A l’occasion du Colloque sur les Scientifiques et les Droits de l’Homme qui s’est tenu à l’Unesco à Paris les 8 et 9 mai 2001, il a adressé cette analyse sans complaisance du comportement des élites scientifiques face aux défenses des libertés fondamentales.
Virginie Halley des Fontaines
Institut Santé et Développement
Paris 6e
1Dans le cadre de mes fonctions à la tête de la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH), et au sein du Conseil National pour les Libertés en Tunisie (CNLT), j’ai pu mesurer à quel point les scientifiques ont brillé par leur absence dans le combat pour les droits de la personne. Je me limiterai au seul milieu scientifique que je connais bien : le milieu médical.
2J’ai identifié, au sein de ce groupe, trois populations extrêmement différentes, quant à leur l’attitude face aux violations massives des droits et libertés :
3La première comprend des hommes et des femmes, impliqués activement dans la défense des libertés. Sur une population de 3 000 médecins en Tunisie, j’ai compté une dizaine de militants.
4Je voudrais rendre ici un hommage extrêmement ému au « chef » de cette infime minorité, le Dr Hachemi Ayari, décédé en 1999. Président du Conseil de l’ordre, il a sauvé l’honneur des médecins tunisiens, par son intransigeance face à la dictature. C’est tout naturellement que le CNLT en a fait son président d’honneur à titre posthume et donné son nom au Prix des droits de l’homme, décerné chaque année dans des conditions de clandestinité et de persécution que vous pouvez imaginer.
5La seconde est constituée des médecins directement impliqués dans le soutien actif à la dictature. Ils sont ministres, haut dignitaires au sein du parti au pouvoir, sévissent en tant que médecins des prisons, signent les faux certificats de décès des morts sous la torture. Je ne puis chiffrer cette population, mais elle est sans conteste beaucoup plus nombreuse que celle des militants pour les libertés.
6Enfin, la troisième, de loin l’écrasante majorité, est composée de médecins politiquement neutres, ou plus exactement neutralisés. Que certains puissent éprouver de la sympathie pour la Démocratie et les démocrates ne change rien au fait essentiel : leur absolue inaction face aux violations, aux dérives de l’Etat policier, même quand elles frappent des confrères. Leur attitude face à mes démêlés avec le pouvoir est très symptomatique de cet état d’esprit.
7En 1992, mon service de médecine communautaire à la Faculté de médecine de Sousse fut dissout pour me punir de mes activités à la tête de la LTDH. En 1994, j’ai été emprisonné quatre mois de façon arbitraire. A ma sortie de prison, j’ai été interdit d’activité clinique, interdit de recherche, de voyages, de téléphone. Pas un confrère n’a protesté. Enfin, en juillet 2000, j’ai été renvoyé d’une faculté où j’ai enseigné vingt ans. Deux de mes anciens agrégés m’ont rendu une visite de courtoisie une première et dernière fois. Seul, un collaborateur tient à braver les cordons de la police et à venir me voir régulièrement. J’avoue avoir été blessé par un tel comportement quand je le compare à la chaleureuse solidarité des confrères du monde entier.
8Reste à expliquer un phénomène si surprenant. Pourquoi l’écrasante majorité des médecins tunisiens détourne-t-elle les yeux des graves violations des droits de l’homme qui ont lieu au vu et au su de tout le monde ? Pourquoi ne sont-ils pas capables de faire preuve de cette solidarité de corps, remake et relent de la solidarité du groupe primitif, qui a toujours permis aux hommes de se défendre mutuellement et de survivre ? Un tel comportement ne peut être que la résultante d’un faisceau complexe de raisons. Mes discussions avec les principaux intéressés, les quelques connaissances historiques de phénomènes similaires dans d’autres sociétés m’amènent à avancer, sous forme d’hypothèses, deux raisons majeures :
- la première semble aller de soi : le prix de l’engagement social et politique sous une dictature est si coûteux que peu d’individus, scientifiques ou non, sont prêts à le payer ;
- la seconde est moins évidente : elle a trait au paradigme bio-technique dans lequel exerce l’écrasante majorité des médecins et dont on sait qu’il structure la pensée, oriente l’action et détermine le statut et le rôle de la médecine. Ce paradigme fait de la maladie le seul centre d’intérêt du médecin.
9Je n’ai cessé de défendre un autre paradigme, que l’on pourrait appeler social, pour lequel le centre d’intérêt et le champ d’intervention de la médecine est la santé, considérée comme un droit fondamental de la personne, mais trop souvent privilège d’une minorité. La maladie n’est pas un accident fortuit, mais plutôt l’expression du mauvais contrôle des déterminants de la santé. Ces déterminants sont sociaux, économiques, culturels et politiques. Le rôle du médecin est de restaurer la santé, mais aussi de la protéger et de la promouvoir. Il doit agir comme un technicien de la restauration, et élargir son intervention au domaine social de la protection par la prévention. La promotion de la santé, quant à elle, nécessite une intervention dans le champ politique par la défense des libertés, condition nécessaire à la bonne santé psychologique de la population et à une meilleure organisation du système de santé.
10Cet engagement social et politique n’est pas un luxe, mais la continuation de la médecine qui doit être une discipline intégrée.
11Durant mes vingt années d’enseignement, j’ai pu mesurer l’échec de l’implantation du paradigme social et la solidité du paradigme biotechnique. L’imprégnation par ce paradigme réducteur et superficiel, explique en grande partie, la prédisposition des médecins à détourner le regard de ce qui, dans le paradigme social aurait été considéré comme une priorité.
12Un contre exemple montre l’importance du paradigme dans la détermination de nos actes. La densité des avocats dans les combats pour les libertés est sans commune mesure avec celle des médecins. Or, eux aussi sont des techniciens, travaillent avec une clientèle, sont soumis aux mêmes pressions de l’Etat policier. La seule différence me parait être leur référence à un paradigme unique où les notions de droit, de libertés, de justice, structurent d’emblée l’esprit. Il serait trop long de débattre des raisons complexes qui ont fait que les médecins ont massivement adopté le paradigme biotechnique. Je préfère poser la question de l’origine de l’engagement de ceux qui, bien qu’élevés dans ce paradigme et soumis comme tous les citoyens à la peur, ont su le dépasser et assumer leur devoir de citoyens.
13Il me semble que deux forces majeures nous mobilisent et nous permettent de nous engager : la recherche de l’intérêt personnel et celle de l’intérêt collectif.
14La première est naturelle, instinctive. La seconde est plus complexe, à la fois l’expression d’une volonté sociale et d’une volonté individuelle qui veut bien la relayer. Ces deux forces sont surtout présentes chez les acteurs politiques. Le grand reproche fait aux hommes politiques est de se servir des ambitions collectives pour assouvir leurs ambitions personnelles. A eux de jurer leurs grands dieux qu’ils mettent tout leur être au service des intérêts collectifs. La question tourne donc autour de la hiérarchie de ces deux forces : laquelle est au service de l’autre ? En fait, seules les épreuves de la cupidité et de la peur, permettent de connaître la réponse et celle-ci sera différente d’un individu à l’autre.
15Les scientifiques, engagés en Tunisie ou ailleurs pour la cause des libertés, ne l’ont pas fait parce qu’ils étaient des scientifiques, mais parce que leur hiérarchisation des valeurs les a conduits à mettre leurs intérêts personnels au service des intérêts collectifs, nonobstant le paradigme qui les a structuré ou la peur de la répression.
16Nous sommes ici au cœur du problème. Contrairement aux idées reçues, relent d’un passé de mythes et de clichés, conscience ne rime pas plus avec science qu’elle ne rime avec agriculture ou commerce. En fait, nous autres médecins, n’avons pas plus de raison de défendre les droits de la personne que les boulangers, les épiciers, les camionneurs ou les gardiens de prison. Nous n’avons pas moins de raisons non plus.
17Les médecins, comme Hachemi Ayari, ne se sont pas engagés corps et âme dans le combat pour les droits de la personne, en raison de leur statut de scientifiques ou médecins, mais simplement parce qu’ils étaient – ou sont – des hommes capables de fonctionner au-delà du paradigme bio-technique, de surmonter leur peur, de mettre leur force vitale au service de la main invisible qui tend à corriger les excès, à rétablir les équilibres et à hiérarchiser les passions. La participation des scientifiques au combat des droits de la personne, ne découle pas, ou ne s’impose pas du fait de la pratique de la science (qu’on s’entête à vouloir marier avec la conscience), mais de cette conscience libre de toute attache à une activité humaine particulière.
18L’intervention de ces scientifiques dans la défense des libertés, consiste simplement à mettre un peu plus de prestige dans la solidarité et l’engagement. Mais c’est toujours la personne, non son savoir ou ses titres, qui reste le vrai acquis pour de telles causes : merci de votre soutien à Hamma Hammami, enseignant, Abbes Chourou, physicien, Moncef Ben Salem mathématicien, qui payent en ce moment le prix fort de la persécution parce qu’ils ont voulu que la Tunisie vive les valeurs de son époque.
19dans un message au Colloque sur les Scientifiques et les Droits de l’homme (UNESCO Paris, les 8-9 mai 2001)