Notes
-
[1]
Le plus pauvre de France, avec plus d’un habitant sur deux vivant sous le seuil de pauvreté, INSEE – 2014, https://insee.fr/fr/statistiques/1405599?geo=COM-13203.
-
[2]
J. Le Camus, « La fonction du père dans les premières années de la vie de l’enfant », dans C. Zaouche Gaudron (sous la direction de), La problématique paternelle, Toulouse, érès, 2001, p. 208.
-
[3]
Raphaëlle Noël et Francine Cyr, « Le père : entre la parole de la mère et la réalité du lien à l’enfant », https://www.cairn.info/revue-la-psychiatrie-de-l-enfant-2009-2-page-535.htm
1 Un matin, à la crèche, le papa de Tao, 9 mois, entre dans la section des bébés. Il s’assied par terre dans l’espace d’accueil avec son bébé sur les genoux, et commence à lui retirer sa veste. Après un échange de bonjour avec la professionnelle, celle-ci lui demande : « Comment va Tao ? Il a bien dormi ? Il a bien mangé ce matin ? » Là, le papa de Tao lui répond : « Je ne sais pas, c’est sa maman qui s’est occupée de lui ce matin, moi, je buvais mon café. » La professionnelle lui répondit : « Ah, d’accord, en fait vous vous en fichez ? »
« Il faut bien qu’on se dépatouille
De cet ennui.
Ces rêveurs, sans leur papa, s’en vont
Et moi je dis que c’est con.
Les papas des bébés sont nuls,
Les papas des bébés sont nuls,
C’est pour ça que dans la nuit
Tous les bébés hurlent.
Les papas des bébés sont nuls. »
Alain Souchon, « Les papas des bébés »
3 Au premier abord, cela ne paraît probablement pas la meilleure situation pour illustrer la place des papas, et pourtant… Cette situation (exceptionnelle, je vous rassure) nous conduit à poser un certain nombre de questions : est-ce vraiment la maman qui s’occupe de tout à la maison ? Est-il vraiment en train de boire son café (et lire son journal) pendant que l’enfant et sa mère s’activent autour de lui ? Pourquoi ne dispose-t-il pas d’informations ? N’a-t-il pas connaissance du fonctionnement de la crèche ? N’a-t-il pas conscience de l’importance des transmissions ? Pourquoi la professionnelle réagit-elle de manière aussi virulente, voire irrespectueuse ?
4 J’ai donc engagé ce travail de réflexion sur les bébés et leurs papas avec cette situation bien ancrée, et finalement, au lieu de me concentrer sur la question « Papa, où t’es ? », je me suis plutôt dirigée vers : « Papa, qui t’es ? » En effet, contrairement à certaines idées reçues, les papas sont très présents au sein de la crèche – tout au moins dans celle que je connais. Ainsi, j’ai été très souvent amenée à observer ces papas ; tout d’abord en termes quantitatifs : combien ? quand ? combien de temps ? Puis, de manière plus qualitative, à étudier leur lien avec leur bébé et, enfin, le trio papa-maman-bébé. Dans un second temps, au regard de la situation autour de Tao, j’ai voulu explorer les liens entre les papas et les professionnels de la structure, pour enfin déterminer quelle place pouvaient occuper ces papas et quelle place nous devions leur ménager au sein de la crèche.
– tout au moins dans celle que je connais.
5 Avant de commencer cette petite cartographie des papas de crèche, il me semble important de dire quelques mots sur la crèche en question. Non qu’elle soit hors du commun, mais plutôt parce que, d’une part, sa localisation et son projet peuvent expliquer certaines des caractéristiques observées, et d’autre part, elle empêche toute généralisation de typologies d’individus et de comportements, puisque spécifiques à cette structure.
6 Le lieu qui nous occupe est donc la crèche à La Friche Belle de Mai. Il s’agit d’une crèche associative, au sein d’un quartier populaire de Marseille [1] et installée au cœur d’un pôle artistique et culturel, La Friche Belle de Mai. Elle propose un accueil de 50 berceaux par jour (autrement dit, des « places ») et, de ce fait, offre à environ 100 familles par an et 120 enfants de 2 mois à 6 ans, des périodes d’accueil qui peuvent être à temps complet ou partiel, de manière régulière ou occasionnelle.
7 Le projet de la structure s’appuie sur deux axes principaux : le premier, la mixité sociale et culturelle, peut vite paraître pompeux ou, à l’opposé, vide de sens. Néanmoins, afin de lui donner une réalité applicable, nous accueillons avec une répartition équivalente des familles habitant l’arrondissement, des familles travaillant dans l’arrondissement et d’autres qui résident et travaillent dans les quartiers alentours. Par ailleurs, plusieurs projets dits « spécifiques » sont développés afin de favoriser l’accueil d’enfants qui pourraient requérir des besoins singuliers : familles en situation de précarité sociale, éducative ou médicale, ou encore, des enfants porteurs de maladies chroniques ou de handicap, soit environ 20% des enfants que nous accueillons chaque année. D’autre part, ce projet s’appuie sur des pratiques artistiques et culturelles afin de soutenir autant le travail auprès des jeunes enfants que celui avec les parents.
8 Au sein de notre structure, les familles accueillies en 2016 présentaient certaines caractéristiques spécifiques (qui restent relativement stables depuis l’ouverture de la crèche en 2011) : 8% de familles monoparentales, 13% au sein desquelles les parents sont séparés, 28% dont au moins un parent est sans emploi, 47% vivant sous le seuil de pauvreté, 11% avec des revenus élevés. Enfin, en 2016, 59% des familles sont a minima bilingues. Dans ce cadre-là d’intervention, nous accueillons donc environ une centaine de familles par an, et ainsi une centaine de papas.
9 Pour aller à la rencontre de ces derniers, et après plusieurs temps d’observation et de réflexion, je les présenterai à partir de certains traits qui me sont apparus comme symboliques et représentatifs de leurs spécificités et de leur diversité.
Papaquitai : qui est donc ce papa que l’on rencontre à la crèche ?
10 Pour aller à la rencontre de cette espèce particulière, et qu’on peut imaginer si rare au sein des crèches, commençons par quelques données quantitatives.
La présence des papas
« Et me voici, moi
Moi j’ai trente ans
Toi six mois
On est nez à nez
Les yeux dans les yeux
Quel est le plus étonné des deux ? »
Claude Nougaro, « Cécile, ma fille »
12 Pour découvrir ce papa, essayons d’abord de déterminer la fréquence de sa présence à la crèche. Il y a le papa qu’on ne voit pas ; il se fait assez rare, même si c’est encore trop. À l’opposé, il y a le papa qui est là tout le temps, matin et soir, sur tous les temps proposés, lui aussi se rencontre peu fréquemment.
13 Entre ces deux extrêmes, nous rencontrons une déclinaison de la fréquence des visites des papas à la crèche. Certains ne sont pas présents lors de la mise en place de l’accueil, puis apparaissent une fois, puis de plus en plus souvent. Certains passent la tête et la rentrent aussitôt, et ne viendront ensuite qu’occasionnellement (des papas-tortues, sans doute). Certains sont là pendant toute une période, très présents, puis disparaissent pendant un certain temps, avant de réapparaître à nouveau suivant un cycle – régulier ou non. D’autres, enfin, se répartissent les visites avec les mamans, l’un le matin, l’autre le soir, avec une régularité digne de deux horloges suisses. Ainsi, pour la rentrée 2017, dans le groupe des bébés (âgés de 2 à 11 mois) : deux papas y voient peu ou pas du tout leur bébé, trois viennent à la crèche au moins deux fois par mois, trois au moins une fois par semaine, un tous les jours par intermittence (il est intermittent), et cinq viennent quotidiennement.
14 Le passage à la crèche (celui du matin comme celui du soir) est un moment court. Selon nos observations, les papas ont tendance à se presser et ont souvent du mal à prendre le temps, particulièrement le matin. Même si les comportements sont encore une fois très divers, très rares sont les papas qui se posent réellement afin de prendre le temps de transmettre – sans se presser – ou d’écouter des informations concernant leurs enfants.
15 Creusons un peu les composantes de cette fréquentation : la première, très évidente, est la présence ou l’absence de ce papa dans la vie de son enfant, par choix ou non. Ensuite, la question de l’activité professionnelle du père, de la mère, des deux ou d’aucun, influe forcément sur leur passage à la crèche. Les papas restent majoritairement plus pris par leur travail, encore une fois, par choix ou non. De la même manière, le lieu de résidence de la famille et le lieu professionnel de l’un ou de l’autre ont une incidence ; les papas « frichistes » sont souvent ceux que nous voyons quasi exclusivement. Il existe aussi vraisemblablement une part liée à l’implication des papas dans le quotidien de leurs très jeunes enfants, ou simplement au sein de la crèche, qui serait liée au désir, à la capacité, au besoin, ou encore à la nécessité propre à chacun. En outre, et parce qu’il n’est pas rare de sentir une certaine gêne chez quelques papas un peu trop pressés, nous pouvons légitimement nous interroger sur l’adaptation de cette structure à l’accueil des papas.
16 Un autre critère de fréquentation peut être assez évocateur de l’investissement des pères dans la vie de la crèche. En effet, cette dernière propose un ensemble d’évènements programmés, au fil de l’année, en lien avec son projet artistique. Cela offre la possibilité de se rencontrer autrement, en dehors des temps de transmission très codifiés du matin et du soir. Ainsi, nous invitons les parents, à titre gratuit, à accompagner leurs enfants voir des expositions, des spectacles, mais aussi à participer à des temps d’ateliers parents-enfants au sein de la crèche, les samedis matin. Le même panel de participation est retrouvé : de ceux qui ne sont jamais présents jusqu’à ceux qui ne manquent que rarement une opportunité de passer du temps avec leur enfant. Avec une certaine satisfaction, nous remarquons que certains papas, peu présents en semaine, profitent de ces moments pour aller à la rencontre de la crèche avec leur bébé.
17 Nous pouvons donc avancer que certaines composantes socio-économiques ont une influence sur la présence des papas auprès de leurs bébés. Même si des considérations de classe sociale ou de culture pourraient être explorées, je tiens ici à souligner que, quel que soit le contexte familial, social et/ou culturel de la famille, nous trouvons toujours cette même diversité dans la présence des papas.
Les papas et leurs bébés
« Mon père il est tellement fort
Qu’il change le sens du vent et se téléporte dans le futur
Mon père il est tellement fort
Que sa tartine ne tombe jamais côté confiture
Papapapapa des plus balèzes que toi
Papapapapa on peut les compter sur les doigts
Papapapapa des plus balèzes que toi »
Aldebert, « Mon père il est tellement fort » (avec Sanseverino)
19 Bien entendu, pour aller à la rencontre des papas, il est indispensable de les observer avec leur bébé : comment interagissent-ils avec lui ? Quels critères peuvent caractériser ces interactions ?
Papa porte
20 La première image que nous recevons au sein de la crèche du papa et de son bébé est celle de l’accompagnement physique : le papa arrive-t-il avec le bébé dans les bras, en poussette, en porte-bébé, en écharpe ? Pour les plus grands, le porte-t-il encore, le tient-il par la main ou le laisse-t-il courir à son gré ? Si elles peuvent paraître anodines, ces questions sont déjà une marque de la proximité que le papa va créer avec son enfant, mais aussi de celle qu’il s’autorise avec lui. Toujours dans cet environnement particulier que constitue la crèche, il peut également exprimer la confiance qu’il lui porte et qu’il s’attribue lui-même en tant que père.
Papa parle
21 Les échanges verbaux et non verbaux entre le papa et son bébé sont aussi une expression du lien existant entre eux. Il pourra s’agir de regards échangés, mais aussi de mots que le papa pourra poser sur les temps partagés. Là encore, ils pourront être le symbole non seulement des éventuelles « compétences » du papa mais aussi de la place qu’il choisit de donner à cette relation et de ce qu’il s’autorise à montrer dans ces interactions, autant à l’enfant qu’à un observateur extérieur.
Papa soigne
22 Sur les temps courts de présence des papas à la crèche, nous pouvons également observer ce qui a trait aux soins : comme changer une couche si, lorsqu’il arrive le matin, l’enfant l’a souillée sur le trajet, ou encore l’habillage du matin et son adéquation avec le temps extérieur. Notons que cette question du soin englobe aussi la capacité du papa à sécuriser son enfant, notamment observable lors des moments de séparation.
Papa joue
23 Lors des ateliers parents-enfants, les papas peuvent passer de longs moments à partager une activité avec leur enfant, avec un plaisir non dissimulé. Tout comme dans les temps du quotidien, où l’enfant peut être actif, lors de l’habillage par exemple, les papas, souvent peu exigeants ou peu inquiets, vont proposer voire demander à l’enfant de faire seul, tout en restant auprès de lui. Ils soutiennent et favorisent alors son autonomie et sa créativité.
Papa cadre
24 Le papa peut aussi être là où nous l’attendons habituellement, dans le cadrage et le rappel des règles. Pourtant, est-ce en raison de la collectivité et du regard des autres, mais, dans ce contexte, l’autorité n’est pas la principale compétence observée ou celle mise en avant par les papas, consciemment ou non. La majorité d’entre eux reste dans une position de négociation plutôt que dans une confrontation directe, même avec les plus grands des petits.
Papa différencie
25 Bébé garçon ou bébé fille, le papa va également montrer des comportements différenciés. Certains papas vont exprimer leur surprise à retrouver leur fils en train de jouer avec une poussette, mais d’autres a contrario rient en retrouvant, tous les soirs, le leur dans son déguisement préféré de princesse. Pour les filles, c’est plutôt un côté protecteur qui va s’exprimer, en cas, par exemple, d’agression par un autre enfant. Dans ces différentes situations, on peut ressentir une pulsion paternelle qui semble presque les déborder.
26 L’ensemble des interactions des bébés avec leur papa sont autant de possibilités d’observer des manifestations du lien qui existe entre eux, et ainsi de mieux connaître, peu à peu, ces pères. Si certaines théories psychanalytiques expriment surtout la place du père dans un âge plus avancé auprès de son enfant, le fruit de nos expériences auprès de ces dyades est bien qu’il se crée aujourd’hui. Ainsi, le psychogénéticien Jean Le Camus théorise sur la base de ses recherches que l’implication précoce du père, directe, différenciée et multidimensionnelle, en fait un partenaire de l’enfant dès l’aube de la vie [2]. On reconnaît alors, au regard de ces différents comportements, que la place de ce papa auprès de ce bébé fait sens dans le développement de ce dernier et que, même si ces interactions peuvent prendre des formes et des intensités très diverses, elles n’en restent pas moins indéniables et constitutives.
27 Mon objet ici n’est pas de relever la différence qui peut exister dans les interactions papa/bébé de celles maman/bébé. Il est évident que ces différences existent, mais encore une fois, dans un panel de papas même très restreint, il est possible de s’assurer que tous les types de compétences sont disponibles chez eux : sécurisant, combatif, autoritaire, soignant, attentif, à l’écoute, cadrant, contenant, ludique, éduquant, maternant et paternant… Les théoriciens semblent souvent rechercher la justification de ces interactions papa/bébé face à la dyade maman/bébé, comme si, n’ayant pendant très longtemps pas eu vraiment lieu d’être, il ne devait jamais y en avoir. Pourtant, il suffit d’observer, par exemple, l’excitation, même des plus petits, au moment des retrouvailles, indifféremment avec leur père ou avec leur mère, pour comprendre que ce lien, si difficile à définir, à justifier, existe de manière équivalente pour les pères et pour les mères, même s’il s’exprime différemment.
Le bébé, son papa et sa maman
« Te raconter la Terre en te bouffant des yeux
Te parler de ta mère un petit peu
Et sauter dans les flaques pour la faire râler
Bousiller nos godasses et s’marrer
Et entendre ton rire comme on entend la mer
S’arrêter, repartir en arrière »
Renaud, « Mistral Gagnant »
29 Si l’objet de cette bafouille n’est sûrement pas de mettre en opposition les pères et les mères, nous ne pouvons pourtant pas parler des papas et des bébés sans parler de la place de la mère. Nous ne sommes pas, en effet, au cœur de relations interpersonnelles au sein d’une dyade mais bien d’une triade, mettant en jeu le jeune enfant, sa mère et son père. Du point de vue de l’observateur, il sera possible d’apprécier la place que va prendre le père en fonction de la place que prend la mère, et vice versa, mais aussi de la relation qu’ils entretiennent entre eux.
30 Il y a encore peu de temps, pour la psychanalyse, le très jeune enfant n’était qu’affaire de sa mère, le père n’apparaissant dans le développement du jeune enfant qu’au moment de l’œdipe, c’est-à-dire au plus tôt vers les 2 ans de l’enfant. Il a fallu attendre les années 1950, notamment avec les travaux de Margaret Mahler, pour envisager un rôle précoce du père auprès de son enfant, et les années 1970 pour imaginer que les pères puissent réellement s’essayer à prendre cette place, non plus symbolique mais réelle. Il est évident que le papa d’aujourd’hui est de plus en plus présent auprès de son bébé. Ainsi, comme le relève Raphaëlle Noël et Francine Cyr en référence aux travaux de Jean Le Camus, « on ne parle plus d’un rôle de père indirect (c’est-à-dire passant par la mère) mais bien d’un processus de parentalisation réciproque dans lequel les deux parents se font parent mutuellement [3] ».
La parole de la mère
31 Pour parler des papas, il faut aussi s’autoriser à parler des papas absents. Qu’ils soient absents de la crèche ou absents du quotidien des enfants, ces papas aussi ont une place auprès de leurs enfants. Sauf dans des situations familiales extrêmes (abandon ou violences), les mères réussissent dans leur discours – même si cela reste discret – à attribuer une consistance à ce papa imparfait ou trop souvent absent.
Maman gère et papa suit
32 Les papas discrets et les mamans très présentes : pour ceux-là, on sent bien que c’est maman qui gère. C’est elle qui pose les questions, elle qui s’inquiète, voire elle qui a dicté au papa ce qu’il fallait textuellement dire pour la transmission du matin. Lorsqu’on leur demande une information, ils proposent souvent de demander à la maman. Ce sont aussi ces papas qui dépannent. De l’extérieur, ils semblent peu investis dans la prise en charge de bébés, mais restent présents ponctuellement. Pour ces couples, la plupart du temps, c’est maman qui accompagne l’enfant au sein de la crèche. Les papas ne connaissent pas forcément la procédure des transmissions, du pointage, voire ne savent pas vraiment où retrouver leur enfant au sein de la crèche. Au premier abord, ils semblent un peu perdus dans ce monde de femmes et d’enfants. Mais ils sont là.
Papa, tiers séparateur entre maman et bébé
33 Je me souviens de cette entrevue avec une mère, un père et leur petite fille approchant de ses 1 an. La maman et le bébé avaient, semble-t-il, beaucoup de difficultés à se séparer – des larmes pour l’une comme pour l’autre. Donnant la parole à ce papa, il dit alors : « Mais moi, je ne peux rien faire, c’est une histoire entre elles deux… » Les papas séparateurs vont être présents, mais plus auprès du duo qu’à titre individuel. Peut-être rejoint-il de très près le papa suiveur. Ce qui le différencie peut-être, c’est qu’il est particulièrement attentif à cette maman et va pouvoir la soutenir lorsqu’il ressent qu’elle en a besoin. Il prendra alors pleinement son rôle auprès de son enfant.
Papa et maman, papa ou maman
34 Celui-ci, on le retrouve dans les couples qui montrent une répartition équilibrée et stable de l’investissement auprès de leur bébé. Ils apparaissent tous deux comme des parents organisés et on ressent une interchangeabilité entre l’un et l’autre. Non pas qu’ils agissent de la même manière avec leur enfant, mais ils ne semblent pas dépendre de l’autre pour assumer leur rôle de parent. On retrouve alors le « papa impliqué » de Jean Le Camus.
Papa tout seul
35 Ceux-là ne doivent pas être oubliés. Bien sûr, ils sont les plus rares, mais ils existent bel et bien et ils sont aussi remarquables que leurs homologues féminines. Ils sont peut-être la preuve que l’investissement précoce des papas et leurs compétences auprès des bébés existent bel et bien, comme s’il était encore nécessaire de le démontrer.
36 Dans ces nouvelles caractéristiques des papas, intrinsèquement liées à celles des mamans et surtout à l’organisation du couple, nous retrouvons toute la multiplicité des contextes familiaux. Comment ne pas relever les évolutions sociales et familiales que connaît notre société : les familles monoparentales, les séparations, les recompositions, l’accès grandissant des femmes au monde du travail ? Tout ceci contribue à l’évolution de la place de la femme au sein de la société et, par conséquence, au sein de la famille. Avec elle se modifie aussi le rôle des papas auprès de leurs bébés dans la cellule familiale, sociale, et de surcroît au sein de la crèche. Tous les papas rencontrés plus haut ne sont pas des stéréotypes, puisque chacun puise un peu dans ces différentes caractéristiques pour devenir un père à la fois consubstantiel et unique. C’est cette grande diversité qu’il nous faut donc accueillir à la crèche, mais comment devons-nous nous y prendre ?
Papaouvatu ? Comment accueillir les papas avec leurs bébés ?
37 Pour envisager l’accueil des bébés à la crèche, il est donc fondamental de penser l’accueil de leurs papas et, en toute logique, de réfléchir à ce qu’ils nous renvoient, ce dont ils ont besoin et ce que nous attendons d’eux.
Les papas et les professionnels
38 Au sein de notre structure, les vingt professionnelles sont toutes des femmes, des personnels qui accueillent les enfants au quotidien à l’équipe de direction, en passant par les agents d’entretien et le médecin. Ces papas sont donc invités à entrer dans un monde exclusivement féminin. Leurs comportements peuvent alors être lus sous un nouvel éclairage et, là encore, plusieurs styles de papa peuvent être présentés.
Le papa distant
39 Celui-ci aura du mal à trouver sa place et fera des passages éclairs. Il ose à peine entrer dans les espaces, il ne s’assoit pas, il n’échange que le strict minimum avec les professionnelles et oubliera même parfois de dire au revoir à son enfant le matin. Le soir, il faudra le rattraper pour pouvoir lui transmettre quelques informations au pas de course. Il n’est pas « dérangeant », mais le dialogue est laborieux, et sa façon d’être peut laisser aux professionnelles la vague impression de ne considérer ni son enfant ni leur travail. On ne le sent pas tout à fait à l’aise au sein de la structure.
Le papa bête noire
40 Ce papa-là peut être agressif, sur la défensive et attendre la moindre occasion pour nous voler dans les plumes. Il n’est pas très attentif, ou nous donne des informations qui peuvent apparaître inappropriées. Les professionnels ont tendance à le fuir et à en oublier de transmettre les informations nécessaires à une bonne transition pour l’enfant. Nous avons du mal à déterminer s’il est totalement macho ou simplement en décalage.
Le papa maternant
41 Il sait tout de son enfant, il prend le temps de l’échange, de la séparation, des retrouvailles. Il a pensé à tout : sucette, doudou, changes, lait, médicaments. Il s’intéresse à ce qui est offert à son bébé à la crèche, aux propositions faites aux parents, à la manière dont les professionnelles s’organisent et aux conseils qu’elles peuvent apporter. Pour l’équipe, c’est un papa qui accorde de la valeur à son travail et facilite grandement l’accueil. Mais parfois, nous pouvons nous laisser aller à penser qu’il en fait un peu trop…
Le papa pote
42 Celui-là est à la crèche comme à la maison. Il connaît tout le monde. S’il pouvait, il ferait la bise à toute l’équipe en arrivant. Il va systématiquement s’asseoir. Il communique les informations concernant son enfant mais ne s’arrête pas là : il raconte sa vie, celle de la famille, celle du quartier, le tout saupoudré de quelques blagues. Les professionnelles l’accueillent avec un immense sourire et ont plaisir à échanger mais, si elles se laissent entraîner, il va leur manger leur temps, si précieux pour qu’aucun enfant ne soit oublié.
43 Encore une fois, que de grands clichés présentés ! Aucun papa ne se résume réellement à son profil. Et c’est bien là que doivent s’arrimer la réflexion et le travail des professionnelles de l’institution. Si nous revenons à la situation présentée en introduction du papa qui ne semble pas en capacité de transmettre des informations sur son bébé à l’auxiliaire qui l’accueille, il reçoit, en réponse, un renvoi presque violent à la réalité de la structure et à ce qui est attendu de lui. Même si la manière n’était effectivement pas la plus adaptée ni la plus constructive, nous devons à la fois accueillir et cadrer chacun de ses papas au sein de ce collectif où leur enfant passe ses journées.
Quelle place pour les papas ?
« Maman est en haut, qui fait du gâteau, papa est en bas, qui fait du chocolat.
Fais dodo…. »
Berceuse enfantine, mélodie du XVIIIe siècle
45 Mais où doivent donc se mettre ces papas ? Devons-nous simplement laisser les familles s’organiser et nous adapter à leur mode singulier de fonctionnement ? Si nous considérons que la famille est le premier lieu d’éducation d’un enfant, de quel droit, ou comment pourrions-nous justifier d’influer sur une organisation qui, même si elle ne nous paraît pas optimale, reste celle de leur choix ? Devons-nous faire de la discrimination positive à l’intention des papas ?
46 Si nous partons du principe que le lieu crèche, très majoritairement – voire exclusivement – féminin, n’est pas, a priori, particulièrement accueillant pour les papas ou, tout au moins, que cette féminisation du lieu peut représenter une barrière parfois difficilement surmontable pour eux, alors nous pouvons être tentés de penser une place à part pour ces papas, afin de favoriser leur intégration dans ce lieu d’accueil.
47 Ces deux positions semblent sensées. Pourtant, la crèche n’assure-t-elle pas, à la fois, un rôle de protection du cercle familial et de son intégrité, et une dimension citoyenne qui doit porter les valeurs nous semblant appropriées à un développement harmonieux des très jeunes au sein d’un collectif, dans une société en mouvement ? Il est donc essentiel de penser la place des papas au même titre que celle des mamans, en réintégrant, à sa juste importance, l’un et l’autre au sein de l’institution.
Dans les mots des professionnels
« Y a pas de bons pères
Y a que des hommes qui font de leur mieux »
Bigflo et Oli, « Papa »
49 Le prérequis à ce travail institutionnel est sans aucun doute de pouvoir revenir individuellement et collectivement sur nos propres représentations des papas, de leur place à la crèche et dans notre société. En fonction de nos vécus, de nos expériences, de notre éducation, de notre milieu, de notre culture, nous sommes toutes empreintes de sentiments qui peuvent aller du désintérêt au reproche à l’encontre de ces pères : par exemple, ce n’est pas parce que nous ne voyons pas un papa qu’il n’existe pas dans la vie de son enfant ; ou encore, ce n’est pas parce que cette maman s’occupe de tout que ce papa n’a pas son mot à dire. Ainsi, la place aux pères doit être accordée en étant débarrassée des éventuels préjugés des professionnels. C’est seulement à cette condition que l’espace qui doit lui être réservé pourra être pleinement occupé. Et si ce n’est pas le cas, charge à nous de le lui rappeler, avec diplomatie et compréhension, comme nous le ferions avec une maman.
50 Pour faciliter ce travail autour des préjugés hommes-femmes ou pères-mères, il est évident qu’il serait hautement souhaitable de rencontrer des professionnels masculins au sein des lieux d’accueil de la petite enfance. Malheureusement, ils constituent encore un rare privilège !
Dans le projet
51 Pour soutenir ce travail quasi psychanalytique sur nos préjugés, il est indispensable que cette réflexion soit soutenue par un projet à la fois clair et précis. Non seulement la place du père doit être abordée au même titre que celle de la mère, mais les documents à destination des parents et les procédures à destination des professionnels doivent exprimer cette égale répartition de l’autorité parentale.
52 Pour prendre un exemple concret, lorsqu’un enfant est malade et qu’un parent doit être prévenu, c’est dans la très grande majorité des cas la maman que nous allons appeler. Qu’est-ce qui le justifie ? Serait-ce si « évident » que c’est elle qui va s’inquiéter ? Elle qui va prendre la mesure ? Elle qui pourra quitter son travail ? Elle qui pourra mieux le réconforter ? Elle qui saura quoi faire ? Pour contrecarrer ces mauvaises habitudes, nous mettons parfois en place la « journée des papas » : ce jour-là, ce sont eux qui sont dérangés. Le plus juste serait évidemment plutôt de poser cette question aux deux parents, par exemple lors des périodes d’adaptation, et de formaliser cette information par le biais d’un calendrier des disponibilités des uns et des autres.
53 De la même manière, demander aux parents, dès les premières rencontres, quel est celui qui s’occupe majoritairement de telle ou telle activité avec l’enfant, peut valoriser les actions de chacun. Ce qui peut aussi constituer matière, dans la tête des professionnels, à donner corps aussi bien au père qu’à la mère, pour ensuite être transmis en mots à l’enfant. Cela peut en outre s’étendre aux transmissions, en proposant systématiquement des temps d’échange à chacun des parents, mais également en mettant l’accent sur les expériences que l’enfant a pu vivre avec l’un et avec l’autre.
54 Enfin, il est important que les deux parents connaissent le fonctionnement de la crèche, ce que nous attendons d’eux pour optimiser la prise en charge de leur enfant et qu’ils se sentent une obligation d’y porter attention. Demander un engagement des parents lors de l’inscription peut, en partie, rendre tangible cet engagement conjoint.
Dans des propositions adaptées à tous
55 Au quotidien, la crèche laisse peu de place aux parents. Les temps d’accueil du matin et du soir sont rythmés par la présence des autres enfants et celle des autres parents. Il est donc important, pour que chacun trouve sa place, de proposer des moments où tout le monde peut prendre le temps. Ils peuvent prendre plusieurs formes :
56 – la structure peut proposer des réunions « en famille », avec l’enfant et les deux parents pour s’accorder, enfin, un moment posé d’échange avec la référente de l’enfant ou d’autres professionnels ;
57 – il est également envisageable de mettre en place des réunions des parents, où les enfants sont gardés à la crèche pendant que les deux parents, ensemble, posent des questions, font des propositions et entendent les mêmes informations de la part de la crèche ;
58 – enfin, la proposition de temps extra-éducatifs constitue un dispositif permettant aux deux parents d’expérimenter plus sereinement leur place auprès de leur bébé, peut-être plus particulièrement pour les papas, qui sont souvent plus à l’aise avec les jeux imaginatifs. Lors de ces moments, parents, enfants et professionnels peuvent partager ensemble des situations nouvelles et originales, sans la pression du quotidien et des obligations diverses. C’est ce que nous cherchons à obtenir à travers un projet artistique et culturel riche en évènements qui décalent les familles de leurs habitudes et amènent des répercussions inédites sur les liens entre enfants, parents et professionnels.
Pour conclure
59 Je n’en garde aucun souvenir conscient, mais c’est mon père qui, alors que j’étais petite, faisait mes tresses avant d’aller à l’école. Alors que je lui parlais de mes réflexions sur les bébés et leurs papas, il me raconte que mes parents nous avaient acheté un train électrique, à mes sœurs et à moi, après avoir lu Du côté des petites filles, essai sociologique publié en 1973 par la pédagogue féministe Elena Gianini Belotti. Elle préconisait déjà de lutter contre les stéréotypes de genre, qui perpétuaient sans cesse la domination masculine sur les femmes. Près de trente-cinq ans plus tard, en 2007, Christian Baudelot et Roger Establet, tous deux sociologues, reprenaient son travail pour conclure qu’« on enregistre des évolutions de vaste ampleur, des changements de moindre portée et des permanences significatives ». Ainsi, les questions d’égalité hommes-femmes avaient avancé mais pas d’une manière aussi probante qu’on aurait pu l’espérer. Aujourd’hui, après dix années, les polémiques autour de la théorie du genre à l’école et à la crèche, la pma légale pour les femmes célibataires, les #moiaussi et les plafonds de verre pour le salaire des femmes, il semble que ces questions soient toujours autant d’actualité.
60 Si ces avancées ne pourront s’ancrer que par une volonté politique forte et directement mise en action par des dispositifs et des lois, en allant encore plus loin qu’un congé parental également « possible » pour les papas, il est évident que la crèche, lieu intrinsèque de primo-éducation, doit porter ces valeurs sociales aussi bien auprès des pères, des mères que des bébés.
61 Et si on pensait aussi aux frères, aux sœurs et au reste de la tribu...
« Papa doigt, papa doigt, où es-tu?
Je suis là, je suis là, Je suis le pouce.
Maman doigt, maman doigt, Où es-tu?
Je suis là, je suis là, Je suis l’index.
Grand frère doigt, grand frère doigt, Où es-tu?
Je suis là, je suis là, Je suis le majeur.
Doigt petite sœur, doigt petite sœur, Où es-tu?
Je suis là, je suis là, Je suis l’annulaire.
Doigt petite sœur, doigt petite sœur, Où es-tu?
Je suis là, je suis là, Je suis l’auriculaire. »
Comptine traduite de l’anglais,
The Finger Family.
Notes
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[1]
Le plus pauvre de France, avec plus d’un habitant sur deux vivant sous le seuil de pauvreté, INSEE – 2014, https://insee.fr/fr/statistiques/1405599?geo=COM-13203.
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[2]
J. Le Camus, « La fonction du père dans les premières années de la vie de l’enfant », dans C. Zaouche Gaudron (sous la direction de), La problématique paternelle, Toulouse, érès, 2001, p. 208.
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[3]
Raphaëlle Noël et Francine Cyr, « Le père : entre la parole de la mère et la réalité du lien à l’enfant », https://www.cairn.info/revue-la-psychiatrie-de-l-enfant-2009-2-page-535.htm