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Article de revue

Recherche bio-médicale : intérêts privés et intérêt public

Pages 89 à 93

La recherche bio-médicale en grande partie – la recherche pharmaceutique en quasi- totalité – est réalisée dans le secteur économique privé. Qui, dès lors, défend l’intérêt public ? Le texte de Jean Martin apporte des pistes de réflexion à la lumière de publications récentes. Santé publique a demandé à Bernard Hoerni, vice-président du CNOM, un commentaire sur ce texte : le problème posé dépasse celui de l’industrie pharmaceutique, il concerne toute la santé publique.
Jean-Pierre DESCHAMPS

1Sous le titre « La médecine académique est-elle à vendre ? » et dans le New England Journal of Medicine, revue médicale la plus prestigieuse du monde, Mme Marcia Angell, leader médical américain respecté, décrit le malaise croissant devant l’influence de l’industrie pharmaceutique sur les recherches réalisées ainsi que sur la promotion à but commercial des résultats de cette recherche. Dans une société libérale, le lobbying est une activité admise, dans des limites toutefois qui doivent être fixées par l’éthique. Aujourd’hui, il n’y a pas lieu de cacher que, même au sein de groupes qui ont eu traditionnellement une morale professionnelle (déontologie) précise, il n’est pas rare qu’on tende à discréditer cette morale indispensable comme étant moralisante. Or, selon Angell, « il y a aujourd’hui des preuves considérables que les chercheurs qui ont des liens avec les compagnies pharmaceutiques sont plus susceptibles de rapporter des résultats qui sont favorables aux produits testés que ceux qui n’ont pas de tels liens ». Elle souligne que la direction que prennent certaines universités d’assouplir leurs directives concernant les conflits d’intérêt de leurs enseignants est exactement (sic) la chose à ne pas faire [1].

2S’agissant des rapports quotidiens entre l’économie et les professionnels, R.M. Tenery [6] écrit dans un article du Journal of the American Medical Association : « Avec la pratique de cadeaux plus somptueux, les pratiques (de l’industrie) devinrent proches de la manipulation, déplaçant le propos de la fourniture d’informations à la fourniture d’incentives ». C’est le problème. La Fédération des médecins suisses (FMH) s’est, de son côté, préoccupée de cette question et précisait en 1991 « L’acceptation de cadeaux en nature ou en espèces qui peuvent influencer le médecin dans ses décisions médicales, n’est pas conforme à la déontologie » (voir Taverna [5]). Le Dr Ta-verna, médecin praticien responsable d’une rubrique du Bulletin des médecins suisses, relève : « Il y a des documents d’information scientifique remarquables et des réunions de perfectionnement pleines d’enseignement que nous devons à l’industrie pharmaceutique (…). Toutefois, on doit plus que jamais demander la transparence ; les conflits d’intérêt doivent être présentés ouvertement et les directives doivent être observées. Quand mon garagiste prend des vacances en Crète aux frais de l’agence qui lui livre des voitures, c’est une autre affaire »…

3Dans un ouvrage collectif intitulé « Y a-t-il des limites éthiques à la recherche scientifique ? » [3], plusieurs auteurs relèvent opportunément que les relations entre science et société ont un autre caractère aujourd’hui que dans le passé : « la science est devenue une institution qui (en lien avec la technique) révolutionne continuellement la vie sociale (…). L’activité scientifique a pris le caractère du travail rétribué dépendant ; les buts de la recherche sont précisés d’après des impératifs économiques (…). Comme l’économie (et avec elle), la science est devenue une force politico-sociale démocratique incontrô-lée » (K. Bayertz). Confirmation ainsi d’une dimension éthique majeure de ces rapports économiques forts entre recherche et collectivité. La réflexion déjà ancienne sur la responsabilité des chercheurs quant aux impacts potentiels de leurs travaux doit être poursuivie et approfondie. « L’acceptabilité morale d’une recherche donnée n’est pas garantie a priori, mais nécessite d’être fondée sur un jugement moral » dit A. Lekka dans la même publication [3].

4Cette problématique est de grande actualité au moment où la recherche biomédicale apparaît comme un des créneaux d’avenir pour les économies de nos pays (et où par ailleurs les systèmes de santé sont confrontés dans leur fonctionnement quotidien à des contraintes financières fortes). Une question majeure est de savoir si quelqu’un ici défend l’intérêt public ? Pour l’essentiel, la réponse, aussi choquante qu’elle puisse paraître, est non. Ce n’est pas là un procès d’intention, c’est lié aux modes de faire actuels. Pour prendre par exemple la recherche pharmaceutique, aux Etats-Unis, en Suisse et dans les pays qui leur ressemblent, elle est entièrement le fait de l’industrie privée. Mais où peut donc être le mal ? Le problème est que, aussi efficace que soit le secteur privé, il ne saurait dire l’intérêt public et n’en a d’ailleurs pas l’intention. Voir à cet égard, sur une problématique contiguë, la formule suivante d’un patron de l’économie pharmaceutique helvétique : « C’est le devoir de la politique de fixer les conditions-cadres qui permettent aux entreprises de se comporter conformément à leur but. Ce ne peut pas être l’affaire des entreprises d’apprécier les intérêts des générations à venir et de les considérer dans leurs calculs financiers » (Alex Krauer). C’est la même position qui prévaut pour les intérêts de la génération actuelle.

5Considérant le secteur sanitaire, on s’avise que l’industrie qui produit des médicaments ou des dispositifs médicaux est le seul partenaire majeur qui n’a pas une dimension et une responsabilité d’intérêt public. Cela pose indéniablement question. Ceux qui se préoccupent de santé internationale relèvent souvent que, s’il y avait là des marchés où on puisse faire des bénéfices, on aurait trouvé de longue date des médicaments ou vaccins susceptibles de lutter contre les maladies qui tuent des millions de personnes chaque année dans le monde (le paludisme est l’exemple premier ; on a aussi beaucoup parlé du fait que les sidéens du tiers monde, qui sont aujourd’hui la quasi-totalité des personnes touchées par cette maladie, n’ont pratiquement pas accès aux médicaments anti-VIH – sous réserve d’initiatives bien pensantes mais dont on peut craindre qu’elles n’aillent pas beaucoup au-delà du fait de nous donner bonne conscience). Par contre, s’agissant de troubles touchant fréquemment les habitants des pays industrialisés (rhumatismes, affections cardiovasculaires, problèmes de (sur-)alimentation), de nouveaux produits sont constamment mis sur le marché, qui souvent ne représentent que des améliorations mineures par rapport à ce qui existe déjà. De plus, des sommes importantes sont consacrées à des développements qui sont plus du registre du confort voire de la cosmétique que du besoin médical stricto sensu.

6Dans une publication très récente, des professeurs de pneumologie de Genève et Lausanne discutent le fait que, s’agissant du traitement de l’asthme, de nouveaux médicaments tout à fait onéreux ont été reconnus en Suisse par l’OFAS (Office fédéral des assurances sociales) mais que, par contre, la Commission Tarmed (traitant d’un nouveau tarif des prestations médicales) n’est pas entrée en matière pour le remboursement de séances d’éducation thérapeutique structurée (ceci alors que l’enseignement thérapeutique est un domaine hautement prometteur – voir les travaux internationalement reconnus du Prof. J.-Ph. Assal et de son équipe, à Genève). Rochat & Leuenberger [4] écrivent : « Il vaut la peine de se demander comment les instances de remboursement ont été amenées à accepter le paiement de ces traitements onéreux. Dans le cas de la DNAse recombinante, un groupe de pression s’est constitué très vite, qui a réuni dans une même alliance des associations de patients, le groupe des spécialistes intéressés et, last but not least, les compagnies (pharmaceutiques) » ; et plus loin : « Dans ces conditions on se demande avec perplexité les chances que nous avons aujourd’hui de voir remboursée l’éducation thérapeutique du patient asthmatique et par là de voir se développer sa qualité et son contrôle. Tous les médecins qui se sont spécialisés dans le suivi de patients chroniques savent que l’éducation thérapeutique est la clé de l’efficacité de leur traitement ». Mais cette éducation ne demande guère de substance pharmaceutique ou de dispositif technique nouveau…

7Revenant aux régions défavorisées, je pense à plusieurs situations observées durant six années passées dans le tiers monde ou ensuite lors de contacts à propos du tiers monde. Des médecins habiles ont mis au point des méthodes dites à technologie modeste permettant de guérir ou d’éviter l’aggravation de pathologies hautement handicapantes (par exemple le trachome sur lequel a travaillé le Dr B. Graz, de Lausanne [2]). Cela étant, inéluctablement semble- t-il, dans la mesure où de telles méthodes se satisfont de modalités simples n’appelant pas de développements industriels sophistiqués producteurs de bénéfices, elles n’obtiennent pas le soutien matériel per- mettant de les diffuser et d’en faire profiter ceux que, à bon marché, elles peuvent guérir. Il y a aussi l’exemple cardinal de la lutte contre la désaffection de l’allaitement au sein (désaffection responsable de la maladie et de la mort de millions de nourrissons) et l’épopée du Code de l’OMS et de l’UNICEF sur la commercialisation des substituts du lait maternel, à la mise en œuvre duquel l’industrie alimentaire a participé avec un enthousiasme modéré.

8Le débat est impératif dans la mesure où, aujourd’hui, avec la regrettable exception des Etats-Unis, les pays riches admettent tous (formellement ou informellement) que l’accès à des soins médicaux essentiels de qualité adéquate est un droit de chacun, et que les pouvoirs publics ont le mandat de concrétiser la disponibilité de tels soins. Plus personne ou presque n’y défend l’idée que tout irait mieux si on rendait entièrement le secteur médico-sanitaire au dynamisme éclairé du privé. Cela étant, l’absence de la dimension d’intérêt public en matière de recherche mérite une discussion approfondie. Nous ne disons pas que la question est simple et il ne s’agit pas de vouloir une étatisation de cette recherche. Mais de relever que, malgré ses vertus, les contraintes du privé (particulièrement celle de faire du profit) ne permettent pas de déboucher forcément sur des solutions adéquates du point de vue de l’intérêt général. On peut même être sûr que cela ne sera pas le cas puisque sont développées surtout ou même exclusivement des lignes avec un potentiel de retour financier suffisant. Ce qui ne saurait à l’évidence garantir que les besoins de tous les malades ou handicapés seront considérés de manière équitable (problématique des lignes thérapeutiques faisant appel surtout à l’éducation et à la relation, ou qui se satisfont de moyens à « basse » technologie).

9Pratiquement, on doit souhaiter que les partenaires concernés abordent ces questions objectivement, sans horions ni écrans de fumée (ou allégations outrées selon quoi ce ne sont là que des procès d’intention). Il s’agit de prendre la mesure d’une situation marquée par des conflits d’intérêts certains, qui demande que soient pris en considération les besoins de l’ensemble de la collectivité et pas seulement des paramètres financiers. Notre société est complexe : dans le domaine médico-sanitaire, les avancées des dernières décennies ne font que la complexifier un peu plus. Il est essentiel de faire face de manière équilibrée aux défis, en restant fidèles à un corps de valeurs d’intérêt public et d’éthique sociale et en étant attentif aux pentes savonneuses de situations qui peuvent être selon le mot de Angell des « marchés à la Faust » (Faustian bargain [1] ).

Dès son article 2, le Code de déontologie médicale rappelle que le médecin est « au service de l’individu et de la santé publique ». Pour exercer sa mission, l’article 5 précise que « le médecin ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit ». C’est là une exigence lourde, tant cette indépendance est menacée : par les intérêts matériels du médecin, par son employeur, ses confrères, ou l’établissement de soins avec lequel il collabore, parfois par les exigences du patient ou de son entourage, par différentes contraintes économiques… Vis-à-vis de toutes ces menaces, le médecin doit conserver sa liberté de jugement ou d’intervention pour que rien ne vienne compromettre l’intérêt premier du patient.
La principale limite à son indépendance vient des données acquises de la science médicale qui jouent aussi dans l’intérêt du patient. A condition de ne pas se laisser contraindre par un pouvoir épistémique qui pourrait devenir aussi insupportable pour le malade que pour le praticien à qui il revient d’appliquer les connaissances générales au cas particulier du malade qu’il soigne.
A condition aussi que ces données soient établies avec la rigueur scientifique et éthique nécessaire au progrès des connaissances, sans biais, indépendamment de tout groupe de pression émanant notamment du complexe médico-industriel. On connaît les énormes enjeux en ce domaine. Il ne faut donc pas s’étonner des entreprises de séduction, de manipulations, de pressions auxquelles le patient est exposé pour être convaincu d’une convergence d’intérêts qui ne va pas de soi. Trop d’exemples montrent combien des interventions médicales sont prônées et n’apportent pas un avantage déterminant à un coût justifié. C’est le mérite du texte de Jean Martin d’attirer l’attention sur quelques-uns d’entre eux. Ne relevant pas directement de la pratique médicale mais touchant ô combien ! à la santé publique, le tabagisme est là pour nous rappeler comment un fléau plus meurtrier de par le monde que le commerce des armes peut se développer sans entrave, voire parfois avec la bienveillance des pouvoirs publics.
Les intérêts en jeu sont tels que les exigences pour éviter des conflits d’intérêts ne sont jamais excessives. Les puissances qui peuvent s’exercer sont également si importantes que les médecins doivent être protégés par des réglementations les mettant autant que possible à l’abri de tentations ou de pressions, dans le cadre d’une politique de santé publique qui serait non seulement bien définie mais encore clairement affirmée.
Professeur Bernard Hoerni

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

  • 1
    Angell M. Is academic medicine for sale ? New England Journal of Medicine 2000, 342, 1516-18.
  • 2
    Graz B., Xu J.M., Yao Z.S., Han S.R., Kok A. Trachoma : Can trichiasis be treated with a sticking-plaster ? A randomized clinical trial in China. Trop Med Int Health 1999 ; 4 : 222-8.
  • 3
    Proellochs P., Schulthess D. (dir. publ.) Y a-t-il des limites éthiques à la recherche scientifique ? Genève : Editions Médecine & Hygiène, 2000.
  • 4
    Rochat Th., Leuenberger Ph. L’éducation thérapeutique de l’asthmatique n’existe pas pour le Tarmed ! Médecine & Hygiène 2000, 58, 2443-4.
  • 5
    Taverna E. Pro medico. Bulletin des médecins suisses 2000, 81, 2403.
  • 6
    Tenery R.M. Jr. Interactions between physicians and the health care technology industry. JAMA 2000, 283, 391-3.

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