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Article de revue

Le me qui nous meut

Pages 179 à 182

Notes

  • [1]
    C. Balliu, « Le langage de la médecine : les mots pour le dire », isti, Bruxelles 2017, http://perso.univ-lyon2.fr/~thoiron/ JS%20LTT%202005/pdf/Balliu.pdf
  • [2]
    K. Chibont, J.-P. Kotowicz, X. Briffault, « Systèmes collecticiels et communication naturelle : apports conjoints de l'informatique linguistique et de l'ergonomie », Revue d'interaction homme-machine, 2003.
  • [3]
    Respectivement, pour examen tomodensitométrique et diagnostic prénatal non invasif.
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1 Les liens entre les professionnels de la naissance et les parturientes sont multiples, mais viennent souvent prendre des détours particuliers dont témoignent notre façon d’aborder la pathologie et les problèmes que nous rencontrons parfois dans notre exercice. Cette relation soignant/soigné n’a par certains aspects rien de spécifique à la naissance, elle est de l’ordre du rapport humain et peut exister dans d’autres domaines de la médecine : je me limiterai ici à celle que je connais le mieux pour la pratiquer au quotidien.

2 Depuis longtemps, et à plusieurs occasions, j’ai constaté lors des présentations de dossiers médicaux en effectif réduit dans le service qu’il n’est pas rare que, lors de l’exposé d’un dossier, un intervenant, médecin ou sage-femme, décrive un évènement pathologique ou imprévu d’une manière familière, plutôt personnalisée ou reliante sur le plan affectif, par la tournure suivante : « Mme X me fait une hypertension de la grossesse » ou « Mme X me fait un diabète ». Les internes ou étudiants en formation, souvent plus rigoureux et attentifs lorsqu’ils font un exposé médical, ont tendance à moins s’exprimer de cette manière (peut-être aussi est-ce la crainte d’une remarque de notre part).

3 Je manque rarement une occasion de faire remarquer malicieusement que, si la patiente présente une hypertension artérielle ou un diabète, c’est avant tout vers elle-même que la pathologie est dirigée et qu’il n’y a a priori aucune intention particulière dans cette affection. Indirectement, je ne peux non plus m’empêcher de penser au sens qu’il pourrait y avoir derrière cette tournure.

4 Cette façon de s’exprimer est assez courante pour présenter la pathologie lorsque nous parlons des patients entre nous, en dehors de ces exposés « sérieux » ; les cardiologues disent souvent « il m’a fait un infarctus », et les anesthésistes ne sont pas rares à avoir un patient qui leur fait une bradycardie lors d’une anesthésie générale.

5 Quel est ce « me » dont on parle ici ? S’agit-il du « me » fusionnel que les parents utilisent souvent à l’envi avec leurs enfants dans des situations très variées (« il me fait la rougeole, il me fait ses dents » ou, plus âgé, « elle m’a fait une fugue ») ? S’agit-il d’une vision un peu paranoïaque dans laquelle le malade aurait quelque part l’intention de nous nuire ou de nous agresser par ses problèmes ? Serait-ce un moyen pour le patient de nous mettre à l’épreuve de notre savoir médical ou de nos certitudes ? S’agirait-il plutôt d’une situation vécue comme une contrariété – comme on dirait « il me fait ch… » ?

6 Au contraire, est-ce plutôt une façon de montrer une certaine affection pour le patient, voire du paternalisme ou peut-être de la condescendance, comme dans la caricature classique du médecin qui s’adresse à son patient à la troisième personne ?

7 Si les internes ou étudiants qui sont en formation auraient tendance à moins s’exprimer de cette manière, c’est certes par application des consignes de présentation d’un dossier qu’ils sont en train d’apprendre, mais aussi parce que leur lien avec les patientes est souvent plus indirect puisqu’ils sont souvent sous la responsabilité d’un senior.

8 Ce « me », s’il peut sous un autre angle sembler affirmer une forme d’attaque de la part du patient, place indirectement le soignant concerné en position centrale. C’est lui qui est en charge de la pathologie, de son diagnostic, de son traitement, et si l’on n’oublie pas que le patient en est l’objet, la maladie reste d’un certain point de vue un moyen de nous mettre à l’épreuve dans notre rôle et de valoriser nos compétences en tant que sujet capable de prendre les choses en charge.

9 Si on l’envisage sous un point de vue un peu plus paranoïaque, ce « me » peut traduire pour le soignant qui le prononce le fait que l’on sort du monde « normal » dans lequel tout se passe bien pendant la grossesse, où les parturientes vont gentiment évoluer au gré des semaines comme il se doit, c’est-à-dire avec une prise de poids correcte, des sérologies conformes, des glycémies ou résultats d’examens normaux et une croissance fœtale à l’échographie selon les courbes du Collège de gynécologie et d’obstétrique de France (cngof). Toute sortie de ce monde serait donc une sortie de route, un voyant rouge. Il nous est difficile parfois d’avouer que cette sortie de la norme nous contrarie et que l’on en veut un peu à la patiente, en exprimant par ce « me » que la pathologie est là pour nous contrarier.

10 Notre pratique médicale et la science sur laquelle elle s’appuie promeuvent de plus en plus la médecine prédictive qui cherche à tout normer pour tout prévoir, et laisse de moins en moins de place à l’indétermination pourtant inhérente à tout ce qui est du domaine des sciences humaines. Ne chercherions-nous pas indirectement à rendre la patiente responsable de ce qui lui arrive, comme une sortie de route en voiture est de toute façon liée au conducteur ? C’est forcément un élément extérieur (et donc imprévisible pour nous) qui est le responsable face à la remise en question de notre prédiction.

11 Ce mode d’expression est aussi un peu réprobateur, comme témoignant d’une agression que l’autre dirige vers vous ; rien n’est précis dans le propos, tout reste ouvert à une interprétation, mais la maladie reste une manière qu’a le patient de venir vous déranger dans votre prise en charge.

12 L’appropriation de la maladie est classique et ancienne en médecine, comme l’analyse Christian Balliu [1], mais historiquement, c’est plus souvent sous une forme de valorisation devant ses pairs que l’on donne son nom à une maladie (maladie d’Alzheimer, de Charcot, etc.) en venant quelque part se l’approprier ; ici le malade, en temps que personne concernée par l’affection, passe au second plan. Mais dans le cas présent, avec ce « me », j’ai l’impression que nous sommes davantage dans l’affectif. C’est quelque part une façon de souligner le lien que l’on a avec l’intéressée et comment on est touché affectivement par sa situation, en ne marquant pas la distance que l’on recommande habituellement aux médecins d’observer avec leurs patients.

13 Le discours médical tel que nous le pratiquons entre nous et la présentation des dossiers de patientes obéissent à une formulation particulière très synthétique. Dès le début de leurs études, chaque matin, lors des visites dans les services hospitaliers, les étudiants et les jeunes médecins sont formés pendant des années à cette manière de présenter les pathologies des patients. Ce mode d’expression est nécessaire, il est de l’ordre de l’économie cognitive [2]. Dans un souci d’efficacité, seuls les éléments pertinents pour la prise en charge de la maladie sont pris en compte. Vient s’ajouter dans cet exposé médical une « déformation fonctionnelle » qui est un moyen destiné à mettre en évidence certains points par rapport aux autres. Les médecins utilisent aussi classiquement des raccourcis et des acronymes (tdm, dpni [3]), des abréviations ou des figures métonymiques (la cholestase, pour parler d’une patiente ayant une complication hépatique de sa grossesse). Les termes d’appropriation eux sont bien plus rares et clairement en opposition avec les habitudes formelles.

14 Depuis toujours, dans l’exposé médical l’objectivité s’efforce de régner. On recommande aux médecins de rester factuels pour ne pas laisser leurs sentiments les gêner dans l’analyse scientifique du cas clinique ; c’est tout juste si le nom de la personne concernée est nécessaire. On cherche indirectement à se détacher de ce qui est affectif dans la présentation du dossier pour n’aller qu’à l’essentiel, et à ce qui est important dans la survenue de la maladie et dans sa prise en charge. Certes, autour de la naissance, il n’est pas toujours possible d’oublier ce qui est du domaine du psychologique et du social, mais dans la présentation ces éléments sont souvent intégrés sur le même plan que des problèmes médicaux, tels un diabète ou une hypertension de la grossesse. Cette présentation objective reste un exercice de style, une forme de démarche scientifique comme une forme de paraître. Si son aspect utilitaire et direct peut sembler un peu froid, il est nécessaire pour plus d’efficacité dans la prise en charge médicale et le soin.

15 Le « me » cité ici ne vient-il pas surtout en contradiction avec cette injonction d’objectivité impossible à tenir dans les faits ? La démarche scientifique dont elle s’inspire a toujours cherché à se dégager de cet élément affectif qui peut tromper nos sens dans l’analyse d’un résultat. Si cette démarche reste possible avec des cas cliniques théoriques, des variables mesurables et des molécules chimiques, c’est bien moins évident dans une relation de personne à personne.

16 Le « me » ne témoigne-t-il pas simplement du fait que, si l’analyse du dossier se veut en théorie factuelle, elle ne peut pas l’être dans la réalité ? Indirectement, même si le discours est différent, beaucoup d’entre nous ne peuvent s’empêcher de voir la pathologie sous l’angle d’une personne, avec son histoire, qui se trouve affectée d’une maladie et pour laquelle nous ressentons une certaine compassion. Quoi que nous fassions, quels que soient les efforts déployés, il restera toujours l’empreinte d’un certain degré d’affectif ou d’empathie émotionnelle à laquelle il nous est heureusement impossible d’échapper.

Notes

  • [1]
    C. Balliu, « Le langage de la médecine : les mots pour le dire », isti, Bruxelles 2017, http://perso.univ-lyon2.fr/~thoiron/ JS%20LTT%202005/pdf/Balliu.pdf
  • [2]
    K. Chibont, J.-P. Kotowicz, X. Briffault, « Systèmes collecticiels et communication naturelle : apports conjoints de l'informatique linguistique et de l'ergonomie », Revue d'interaction homme-machine, 2003.
  • [3]
    Respectivement, pour examen tomodensitométrique et diagnostic prénatal non invasif.
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