Notes
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Ceux qui liront ici un humble mais appuyé hommage au Pinocchio de Colloni ne seront pas loin de la vérité…
1C’est décidé, à Noël, nous irons chercher un « Pinoch [1] » au magasin des rêves parentaux. Au grand magasin. Il y aura des guirlandes et des lumières partout, et la lune, trop blême, fera un diadème sur tes cheveux fous. On le trouvera bien, dans les rayonnages, en cherchant un peu. Dans ces bulles de verre alignées, de toute taille, où s’éternisent d’adorables cyber-bambins. Cryogéniques. Enveloppés d’un halo de fumées azotées qui leur donnent l’air d’anges éthérés.
2Notre petit ange. Je sais, tu hésites, entre une brunette pétillante au caractère impétueux et bohème, et un sombre rêveur, mathématicien et un brin poète. Tu as besoin de réfléchir. Tu préférerais prendre un peu plus de temps pour consulter les fichiers du Centre de génomique international. Tu implorerais presque quelques jours de délai supplémentaire. Non, il faut se décider, la date approche à grands pas de limite de consommation du bon « Pinoch » que nous avons gagné à la loterie de la vie. Il faut le faire, vite ; tu peux le faire, maintenant. Allez !
3Tu choisis de te le faire livrer. À domicile. Un ultime doute pour l’âge : 3 mois ? 6 mois ? 1 an, ou davantage ? Tu es bien résolue à te passer des premières semaines, tu le préfères un tantinet « formé », ton « baby », et puis les nuits de veille, les biberons à préparer, les couches à changer, les gna-gna et les gnan-gnan, c’est pas vraiment ton truc, alors ? Oui, tu ne le veux pas non plus trop vieux, « c’est tellement mignon tout petit ! », 6 mois, c’est trop, « tu te rends compte, il s’assoit déjà ! » Va pour 4 mois. Adopté.
4Lundi, c’est Noël, notre « Pinoch » arrive. Faudra bien le vérifier à la livraison, les Drime ont eu une drôle de mauvaise surprise avec le leur, il avait la puce du servo-contrôle émotif détraquée : moralité, à chaque stress, c’était une vraie fontaine, des larmes en veux-tu, en voilà, à écoper. Ah non, ça va ! Si en plus, faut veiller à ce que monsieur ne pleurniche pas de trop, rapport aux micro--circuits et aux risques d’électrocution… Manquerait plus que de se prendre le jus en serrant son enfant dans ses bras pour le consoler ! Et les Wonce, avec leur adorable poupette de 2 ans, livrée tout juste décongelée, même pas le temps d’être convenablement conditionnée… Elle, tout ce qu’elle serrait dans ses bras se retrouvait en miettes ou passablement endolori, un problème de réglage mal finalisé du rhéostat de force musculaire. C’était la panique quand, à peine haute comme trois pommes, elle piquait une colère !
5Elle est là. Trop belle. Avec plein de cheveux, noirs comme ceux de sa mère, et des yeux, des yeux… immenses et clairs. Elle est craquante. J’ai tout vérifié, avec attention, deux fois plutôt qu’une. Elle a l’air de fonctionner impeccablement, un vrai chef-d’œuvre de précision technique. Le xxie siècle est vraiment un siècle merveilleux. Quelle chance d’y être né ! Et vive le progrès !
6Je me suis réveillé d’un coup. J’avais l’impression de suffoquer, je haletais. J’emportais cette dernière image de rêve : j’étais dans les bras d’une géante de métal qui me serrait, me serrait à m’étouffer, avec un sourire diabolique. De sa bouche, quelques fils électriques pendaient.
7Tu dormais. Ton épaule nue. La chaleur de ta peau. La couverture enroulée autour de tes jambes. Je me suis collé à toi, tout contre. Tu as eu alors ce furtif et si délicat mouvement que j’aime tant, ta main venant enserrer ma taille, et… je me suis rendormi.
8Je t’ai raconté mon rêve au matin, ça t’a fait rire. Aux éclats. J’adore quand tu ris. Je t’ai parlé d’un autre temps, peut-être à venir, qui serait peuplé de robots tellement perfectionnés, sensibles, capables d’aimer, développant au contact des rares humains encore « en circulation » un répertoire infini d’émotions, de désirs, de rêves et de souvenirs.
9« Alors, j’ai un “Pinoch” dans le bidon, tu crois ? »
10J’ai fait un saut, en versant le café.
11« Quoi ? »
12Tu souriais. J’avais l’impression de perdre pied, les tommettes tremblaient. Sûr, le sol allait s’effondrer, la bâtisse vacillait, c’était la fin. Ou le début, je ne savais plus. Qu’est-ce que tu venais de dire, là ? Qu’est-ce que tu as dit ? Tu souriais toujours, la main sur le ventre, à le caresser. Plat, le ventre, total plat. « Quoi ? » j’ai répété. Tu t’es rapprochée, tu m’as pris dans tes bras et tu m’as chuchoté doucement, si doucement à l’oreille : « Et on l’appellera comment, ce Pinoch de rêve ? »
13Je suis sûr que mon servo-contrôle émotif a rendu l’âme à cet instant précis !
14« Un bébé ?… Tu es enceinte ? On va avoir un bébé ? On va… Dis-moi, dis-moi … » C’était fiesta latina d’un coup, en dedans de moi et partout à la fois, salsa, chacha, ragga, musica… Digame amore, on va avoir un bébé ? Y avait la banda cubana, toutes les fanfares des fêtes de Dax, Ska P, l’Orchestre national de Barbès, la clica de Pampelune et tous les tarafs, les gypsies, les griots de Bandiagara, les muftis de toutes les mosquées du Maroc et les shohets des synagogues du monde entier, qui répétaient la même question. Bandonéon, accordéon, contrebasse, violon, on va avoir un bébé !
15« Doucement… »
16Je crois que j’ai dû la serrer un peu fort, l’agiter en tout sens, notre bébé se souviendra peut-être un jour de son shaker de père qui l’a accueilli avec des rayons de soleil dans les yeux et de la musique plein les oreilles. Des rayons de soleil et puis des larmes, des larmes. J’ai couru chercher quelques draps et autant de cuvettes pour les éponger. Tu ne souriais plus, tu riais. Ça te fait rire de me voir pleurer ?
17« Doucement, tu vas l’écrabouiller, il est tout petit encore, tu sais. »
18Je l’ai lâchée d’un coup, comme paniqué. Je venais d’écrabouiller mon bébé. En pâté, en morceaux le bébé, la coquille fêlée, aplatie la morula. Je me suis reculé. Je l’ai regardée, elle faisait pas enceinte, elle était pareille que la veille, au coucher. Les cheveux en pétard peut-être, et du sommeil dans les yeux mais bon, ça fait pas enceinte, ça. Je lui ai caressé le ventre tout doucement, je n’ai rien senti bouger. Tu es où, bébé ? Tu te caches ? Sors de là que je te vois ! Ho, ho, bébé ! Montre-toi ! Tu es là ?
19« Il est là ? »
20Elle riait franchement et je devenais de plus en plus dément, dément précoce, le nouveau père. J’allais être père ? Père !
21Je riais, je pleurais, et elle me serrait tendrement, me berçait presque contre son ventre plein de nous.
22Son ventre plein de nous.
23Je lui ai dit de s’asseoir, de faire attention, de se reposer, je lui ai demandé si elle voulait boire quelque chose de frais, manger, une douceur, un fruit. Je me transformais déjà : à ce simple mot, juste quelques secondes après ces quatre lettres magiques, presque à l’instinct, je devenais autre. Protecteur de ce bidon d’amour et de celle qui le portait, et de celui ou de celle qui s’y cacherait encore neuf mois.
24Neuf mois ? Non ! Je ne tiendrai pas neuf mois, neuf mois à attendre, c’est trop long, c’est pas possible, j’y arriverai pas, comment on va faire ?
25« Oui, il… ou elle… est là. » Elle a pris ma main et l’a délicatement posée sur son ventre. « Arrête ! Ça va. Tu vas pas commencer à t’inquiéter ! »
26M’inquiéter ? Mais attends, bien sûr que je vais commencer, je ne vais même pas arrêter, je vais m’inquiéter jour et nuit, soir et matin, dès que je te verrai fatiguée ou soucieuse, dès que tu te plaindras de ci ou de ça, toujours, tout le temps, à partir de maintenant et jusqu’à la fin des jours ! Pendant la grossesse, à l’accouchement, les premiers jours, les premiers mois, les premières années. Même après, quand il ou elle sera grand, à l’école, au lycée, s’il ou elle y va. Quand il ou elle sera vieux, marié peut-être, quand nous serons grands-parents, quand nous serons vieux, au soir de nos vies, je m’inquiéterai toujours. Tu viens de me prendre un abonnement à vie à l’inquiétude. J’ai ma carte de perpétuel angoissé. Je suis père. Je serai toujours un père inquiet. Les pères sont des inquiets de naissance, du jour où ils naissent, ils font l’expérience du souci, avoir du souci pour, se soucier de. Ma fille, mon fils, je me fais du souci pour toi. Cela ne m’inquiète pas trop. Je trouve ce sentiment banalement et merveilleusement humain. Je suis heureux de me soucier si fort de toi. Et de ta mère.
27Musica latina. Fiesta.
28Je vais avoir un bébé. Je vais avoir un bébé. Oui, moi. Je vais bientôt voir ce petit gars ou cette choupette courir entre nous. Je vais avoir un bébé. Pourquoi ne pourrais-je pas dire les choses comme ça ? Je vais avoir un bébé. Je le porte au creux de moi, en dedans de mes rêves, de tout ce qui me fait, je le serre tout contre moi. Sa mère le porte en dedans d’elle, vivant, de chair et de sang, qui grandira, grossira, et moi je le porte aussi, différemment. Tout différemment. Mon bébé.
29Mon bébé de toi. Notre enfant à nous.
30Bébé.
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Ceux qui liront ici un humble mais appuyé hommage au Pinocchio de Colloni ne seront pas loin de la vérité…