1L’ulcère de Buruli (Mycobacterium ulcerans) est une mycobactériose environnementale cosmopolite touchant l’homme surtout en milieu intertropical. Cette maladie émergente, dont des cas ont été décrits dans la région de Buruli en Ouganda en 1962 [19], voit son incidence augmenter particulièrement en Afrique de l’Ouest [6] du fait de perturbations écologiques (inondations). Sa prévalence varie de quelques anecdotiques cas d’importation en Amérique du Nord ou en Europe jusqu’à des taux de 16 % à 22 % dans certaines communautés de Côte d’Ivoire ou du Ghana [4]. Cette maladie est, par sa fréquence, la troisième mycobactériose après la tuberculose et la lèpre [19]. L’ulcère de Buruli débute par des lésions cutanées non ulcérées (nodule, cellulite, œdème) évoluant vers des ulcérations indolores mais térébrantes à l’origine de cicatrices rétractiles voire d’amputations spontanées de membres, d’organes génitaux externes [16]… L’ulcère de Buruli toucherait, contrairement aux autres ulcères cutanés, plutôt les enfants [1, 2, 5, 8, 10, 18] mais, a contrario, déborderait le membre inférieur pour concerner l’ensemble du tégument. Au-delà de son importance épidémiologique, l’ulcère de Buruli accable la société africaine par le fardeau de son coût [2] et le poids de sa représentation culturelle. Au Ghana, le coût moyen du traitement est estimé à 780 US Dollars par patient [4] alors que le PIB par habitant est de 270 US Dollars. Dans l’imaginaire collectif des sociétés africaines, l’ulcère de Buruli est l’expression de la sorcellerie ou de la malédiction [14].
2Notre Organisation Non Gouvernementale (Projet Humanitaire Afrique Nord Sud) intervient au Bénin depuis 1998. A travers nos missions médicales, nous avons relevé depuis 1998 de nombreux cas d’ulcères de Buruli dans la sous-préfecture rurale de Bonou, vallée du fleuve Ouémé [3]. Intervenant également depuis 2001 dans la sous-préfecture rurale de Kétou, 75 kilomètres au nord-est de Bonou sur le plateau culminant la frontière nigériane ; nous y avons constaté une faible prévalence de l’ulcère de Buruli. Ce tropisme de l’ulcère de Buruli pour un écosystème aquatique est signalé dans la littérature [1, 8-10, 12, 13, 15, 17].
3Une étude écologique « ici et ailleurs » a été initiée avec les objectifs suivants :
- décrire la distribution des ulcères cutanés de nos consultants ici et ailleurs ;
- comparer la prévalence de l’ulcère de Buruli chez nos consultants ici et ailleurs et
- croiser les types d’ulcères, les deux sous-préfectures confondues, avec le sexe, l’âge et la localisation anatomique.
Méthode
Population
4Notre étude écologique a concerné deux missions médicales : cinq semaines dans la sous-préfecture de Bonou en novembre et décembre 2000 (saison sèche) et trois semaines dans la sous-préfecture de Kétou en janvier et février 2002 (saison sèche).
5Tous les résultats de consultation de ces deux missions ont été recensés. L’individu statistique était le consultant ; les variables exploitées, recueillies systématiquement in loco, se résumaient à :
- le lieu d’habitation : sous-préfecture de Bonou ou de Kétou ;
- le sexe ;
- l’âge en deux classes : inférieur à 15 ans, supérieur ou égal à 15 ans ;
- l’approche diagnostique en clair ;
- l’approche diagnostique codée selon la Classification Internationale des Maladies 10e édition (CIM 10) et selon le dictionnaire de résultats de consultation de la Société Française de Médecine Générale permettant de retenir tous les ulcères cutanés, à l’exclusion des plaies traumatiques récentes et des brûlures ;
- et la localisation anatomique de l’ulcère cutané en deux classes : membre inférieur et hors membre inférieur.
Sémiologie des ulcères phagédéniques et des ulcères de Buruli
Sémiologie des ulcères phagédéniques et des ulcères de Buruli
Analyse statistique
6La comparaison de la prévalence de l’ulcère de Buruli chez nos consultants ici et ailleurs a été analysée par un test bilatéral du Chi-carré avec un seuil de signification p = 0,05. Elle a été estimée par un rapport de prévalence et son intervalle de confiance à 95 % calculé par la méthode de Miettinen.
7Les tableaux croisés 2 ? 2 ont été analysés par un test bilatéral du Chi-carré avec un seuil de signification p = 0,05.
8Le Chi-carré corrigé de Yates a été utilisé en cas de valeur attendue inférieure à cinq dans les tableaux 2 ? 2.
Résultats
La distribution des ulcères cutanés de nos consultants ici et ailleurs
9Les ulcères cutanés ont concerné 17 consultants sur un total de 581 consultants dans la sous-préfecture de Bonou fin de l’année 2000. Ils ont concerné 9 consultants sur un total de 311 consultants dans la sous-préfecture de Kétou début 2002. La typologie des ulcères cutanés, selon la domiciliation des consultants, est présentée dans le tableau II.
Distribution des ulcères cutanés de nos consultants dans les sous-préfectures de Bonou et de Kétou
Distribution des ulcères cutanés de nos consultants dans les sous-préfectures de Bonou et de Kétou
La prévalence de l’ulcère de Buruli chez nos consultants ici et ailleurs
10La prévalence de l’ulcère de Buruli chez les consultants de la sous-préfecture de Bonou a été estimée à 2,4 % avec un intervalle de confiance à 95 % à [1,2 % - 3,6 %].
11La prévalence de l’ulcère de Buruli chez les consultants de la sous-préfecture de Kétou a été estimée à 0,3 % avec un intervalle de confiance à 95 % à [0,0 % - 0,9 %].
12Le rapport « prévalence de l’ulcère de Buruli chez nos consultants de Bonou sur prévalence de l’ulcère de Buruli chez nos consultants de Kétou » a été de 7,5 avec un intervalle de confiance à 95 % à [1,4 – 41,4] (voir tableau III).
Rapport de la prévalence (RP) de l’ulcère de Buruli chez nos consultants de Bonou sur la prévalence de l’ulcère de Buruli chez nos consultants de Kétou
Rapport de la prévalence (RP) de l’ulcère de Buruli chez nos consultants de Bonou sur la prévalence de l’ulcère de Buruli chez nos consultants de Kétou
Tableaux croisés
13Le tri à plat du type d’ulcère (ulcère de Buruli, autres ulcères) avec le sexe, l’âge (en deux classes) et la localisation anatomique (membre inférieur et hors membre inférieur) nous a donné les résultats présentés dans le tableau IV.
Tableaux croisés : types d’ulcères × sexe, × âge et × localisation anatomique
Tableaux croisés : types d’ulcères × sexe, × âge et × localisation anatomique
14Aucune liaison n’a été observée entre le type de l’ulcère et le sexe (p = 0,13).
15Dans notre étude, l’ulcère de Buruli a été l’apanage des moins de 15 ans alors que les autres ulcères ont concerné les consultants âgés de 15 ans et plus (p < 0,002).
16Chez les 15 consultants souffrant d’un ulcère de Buruli, les localisations anatomiques se décrivaient comme suit :
- cinq patients présentaient des lésions des membres inférieurs (dont huit lésions disséminées aux membres inférieurs pour un patient) ;
- cinq patients présentaient des lésions des membres supérieurs ;
- deux patients présentaient des lésions au niveau du dos ;
- un patient présentait une lésion de la fesse ;
- alors qu’un patient présentait une lésion du dos et une lésion du membre supérieur ;
- et qu’un autre patient présentait une double localisation au membre inférieur et au membre supérieur.
17Une liaison a pu être observée entre les ulcères cutanés hors ulcères de Buruli et une localisation privilégiée au membre inférieur (p < 0,02). A contrario, l’ulcère de Buruli a été mis en évidence au niveau du membre inférieur et en dehors de celui-ci.
Discussion
Validité des résultats
18L’étude est une étude écologique décrivant la prévalence et les caractéristiques des ulcères cutanés dont l’ulcère de Buruli chez nos consultants des sous-préfectures rurales de Bonou et de Kétou en Afrique Noire au Bénin.
19Les deux sous-préfectures sont comparables : milieu rural, 30 000 habitants, un Centre de Santé de Sous-Préfecture (dispensaire avec possibilité d’hospitalisation mais ne disposant d’aucune infrastructure technique ou chirurgicale) où exerce l’unique médecin de la sous-préfecture, hôpital le plus proche à 50 km, recours per primam à la médecine traditionnelle.
20Les enquêtes ont été effectuées en saison sèche sur les deux sites par la même équipe de médecins. Malgré cette constatation, s’agissant d’ulcères cutanés (donc de perte de substance cutanée ayant peu tendance à la cicatrisation), le phénomène de saisonnalité est exclu car les lésions observées évoluaient depuis de nombreux mois voire plusieurs années. Néanmoins, les patients sont plus enclins à consulter pendant la saison sèche moins propice aux travaux agricoles.
21Par ailleurs, il n’existe a priori aucun phénomène de migration entre les deux sous-préfectures et les patients observés l’ont été dans leur milieu habituel.
22Il n’y a pas eu de biais de non-réponses car tous les consultants porteurs d’un ulcère cutané ont été recensés. Il n’y a pas eu de perdus de vue car il s’agissait d’une étude transversale.
23Enfin, l’attractivité de nos consultations sur les ulcères cutanés était la même sur les deux sites : prévalence des ulcères chez nos consultants à Bonou = 17/581 = 3 % versus prévalence des ulcères chez nos consultants à Kétou = 9/311 = 3 % (p = 0,98). Seule la répartition des ulcères changeait.
Interprétation
24Le rapport de prévalence de l’ulcère de Buruli chez nos consultants est 7,5 fois plus élevé à Bonou (fleuve Ouémé inondant la vallée durant la saison des pluies) qu’à Kétou (plateau dépourvu de réseau hydrographique). Le tropisme connu de l’ulcère de Buruli pour un écosystème aquatique est souligné et quantifié à travers notre étude écologique.
25Néanmoins l’association mise en évidence n’implique pas pour autant une association causale. Qu’en est-il ? Le réservoir de Mycobacterium ulcerans se trouve-t-il parmi la flore aquatique, la faune aquatique ? Comment a lieu la contamination du réservoir vers l’homme ?
26L’exposition au facteur présumé causal doit précéder l’apparition de la maladie. Dans notre étude, tous les consultants ont été examinés dans leur milieu de naissance, milieu dans lequel ils ont vécu et contracté un ulcère cutané.
27Le rapport de prévalence à 7,5 avec un intervalle de confiance à 95 % à [1,4 – 41,4] signe un rapport de prévalence important, statistiquement significatif mais peu précis. Ce manque de précision (intervalle de confiance large) est inhérent aux faibles effectifs de l’étude. Néanmoins l’association statistique entre l’ulcère de Buruli et un écosystème aquatique est à nouveau démontrée. De plus, il existe une constance de l’association dans la littérature [1, 8-10, 12, 13, 15, 17].
28Lors de l’analyse de notre étude, un article princeps [11] apporte un éclairage expérimental sur cette association statistique. Une équipe française a prouvé que Mycobacterium ulcerans pouvait être transmis à des souris de laboratoire par la morsure de punaises d’eau infectées expérimentalement par ce bacille. De plus, le bacille n’a pu être retrouvé que dans les glandes salivaires de ces insectes. Dans un second temps, Mycobacterium ulcerans a pu être isolé dans les glandes salivaires de punaises d’eau collectées en Côte d’Ivoire en zone d’endémie d’ulcère de Buruli ! Faut-il ajouter que les punaises d’eau (Naucoridés) vivent dans un biotope aquatique : marais, rivières ?
29Il n’existe pas de liaison entre l’ulcère de Buruli et le sexe. En revanche, une liaison existe entre cette mycobactériose environnementale et l’âge. Les moins de 15 ans sont significativement plus touchés par la maladie (p < 0,002). L’ulcère de Buruli intéresse l’ensemble du tégument alors que les autres ulcères ont un tropisme marqué pour le membre inférieur (p < 0,02).
Conclusion
30Cette étude écologique confirme à nouveau l’association entre l’ulcère de Buruli et un écosystème aquatique. Marsollier et collaborateurs [11] apportent une explication expérimentale à cette liaison statistique. Dans leur modèle biologique, la punaise d’eau est un vecteur de la maladie. Ainsi le médecin ne saurait ignorer l’importance des facteurs écologiques surtout… en milieu précaire où le diagnostic repose sur l’interrogatoire, l’examen clinique et la connaissance du terrain.
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Mots-clés éditeurs : étude comparative, mycobacterium, Bénin, écosystème, ulcère cutané
Date de mise en ligne : 01/01/2008
https://doi.org/10.3917/spub.052.0191