des décès, pourcentage dont la moitié représente la mortalité périnatale causée par des infections respiratoires. Le déclin de ces maladies entraîne donc une diminution de cette mortalité. Ainsi, si en 1940, environ 24 % des nouveau-nés ne dépassent pas la première année de vie, en 1961 ils sont 14 %, en 1972 12 %, en 1981 10 % et en 1995 4,5 %. Pendant ces 55 ans, la mortalité infantile diminue donc de presque 81 %, mais la chute la plus rapide s’opère entre 1972 et 1995 quand le taux de diminution atteint environ 4 % par an alors qu’entre 1940 et 1972, il est de 2 %.

7Pour analyser l’ampleur de l’inégalité régionale dans la chute de la mortalité infantile, nous nous limitons à la période 1968-1995 car nous ne disposons d’information par département à ce sujet que pour 1968, 1981 et 1995, c’est-à-dire lorsque la mortalité infantile s’effondre. Pendant cette période, comment apparaît cette inégalité ? La réponse se trouve dans l’analyse du coefficient de variation (écart type/moyenne) présenté dans notre tableau I. Ce coefficient diminue de 15 % entre 1968 et 1981, c’est-à-dire que l’inégalité régionale pour la mortalité infantile diminue pendant cette période. Par ailleurs, les départements qui affichent les taux les plus élevés en 1968 sont ceux qui présentent les pourcentages de diminution les plus élevés en 1981 (la corrélation Pearson entre la mortalité et le pourcentage de déclin est de 0,632). Mais, en 1995, le coefficient de variation monte de 50 % par rapport à 1981, c’est-à-dire que l’inégalité s’élargit considérablement pendant ces quatorze années. En outre, les départements qui montrent les taux les plus bas en 1981 sont ceux qui affichent les pourcentages de chute les plus élevés en 1995 (leur corrélation Pearson est de – 0,663).

Tableau I

Données sociales et de mortalité mesurant l’inégalité régionale et sociale

Tableau I
Départements Offre de soins 1996 Taux pour 10 000 habitants Assainissement 1993 % logements équipés en : Répartition de la richesse (%) Malnutrition Mortalité infantile % Population 1993 Médecins Infirmières Lits Eau Égout Électricité PIB Population % enfants de moins 5 ans 1968 1981 1995 Rurale Analphabète Côte 1. Callao 1. Lima 2. Ica 2. Tacna 2. Moquegua 2. La Libertad 2. Arequipa 2. Lambayeque 2. Tumbes 4. Piura 21,3 18,8 12,1 10,7 11,6 8,3 14,5 7,8 7,0 6,4 10,8 9,1 8,3 13,8 14,9 5,6 13,8 6,3 5,7 3,3 26,1 24,0 21,8 23,0 30,5 16,9 22,7 10,0 19,6 12,2 65,8 63,6 57,3 64,6 56,7 48,9 57,5 53,0 51,3 44,7 64,3 60,2 39,2 58,3 49,3 40,5 44,9 41,0 35,5 28,1 82,4 82,1 75,0 73,7 61,7 54,8 69,8 65,9 69,6 41,4 42,34 2,68 1,28 2,52 5,31 5,70 4,57 0,52 5,65 31,48 2,56 0,99 0,58 5,69 4,15 4,20 0,70 6,20 0,7 0,8 1,2 0,8 0,4 7,2 4,0 3,8 4,4 8,2 687698111 130113119119 107151 72767792 92 86 92 9291 120 16192930 3133 33 36 39 50 0,1 3,2 16,5 10,3 12,2 31,5 14,3 22,9 12,4 29,6 3,0 4,1 5,8 7,4 8,8 13,0 7,6 11,0 6,6 16,3 Sierra 3. Ancash 3. Cajamarca 3. Junín 4. Pasco 4. Huánuco 5. Apurimac 5. Ayacucho 5. Cuzco 5. Huancavelica 5. Puno 6,4 3,1 5,8 5,7 3,7 2,9 4,3 5,1 2,8 3,4 3,3 3,5 7,4 8,4 4,6 4,9 5,7 6,1 2,6 4,9 10,8 8,3 17,9 23,0 10,1 13,4 20,7 14,3 15,2 8,3 39,5 17,3 41,6 22,9 18,0 14,4 25,7 23,3 11,8 15,4 29,8 12,4 26,0 15,8 15,9 6,0 12,5 16,7 5,0 9,9 45,0 17,2 57,9 45,6 25,3 19,6 25,7 42,4 19,4 20,0 2,18 2,29 5,30 1,49 1,89 0,43 0,72 2,79 0,87 1,99 4,34 5,73 4,83 1,06 2,99 1,75 2,26 4,71 1,77 4,88 6,0 12,0 10,0 12,2 11,6 12,3 10,1 13,0 17,5 6,1 146155151168 170199197 218227196 108 120118122119153148164 168148 43 4748505567 677386 71 42,6 75,3 34,5 41,1 71,4 64,9 51,9 54,1 73,9 60,8 21,1 27,2 13,4 15,2 24,7 36,9 32,7 25,4 34,1 22,2 Forêt 3. Madre de Dios 3. San Martín 4. Amazonas 4. Loreto 4. Ucayali 9,9 4,3 3,3 4,2 4,3 9,1 2,5 2,4 2,2 4,4 27,9 16,3 20,1 19,7 16,1 17,1 25,0 18,4 28,6 18,1 12,4 16,2 11,7 26,5 13,8 49,1 37,5 17,7 48,5 48,1 0,38 1,53 0,97 5,64 0,95 0,31 2,50 1,56 3,25 1,47 4,8 8,2 10,5 17,3 11,0 149 126141 131141 109 100 120 106 106 48 42 52 56 53 42,6 39,2 64,5 42,0 34,9 8,0 12,5 19,9 10,8 9,6 Moyenne nationale M. arithmétique µ Écart type /µ 10,3 7,5 4,8 0,64 6,7 6,5 3,6 0,55 17,9 17,9 6,0 0,33 43,1 36,0 18,3 0,51 35,7 27,7 17,5 0,63 54,9 47,8 20,8 0,43 142144 41 0,28 100112270,24 4547 16,8 0,36 29,9 37,9 22,2 0,59 12,8 15,8 9,5 0,60 Tableau élaboré à partir de l’information de l’INE (cf. bibliographie 8 a, b et c), l’INEI-PERU (cf. bibliographie 9 c, e pp. 156-161, f cuadro 1,27 sur la répartition de la richesse : F. Eguren, p. 74.

Données sociales et de mortalité mesurant l’inégalité régionale et sociale

8Quelle est la configuration régionale de l’inégalité de la mortalité infantile en 1995 ? Pour répondre à cette question, nous décidons de grouper les départements à partir de leur dispersion autour des intervalles interquartiles, en ajoutant quelques corrections statistiques pour obtenir une classification satisfaisante d’un point de vue quantitatif et qualitatif. En effet, nous avons construit 5 groupes [3] qui sont, d’une part, espacés entre eux par des intervalles d’environ dix points et, d’autre part, différenciés du point de vue géographique et épidémiologique. Ainsi, le 1er groupe est formé par Lima et Callao, qui affichent des taux de mortalité infantile en dessous de 24,8 valeur moyenne entre l’écart-type (16,7) et la valeur du premier quartile (33). Ces deux unités administratives, la capitale du pays et son principal port, constituent la métropole nationale. Ici, la mortalité est surtout due aux affections cancéreuses, cardiaques et cérébro-vasculaires à l’origine de presque 40 % des décès [1] [4]. Le 2e groupe est composé par Ica, Tacna, Moquegua, La Libertad, Lambayeque, Arequipa, et Tumbes, avec des taux se situant entre 24,8 et 40,5 (valeur moyenne calculée sur la base de la valeur du premier quartile et de la médiane, 48). Ces départements sont aussi sur la côte et abritent aussi bien les métropoles régionales (Chiclayo et Trujillo au nord, Ica au centre, et Arequipa au sud) que les pôles de frontière (Moquegua et Tacna, au sud, et Tumbes, au nord). Dans ce groupe, la mortalité est de type infectieuse, dégénérative et sociale (accidents, violences et tuberculose), sans distinction significative. Le 3e groupe est formé par Cajamarca et Junín, à cheval entre la Sierra et la forêt, Ancash, entre la côte et la Sierra, ainsi que San Martín et Madre de Dios, dans la forêt. Ils affichent des taux inférieurs à la médiane mais supérieurs à 40,5. Dans ces départements, les maladies infectieuses sont à l’origine d’environ 40 % des décès ; cependant, les maladies dégénératives sont la cause d’environ 20 % de la mortalité. Le 4e groupe est constitué par Piura, à cheval entre la côte et la Sierra, Pasco, entre celle-ci et la forêt, et par Amazonas, Ucayali et Loreto dans la forêt. Ces départements affichent des taux de mortalité infantile entre la médiane et le troisième quartile (56) et ont une mortalité due surtout aux maladies infectieuses, particulièrement intestinales, et à celles d’un groupe aux « symptômes mal définis » ; de plus, les maladies d’origine périnatale y sont souvent parmi les cinq premières causes de mortalité. Le 5e groupe est composé par des départements ayant des taux de mortalité infantile supérieurs au troisième quartile, à savoir : Apurimac, Ayacucho, Puno, Cuzco et Huancavelica, tous localisés dans la Sierra sud. Ici, les décès sont, pour environ un tiers, surtout d’origine infectieuse (appareil respiratoire) ou dus à des affections périnatales qui s’inscrivent souvent comme la deuxième cause de mortalité.

9Cette disparité régionale apparaît aussi dans le déclin de la mortalité infantile par groupe. En effet, pendant la période étudiée, la chute de la mortalité infantile s’opère de façon différente. Entre 1968 et 1981, la mortalité infantile décline en moyenne de 21 %, mais le 1er groupe ne chute que d’à peine 3 %, le 2e de 22 %, le 3e de 24, %, le 4e de 23 % et le 5e de presque 25 %. Par contre, entre 1981 et 1995, le pourcentage moyen du déclin est de 59, mais le 1er groupe chute de 76 %, le 2e de 63 %, le 3e de 59 %, le 4e de 54 % et le 5e de 53 %. Ainsi, durant cet intervalle, la mortalité infantile s’effondre, surtout pour les deux premiers groupes. En 1995, le 1er groupe a une mortalité semblable à celle des pays les plus avancés socialement en Amérique Latine (Cuba, le Chili et le Costa Rica), soit près de 17 ‰ [11] [5], alors qu’en 1981, le taux était de trois fois et demie plus élevé, soit environ 74, que celui de ces pays alors [3b] [6]. Par contre, le 5e groupe a un taux de mortalité infantile 1,4 fois plus élevé que celui des pays les moins avancés (Honduras, Guatemala et Nicaragua) avec des taux inférieurs à 52 alors qu’en 1981, le 5e groupe affichait un taux qui était le double de celui de ces pays.

Les mutations socio-économiques

10Entre 1872 et 1930, émerge au Pérou une nouvelle classe dirigeante qui modernise le pays en articulant les centres où se développent les secteurs les plus dynamiques de l’économie (commerce, finances, transports, production agricole et minière). Dans ces secteurs, se forment des forces populaires et se diffusent des idéologies révolutionnaires qui remettent en question la domination oligarchique. Pour sauver l’« ordre social », l’oligarchie pratique donc une politique d’incorporation de ces forces au système dominant en adoptant des mesures sociales qui restent limitées à l’espace géographique de l’économie moderne.

11À partir de 1940, l’industrialisation se développe, surtout dans les zones urbaines côtières, notamment à Lima et Callao, tendance géographique se renforçant au fur et à mesure des années. Parallèlement, s’accroissent les exportations de sucre, de coton, de cuivre, d’argent et des produits de la pêche. De même, se développent le réseau routier, l’appareil étatique et la participation des classes populaires urbaines au système institutionnel (développement du syndicalisme et reconnaissance des partis politiques de « masse »). Mais, les revendications des classes populaires agitent le pays et l’Armée intervient pour garantir l’ordre social. Cette dernière gouverne entre 1948 et 1956 et réalise une politique sociale (construction d’hôpitaux, écoles, logements populaires, routes…) destinée à freiner la mobilisation populaire urbaine qui s’accroît du fait de l’exode rural. La mobilisation concerne aussi le secteur rural où la croissance de la population paysanne fait pression sur le système de propriété. Le manque de terre pousse les paysans à migrer vers les villes et à occuper les terres des haciendas. Les gouvernements démocratiques doivent faire face à ces mobilisations et à leurs formes d’organisation populaire ainsi qu’à la pression de l’oligarchie qu’il considère comme les avant-coureurs signes d’un processus révolutionnaire et qui, pour l’enrayer, accepte la mise en place d’une politique sociale entre 1956 et 1968. Ainsi, pour freiner la ruée vers les villes, l’État tente de mettre en place une réforme agraire dans les domaines de la Sierra à faible productivité et de créer de nouvelles zones agricoles dans la forêt. Pour éviter la révolte urbaine, il construit des logements populaires et des écoles. Ces dernières mesures sociales se heurtent à moins d’opposition de la part des secteurs conservateurs de l’oligarchie que les réformes du système de propriété. Si en 1940, près de 30 % de la population âgée de 6 à 14 ans était scolarisée, en 1961 ce pourcentage atteint 58 et en 1972, 78. De même, le nombre de logements équipés en eau courante, branchés au système d’égout et au réseau d’électricité croît avec un taux moyen annuel d’environ 5 % entre 1940 et 1972 [7]. Il en va de même pour les services de soins de santé ; l’offre de lits hospitaliers se développe avec un taux de 4,4 % par an entre 1940 et 1960 et de 3,1 % entre 1960 et 1972, le nombre de médecins et celui d’infirmières augmentent sur les mêmes périodes avec des taux supérieurs à 6 % par an [8].

12Dans les années 60, le Pérou devient une société urbaine, avec une structure de classes plus diversifiée. Si en 1940 environ 64 % de la force de travail se trouvait dans l’agriculture, en 1960 ce pourcentage atteint 50 % et, en 1970, moins de 41 %. De même, le pourcentage d’habitants dans les zones urbaines passe de 37 en 1940 à 50 en 1960 et 60 % en 1972. Ainsi, les classes populaires urbaines se développent et, attirées par de nouveaux partis progressistes contestataires de l’ordre social, s’organisent. La classe moyenne grossit sans cesse, se dégage de la tutelle de l’oligarchie et joue un rôle dans la vie politique. Elle est à l’origine de la formation des nouveaux partis politiques et de la mutation idéologique d’institutions comme l’Église et l’Armée. L’Église tente d’animer la pastorale sociale face aux problèmes du pays, et les secteurs les plus progressistes s’identifient à la nouvelle Théologie de la Libération qui cherche à orienter la réflexion évangélique à partir de ceux qui subissent l’injustice et l’oppression. L’Armée, pour sa part, considère que la pauvreté est à l’origine de la mobilisation populaire et que la défense nationale doit viser au bien-être de la population. La mobilisation continuant, l’oligarchie s’oppose aux réformes structurelles de la société. Mais, la tentative de solution donnée au statut privilégié d’une entreprise nord-américaine déclenche une crise politique qui débouche sur un coup d’état en octobre 1968. L’Armée déclare que l’oligarchie et les partis politiques ont été incapables de combattre le sous-développement et qu’elle restera au pouvoir pour lutter contre la pauvreté. Ainsi, le gouvernement décrète une réforme agraire touchant les haciendas de la Sierra et de la côte. Il crée les Communautés Industrielles dans les entreprises, formées par les travailleurs, avec le droit de participer aux bénéfices et à la gestion. La loi établit que 15 % des bénéfices doivent être destinés à l’achat d’actions au nom de la Communauté Industrielle, jusqu’au jour où celle-ci devient propriétaire de 50 % des actions, et que 10 % doivent être distribués entre tous les travailleurs. Le gouvernement instaure aussi la Propriété Sociale qui prévoit la création d’entreprises par les travailleurs avec l’apport du capital par l’État. En 1971, il crée le Système National d’Appui à la Mobilisation Sociale afin de négocier et mieux répondre aux demandes des classes populaires dans le domaine économique et social. En 1972, il décrète la réforme Éducative qui reconnaît l’éducation basée sur le travail et la formation permanente des travailleurs, l’éducation spéciale (pour les élèves en difficultés et pour les surdoués) et l’éducation pour toute la population. De plus, pour élargir la participation sociale, il crée des organisations de travailleurs pour les secteurs urbain et rural qui ne sont pas en lien avec les partis politiques.

13Par ailleurs, l’économie poursuit son rythme de croissance et la disparité régionale s’élargit. En effet, en 1940, le PIB urbain était trois fois plus élevé que le PIB rural, en 1950 quatre fois, en 1960 cinq fois et en 1970 sept fois. Il en va de même pour le PIB par tête [9]. Cette disparité régionale concerne aussi l’éducation et l’offre de soins. En 1972, Lima et Callao ont moins de 7 % d’analphabétisme et disposent d’environ 45 lits hospitaliers pour 10 000 habitants, les départements côtiers ont moins de 25 % d’analphabétisme et plus de 30 lits hospitaliers pour 10 000 habitants et les départements de la Sierra, surtout ceux du Sud, plus de 50 % d’analphabétisme et moins de 7 lits hospitaliers pour 10 000 habitants [4] [10].

14Entre 1975 et 1980, les réformes s’essoufflent ; entre 1980 et 1985, elles sont mises entre parenthèses lors de l’arrivée des conservateurs au pouvoir. Le développement du pays est tributaire de la croissance économique qui obéit aux lois du marché, et la nouvelle politique se met en place dans un contexte de violence. Le parti Sentier Lumineux, avec le soutien des paysans et de certaines couches moyennes de la Sierra, met en avant la lutte armée en vue d’une démocratie populaire. Des régions entières tombent sous son contrôle et l’Armée tente de les récupérer plaçant leurs populations entre deux feux. L’arrivée au pouvoir d’un parti populiste de centre gauche en 1985 signifie un changement de politique. Le gouvernement tente d’élargir le marché interne par la réduction des paiements des services de la dette externe à 10 % de la valeur des exportations et, pour éviter la fuite des devises, décide la nationalisation de la banque. Ces mesures déclenchent une opposition de la part des groupes financiers internationaux et nationaux. De plus, le PIB décroît, l’inflation augmente de plus de 100 % par an, le pouvoir d’achat diminue sans cesse et la violence s’amplifie [6] [11].

15Dans ce contexte, l’élection présidentielle de 1990 permet le triomphe d’un candidat populiste libéral, affranchi des partis traditionnels. Pour enrayer la crise, le nouveau président met en œuvre une politique néo-libérale et de militarisation de la société afin de se rapprocher des grands entrepreneurs et de l’Armée. Il suspend l’état de droit, clôt le Parlement, abolit la Constitution, et supprime les tribunaux et les gouvernements locaux. Il organise des élections pour une nouvelle Assemblée Constituante pour légitimer son gouvernement. Grâce à cette politique le PIB croît, l’inflation chute sensiblement, et les principaux leaders du Sentier Lumineux sont emprisonnés. Après sa réélection en 1995, il renforce sa politique de libération de l’économie en affirmant que son application améliore le niveau de vie des couches démunies du pays. Mais, si en 1985, le pourcentage de population en dessous du seuil de pauvreté atteignait 41,6 % ; en 1994, il est de 49,6 % et en 1997 de 50,7 % [5, 9a] [12]. Ces données révèlent, d’une part, l’accroissement de l’emploi précaire (entre 1991 et 1997, la population active employée dans le secteur informel passe de 55 à 82 %, et l’emploi permanent du secteur formel de 80 % à 39), et la stagnation, voire la réduction, des salaires réels des travailleurs qui perdent le droit à un salaire minimum, à la sécurité de l’emploi et à la syndicalisation. Cette politique a donc entraîné la réduction de la demande interne et de la production manufacturière à cause de la perte de compétitivité de celle-ci par rapport aux produits importés [10] [13]. Par ailleurs, les communautés paysannes, les petits et moyens agriculteurs ont été abandonnés aux forces du marché, sans aucun soutien financier ni technique. Sous la pression interne, le président développe une politique d’assistance sociale clientéliste qui favorise les régions urbaines en vue d’obtenir un soutien électoral.

16À la fin du XXe siècle, le Pérou, peuplé d’environ 25 millions d’habitants, est déjà une société urbaine (72 % de la population habite dans le secteur urbain), alphabétisée (presque 90 % de la population sait lire et écrire) et moins hiérarchisée, avec une participation plus importante des classes populaires au système institutionnel. La politique d’ouverture à la participation sociale modifie la structure de concentration de la richesse. En effet, l’analyse de la répartition de la richesse montre qu’au début des années 60, les 10 % les plus riches de la population accumulaient environ 53 % de la richesse alors que les 40 % les plus pauvres en recevait 7,4 %. Le ratio entre ces groupes était de 7,16. Mais, en 1972, l’inégalité a diminué légèrement, car ces groupes extrêmes touchaient respectivement 43 et 7 % de la richesse et le ratio entre eux était de 6,14 [3a] [14]. Ce déclin se poursuit, puisqu’en 1986 le premier groupe accapare environ 34,9 % de la richesse et le deuxième 16,1 %, le ratio étant de 2,17 [3c] [15]. Mais, ensuite, l’inégalité augmente de nouveau puisqu’en 1996 les 10 % les plus riches possèdent 35,4 % de la richesse alors que les 40 % les plus pauvres n’en ont que 13,5 %, le ratio étant de 2,62 [3d] [16]. Le calcul de l’indice Gini exprime mieux cette variation : en 1972, il a une valeur de 0,565, en 1986 de 0,427 et en 1996 de 0,462. Nous considérons que la croissance de la participation sociale se réalise surtout dans les villes en privilégiant les départements de la région côtière, là où entre 70 et 97 % de la population habitent dans des agglomérations urbaines. Les départements de la Sierra, notamment ceux situés au sud, sont encore peuplés par une population en majorité rurale, avec une classe moyenne réduite (tableau I).

Relations entre les caractéristiques socio-économiques et de mortalité

17La classification des départements en cinq groupes à partir du taux de mortalité infantile de 1995, présente une correspondance considérable avec une autre basée sur l’importance de la population rurale en 1993. L’accord presque parfait existe pour le 1er, 2e et 5e groupes. De plus, la corrélation Pearson [17] entre ces deux composantes est de 0,836 en 1993, et semble relativement constante pour les trente dernières années, avec une légère diminution en 1981 (0,838 en 1968 et 0,816 en 1981). Cette variation se trouve dans les tendances opposées que la diminution de la mortalité infantile affiche entre 1968 et 1995. Entre 1968 et 1981, celle-ci concerne les départements ruraux, là où les taux étaient les plus élevés au début de la période ; mais, entre 1981 et 1995 le déclin s’opère en relation opposée. Ainsi, la corrélation entre le pourcentage de population rurale et celui de diminution de la mortalité infantile est positive (0,543) entre 1968 et 1981 et négative (– 0,716) entre 1981 et 1995. Au Pérou, le milieu rural se caractérise par la présence d’une population participant de façon déficitaire à la répartition de la richesse, à l’accès à la scolarité et aux droits sociaux. Mais quelle est la portée de ces caractéristiques sur la mortalité infantile ?

18Quel rôle joue l’inégalité économique dans la chute de cette mortalité ? La chute de la mortalité entre 1968 et 1981, favorisant les zones rurales, s’opère quand la variation de l’inégalité dans la répartition de la richesse favorise les couches populaires, et le déclin de la mortalité entre 1981 et 1995, privilégiant les zones urbaines, s’effectue quand la variation de cette inégalité privilégie les classes riches et moyennes. Comment se présente cette relation au niveau départemental ? L’association entre la répartition du revenu parmi la population et le taux de mortalité infantile est négative et non négligeable (en 1981 de – 0,532 et en 1995 de – 0,633). Cependant, le déclin de la mortalité infantile est associé à la distribution du revenu de façon différente selon la période. Le déclin opéré entre 1968 et 1981 est corrélé négativement alors que celui relevé entre 1981 et 1995 est associé positivement (valeurs respectives de – 0,639 et de 0,718). Cette association peut être affectée par les effets de la malnutrition sur la mortalité car au Pérou, comme dans d’autres pays d’Amérique Latine, l’insuffisance nutritionnelle est une cause associée dans plus de 50 % des décès dus aux maladies infectieuses [13] [18]. Ainsi, la Sierra Sud et la forêt péruviennes, avec environ 10 % et 7 % de la richesse, présentent un niveau de malnutrition chez les enfants âgés de moins de 6 ans à peu près trois fois plus élevé qu’à Lima et Callao, qui accumulent 55 % de la richesse dans les années 80. La recherche des effets individuels de ces facteurs sur la mortalité infantile nous amène au calcul des corrélations partielles, en maintenant toujours constant un facteur. Ainsi, le degré d’association entre la répartition de la richesse et le taux de mortalité infantile diminue sensiblement, en demeurant significatif aussi bien pour 1981 (– 0,428) que pour 1993 (– 0,494). En ce qui concerne le déclin de la mortalité, cette association perd sa signification statistique pour la période 1968-1981 (– 0,375) et s’affaiblit pour la période 1981-1995 mais demeure significative (0,642). Ces données révèlent que la répartition de la richesse peut expliquer la variation de la mortalité infantile surtout après les années 80. Par ailleurs, si la malnutrition n’est pas associée à la mortalité infantile en 1981 (0,358), elle l’est dans les années 90 (0,808). Ces relations se modifient quand la répartition de la richesse demeure constante ; la corrélation partielle montre que la relation insignifiante de 1981 disparaît (0,081) et celle des années 90 diminue faiblement (0,750). Pour ce qui est du déclin de la mortalité, la malnutrition est associée positivement pour la période 1968-1981 (0,600) et négativement pour la période 1981-1995 (– 0,780). Lorsque la répartition de la richesse reste constante, la corrélation partielle révèle que la première relation chute jusqu’au seuil de la signification statistique (0,405) alors que la deuxième diminue faiblement (– 0,725). Ainsi, quand l’inégalité dans la répartition de la richesse s’élargit, il semble que les effets de cette inégalité et ceux de la malnutrition sur la mortalité infantile sont importants mais lorsque l’inégalité diminue, leurs effets sont négligeables, enrayés par d’autres facteurs, comme ceux liés à la politique sociale.

19Quels éléments de la politique sociale peuvent être associés à ce déclin différencié de la mortalité infantile ? Vu que les maladies infectieuses sont à la base de celle-ci, nous cherchons, premièrement, l’impact de l’assainissement environnemental. En 1972, lorsque près de 30 % des logements étaient équipés en eau courante et en électricité et 27 % d’un système d’égout, la mortalité infantile atteignait 140 ‰. L’association au niveau spatial entre ces éléments de l’assainissement et le taux de mortalité présentait alors respectivement les valeurs de – 0,757, – 0,780 et – 0,753. En 1981, quand ces pourcentages montent respectivement à 38 et 29 %, le taux de mortalité infantile diminue à 100 et les associations diminuent respectivement à – 0,396 (qui n’est plus significative), – 0,680 et – 0,720. En 1993, quand presque 55 % des logements sont branchés au réseau électrique, 43 % à celui de l’eau courante et 36 % à celui des égouts (tableau I), la mortalité chute à 45 ‰ en 1995 et la corrélation au niveau spatial augmente considérablement, à respectivement – 0,821, – 0,845 et – 0,868. Ces relations révèlent que la mortalité infantile tend à être plus basse quand l’environnement est mieux assaini, particulièrement dans les années 90. Néanmoins, toutes ces relations deviennent insignifiantes quand le facteur rural demeure constant, sauf pour le branchement au système d’égout pour 1993 (la corrélation partielle est de – 0,488). Comment se présente la relation entre le progrès de la salubrité environnementale et le déclin de la mortalité infantile au niveau spatial ? Pour la période 1972-1981, le progrès de la salubrité environnementale n’est pas associé en degré significatif au déclin de la mortalité. L’augmentation du nombre de logements branchés à l’eau courante, au système d’égout et au réseau électrique est corrélée de façon insignifiante avec le déclin de la mortalité (les corrélations entre ce déclin et les éléments de l’assainissement sont respectivement de 0,303, 0,300 et 0,141). Il en va de même pour la période 1981-1993 (l’association entre l’augmentation du nombre de logements branchés à l’eau courante et au système d’égout et le déclin de la mortalité est de – 0,168 et – 0,351), à l’exception de la progression du nombre de foyers branchés au réseau électrique qui est corrélée légèrement mais de façon négative à la baisse de la mortalité (– 0,470). Mais, cette dernière corrélation diminue sensiblement, jusqu’au seuil de la signification statistique quand le facteur rural demeure constant, la corrélation partielle étant de – 0,416. Le déclin de la mortalité infantile n’est donc pas associé au progrès de la salubrité environnementale.

20Deuxièmement, vu que les maladies intestinales et celles de l’appareil respiratoire sont les deux premières causes de mortalité infantile et que ces maladies peuvent facilement se contrôler en recourant aux services de santé, nous avons mesuré la portée de l’élargissement de ces services sur cette mortalité. En 1972, le Pérou comptait 6 733 médecins, soit 4,8 pour 10 000 habitants, 4 615 infirmières, soit 3,3 pour 10 000 habitants, et 31 436 lits hospitaliers, soit 0,22 pour 10 000 habitants. En 1982, le pays disposait de 15 366 médecins, 12 047 infirmières et 33 511 lits hospitaliers, autrement dit un indice respectif de 8,6, de 6,8 et de 0,19 pour 10 000 habitants. Entre 1981 et 1996, l’expansion de l’offre de soins est considérable. En 1996, on recense 24 720 médecins, 16 080 infirmières et 42 960 lits hospitaliers, et l’indice augmente respectivement à 10,3, à 6,7 et 17,9 pour 10 000 habitants (tableau I). Cette croissance est-elle associée au déclin de la mortalité infantile ? Pour ce qui est de la hausse de l’offre de soins médicaux, il n’y a pas d’association (0,087) pour la période 1972-1981, mais il y en a une faible et négative pour la période 1981-1996 (– 0,455). Concernant l’élargissement de l’offre de soins infirmiers, il y a une légère association pour la première période (au seuil de la signification statistique 0,405), et pas pour la deuxième (– 0,135). Mais, il n’existe pas d’association pour le progrès en lits hospitaliers pour les deux périodes (valeurs respectives 0,314 et – 0,257). Il semble donc que l’amélioration des soins s’associe faiblement au déclin de la mortalité infantile, grâce aux soins infirmiers entre 1968 et 1981 et aux soins médicaux entre 1981 et 1995. Cependant, ces liens disparaissent lorsque le facteur rural demeure constant, les corrélations partielles étant respectivement de 0,233 et de 0,085. Ces données montrent qu’il n’existe pas d’association entre le progrès des soins et le déclin de la mortalité. Mais, il apparaît qu’un milieu doté d’une offre importante de soins tend à présenter des taux bas de mortalité infantile. Au cours des années, cette tendance se renforce pour les soins médicaux (les corrélations sont de – 0,712 pour 1972, – 0,692 pour 1981 et de – 0,807 pour 1995), alors qu’elle s’affaiblit pour les soins infirmiers (les corrélations sont – 0,668 pour 1972, – 0,662 pour 1981 et – 0,580 pour 1995) et pour l’offre de lits hospitaliers (les corrélations sont respectivement de – 0,764, – 0,662 et – 0,485 pour les mêmes années). Néanmoins, ces relations deviennent insignifiantes quand le facteur rural reste constant. Ainsi, l’offre de soins ne joue pas de rôle important dans la variation de la mortalité infantile.

21Troisièmement, vu que le progrès de la salubrité environnementale et l’élargissement de l’offre de soins n’expliquent pas de façon satisfaisante la diminution de la mortalité infantile, nous avons cherché le rôle que peut jouer un autre composant de la politique sociale, à savoir la scolarité, dans le déclin de la mortalité. Le développement de la scolarité est l’élément le plus répandu et le plus constant de la politique sociale à partir de 1950. En effet, la durée moyenne de scolarité a augmenté de manière considérable. Si en 1940 les péruviens ont en moyenne environ deux années de scolarité, en 1961 ils en comptent près de trois, en 1981, six et en 1998 un peu plus de huit. Si en 1940 seulement 5,6 % de la population a un niveau de scolarité plus élevé que le primaire, en 1961 ce pourcentage est de 13,3 %, en 1981 de 41,1 % et, en 1998 de 61,5 % [19]. Ainsi, l’analphabétisme passe de 57,4 % de la population âgée de plus de 15 ans en 1940 à 8 % en 1998.

22Le déclin de l’analphabétisme est-il associé à celui de la mortalité infantile ? Les corrélations montrent qu’il existe entre eux une association non négligeable, positive pour la période 1968-81 (0,447) et négative pour la période 1981-96 (– 0,428). Mais, lorsque le facteur population rurale demeure constant, la corrélation partielle révèle que la chute de l’analphabétisme et celle de la mortalité infantile sont corrélées de manière considérable et positive (0,650) pour la première période, mais de façon insignifiante pour la deuxième (– 0,317). Par ailleurs, la relation entre un pourcentage élevé d’analphabétisme et un taux élevé de mortalité infantile est très importante mais s’affaiblit au cours des années (la corrélation est de 0,940 en 1972, de 0,903 en 1981 et de 0,821 en 1993). Lorsque le facteur population rurale reste constant, cette relation décline et tend à diminuer avec le temps, restant signifiante pour 1972 (0,782) et pour 1981 (0,677), mais insignifiante au milieu des années 90 (0,354).

Discussion

23Les politiques économiques et sociales mises en place au Pérou au XXe siècle ont modifié l’inégalité sociale. En effet, dans les années 60, elles privilégient les classes moyennes urbaines, dans les années 1968-1980, elles mettent l’accent sur les couches démunies, et dans les années 90, elles ont pour cible les classes moyennes urbaines tout en favorisant le groupe aisé qui continue à concentrer la richesse. Par ailleurs, la variation de l’inégalité sociale entraîne celle de la mortalité infantile : une diminution de la première est accompagnée par un déclin de la seconde et une augmentation de la première entraîne celle de la seconde. Cette relation s’opère dans des conditions socio-économiques et politiques particulières.

24Ainsi, la chute de la mortalité entre 1968 et 1981, favorisant le secteur rural, intervient quand le produit intérieur brut croît en moyenne de 4,5 % par an et que le gouvernement militaire entreprend un ensemble de mesures distributives qui cherchent l’intégration des classes populaires au système institutionnel. En effet, la réforme agraire se met en place et bénéficie aux ouvriers agricoles permanents des haciendas modernes de la côte, aux paysans des haciendas traditionnelles de la Sierra et à ceux des communautés paysannes. Cette réforme, ainsi que celle du secteur industriel, et la création de la propriété sociale ont facilité le développement d’actifs sociaux auprès des couches populaires qui ont ainsi pu améliorer leur niveau de vie. Les progrès dans la scolarité, l’assainissement et l’offre soins ne sont pas seulement le résultat de la politique du gouvernement mais aussi de l’action des coopératives agricoles, des communautés urbaines et paysannes. Dans ce contexte, l’éducation joue un rôle primordial dans la chute de la mortalité. Outre des effets directs sur son déclin, elle a également des effets indirects, en facilitant le lien entre l’offre de soins, la salubrité environnementale et la mortalité infantile. Ainsi, par exemple, la scolarité est corrélée de manière considérable à l’association entre l’offre de soins médicaux et de lits hospitaliers ainsi que le pourcentage de logements branchés à l’eau potable et la mortalité infantile (quand l’analphabétisme demeure comme variable de liaison, la corrélation multiple entre la mortalité infantile et ces facteurs sont respectivement de 0,916, de 0,933 et de 0,985). Entre 1968 et 1981, la participation populaire au système institutionnel a donc augmenté, permettant l’amélioration du niveau de vie des couches populaires et la survie des nouveau-nés, ainsi que la réduction de l’inégalité économique et de ses effets néfastes.

25Le déclin de la mortalité entre 1981 et 1995 se déroule dans un contexte différent. Durant cette période, on assiste, dans un climat de violence politique, à une crise économique [2b, 9b] et à un processus de démantèlement des mesures sociales développées par le gouvernement militaire. En effet, le PIB décroît et l’inflation est galopante. Les gouvernements successifs considèrent que la solution à la crise économique passe par le paiement de la dette externe et par la recherche de l’équilibre fiscal. Ils mettent en place une politique néo-libérale et réduisent les dépenses sociales, c’est-à-dire l’éducation et la santé. Ces domaines, surtout le deuxième, sont peu à peu soumis au secteur privé, donc aux lois du marché. Les écoles, les centres de santé, les postes sanitaires et les hôpitaux des petites villes subissent une réduction de leur budget, surtout dans les zones rurales de la Sierra. Ils perdent du matériel ou du personnel ou les deux à la fois. Par ailleurs, la réforme agraire s’essouffle et la population paysanne, particulièrement de la Sierra, et de la forêt a de moins en moins accès au crédit et à l’assistance technique pour assurer la production alimentaire. Ainsi, une partie considérable de cette population tombe dans la pauvreté extrême. Il n’est pas donc surprenant qu’au milieu des années 80, les deux cinquièmes des enfants âgés de moins de six ans avaient un poids déficitaire par rapport à leur âge, et en 2000, 7,1 % des enfants âgés de moins de 5 ans, sont considérés comme mal nourris, pourcentage qui dépasse 10 % pour les départements non côtiers [1, 9e] [20]. Dans ces conditions, la portée de l’inégalité dans la répartition de la richesse sur la mortalité infantile est donc considérable ainsi que celle de son corollaire la malnutrition (Tableau I).

26De plus, la politique d’assistance clientéliste des années 90 permet au gouvernement de freiner la mobilisation des classes populaires et leur organisation. Les travailleurs salariés organisés sont dénoncés comme des privilégiés, et le salaire minimum, la sécurité de l’emploi et le pouvoir des syndicats disparaissent. La lutte contre le terrorisme facilite la répression syndicale. Ainsi, la participation sociale acquise entre les années 60 et 80 diminue, surtout au sein des couches populaires. Cependant, le développement de la scolarité se poursuit grâce notamment à l’effort des enseignants et à celui des parents d’élèves, surtout parmi les couches les plus démunies. Les classes populaires urbaines, issues de l’émigration des villages andins et exclues du marché du travail, mais avec un niveau de scolarité assez élevé, utilisent leurs actifs sociaux pour amoindrir les effets négatifs de la chute de leur pouvoir d’achat. Elles mettent en valeur les rapports de solidarité qui sont à la base des relations sociales dans les Andes et développent des stratégies de survie qui naissent aussi du réseau de solidarité qui s’élargit entre les villes et les campagnes. Dans ce contexte, la scolarité joue encore un rôle dans le déclin de la mortalité infantile. Elle permet aux couches populaires, surtout urbaines, d’avoir accès aux services de soins et de tirer bénéfice des équipements de salubrité environnementale. Elle sert ainsi de lien entre un niveau élevé d’offre de soins, d’assainissement et un taux bas de mortalité infantile (quand l’analphabétisme est pris comme variable de liaison, la corrélation multiple entre la mortalité infantile et l’offre de soins médicaux est de 0,825, d’infirmières 0,826 et de lits hospitaliers de 0,847 ; pour les éléments de l’assainissement, elle est de 0,822 pour l’eau, 0,823 pour le système d’égout et de 0,889 pour l’électricité).

27Ainsi, au Pérou, la variation de la mortalité infantile peut être attribuée à la mutation de deux facteurs sociaux, chacun jouant un rôle important pour une période donnée : l’analphabétisme jusqu’aux années 80, et, depuis cette date, la répartition inégale de la richesse. Il est certain qu’à la fin du XXe siècle, la relation entre l’analphabétisme et la mortalité infantile n’est pas de la même nature que dans les années 60 et 70, lorsque presque la moitié des départements du pays affichait une mortalité de plus de 140 pour mille nouveau-nés et quand près de 30 % de la population ne savait ni lire, ni écrire. Désormais, alors que près de la moitié des départements ont un taux de mortalité infantile de moins de 45 ‰, la variation de celle-ci peut être également expliquée par des facteurs culturels.

Conclusions

28Au Pérou, l’évolution de la mortalité infantile n’est pas homogène sur l’ensemble du pays. Cette hétérogénéité est le résultat de l’intégration différenciée au système social. Quand le pays entame sa modernisation, les régions encore peu intégrées à l’économie du marché mondial, particulièrement celles où vivent les populations indigènes de la forêt et de la Sierra, et notamment de la Sierra sud, présentent une mortalité infantile plus élevée que les centres où se développe l’économie moderne. Dans ces conditions, la politique sociale visant à amoindrir la disparité contribue à la diminution de la mortalité infantile, surtout lorsque cette politique est accompagnée d’un élargissement de la participation sociale, dans lequel la scolarité joue un rôle décisif.

29Lorsque la crise économique et sociale apparaît, les politiques libérales, destinées davantage à payer la dette extérieure qu’à développer le pays, favorisent la concentration de la richesse, abandonnant les couches populaires, surtout celles des zones rurales aux lois du marché. Par ailleurs, si la tendance est libérale dans le domaine économique, dans le domaine politique se développent un autoritarisme et une réduction des libertés individuelles et de la participation sociale. Dans ce contexte, l’inégalité dans la répartition de la richesse explique mieux la variation de la mortalité infantile. Ainsi, plus on est près du décile le plus riche du pays, plus on est intégré au système social et plus l’espérance de vie s’approche de celle des catégories aisées des pays développés. Par contre, plus on est proche du décile le plus pauvre du pays, plus l’exclusion est sensible et l’espérance de vie diminue de façon importante. De plus, l’inégalité touchant les enfants est plus grande encore que celle qui concerne les familles. En effet, en 1996, le rapport concernant le revenu moyen des ménages entre les familles du décile le plus riche et celles du plus pauvre est de 22,1 à 1, tandis que le rapport entre les enfants de ces déciles est de 62,7 à 1, les familles les plus pauvres ayant en moyenne 5,1 enfants contre 1,8 pour les familles riches [21]. C’est pourquoi la pauvreté tend à s’amplifier et à se reproduire au sein des mêmes couches sociales contribuant ainsi à maintenir la disparité de la mortalité infantile. Mais, les classes pauvres, issues de la migration des Andes, ont développé des stratégies de survie dans lesquelles la scolarité joue un rôle considérable et se trouve ainsi associée au déclin de la mortalité.

30Aujourd’hui, alors que la mortalité infantile est basse, l’explication de sa variation dépend d’autres facteurs culturels qui se modifient plus lentement, comme par exemple, la structure familiale et sa reproduction sociale. Nous constatons qu’il existe déjà une relation entre les rapports de solidarité et la famille nombreuse. En outre, la relation entre celle-ci (fécondité élevée) et la mortalité infantile est considérable à la fin du XXe siècle (la corrélation est de 0,900) alors qu’elle était insignifiante dans les années 80 (la corrélation était de 0,367). Il en va de même pour la relation entre mortalité infantile et maternité adolescente (les corrélations sont de 0,640 pour la fin du XXe siècle et de 0,316 pour les années 80). Ces problèmes nous semblent donc des thèmes de recherche essentiels pour comprendre la variation de la mortalité infantile au XXIe siècle.

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    b) Perú en Cifras. Producto Interno Global: 1988-1999. www.inei.gob.pe
    c) Resultados definitivos. Perfil socio-demográfico. Análisis Censal N° 7, Lima, 1994.
    d) Perú en cifras. Indicadores Sociales. Perú: Años Promedio de Estudios 1998. INEI 4, www.inei.gob.pe
    e) Encuesta Demográfica de salud familiar 2000.
    f) Compendios Estadísticos Nacionales 2000 CD Rom.
  • 10
    Jimenez F. Stabilisation et ajustement économique au Pérou : les limites du modèle néo-libéral, Problèmes d’Amérique Latine. Le Pérou : l’agonie du fujimorisme, 2000 ; 38 : 51-70.
  • 11
    L’État du monde (1997). Éd. La découverte, Paris 1998.
  • 12
    Ministerio de salud
    a) Plan Nacional de Desarrollo par 1985-1986, Lima, 1985.
    b) Información básica de infraestructura sanitaria, 1973-1983. Lima, 1984.
  • 13
    Puffer R, Serrano C. Características de la mortalidad en la niñez, OPS/OMS, Washington D.C., 1973.
  • 14
    Sánchez Albornoz N. The population of Latin America. A History, Los Angeles, University of California Press (1974).
  • 15
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Mots-clés éditeurs : inégalité, participation sociale, Pérou, mortalité infantile

Mise en ligne 01/01/2008

https://doi.org/10.3917/spub.061.0091

Notes

  • [*]
    Professeur, Université de Caen, 69, rue de la Délivrande, 14000 Caen.
  • [1]
    Cf. 14, p. 169 et 15, pp. 13-14.
  • [2]
    Cf. 4, p. 55 ; 8a, p. 22 ; 2a, p. 15 et 9f.
  • [3]
    Dans le tableau, le numéro à gauche du nom du département indique le groupe d’appartenance.
  • [4]
    Cf. 1, pp. 196-204.
  • [5]
    Cf. 11, pp. 517, 526 et 552.
  • [6]
    Cf. 3b, pp. 258-259.
  • [7]
    Calculs élaborés à partir de l’information des recensements nationaux de 1940, 1961 et 1972.
  • [8]
    Calculs élaborés sur la base de l’information du Ministerio de salud (12a et b) et du J. Castello (4). pp. 65, 71 et 76.
  • [9]
    Calculs élaborés à partir des données du Banco Central de Reserva (2 b).
  • [10]
    Cf. 4, p. 76.
  • [11]
    Cf. 6, p. 14.
  • [12]
    Cf. 5, pp. 8-12.
  • [13]
    Cf. 10, pp. 60-68.
  • [14]
    Cf. 3 a, p. 182.
  • [15]
    Cf. 3 c, p. 177.
  • [16]
    Cf. 3 d, p. 267.
  • [17]
    Pour cette étude, une corrélation est significative quand elle a une valeur au-dessus de 0,39. Le test T sera donc égal ou supérieur à 2,07 qui est au seuil de la signification statistique au niveau de 0,05 de probabilité avec 22 degrés de liberté.
  • [18]
    Cf. 13, pp. 189-192.
  • [19]
    Calculs élaborés sur la base des données des recensements de 1940, 1961 et de 1981. Pour 1998, voir bibliographie : 9 d.
  • [20]
    Cf. 1, p. 112. et 9 e, p. 176.
  • [21]
    Calculés sur la base de la fécondité de deux types de femmes, le premier ayant terminé les études supérieures et le second sans aucun niveau de scolarité (cf. 9 e, p. 49).
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