1L’observation est un thème récurrent en crèche, il est inscrit dans la plupart des projets pédagogiques. C’est un thème très présent dans le cadre de la formation continue, et pourtant…
2Sur le terrain, ce n’est pas si simple ; « on n’a pas le temps » ; « on a le sentiment de ne rien faire » ; « on est débordés ». Souvent abordée, peu élaborée, l’observation reste souvent à la marge du travail d’équipe.
3Tout le monde sait observer, rien n’est plus naturel. Depuis tout petits nous observons le monde qui nous entoure, cela nous a permis de nous développer à travers l’imitation. Grâce à l’observation, nous avons su nous insérer dans la société, dans une culture. Elle favorise nos rencontres, nos ajustements aux autres, mais également notre adaptation à l’environnement. À travers le jugement, l’observation nous permet d’exister ; « il fait beau », « j’ai aimé ce film » ; « je n’aime pas cette chanson ». Lorsque je croise quelqu’un, s’impose à moi une représentation ; « il a l’air sympathique » ou « antipathique », etc. L’observation nous a même sauvé la vie lors d’un passage dangereux en montagne, ou tout simplement, en traversant une route à pied.
4L’observation est par essence subjective ; lorsque nous observons, c’est avec notre appareil psychique, avec notre histoire, notre culture, notre représentation du monde. Si nous rajoutons le fait que nous avons tendance à regarder ce que nous connaissons, qui fait référence, voire nous rassure, nous percevons la difficulté de nous décentrer de nous, adultes, afin de nous recentrer sur le tout-petit. Les risques de projections, d’adulto-morphisme, sont très importants. Le jugement est inhérent à ce type d’observation. Nous avons tendance à tout mélanger : observations, jugements, interprétations.
Un outil
5Dans un cadre professionnel, l’enjeu est de transformer cette observation « naturelle », souvent jugeante donc enfermante, en un véritable outil de travail. Cela demande un travail de différenciation entre ce qui relève de l’impression (cela dit bien ce que cela veut dire) : « j’ai l’impression que… », centrée sur la personne qui l’exprime, de l’observation qui sera une description de ce que fait l’enfant. Lorsqu’un professionnel transmet à son collègue que « cet enfant a bien mangé », nous avons plus d’informations sur le professionnel qui trouve (juge ?) que l’enfant a bien mangé que sur l’enfant lui-même. L’attitude professionnelle demande un travail de décentration de soi.
6Pour nous aider dans ce travail de différenciation, nous pouvons repérer trois étapes dans l’observation professionnelle :
7– La description : c’est l’essence même de l’observation. C’est ce qui permet de subjectiver l’enfant, de le rendre présent dans les représentations des adultes. C’est une narration qui donne corps à la vie psychique du tout-petit. Passer de « il joue bien » à : « Maxime, 18 mois, est assis sur un tapis. Il se penche en avant, prend un cube vert dans la main gauche, un autre bleu dans la main droite. Il regarde alternativement les deux cubes, les rapproche l’un de l’autre. Le visage de Maxime est détendu, le regard concentré… » Passer de ce que ressent l’adulte à ce que vit l’enfant. Lorsqu’un collègue nous transmet une observation, nous voulons « voir » l’enfant, nous le représenter. La description est un recueil d’informations. Il est important de contextualiser l’observation (qui, où, quand, comment, âge, etc.).
8– L’analyse : c’est un temps de réappropriation de l’observation par les professionnels – que comprenons-nous de cette observation ? Quelles hypothèses pouvons-nous en tirer ?
9– La modification, ou la confirmation du cadre : après analyse, est-il nécessaire de modifier quelque chose dans l’environnement afin d’être au plus près des besoins de l’enfant ? Ou bien, au contraire, est-il souhaitable de ne rien changer parce que l’observation montre que l’environnement est adéquat ? Cette étape montre la pertinence de l’observation pour un travail d’autoévaluation mené par l’équipe.
Un soin
10Le langage préverbal du tout-petit nécessite de l’observer avec attention. La verbalisation n’est pas autre chose que la mise en mots du langage corporel de l’enfant. Être présent aux mouvements du bébé, rendre signifiants ses gestes, accompagner l’émergence de sa vie psychique, sont des éléments essentiels du prendre soin du tout-petit. Pour cela, nous allons mettre en place une véritable « attitude observante ». Nous ne sommes plus à distance dans l’observation de l’enfant mais avec lui dans un temps de soin corporel. L’observation dans l’être avec va permettre à l’adulte de s’ajuster à l’enfant, de prendre en compte ses signaux corporels, les verbaliser, accueillir les émotions du tout-petit, les contenir dans une attention continue.
11À travers ces interactions qui s’inscrivent dans la relation enfant-adulte, l’observation devient source d’altérité, d’individuation.
12Personne ne s’est construit tout seul ; le regard porte. Pour le tout-petit dépendant de l’adulte, le regard de celui-ci est essentiel. Les enfants ont besoin d’être regardés avec attention, toujours… Aux regards qui jugent et enferment, nous préférons les regards qui accompagnent, soutiennent, reconnaissent. De nombreuses équipes ont traversé cette expérience autour d’un enfant « qui va mal », qui agit son « va mal » à travers des mouvements agressifs, des moments de désespoir. Les professionnels, parfois, subissent cet enfant qui les malmène, qui les renvoie à un sentiment d’inefficacité, voire d’incompétence. Une réunion s’impose, parler de cet enfant également. Les professionnels partagent d’abord leurs émotions, leurs difficultés, puis ils reprennent le dessus, ils pensent, ils élaborent. Ils ne subissent plus, ils sont actifs, ils échafaudent. Lorsqu’ils sortent de réunion, curieusement, l’enfant va mieux, cela fait l’effet d’un tour de magie. Or point de magie mais un processus à l’œuvre, qui permet aux professionnels de donner du sens à la difficulté, de changer de position vis-à-vis de l’enfant. Et surtout, tous les professionnels le regardent avec une grande attention, un regard qui soutient, qui porte et qui contient.
13L’observation apporte ce regard. Voilà pourquoi, en multi-accueil, tous les enfants ont besoin d’être regardés, même ceux qui vont bien ; c’est une question de prévention.
Des règles
14Plus que des règles, ce sont des propositions qui permettent de nous guider dans le travail d’observation :
15– Une observation ne suffit pas : le premier regard est souvent le regard sur soi-même (« qu’est-ce que cela me fait ? Qu’est-ce que je vois ? »). C’est le regard de la découverte de l’objet observé. Plusieurs observations de la même situation seront conduites.
16– Croiser les observations : lorsqu’un enfant nous questionne, l’observer dans différentes situations (soins corporels, relations, jeux, etc.). Cela nous permet d’avoir un tableau plus précis de cet enfant.
17– En faire quelque chose : « une observation non partagée peut faire violence au professionnel », disait Myriam David. C’est au croisement des regards que se construit le travail d’équipe. Partager les observations, c’est se donner la possibilité de la surprise, de penser différemment, d’être au plus proche des besoins du tout-petit. Observer, c’est ouvrir un espace de pensée.
18– Avoir un projet : regarder tout, c’est prendre le risque de ne rien voir. Il est indispensable de définir l’objet de l’observation ; un enfant, une interaction, un aménagement d’espace, une activité, etc.
19– Écrire : l’écriture, c’est de la mémoire physique ; lorsque c’est écrit, on peut l’oublier. Garder une trace des observations, c’est aussi garantir quelque chose de l’histoire de l’enfant dans l’institution.
20On le comprend, l’observation professionnelle est un outil fondamental qui permet de rencontrer l’enfant dans sa singularité, mais également de s’ajuster le plus finement possible à ses besoins. Cette observation est intimement liée aux connaissances plus théoriques autour du développement de l’enfant, les deux s’alimentent mutuellement et nourrissent les compétences des professionnels. L’observation est un élément central du travail en équipe, faire de celle-ci un véritable « appareil à penser ».
21Que le projet d’observation concerne les enfants, les parents ou les professionnels, toujours son but est d’accompagner, de soutenir, de reconnaître. Pour cela, il doit se défaire des oripeaux du jugement.