Couverture de SPI_088

Article de revue

Soutenir les capacités sociales précoces des jeunes enfants… et accompagner les rencontres entre pairs

Pages 87 à 96

Notes

  • [1]
    Je travaille à l'Institut Pikler de Budapest depuis 2002, et depuis 2009 je suis salariée de la crèche en tant que pédagogue. J’anime des ateliers sur ce sujet pour des spécialistes.
  • [2]
    Le développement du comportement social est défini avant tout par la relation avec les adultes prenant soin de l’enfant.
  • [3]
    E. Pikler, Que sait faire votre bébé ?, Budapest, éditions Medicina, 1967, 6e éd., p. 77.
  • [4]
    Je pense principalement aux écrits et commentaires de vidéos de J. Falk, M. Vincze, E. Kálló et A. Tardos.
  • [5]
    JátékTér, programme de la Maison Pikler de Budapest proposé à des parents et à leurs enfants de 6 à 30 mois.
  • [6]
    M. Tomasello, Why We Cooperate, Londres, Boston Review Book, 2009.
  • [7]
    Élément piklérien de grande motricité.
  • [8]
    Les recherches de E. Herrán et de E. Csillag, E. Mózes, E. Rosenbaum, analysent en détail le comportement de l’auxiliaire dans de telles situations.
  • [9]
    Pour un observateur extérieur, le résultat obtenu par l’auxiliaire avec uniquement un mot ou un regard est à peine perceptible.
  • [10]
    E. Pikler, op. cit.

1 Au cours de mon travail avec les auxiliaires [148], je constate que la plupart des situations difficiles pour les personnes travaillant en crèche concernent le comportement social des enfants entre 1 et 3 ans. Souvent on caractérise ce comportement comme centré sur soi, impulsif, agressif. Derrière ces expressions, on reconnaît les difficultés éprouvées par l’enfant dans des situations à plusieurs, par exemple lors de jeux en commun : incompréhension de l’autre, conflits, agressions. À cet âge les enfants prennent souvent les jouets des mains des autres, ne cèdent pas leurs propres jouets, s’approprient un territoire, un espace de jeu où ils ne laissent pas entrer leurs camarades, poussent, frappent, se repoussent les uns les autres, et on pourrait continuer longuement l’énumération des interactions à la vue desquelles l’adulte devra intervenir, ou du moins se poser la question de son intervention et de la nature de celle-ci.

2 En tant que pédagogue à la crèche Pikler, et d’après l’expérience professionnelle accumulée pendant des années, il m’apparaît que le développement du comportement social des enfants de 1 à 3 ans est un processus très complexe. C’est à la maison que les enfants acquièrent leurs expériences les plus importantes dans ce domaine [249] ; pourtant, le rôle de la crèche est également déterminant. À la crèche, outre les conditions matérielles (lieux de soins et de jeux adéquats, assortiments de jouets adaptés aux capacités et aux intérêts de l’enfant, équipe d’auxiliaires stable, continuité des relations, etc.), l’attitude, le rôle des auxiliaires, leurs tâches liées aux enfants, déterminent de façon fondamentale (aident ou entravent) le développement des compétences sociales des enfants.

3 Pour que l’enfant apprenne à avoir du plaisir à être en compagnie de ses pairs, à agir avec eux, tout en conservant son intégrité (c’est-à-dire sans abandonner ses désirs, ses projets, ses intérêts), il doit beaucoup apprendre, mûrir, tout en se sentant en harmonie avec lui-même. Dans cet article on essaye d’analyser comment la relation avec l’adulte facilite la prise de contact et une meilleure compréhension des pairs.

4 Dans son livre Que sait faire votre bébé ?, au chapitre « Passage à la petite enfance », Emmi Pikler écrit, à propos de l’apprentissage du comportement social : « La tâche est grande, nouvelle et difficile pour l’enfant, et pour nous aussi. Son accomplissement demande beaucoup de patience, de temps. Ne soyons pas pressés ! N’essayons pas de faire du nourrisson du jour au lendemain un être poli, bien élevé, adulte, qui assume sa place au sein de la société. Il nous faut, pour nous comme pour l’enfant, avancer progressivement, pas à pas [350]. »

5 À la crèche, nous nous efforçons d’assurer la sollicitude, la patience, l’attention nécessaires à l’accompagnement des petites étapes du développement social. Pour que le soutien du développement soit personnalisé, nous devons avant tout bien connaître l’enfant.

6 La connaissance de l’enfant dans sa complexité, l’appréciation du niveau de sa maturité sociale et relationnelle, est possible en crèche principalement dans des situations de soins à deux : un adulte, un enfant, lorsqu’ils coopèrent à l’accomplissement d’une tâche commune (par exemple, changer une couche). Pikler et ses collaborateurs, par l’analyse de leurs observations [451], reconnaissent le rôle primordial des situations de soins quotidiens dans l’apprentissage des relations sociales. Ils savent que ce sont les situations mettant adulte et enfant en présence qui forment la base de l’apprentissage de l’ajustement mutuel et de la coopération, de l’« être avec l’autre ».

De la relation avec l’adulte à la communication avec ses pairs

7 Les compétences sociales les plus précoces du nourrisson se manifestent la première fois lors des moments passés ensemble avec le soignant principal. L’adulte soutient instinctivement l’épanouissement de ces compétences. Il suit avec une attention particulière le comportement du nourrisson, observe ses signaux, perçoit souvent une intention de communication dans ses manifestations encore souvent aléatoires mais adaptées à la situation. Il essaie de donner à ce genre de signaux une réponse adéquate.

8 La dynamique de l’énonciation et de la réception, caractéristique du dialogue, se forme dès la période où le nourrisson n’a pas encore de mots et où l’on ne peut alors qu’émettre des suppositions concernant sa compréhension de la parole. Le nourrisson devient capable de suivre le rythme du dialogue, il énonce, puis attend. Dans une situation d’attention commune, il réagit au contenu de l’énonciation. Il reflète le style de communication, l’humeur, les gestes, la mimique de l’adulte. Des habitudes, des rituels communs émergent. Leur répétition aide l’enfant à devenir compétent dans cette communication à deux personnes.

9 Le dialogue avec l’adulte (y compris le non-verbal) peut être fluide dès les premiers mois. L’adulte et le petit enfant s’adaptent mutuellement l’un à l’autre dans la communication. Au début c’est l’adulte qui énonce davantage. Mais lors du dialogue mené avec l’adulte attentionné et sensible, l’enfant expérimente tôt que ce qu’il dit est important. Il prend alors de plus en plus d’initiatives, il ne fait pas qu’influencer le dialogue mais peut en être l’initiateur, le meneur.

10 Pour l’enfant placé en situation de coopération, expérimenter le fait de se comprendre avec son partenaire adulte est important, non seulement parce que, dans la situation donnée, le but (effectuer ensemble la tâche à accomplir) se réalise, mais aussi parce qu’une telle interaction sert de modèle à la façon dont il pourra se comporter dans des autres situations de dialogue. Ainsi, au cours de la coopération, c’est la communication même qu’il apprend, y compris l’expression de soi, l’attention à l’autre. Il est important pour l’enfant, avant d’accéder au langage verbal, de réussir à créer un « dialogue » sensé. (C’est une erreur de penser que la maîtrise de la parole est une condition de base de l’activité commune, de la coopération.) Il teste cette capacité, non seulement sur le partenaire qui le comprend bien mais aussi sur d’autres.

11 Dans les groupes enfants-parents [552], nous avons eu des expériences intéressantes en observant que les petits enfants font très tôt la différence entre les partenaires de communication potentiels. Dans ces groupes, ils s’adressent le plus facilement et le plus souvent à leurs parents. Mais, assez rapidement, quand ils bougent avec plus d’assurance dans le groupe, on voit souvent que lorsque les enfants initient un dialogue, ils se tournent plus volontiers vers un adulte qui leur est inconnu plutôt que vers un autre enfant. Ils apportent à des parents « étrangers » se trouvant dans la salle ballons, verres, différents objets, entament le « jeu de tiens-merci », leur sourient, les saluent. Nous pensons que c’est parce qu’ils supposent que l’adulte (même inconnu) répondra à leur initiative par une réaction compréhensible, plus prévisible que celle d’un autre enfant d’âge proche (1-3 ans). La communication réussie, la compréhension mutuelle avec l’étranger est pour eux source d’inspiration supplémentaire pour réessayer. En général, l’enfant qui fait de telles expériences les réitère lors des séances suivantes, dans le groupe.

12 Selon nos constatations, il est moins gratifiant pour le petit enfant d’essayer de se mettre d’accord, de coopérer, d’arriver à une compréhension mutuelle avec un autre enfant d’âge semblable. C’est une tâche difficile de reconnaître les intentions, projets, réactions de l’autre, et c’est risqué. Par exemple, on voit souvent que l’autre n’accepte pas l’objet qui lui est tendu, ou bien il l’accepte, mais au lieu de le rendre, il s’enfuit avec ou le cache derrière son dos. Si la réponse est une réaction inattendue comme celles-là, l’initiateur peut être désappointé et perdre son envie de prendre des initiatives. Il peut exprimer sa déception de plusieurs manières, son comportement peut même générer des conflits.

13 Il y a de grandes différences entre des enfants d’âge proche (1-3 ans) dans leur façon de prendre des initiatives envers leurs pairs, dans la compréhension des intentions de l’autre ou les réponses apportées. Il y a des petits enfants qui sont plus patients, « lisent » mieux les signaux de l’autre, certains aussi réessaient plusieurs fois les mêmes stratégies inefficaces. Par exemple, ils tentent avec insistance de mettre le jouet dans la main fermée de l’autre, qui ne comprend pas son intention ou ne veut pas l’accepter. On constate généralement que, tant dans les groupes enfants-parents qu’à la crèche, les enfants reviennent vers celui avec lequel ils ont réussi une interaction, une activité commune. Selon notre expérience, les enfants font des efforts considérables pour bien connaître chacun de leurs camarades, pour savoir quel « dialogue », quelle coopération sera possible, et avec lequel d’entre eux.

Une « situation de tâche commune » avec un adulte comme modèle d’interaction

14 Pour que le petit enfant travaille sur la construction de relations avec ses camarades et pour qu’il le fasse avec attention et tact, il a besoin de se retrouver souvent dans des « situations de tâche commune » avec l’auxiliaire, comme l’habillage, le repas ou le change. En effet, c’est dans de telles situations qu’il apprend, qu’il intègre les stratégies, attitudes de communication qui pourront l’aider dans la coopération avec ses camarades. C'est dans ces situations de soins qu’il apprend, par exemple, que l’on peut ne pas prendre un objet des mains de l’autre mais le demander. Il peut aussi apprendre que si l’autre ne réagit pas immédiatement, ça vaut la peine d’attendre. Ou que s’il ne réagit pas de la façon attendue, on peut aussi l’accepter, s’y adapter.

15 Dans une scène fixée sur vidéo, Eva, l’auxiliaire, après avoir habillé Mariann (13 mois), lui met du spray dans son nez bouché. Avant de le faire, elle veut essuyer le nez de la petite fille avec un mouchoir. Elle se baisse pour prendre le mouchoir. « Je prends un mouchoir. Je voudrais t’essuyer le nez », lui dit-elle. Mariann se détourne, s’éloigne d’un pas sur la table à langer, et elle montre du doigt quelque chose sur le papier au mur. « Tu n'aimes pas ça [le mouchage], n’est-ce pas ? » poursuit Eva, exprimant qu’elle comprend la réaction de l’enfant, et sa main tenant le mouchoir suspend alors son geste. Puis Eva répond aux « questions » de Mariann relatives au papier. Lorsque ce dialogue qui répond à l’intérêt de la petite fille se termine, Eva répète ce qu’elle voudrait, puis essuie le nez de Mariann, qui à ce moment-là aide Eva pour ce faire. Après cela, le fait de lui mettre le spray est pour Mariann plutôt une expérience intéressante qu’un désagrément. Eva attend avant chaque geste, dit ce qui va se passer, attend les réactions de la petite fille, s’y adapte, et n’agit qu’après. Tout le processus ne dure pas plus de 50 secondes.

16 Dans de telles situations de soins, au cours de la coopération avec l’adulte, l’enfant apprend, expérimente plusieurs aspects de l’ajustement au comportement de l’autre, par exemple :

17 – rester durablement dans une situation de tâche commune (dialogue permanent) ;

18 – reconnaître, comprendre le projet, l’intention de l’autre ;

19 – attendre que la situation d’attention réciproque se crée, créer cette situation ;

20 – préparer l’autre à ce qui va se passer ;

21 – laisser à l’autre le temps de comprendre la situation, d’y réagir (selon son propre rythme) ;

22 – rester ouvert à une réaction inattendue de l’autre ;

23 – respecter la réponse, l’initiative de l’autre ;

24 – prendre en considération les réactions émotionnelles de l’autre ;

25 – respecter le « tour de parole » de chacun : énoncer/prendre l’initiative, répondre/réagir ;

26 – modifier son plan/projet/réaction dans l’intérêt de la coopération.

27 La coopération qui s’est réalisée entre Eva et Mariann est un plaisir visible pour elles deux, pourtant la tâche à accomplir ne l’était pas a priori.

28 La compréhension mutuelle, les efforts pour s’adapter l’un à l’autre peuvent être source de plaisir dans les jeux communs des enfants, au même titre que dans la coopération avec l’adulte. Très tôt, s’ils reconnaissent le projet de l’autre et comprennent son intention, et si l’adaptation à l’autre ne demande pas trop de renoncements, les enfants aident même volontiers les autres. Selon Tomasello [653], le désir d'activités communes, la volonté d’aider, l’altruisme, sont des manifestations innées, génétiquement déterminées.

29 On voit souvent que ce qui augmente le plaisir du jeu commun, outre le « faisons à deux », c’est lorsque l’enfant peut faciliter l’activité de l’autre, s’il peut réussir à se synchroniser, à s’adapter. L’exemple suivant, qui se déroule à la crèche, l’illustre.

30 Luise (2 ans) et Barbara (2 ans et demi) grimpent en haut de l’échelle-triangle [754], la traversent, puis descendent par la rampe. La traversée représente encore une difficulté plus importante pour Luise que pour Barbara, son aînée de sept mois. Ce matin, pour la première fois, elles sont montées ensemble sur le triangle, en se gênant un peu. Au deuxième tour Barbara a laissé passer Luise, a attendu que cette dernière arrive en bas de la rampe, puis elle a commencé l’escalade. Après être arrivée en bas, elle a signalé à Luise que cette dernière pouvait commencer à son tour. Et Luise a effectivement commencé à monter de l’autre côté. Dans la suite du jeu, elles s'attendaient mutuellement, et au bas de la rampe où elles se retrouvaient, elles se souriaient.

31 Visiblement, elles trouvaient du plaisir à faire la même chose chacune à son tour, à s’attendre en bas de la planche, à s’harmoniser en rythme, à comprendre la dualité action-attente. On peut reconnaître, dans l’activité commune de ces petites filles, plusieurs éléments du comportement de coopération entre Eva et Mariann, tels qu’énumérés plus haut.

Quand l’aide de l’adulte est nécessaire

32 Dans le cas d’enfants aussi jeunes, la coopération avec un camarade ne se réalise pas toujours de façon aussi harmonieuse. Souvent, le petit enfant ne réussit pas à transposer dans la communication avec son camarade les compétences, les stratégies utilisées quotidiennement dans sa relation avec l’adulte qui le connaît bien. C’est alors à l’adulte d’aider, de soutenir le « dialogue » (je ne pense pas uniquement à la communication verbale, mais aussi à l’harmonisation dans une activité) entre les enfants, sans leur retirer l’initiative, la possibilité de faire progresser la situation.

33 Pour que l’adulte puisse réagir de façon adéquate aux moments difficiles entre les enfants, il doit comprendre la situation donnée, l’intention derrière le comportement des protagonistes. En outre, il doit savoir où en sont les enfants dans le développement de leur comportement social. Il lui est même utile de savoir comment se construit en général l’apprentissage social des enfants, quels sont les comportements caractéristiques de cet âge, et quelles peuvent être les attentes réalistes envers ceux-ci.

34 Lors de situations difficiles se présentant entre les enfants, l’adulte « lit » les signaux des enfants, de la même façon qu’il le ferait dans une situation à deux (adulte-enfant). Il observe aussi les résultats auxquels parviennent les enfants par eux-mêmes et, s’ils sont bloqués, en identifie la cause.

35 S’il intervient, avec ses mots, l’expression de son visage, sa proximité, son regard :

36 – il ralentit les enfants, pour qu’ils aient le temps de réfléchir au comportement de l’autre, suspend la situation, c’est-à-dire donne un nouveau rythme à la communication ;

37 – modélise l’attitude d'observation (par son langage corporel), ce qui aide les enfants à s’arrêter et à observer l’autre ;

38 – met des mots sur ses observations : par exemple, que veut ou ne veut pas l’autre, dans quelle humeur, dans quel état d’esprit il se trouve ;

39 – enfin, si les enfants n’arrivent pas à résoudre leur difficulté, il propose une solution pour améliorer la situation. Il s’agit bien d’une proposition puisque, par son intervention, il n’enlève pas aux enfants la possibilité d’un comportement actif, de la décision.

40 À Lóczy, c’est ce que nous appelons la médiation[855]. De cette façon, on aide l’enfant à mieux comprendre la situation et/ou à atteindre un état (émotionnel et mental) où le dialogue avec le camarade peut se poursuivre, recommencer ou prendre paisiblement fin.

41 À l’âge où les enfants comprennent déjà bien les normes de comportement, connaissent les règles de la vie en société, une forme fine, quasi « invisible » de la médiation peut aussi être une aide dans les conflits [956]. Le regard de l’adulte, un seul mot à voix basse de sa part peut résoudre les difficultés entre les enfants dans les cas où la relation de confiance entre l’adulte et enfant est déjà construite. Les enfants plus grands ayant plus de pratique des situations difficiles ont juste besoin qu’on leur « rappelle » qu’ils peuvent trouver une solution par eux-mêmes.

42 Tim et Bernard ont beaucoup joué ensemble dans la matinée. Ils ont essayé de construire ensemble. Puis, lorsque Tim prend l’un des petits camions en bois, Bernard regarde avec intérêt comment Tim cherche des cubes de construction pour les mettre sur le plateau du camion. Pendant que Tim regarde les cubes, Bernard commence à pousser le camion. Tim met la main sur le camion et essaie de le diriger vers lui-même, mais Bernard ne le laisse pas faire. « C’est moi qui l’ai choisi [le camion] ! » crie Tim d’une voix plaintive. « Tu l’as déjà posé, dit Bernard avec véhémence, et c’est moi qui l’ai pris. » L’argumentation des enfants montre qu’ils ont déjà intériorisé certaines règles, pour autant, Bernard prend le camion des mains de Tim et le cache derrière son dos. Pendant un moment, ils s’arrêtent tous les deux et tournent leur regard vers l’adulte.

43 De telles situations ont souvent lieu dans tous les groupes de crèche. La suspension du conflit, l’attente, la recherche du regard de l’adulte, sont les signes que les enfants attendent son intervention.

44 Judith, qui connaît bien les enfants, aimerait rétablir la paix, calmer la tension des enfants. Parce que les enfants ont suspendu la communication, elle comprend qu’ils sont prêts à accepter son aide, à écouter sa proposition de solution. Il est intéressant de voir comment, dans cette situation tendue, conflictuelle, elle évite les unes après les autres les formes de comportement stéréotypé qui, selon notre expérience, ne feraient qu’aggraver le conflit ou augmenter le sentiment d’impuissance des enfants, ou encore feraient naître le dépit ou la honte. Ainsi :

45 – elle ne demande pas qui avait le camion en premier ;

46 – elle ne mentionne pas que Bernard l’a pris de force ;

47 – elle ne juge pas la situation (qui a raison, à qui revient le camion de droit) ;

48 – elle n’essaie pas de leur retirer l’objet de la dispute ;

49 – elle n’est pas pressée, n’élève pas la voix, ne semble pas frustrée ou irritée.

50 Simplement, elle prend sur l’étagère deux autres camions, qu’elle pose dans l’espace vide par terre entre les deux enfants. Bernard met le camion initial dans la main de Tim et prend ceux proposés par Judith. Tim retourne à sa place de départ pour continuer le jeu. Bernard pose les camions et s’en va.

51 Le fait de proposer les camions pris sur l’étagère, de les placer par terre entre les enfants, dans le no man’s land, est un geste en même temps concret et presque symbolique. Par là, Judith propose, crée l’occasion pour que les enfants puissent participer activement à la résolution du problème. Tim n’est pas intéressé par les nouveaux camions, il avait des projets avec le premier que Bernard lui a pris. Bernard, qui dans cette période avait beaucoup de difficultés à jouer avec ses camarades, accepte la proposition de Judith, prend les nouveaux camions, mais met d’abord dans la main de Tim le camion qu’il lui avait pris. Pour lui, le fait d’avoir eu un rôle actif dans la résolution signifie peut-être même plus que le jouet même à l’origine du conflit. Dans le cas de Tim et de Bernard, les compétences sociales qui les rendent capables de jouer harmonieusement ensemble sont déjà perceptibles. De temps en temps, ils entrent quand même encore en conflit. Quand, pour une raison ou pour une autre, ils sont plus agités, ils ont alors fréquemment besoin de l’aide de l’adulte.

52 La tâche de l’auxiliaire ne se borne pas à une simple gestion des situations de conflit. Son rôle est d’assurer le bon état émotionnel des enfants, par sa sollicitude dans des situations à deux, de proposer des modèles favorisant une communication équilibrée, pour la coopération. Ils ont besoin de l’appui de l’adulte pour comprendre l’intention, les désirs, les projets de l’autre, pour pouvoir réagir avec sensibilité à l’état émotionnel de leur camarade. Si tout cela est assuré, l’adulte a fait ce que E. Pikler a proposé dans un autre passage de son livre déjà cité : « Ne pressons pas le développement social de l’enfant, sa capacité à s’adapter au monde et aux gens. Notre attente ne devrait pas porter sur ce que l’enfant devrait déjà être capable de faire, mais regardons plutôt comment il se sent dans le monde, ce qu’il supporte. Efforçons-nous d’observer l’enfant, et de le conduire avec patience, précaution, non pas contre mais en accord avec lui, avec beaucoup d’amour, sur le chemin qui le mène de l’âge de nourrisson dans le monde des enfants plus grands et des adultes [1057]. »

Bibliographie

Bibliographie

  • Appell, G. ; Falk, J. ; Vincze, M. 2000. Bébés et jeunes enfants entre eux, Paris, association Pikler Lóczy-France.
  • Csillag, E. ; Mózes, E. ; Rosenbaum, E. 2018. Présentation d’une recherche sur l’accompagnement de l’activité libre, Symposium International Pikler.
  • Hevesi, K. 1978. A beszédkapcsolat alakulása csoportban élő 1-2 éves gyermekek és gondozónőik között, Pedagógiai Szemle.
  • Hevesi, K. 1980. Valódi együttmőködés a csecsemővel, csomi Budapest.
  • Kálló, E. 2004. A szocializáció Útján: „Békében magammal – békében másokkal”, Fondation Publique Internationale Emmi Pikler, Budapest.
  • Kálló, E.; Vámos, J. 2006. Kezdeményezés, Együttmőködés, Kölcsönösség (film), Institut Pikler, Budapest.
  • Pikler, E. 1976. Mit tud már a baba?, Budapest, Medicina Könyvkiadó.

Mots-clés éditeurs : coopération, conflit, compétence sociale, Espace-jeu, dialogue avec l’adulte

Date de mise en ligne : 29/01/2019.

https://doi.org/10.3917/spi.088.0087

Notes

  • [1]
    Je travaille à l'Institut Pikler de Budapest depuis 2002, et depuis 2009 je suis salariée de la crèche en tant que pédagogue. J’anime des ateliers sur ce sujet pour des spécialistes.
  • [2]
    Le développement du comportement social est défini avant tout par la relation avec les adultes prenant soin de l’enfant.
  • [3]
    E. Pikler, Que sait faire votre bébé ?, Budapest, éditions Medicina, 1967, 6e éd., p. 77.
  • [4]
    Je pense principalement aux écrits et commentaires de vidéos de J. Falk, M. Vincze, E. Kálló et A. Tardos.
  • [5]
    JátékTér, programme de la Maison Pikler de Budapest proposé à des parents et à leurs enfants de 6 à 30 mois.
  • [6]
    M. Tomasello, Why We Cooperate, Londres, Boston Review Book, 2009.
  • [7]
    Élément piklérien de grande motricité.
  • [8]
    Les recherches de E. Herrán et de E. Csillag, E. Mózes, E. Rosenbaum, analysent en détail le comportement de l’auxiliaire dans de telles situations.
  • [9]
    Pour un observateur extérieur, le résultat obtenu par l’auxiliaire avec uniquement un mot ou un regard est à peine perceptible.
  • [10]
    E. Pikler, op. cit.
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