Notes
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[1]
D. Lecourt (sous la direction de). « Quadrige » - Collection Grands dictionnaires. Paris, Presses universitaires de France, 2004 : 1296 p. ISBN : 2-1305-1602-5.
-
[2]
École nationale de la santé publique, avenue du Professeur Léon Bernard, 35043 Rennes cedex.
-
[3]
H. Arendt, « La crise de la culture : sa portée sociale et politique », in La crise de la culture, trad. française 1972, Gallimard, « Folio Essais », 2000, p. 253-288.
-
[4]
Jean-Yves Nau, dans son compte-rendu pour le Monde des livres du 13 février 2004, parle de « police de caractère inhumaine ». À ceci près que ce n’est pas la police qui est en cause – sa lisibilité est au contraire excellente – mais son corps.
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[5]
Cf. D. Lecourt, Prométhée, Faust, Frankenstein. Fondements imaginaires de l’éthique, Synthélabo, « Les Empêcheurs de penser en rond », 1996.
-
[6]
H. Arendt, ibid.
1Dans les toutes dernières pages de son célèbre texte sur la crise de la culture, Hannah Arendt revient sur l’humanisme, dont elle voit l’origine chez les Romains – « le premier peuple à prendre la culture au sérieux comme nous » – et que symbolise à ses yeux cette phrase de Cicéron : « Je préfère m’égarer avec Platon que de voir juste avec ses adversaires ». Commentaire de la philosophe : « Ce que dit Cicéron en fait, c’est que pour le véritable humaniste, ni les vérités scientifiques, ni la vérité du philosophe, ni la beauté de l’artiste ne peuvent être absolues. L’humaniste, parce qu’il n’est pas un spécialiste, exerce une faculté de jugement et de goût qui est au-delà de la contrainte que chaque spécialité fait peser sur nous [3] ».
2En ces temps de scientisme à nouveau galopant, les occasions d’échapper à « la contrainte que chaque spécialité fait peser sur nous » sont trop rares pour en dédaigner aucune, si austère qu’elle se présente en apparence. Toute goulée d’air pur est bonne à prendre. Disons-le d’emblée : le Dictionnaire de la pensée médicale est de ces œuvres qui nous sauvent de l’asphyxie intellectuelle. L’opulence de cette somme, pourtant, a quelque chose d’accablant : près de 1 300 pages dans sa version « poche » (!), la seule ici consultée, au péril de notre vue de quinquagénaire [4] –, quelques 300 entrées, réparties entre 180 rédacteurs. Pour s’y retrouver : une table des entrées bien sûr, une liste des auteurs évidemment, et aussi ces deux précieux instruments que sont l’index rerum et l’index nominum. Las ! Ce dernier ne reprenant pas les auteurs de l’ouvrage, le lecteur en quête de repères ne dispose d’aucun instrument lui permettant de savoir qui a rédigé quoi – même s’il lui est possible, avec la table des entrées, d’apprendre quel article a été écrit par qui. Il n’est pourtant pas indifférent de relever par exemple que Dominique Lecourt, le directeur de l’ouvrage, signe cinq contributions (Frankenstein, Immortalité, Médicament et individu, Normes, Personne humaine), François Dagognet six (Appareil médical, Cure, Erreur, Nosologie, Peau, Thérapeutique) et Patrice Pinell, le recordman, pas moins d’une douzaine (de Cancer [lutte contre le] à Toxicomanie, en passant par Dépistage, Médicalisation de l’échec scolaire, Mouvement associatif…).
3Où donc se trouve, dans cette profusion, la goulée d’air pur annoncée ? En cela d’abord que, si les articles attendus sont légion (Cancer, Clinique, Dopage, Eugénisme, Statut de l’embryon…), le nombre de ceux qu’on n’attendait pas a quelque chose de réjouissant. Art, Grande Guerre, Littérature, Onanisme, Pharmacie médiévale arabe, Romantisme, Utopie médicale et tant d’autres – sans oublier deux morceaux de choix, Frankenstein et Immortalité, sur lesquels nous allons revenir. Avant même d’en entamer la lecture, le seul énoncé de leurs titres atteste de ce que, si nous ne sommes à l’évidence pas en présence d’un dictionnaire médical, comme Dominique Lecourt prend soin d’en avertir le lecteur distrait dans son avant-propos, nous échapperons aux volées de bois conceptuel du dictionnaire philosophique pur jus. Pressentiment que confirme la part belle faite aux sciences humaines et sociales, psychanalyse comprise : les amateurs de prêt-à-penser devront s’adresser ailleurs.
4Faut-il parler d’air pur à propos de santé publique ? Celle-ci, on va le voir, n’est pas absente de notre ouvrage. Il y a l’article du même nom signé Didier Fassin, lequel, confronté à la polysémie de l’expression, en définit judicieusement quatre acceptions : réalité épidémiologique (voir l’entrée Maladie professionnelle par exemple), mode de gestion (Dossier médical, OMS…), domaine d’activité (Médecine navale, PMI…), champ disciplinaire (Droit, Économie de la santé, Pharmacie…). Vérification faite, chacune des quatre comporte bien son lot d’entrées dans l’ouvrage. On dénombre ainsi un total d’une cinquantaine d’articles, soit un sur six, à l’enseigne de la santé publique, ce qui ne va pas de soi dans un dictionnaire de la pensée médicale. D’autant que le choix de certaines entrées – Assurance maladie, Sang contaminé – montre que les responsables de l’ouvrage n’ont pas reculé devant les sujets brûlants, ou prêtant à la polémique. Tel l’article consacré à l’Evidence-Based Medicine, que son auteur propose de traduire par médecine factuelle plutôt que médecine fondée sur les preuves, qui apportera une eau limpide au moulin de ceux qu’une conception quantitativiste et objectivante de l’évaluation et de la vérité scientifique, en passe de devenir dominante, fait pour le moins sourciller. « Les domaines d’application de la médecine factuelle, écrit François Fourrier, sont limités et le risque existe aussi de faire considérer ceux qui lui sont étrangers comme dangereusement inutiles ». L’essentiel est dit dans cette phrase, mais qu’on ne se dispense pas pour autant de la lecture in extenso de cet article fort sérieusement argumenté.
5À une exception près, tout ce que nous avons pu lire nous a consolé de combien de lectures savamment insipides. Yvonne Knibiehler retraçant l’histoire de l’Allaitement, Jean Starobinski dissertant sur la Guérison, Jackie Pigeaud sur la Maladie de l’âme, François Ewald sur le Principe de précaution, Christiane Vollaire exposant les « dimensions critiques de la notion de symptôme »… autant de lectures singulières, érudites, stimulantes. L’exception est celle de l’article Sel, dont l’auteur nous bassine pendant cinquante-quatre lignes avec sa vision du monde en général et celle du néocortex humain en particulier, avant d’en venir à son sujet : l’histoire du sel comme exemple de « l’ambivalence humaine », « paradigmatique des aventures conçues par l’homme pour son bien et qu’un hédonisme non voulu (?) retourne secondairement contre lui-même ». Sans doute, mais ne pourrait-on en dire autant du sucre ? Et que vient faire ici le malheureux Saint-John-Perse, convoqué pour la citation finale comme dans une dissertation de baccalauréat ? Paradigme pour paradigme, nous eussions préféré celui du tabac, fâcheusement absent de ce dictionnaire, dont l’histoire nous instruirait tout autant sur l’ambivalence des hommes, comme sur celle des médecins…
6Venons-en maintenant à ce qui constitue à nos yeux, en tout arbitraire, le nanan de ce copieux ouvrage. L’article Frankenstein est à coup sûr le plus inattendu du corpus, sauf pour les lecteurs assidus de Dominique Lecourt [5]. Pour ce dernier, le monstre inventé par Mary Shelley « symbolise d’abord le risque que court [la pensée médicale] lorsqu’elle est dévoyée par une volonté de puissance sans limite ». Frankenstein, son créateur, a finalement peu à voir avec le Prométhée d’Hésiode ou d’Eschyle, bienfaiteur des hommes, porteur du feu civilisateur. Le « Prométhée moderne » de Mary Shelley véhicule « la flamme d’un désir inextinguible à laquelle l’humanité, si elle ne s’en garde, risque de se consumer ». À l’heure du clonage humain, comment nier que la créature de Victor Frankenstein ait sa place dans la galerie des monstres qu’on voudrait voir définitivement confinés dans l’imaginaire, aux côtés des humains industrialisés du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley ?
7Tout de suite après – à moins qu’il ne lui soit coextensif – le vœu prométhéen d’égaler, voire de surpasser les dieux de la nature, vient celui d’être immortel. On ne s’étonnera donc pas que l’article Immortalité ait le même auteur que le précédent. Pas plus qu’on ne s’étonnera de la présence d’une telle entrée dans un dictionnaire dédié à cet art, si humain dans ses insuffisances, si humaniste dans ses références, du moins quand elles ne sont pas evidence based, de repousser l’échéance fatale, nous avons nommé la médecine. « Philosophie et médecine ont affaire, l’une et l’autre, au rêve d’immortalité de l’être humain », affirme Dominique Lecourt. Un rêve qui a la vie dure, si l’on ose dire. Et qui, dans les meilleurs cas, conduit à la question du sens de ladite vie, question éthique par excellence selon notre auteur, et donc autant philosophique que médicale. Où nous retrouvons, quant à nous, l’humanisme cher à Hannah Arendt : car comment répondre à pareille question, que ce soit médicalement ou philosophiquement, autrement qu’en « s’élev[ant] au-dessus de la spécialisation et du philistinisme [6] » ? Dominique Lecourt se veut plus précis en son rappel du lien interhumain, qui nous change agréablement d’un certain hédonisme solitaire à la mode, de sorte que nous lui laisserons volontiers le dernier mot : « Comment donner un sens à ma vie compte tenu du fait qu’à un moment donné je mourrai, mais aussi de cet autre fait que ma vie (…) s’inscrit dans la vie d’autres êtres humains habités des mêmes soucis que moi ? Si je réussis à ce que ma vie prenne sens aussi pour eux, il restera sans doute de ma vie un “signe” d’humanité dont les hommes après moi, après nous, pourront faire leur bénéfice. On dira que c’est bien difficile. Certes ».
Notes
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[1]
D. Lecourt (sous la direction de). « Quadrige » - Collection Grands dictionnaires. Paris, Presses universitaires de France, 2004 : 1296 p. ISBN : 2-1305-1602-5.
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[2]
École nationale de la santé publique, avenue du Professeur Léon Bernard, 35043 Rennes cedex.
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[3]
H. Arendt, « La crise de la culture : sa portée sociale et politique », in La crise de la culture, trad. française 1972, Gallimard, « Folio Essais », 2000, p. 253-288.
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[4]
Jean-Yves Nau, dans son compte-rendu pour le Monde des livres du 13 février 2004, parle de « police de caractère inhumaine ». À ceci près que ce n’est pas la police qui est en cause – sa lisibilité est au contraire excellente – mais son corps.
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[5]
Cf. D. Lecourt, Prométhée, Faust, Frankenstein. Fondements imaginaires de l’éthique, Synthélabo, « Les Empêcheurs de penser en rond », 1996.
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[6]
H. Arendt, ibid.