« Les tâches de l’écrivain, ce n’est pas fouiller dans les archives familiales. Personne ne s’intéresse à son enfance. Personne de digne, de digne de quoi que ce soit, ne s’intéresse à son enfance. C’est une autre tâche, devenir enfant par l’écriture, arriver à une enfance du monde, restaurer une enfance du monde. Ça c’est une tâche de la littérature. »
1Entre 1988 et 1989, le réalisateur Pierre-André Boutang et la journaliste Claire Parnet proposent au philosophe Gilles Deleuze une série d’entretiens, destinée à être diffusée après sa mort. Le philosophe accepte. Et cette série d’entretiens prend la forme d’un abécédaire pour examiner vingt-cinq thèmes, classés tout simplement par ordre alphabétique. De A comme Animal à Z comme Zig-Zag. Aujourd’hui ce documentaire constitue une œuvre philosophique originale et éclairante sur la pensée de Gilles Deleuze.
2Que pense alors le philosophe Gilles Deleuze de l’enfance ? Le chapitre vidéo qui porte sur l’enfance est surprenant, mais aussi, avouons-le, décevant par le cheminement que suit la pensée. Tout ce chapitre dure plus de trente minutes, durant presque vingt-cinq minutes, Deleuze ne parle absolument pas de l’enfance. Il raconte, sur le ton léger de la conversation, des histoires de son enfance : les déménagements de sa famille dans le 17e arrondissement de Paris et les fluctuations du marché immobilier, le portrait de ses parents, son amitié avec Pierre Halbwachs, fils du sociologue Maurice Halbwachs, le lycée Carnot où il est passé à côté du cours de Merleau-Ponty en terminale car il n’a pas demandé à changer de classe, et quelques événements relatifs à la Seconde Guerre mondiale. Le moins que l’on puisse dire, c’est que tout cela, même dans la bouche d’un grand philosophe comme Gilles Deleuze, n’a pas grand intérêt.
3Au bout de vingt-quatre minutes d’entretien, un coup de théâtre survient. Peut-être Gilles Deleuze se rend-il compte que ce qu’il raconte n’a pas vraiment de contenu philosophique. Les anecdotes relatives à son enfance parisienne peuvent bien satisfaire notre curiosité, mais tout cela ne nous dit rien de l’enfance comme objet de réflexion philosophique. La journaliste Claire Parnet finalement l’interpelle : « Ton enfance semble avoir peu d’importance pour toi… » Gilles Deleuze acquiesce et se lance dans un développement visant à montrer que l’enfance en général, pour qui que ce soit, n’a pas grande importance. Apparaît alors dans son propos une volonté de disqualifier l’enfance comme objet de réflexion. Cette volonté de disqualification de l’enfance est étrange par sa radicalité, et même par sa violence, détermination qui culmine dans cette affirmation, prononcée comme une sentence définitive : « Personne de digne ne s’intéresse à son enfance. » Il est indigne de parler de son enfance, et aux yeux du philosophe, c’est même quelque chose de dégoûtant. L’argumentation que développe Deleuze dans la suite est pour le moins confuse et parfois surprenante.
4Tout d’abord, pour expliquer cette indignité de l’enfance, Deleuze développe en réalité une théorie de la littérature. S’il est indigne de parler de son enfance, c’est que cela nous détourne de l’horizon que vise toute grande littérature. Pour justifier cela, Deleuze se saisit alors d’un livre qui se tenait justement là, sous sa main, un recueil de poèmes d’Ossip Mandelstam. Et il lit un passage de ce recueil pour justifier son point de vue. Selon Mandelstam, et c’est cette idée qui retient l’attention de Deleuze qui en fait alors la lecture, la « mémoire est non pas d’amour mais d’hostilité, et elle travaille non pas à reproduire mais à écarter le passé ». Contre l’idée d’une mémoire bourgeoise et satisfaite d’elle-même, qui se plaît à se remémorer les moments agréables de l’enfance, Mandelstam, au contraire, défend l’idée que le problème n’est pas de retenir ce passé glorieux et idéal, mais au contraire de lutter contre un passé qui a été dur et éprouvant. Il doit être hostile à son passé, car rien dans ce passé ne l’aide à vivre. Pour Deleuze, en parlant de l’enfance, on se remémore un passé avec un rapport d’amour, alors qu’il conviendrait de développer une hostilité à l’égard de notre enfance. Dès lors, nous comprenons que celui qui est hostile à son enfance n’en parlera jamais.
5Deleuze ne fait pas de ce rapport d’hostilité à l’enfance une obligation pour chacun. Cette obligation n’incombe qu’à ceux qui se donnent la mission d’écrire. C’est, en réalité, une théorie de la littérature qui sous-tend donc cette indignité de l’enfance. Pour le philosophe, on n’écrit pas pour raconter son enfance. Ce serait là se rabattre sur quelque chose de personnel et de privé qui n’intéresse que celui qui parle. Alors que justement, tout le travail de l’écrivain est d’échapper à sa singularité et à sa sphère privée pour rejoindre peut-être, par les mots, le monde de l’autre, ou le monde commun. Le vrai et grand écrivain ne parle pas de l’enfance. Voulant étayer ce point, Deleuze donne alors un exemple étonnant en la personne de Proust : « Si quelqu’un ne s’est pas intéressé à son enfance, c’est Proust, par exemple. » Exemple pour le moins surprenant. Deleuze a écrit un livre très précis sur Proust, Proust et les signes, qui est une lecture fine et originale de La recherche, qu’il connaît bien. Or, les grands épisodes de cette œuvre, très largement autobiographique, font souvent référence à l’enfance du narrateur. Il chérit son enfance et porte dans son cœur des moments forts de son enfance et des figures centrales, à commencer par l’épisode célèbre de la petite madeleine, ainsi que sa mère, sa gouvernante Françoise, sa tante Léonie, etc. En un sens, dans une grande partie de son œuvre, Proust ne parle que de son enfance.
6Probablement conscient de l’objection qui pourrait lui être faite, Deleuze propose alors de concevoir l’entreprise littéraire comme une tentative pour pousser le langage à ses limites. La littérature consiste à pousser le pouvoir des mots au bord de l’inexprimable. Comme il le dit, porté à ses limites, il y a un « devenir animal » du langage. Il devient presque cri, force et expression pure. C’est dans ce même ordre d’idées qu’il y a un devenir enfant du langage. Poussé à ses limites, le langage retrouve quelque chose de l’enfance. Le développement du langage induit une sorte de retour à ses origines. C’est pourquoi Deleuze peut dire que l’écrivain ne cherche pas à retrouver le monde de l’enfance, mais plutôt l’enfance du monde. Mais le mot « enfance » n’a plus, dans cette dernière expression, qu’un usage métaphorique. Rien de l’enfance en tant que telle ne mérite de subsister dans l’œuvre littéraire.
7Gilles Deleuze propose donc une étrange condamnation du récit de l’enfance. Il va jusqu’à dire que faire appel à son enfance est une « dégoûtation ». Après nous avoir parlé pendant plus de vingt minutes de son enfance, Deleuze est dégoûté et indigné par ceux qui parlent de leur enfance. Peut-être y a-t-il dans cette indignation quelque chose de la pudeur ? Parler de son enfance, c’est en faire quelque chose de public alors que, dans son essence même, elle est quelque chose de très intime. L’intimité de l’enfance, faite de souvenirs et de mémoires, d’émotions et de sentiments, est et ne peut être que quelque chose de personnel et de privé. Au contraire, l’acte d’écrire suppose de mettre dans la sphère publique une idée qui était au départ dans notre seul esprit. L’écriture est toujours publicité. L’enfance est notre intimité. Alors puiser dans l’intimité de notre enfance, pour trouver des raisons d’écrire, c’est en quelque sorte trahir cette enfance elle-même. Car personne ne vit son enfance dans le but de la raconter avec satisfaction et talent. Il faut alors penser, en suivant Gilles Deleuze, que le véritable talent de l’écrivain naît du dégoût de l’enfance. Peut-être avons-nous tous des comptes à régler avec la nôtre ? Peut-être arrive-t-il à certains de détester leur enfance, ainsi que le souvenir qu’ils en ont ? Tout cela est possible. Toutefois, il ne suffit pas de détester son enfance pour devenir un grand écrivain. Au contraire, ce que l’on peut voir chez un grand écrivain comme Proust, c’est plutôt un double mouvement vis-à-vis de l’enfance, à la fois de vénération, d’admiration mais aussi de distance et de recul. L’enfance est à la fois un trésor et une perte. Pour l’écrivain, l’enfance est un paradis, mais c’est un paradis perdu.