Notes
« PAPA PAPA PAPA
la petite fille cherche sous ses pas un papa pour dire papa, la petite fille ne tient dans sa bouche qu’à ce mot répété inlassablement, papa papa papa, sans y trouver le cordon d’une voix paternelle, alors elle s’invente une autre maman que sa maman sans son papa à la porte d’à côté où elle vient frapper chaque jour, en attendant un papa qui tend les bras, un papa qui soulève de terre ses robes pour l’été, papa papa papa qui pique et qui gronde et roule des mécaniques, elle cherche une maman qui porte un papa qu’elle invente encore plus depuis que sa maman n’aime plus son papa. »
Isabelle Pinçon (2016)
Ailleurs
1 De quel art s’exerce une paternité, ici ou ailleurs ? Le papa n’est-il pas celui qui porte, dès le sein maternel, la figure de l’Autre et de l’Ailleurs ? Cette figure paternelle ainsi posée incarne ce qui rend possible la vie avec les autres, quand on situe le papa comme troisième dans la relation maman-bébé. Ce troisième, où est-il mis durant une grossesse, lors de la naissance, puis, dans l’éducation d’un enfant ? Où le mettent les cultures ? Sa présence est vitale pour un enfant, non pas comme tiers entre mère et enfant, mais comme troisième avec la mère et l’enfant. Le tiers n’est pas le papa. Le tiers est la parole, la culture, qui permettent l’articulation de la relation père-mère-enfant. De ce fait, la parole, la culture, sont un quatrième terme qui fonde et organise les relations entre les partenaires familiaux, selon des modalités propres à chaque société.
2 L’Ailleurs est l’une des figures possibles de l’altérité. L’altérité n’est pas un gadget de communication. Elle est ce qui nous fonde en humanité vivante et parlante. Elle invite notre bouche à parler et notre oreille à écouter ce qui vient du cœur. Le cœur des papas est encore mal connu. Il bat parfois de souci et d’inquiétude pour un enfant qui ne le sait pas et se croit ainsi mal aimé ou pas aimé du tout de son propre papa. Il faudrait peut-être apprendre à parler aux papas, de cette voix d’ailleurs qui dit autre chose que celle des mamans. Mais l’on n’apprend pas à parler. Parler nous vient quand nous osons nous confier à ce qui parle en nous et entre nous, en laissant choir une part des images auxquelles nous tenons, celles qui hantent notre mémoire oublieuse.
3 Cette dimension de l’Ailleurs se joint au lieu découvert par Freud, là où, en nous, ça parle sous la forme de pensées « parfaitement articulées » (Lacan). Ce lieu, nous le nommons l’inconscient. Cet Ailleurs est la scène où ça parle en nous du fait que nous sommes des êtres humains. Le lieu de réception de la parole adressée et reçue, sous toutes les formes où la parole se donne, façonne l’image inconsciente du corps, elle-même modulée par la façon dont le schéma corporel se structure, se vit et s’engendre dans une culture ou une société donnée. L’on ne vit pas de la même façon la paternité en Asie, en Amérique du Sud, en Afrique ou au Groenland. Les façons d’être père se réalisent en des formes variées sur la surface du globe. Il peut y avoir de fortes prescriptions, des obligations, des libertés, des interdictions, des nécessités. Ainsi, dès le sein de sa mère, le père constitue pour le bébé l’espace d’une Autre scène, précisément située Ailleurs que dans le giron maternel. Ailleurs que dans le milieu amniotique spécifique et propre à l’enfant. Un air de père imprègne d’altérité le milieu intra-utérin. Bien sûr, de multiples versions du père et de la paternité peuvent être envisagées et pratiquées. La variété des manières d’être père et papa incarne la façon de traiter anthropologiquement les pulsions, que ce soit dans la voix des berceuses, dans le contact tactile avec le bébé, dans les manières de vivre la sexualité au cours d’une grossesse, les façons de porter un enfant et de le nourrir, le rapport à son corps et aux soins…
4 Un papa n’est-il pas toujours un ailleurs ? N’est-il pas toujours un peu d’ailleurs ? L’expression in alliore loco, de son étymologie latine, veut dire dans un autre lieu. « D’ailleurs » veut dire aussi de plus, pourtant. « Par ailleurs » veut dire d’un autre côté, d’autre part. On peut dire : « D’ailleurs, cet homme est ton père. » Et aliorsum signifie tourné d’un autre côté. Un papa est bien celui qui nous tourne d’un autre côté que du seul côté maternel. Il est un ailleurs, tant pour la femme enceinte que pour le bébé. Il est cet Autre d’ailleurs, vivant auprès d’eux, ici-bas, sur la terre, dans notre monde.
Us et coutumes
« Le séjour dans l’eau ne transforme pas un tronc d’arbre en crocodile. »
Proverbe africain
6 Trois conceptions du développement d’un bébé dans le ventre de sa mère et de la part que peut y prendre le père, comment il est concerné et impliqué dans la « fabrique » du bébé, seront ici retenues [1].
7 Une première métaphore consiste à concevoir la grossesse comme une maturation, une cuisson du fœtus. La femme est la chaude enceinte dans laquelle l’enfant cuit à feu doux. Il convient donc de ne pas surchauffer ladite cuisson par des activités paternelles trop excitantes qui pourraient faire flamber le bébé. Cette « théorie » va bien avec la physiologie du développement cellulaire. En effet, la vitesse et la densité de la croissance d’un fœtus sont telles que le liquide amniotique a pour mission, entre autres, d’assurer un constant refroidissement du corps en croissance, évitant ainsi une surchauffe qui brûlerait le bébé.
8 La deuxième expression est celle de la femme vécue comme un arbre portant le fruit de la conception. « Le fruit de vos entrailles », dit le « Je vous salue Marie ». L’activité sexuelle sera plutôt restrictive. Les proscriptions de l’activité sexuelle durant la grossesse relèvent du souci du confort de l’enfant ou de la crainte de précipiter l’accouchement. En effet, à trop secouer l’arbre de la génération, l’enfant-fruit risque de tomber prématurément.
9 L’on dit. Le papa met une graine dans le corps de la maman. Et là, paradoxe, il ne lui pousse pas un palmier dans le ventre mais un bébé. Un bébé humain, fruit de la conception. Au pays de mon rêve ce jour, tous les papas sont des jardiniers. Ils sèment des graines d’espérance dans le cœur des mamans. Le grain de vie s’épanouit et croît dans le terreau d’une langue natale. L’homme, ce glébeux, vient d’un façonnage de terre insufflée d’un souffle de vie. Humus, humain ont commune origine. Cette langue de la terre d’origine, nous la disons maternelle. La langue maternelle n’est pas réductible à la seule langue parlée par une maman – le français, l’anglais, le chinois, le wolof ou le kirghize. La langue maternelle est celle qui parle de l’ailleurs du père, celle qui parle d’un père dans le cœur d’une maman. Ainsi, la tige du désir en vient à fleurir et à porter fruit vivant. Les fruits de la parole sont de toutes saisons, de tous les jardins humains. Ce fruit bien singulier qu’est un enfant aura son mot à dire sur sa venue au monde. Cette altière parole de l’altérité sèmera-t-elle une panique, une déception, une angoisse, un bonheur, une joie, un sourire ? Quand le terreau de notre langue humaine est assez cultivé, un bébé peut venir à parler en son nom et à dire Je, dans la joie partagée de cette parole issue des branches de l’arbre à noms qu’est notre arbre généalogique. Là s’inscrivent nos mère et père dans la sève renouvelée de chaque naissance à son printemps.
10 Troisième conception, le nourrissage. Le sperme, pour les Dobu du Pacifique, c’est du lait de noix de coco qui traverse l’homme. Chez les Dogons du Mali, la fécondation requiert une grande quantité de sperme, apportée par de fréquents rapports sexuels. La « liqueur », « l’eau de vie » de l’homme, est donc nécessaire pour assurer une fécondation. La part du géniteur est ainsi d’importance, car l’apport du sperme lors des relations sexuelles nourrit le bébé, en assure la croissance. Les ethnies pour lesquelles le fœtus a besoin du sperme paternel pour être nourri et grandir préconisent l’usage de ce « lait de croissance ». Toutefois, point trop n’en faut vers la fin de la grossesse, car le bébé trop bien nourri risque d’être trop gros au point de ne pas pouvoir sortir. En France traditionnelle, le vernix caseosa, la couche visqueuse entourant la peau du bébé à la naissance passait pour être les restes de sperme des dernières relations sexuelles. Les sages-femmes appellent déclenchement à l’italienne (on va souvent voir ailleurs pour des désignations d’actions intimes !) un accouchement déclenché par un rapport sexuel. Les traces de sperme dans le vagin en sont l’attestation. En général, les rapports sexuels extraconjugaux sont interdits, et même souvent jugés dangereux. Il convient d’éviter une interférence nocive, voire létale, par le mélange des spermes.
11 Il est, en maintes contrées, demandé une participation au père. Doit-il suivre des interdits ou des obligations alimentaires, par exemple ? Les règles imposées participent de ce qui, issu du papa, peut marquer l’enfant. En effet, pour de nombreux peuples, les aliments ingérés sont transmissibles par le sperme qui nourrit l’enfant dans le ventre maternel. Certains aliments sont interdits parce qu’ils portent atteinte à la santé ou à la vitalité du bébé : risques de malformations, maladie, mort… Il se trouve que de subtils éléments de la présence paternelle pénètrent le milieu amniotique et l’informent de cette présence, par les voies respiratoires et sexuelles, notamment. Quand le géniteur visite la femme enceinte, il a une proximité sexuelle interne avec le bébé. Il dépose dans le vagin féminin le sperme odorant dont les principes olfactifs diffusent dans le corps maternel, dont les principes affectifs se répandent dans la psyché maternelle. Du père est ainsi déposé dans l’espace maternel. Le papa, c’est de l’Ailleurs et de l’Autre colorant de papa le milieu du bébé par l’exercice de la sensorialité et de la sexualité. Mais l’homme et la femme enceinte doivent-ils vivre tout pareil [2] ? Dans les régions où les hommes chassent, ils doivent éviter de tuer certains animaux pour ne pas porter atteinte au bébé. Ce dernier pourrait en prendre certaines caractéristiques. L’homme Dogon du Mali ne peut tuer un crocodile s’il ne veut pas voir la peau de son bébé se recouvrir d’écailles. Le père accomplit parfois une forme de gestation symbolique, par la couvade ou par une forme de gestation avec sa compagne enceinte, par exemple. Dans certaines cultures, ainsi chez les Aborigènes d’Australie, la femme accouche et l’homme se couche. Il doit se préserver d’une trop grande dépense d’énergie afin de la transférer à l’enfant pour entretenir sa vitalité. Le père d’ailleurs est donc culturellement impliqué sous diverses formes.
12 Ailleurs, en général, les papas n’assistent pas à la naissance de leurs enfants. Ils sont maintenus éloignés de la scène d’accouchement. Ils vont chez des amis ou se tiennent au milieu du village avec d’autres hommes. Ils ne doivent pas entendre les gémissements de la parturiente ni voir le sang des couches, le plus souvent considéré comme impur. Que les hommes soient présents en salle de naissance n’est donc nullement universel. Il y a des contrées où les pères sont là pour encourager leur femme pendant l’accouchement, prenant physiquement part, par exemple, aux douleurs de cet acte. Chez les Tenggers de Java, l’enfant, pour naître, choisit ou non d’attendre son père pour faire son entrée dans le monde (Bartoli, 2007, p. 136). L’enjeu en est la participation du père à l’épreuve ou à la souffrance de l’accouchement. La présence des papas d’ici comprend aussi cette fonction, par le contact notamment. Ici, on propose au papa de couper le cordon ombilical. Ailleurs aussi, il arrive que ce soit lui qui assure cet acte.
Câlins d’ici
13 Approchez. Approchez, mesdames et messieurs. Je suis encore dans le ventre de ma maman, mais j’aimerais vous confier un petit quelque chose à propos de mon papa. Vous savez, cet Autre qui réside Ailleurs que là où je suis actuellement. Voilà. C’est étrange. Mon papa, je l’aime déjà. Je ne comprends pas très bien à quoi il sert, ni ce qu’il fait dans ma vie, mais il existe. Il compte pour moi. Et, je le sens bien, il compte aussi pour ma maman. Il me parle. Il entre en contact avec moi. Je viens sous sa voix, dans sa main. Il me chante des berceuses. Je le perçois. Sa voix venue du dehors ne me touche pas comme celle de ma maman que je reçois de l’intérieur et de l’extérieur. Ce sont de bonnes vibrations.
14 Des fois, ils se font des câlins alors que je suis là bien au chaud, tout entier en elle. Justement, il vient en elle avec son zizi dur. Il fait des va-et-vient bizarres dans son vagin, qu’ils appellent. Il paraît que c’est par là que je vais sortir à la naissance. Quand ils font leurs mouvements, ils me secouent, doucement au départ, puis de plus en plus fort. Comme je nage, les va-et-vient me pressent en haut, puis je redescends. Mais j’m’en fiche un peu, parce que je suis dans l’eau et je fais des roulades dans mon aquarium. Puis ça devient comme une grande vague (l’eau, je connais !), un orage, peut-être un tsunami. Ils font aussi des bruits. J’suis pas sourd. J’entends bien. Vraiment, c’est un grand chambardement. Elle souffle bizarrement. Lui aussi. Le souffle placentaire, délicat comme une brise légère dans le feuillage d’un arbre, je le connais bien. Il est plutôt doux. Mais là, le cœur de ma maman bat de plus en plus fort et vite. Ils font des sons d’amour. Des a-hans plein d’entrain. Et moi, j’suis là-dedans, balloté. Elle remue de tout son corps. Elle me berce dans une houle intrépide. Son bidou se resserre, mon nid douillet tremble. Tout d’un coup, elle pousse un cri rauque et vaste jusqu’aux étoiles. Il y a un grand éclat de sons des deux côtés. Je crois qu’ils appellent ça un orgasme. Ça me fait tout drôle. J’en suis tout chose. Voilà. Ils s’aiment. Je me demande si, des fois, elle le fait pas toute seule, parce que je ne sens pas du tout mon papa dans les parages. Mais ça, c’est sa vie. Elle fait bien ce qu’elle veut de son corps !
15 Un jour, après une grande effervescence, mon papa, il a dit : « Tu as joui, ma chérie ? » Oui, oui. J’ai bien entendu sa voix d’un peu loin. « Oui, mon amour » elle a répondu. Tout simplement. J’étais pas trop content quand même, car je croyais que c’était moi son seul amour du dedans. J’avais sept mois dans son giron. Il faut déjà que je partage avec mon papa ! Il est vraiment d’ailleurs, celui-là ! Il est ailleurs et déjà tellement là. Il est quand même un peu intrigué par ce que je vis. Alors il a demandé à ma maman : « Comment il vit tout ça, le bébé ? » Il s’inquiète. Mais je sens bien qu’il compte pour elle, qu’elle veut le recevoir en elle son homme. Mais lui, il a peur que je me décroche. Alors, elle a dit : « T’inquiète pas, mon chéri (encore !). J’aime bien quand nous nous aimons. Avec le plaisir, il sait que tu es là pour moi. » Et, coquine, elle ajoute : « Tu sais, si c’est bien pour moi, c’est bon aussi pour not’ bébé. » La v’là qui dit déjà comment c’est pour moi ! En même temps, s’ils s’aiment et se désirent, j’aurai plus de liberté pour exister. Mais je les vois venir. Je parie qu’un jour, ils vont me dire que c’est comme ça qu’on fait les bébés…
Autre ailleurs
16 Je suis un autre bébé. Ma maman est la femme d’une autre femme. Alors, vous allez me dire, comment je suis arrivé dans son ventre ? Eh bien, j’vais vous le raconter. Elle a discuté avec Géraldine, sa femme. Elles ont dit : « On a deux copains. Peut-être que l’un des deux voudra donner son sperme pour qu’un bébé se conçoive ? » Bertrand a dit : « D’accord. » Ils ont procédé avec la méthode artisanale, comme ils disent. Alors il a éjaculé dans un petit flacon stérile. Ils appellent ça la branlette. Y pas de mal à se faire du bien, qu’ils disent. Là, c’est pour la bonne cause, pour faire un bébé ! Cause toujours. Géraldine, elle a pris une seringue achetée chez le pharmacien du coin, M. Charpentier. En l’occasion, il a eu un p’tit sourire en coin. Il sait bien que la seringue ne va pas servir à faire une piqûre. Mais, attention, Géraldine a enlevé l’aiguille. Il ne manquerait plus qu’elle pique ma maman à un endroit si délicat de son corps de femme. Elle tremble, car elle a quand même peur de lui faire mal. Voilà, elle pénètre le vagin de ma maman, pousse le piston et dépose le sperme près du col de l’utérus. Les spermatozoïdes font la course et hop, l’un d’entre eux rencontre l’ovule de ma maman dans sa trompe d’Eustache. Non, celle-là, c’est dans l’oreille. Y a que chez Rabelais que les enfants sortent par « l’oreille senestre » ! Dans sa trompe d’éléphant alors. Non, mais des fois ! Ma maman n’est pas une grosse dame éléphante. Alors qu’est-ce qui trompe là-dedans ? Ça y est. J’ai retrouvé le mot. C’est la trompe de Fallope, le conduit qui achemine les ovules des ovaires vers l’utérus. Ça y est. Ça commence comme ça. Pile poil, du premier coup. Fécondation, méiose, embryon, fœtus, bébé. Ma maman, elle a un bébé en elle sans avoir fait l’amour avec mon papa. Et c’est moi. Ça marche des fois comme ça.
17 Y a d’autres fois. Quand un homme n’a pas de spermatozoïdes dans ses boules d’homme, un autre monsieur en donne. Il s’appelle un donneur. Alors là, le géniteur, il vient vraiment d’ailleurs, car le papa n’est pas le géniteur. Mais c’est bien « mon papa » dit l’enfant qui parle de lui. Sa maman, elle dit : « Ton papa » en parlant de lui. Et là, c’est impressionnant, plus fort que la génétique, certains enfants, notamment des garçons, avec leur géniteur d’ailleurs, par identification, ressemblent à leur papa de vie comme deux gouttes d’eau. Ça en dit long sur la place et la fonction du père dans le devenir d’un enfant. On peut ressembler à un papa qui n’est pas votre géniteur. C’est fort. Peut-être bien que ça tient un peu aussi à la maman.
18 Mais revenons à ma situation. Je suis dans le giron de ma maman. Je grandis, je gigote. Jamais je n’entends le grand charivari que d’autres bébés vivent avec leur maman et leur papa faisant l’amour. Géraldine et ma maman sont pleines de tendresse l’une pour l’autre. Géraldine touche le ventre, je viens sous sa main. C’est doux. Elles dorment ensemble. Je sens leur chaleur. Elles s’aiment. Quand une dame enceinte n’a pas de relation sexuelle avec le papa de son bébé, il y a des moments où elle se sent un peu seule. Ma maman a peur de pas aimer son bébé. Elle s’inquiète de ne pas ressentir la même chose que d’autres femmes enceintes. Alors, le monsieur psy, il lui a dit qu’elle pouvait vivre sa grossesse comme cela se présentait à elle. « Avec ses éprouvés singuliers », qu’il a dit. Ça veut dire comme c’est pour elle avec moi en elle.
19 Et les papas, me direz-vous, où sont-ils donc ? Ils vivent ailleurs, dans leur maison. Ils ont voulu, à tour de rôle, entrer en contact avec ma maman et moi dedans. Elle s’est allongée et, à des moments différents, chacun est venu en contact avec moi. Ça a fait une grande émotion à ma maman parce que mes papas étaient d’une généreuse délicatesse, profonde et simple. Nous étions émus tous les trois. J’étais content de faire leur connaissance. Alors ils ont tous dit en chœur : les papas, les mamans. Avant de naître, j’avais déjà deux papas et deux mamans.
20 Je suis né. Où chacun va-t-il se situer ? Où chacune va-t-elle se situer ? D’accord, j’ai deux papas et deux mamans. Je suis un beau petit garçon, qu’ils disent. Ma maman et Géraldine, elles ne sont pas trop inhibées avec mon corps garçonnier. Je trouve qu’elles s’en occupent bien. Comme il faut. Elles n’ont pas peur de moi garçon. Mes papas, ils sont résolument ailleurs. Ils viennent à la maison. Mes mamans, surtout ma maman, elles ont un peu peur de me confier à eux. Au début, ma maman, elle me donne le sein. C’est bon, le lait et le contact. Elle ne peut pas trop me confier aux Garçons, comme elle dit, car j’ai encore trop besoin d’elle pour téter. Même Géraldine, elle ne peut pas me nourrir au sein, mais elle s’occupe très bien de moi. Elle est douce et présente, patiente. Elle prend le relais quand ma maman est fatiguée. Quand j’ai été sevré, j’ai passé une première nuit chez mes papas. Alors là, c’est tout autre chose. C’est l’ailleurs en chair et en os. C’est l’ailleurs catégorique. Heureusement, je les connais déjà. Dans leur maison, j’ai 8 mois, c’est tout différent. Ils ont pas les mêmes gestes ni les mêmes odeurs. Bref, ça sent le papa, pas dans ma maman, directement dans la maison de mes papas. Ils voudraient m’avoir plus avec eux, mais ma maman, elle a envie de rester longtemps encore avec moi. Alors, ils se sont chamaillés à mon sujet. Mes mamans, elles rêvaient. Elles rêvaient d’une famille à cinq, surtout pour les vacances. Mais mes papas, ils sont ailleurs dans leur pensée et dans leur vie. Maintenant que je suis plus grand, la coparentalité comme ils disent, c’est pas ce qu’ils avaient imaginé. Ils ont trouvé un modus vivendi. Je vais à la crèche, je réside dans l’une et l’autre maison, qui sont proches. Je sens bien qu’ils me préparent à assumer ma situation et à pouvoir en répondre quand je serai à l’école.
Épilogue
21 J’ai 11 ans. Je viens d’entrer en sixième. Je suis fier. Un élève que je ne connais pas encore me demande tout à trac : « Il est où, ton père ? » J’avais demandé à mon grand-père, le papa de ma maman que j’ai été dans son ventre (tournure un peu enfantine pour 11 ans… ?) ce que je pouvais répondre si on me posait cette question. Il m’avait dit : « T’as qu’à dire qu’il est ailleurs », car il vit au Canada maintenant. Mon grand-père, il est rigolo. C’est un p’tit père de 70 ans qui aime la vie et les gens. Alors, je dis à ce garçon : « Il est ailleurs. » Il rit et me rétorque : « Il fait des costumes alors. » Il avait entendu : « Il est tailleur ! » C’est comme ça que j’ai appris que l’on pouvait tailler un costume à quelqu’un. C’est une affaire de langue. C’est vrai que j’aime bien causer. À c’qu’on dit, il n’y a pas que les crayons que l’on taille à l’école. Il y a mille et une autres choses.
Bibliographie
Bibliographie
- Bartoli, L. 2007. Venir au monde. Les rites de l’enfantement sur les cinq continents, Paris, Payot & Rivages.
- Clerget, J. 2015. Comment un petit garçon devient-il un papa ?, Toulouse, érès.
- Clerget, J. (sous la coordination de). 2018. « Les bébés et leurs papas », dossier Spirale n° 85, Toulouse, érès.
- Pinçon, I. 2016. « La créativité, un magma fertile ? », Imaginaire et inconscient, n° 37.
Mots-clés éditeurs : père, Ailleurs, papas, altérité
Mise en ligne 11/12/2018
https://doi.org/10.3917/spi.087.0030