Notes
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Les Présocratiques, Fragment B 52, trad. Jean-Paul Dumont, Paris, Gallimard/La Pléiade, 1988, p. 158.
« Le temps est un enfant qui s’amuse, il joue au tric-trac. À l’enfant, la royauté [1]. »
Héraclite
1 Héraclite fut l’un des premiers penseurs de l’histoire de la philosophie. On sait peu de choses de lui avec certitude. On pense qu’il vécut à Éphèse. C’est pourquoi on l’appelle aussi parfois Héraclite d’Éphèse. On estime qu’il vécut entre 541 et 481 av. J.-C. De ses écrits, peu nous est parvenu. Il nous reste ce que la tradition nomme les « fragments » : quelques phrases, quelques bribes de raison arrachées à l’oubli par un étrange miracle. Ce que nous mesurons avec plus d’exactitude, c’est l’immense influence que sa pensée a eue sur toute la tradition philosophique antique et grecque. Sa conception du monde, marquée par un changement perpétuel et inéluctable, sera reprise par presque tous les penseurs qui viendront après lui. À tel point que certains commentateurs parlent de l’héraclitéisme de la pensée grecque. Héraclite pense, et tout le monde pense comme Héraclite. Alors, que pense Héraclite ?
2 Sa pensée la plus célèbre concerne le temps. Elle évoque presque de manière poétique le changement incessant dans lequel nous sommes pris, sans pouvoir l’arrêter. Sa philosophie, aux origines de la philosophie, est une méditation sur le temps qui passe. La pensée d’Héraclite peut, à ce titre, représenter quelque chose comme l’enfance de la philosophie, s’exprimant par phrases elliptiques ou métaphoriques, difficiles à comprendre, profondes et éternelles. Et dans cette enfance de la philosophie, pour saisir la nature de ce temps qui passe et nous emporte, Héraclite pense... à l’enfant. Le temps est un enfant, car chaque instant qui se présente est un temps nouveau et différent du précédent. Nous pourrions inverser la proposition : lorsque nous regardons un enfant, immanquablement, ce qui vient à nous est une méditation sur le temps qui passe. L’enfant, nouveau au monde, a le temps. Et si lui a le temps, en revanche, ce que nous découvrons en le regardant, c’est que nous-mêmes n’avons pas tout ce temps. La jeunesse de l’enfant nous renvoie à notre propre traversée dans le temps, que nous appelons notre vie.
3 Héraclite poursuit et précise que cet enfant s’amuse. Il est insouciant. Il ne pense pas que le temps passe et que le temps va finir. Quand on est au commencement, on ne pense pas à la fin. Alors à l’insouciance de l’enfant, et face à cette insouciance, répond l’inquiétude de celui qui a quitté l’enfance. L’insouciance est perdue, comme le temps est perdu. Le temps passe sans songer aux conséquences. Comme l’enfant s’amuse sans songer aux conséquences. L’enfant ne pense à rien moins qu’à la mort. On peut en déduire qu’on ne sort de l’enfance que par la pensée de la mort. L’enfance nous quitte quand la conscience réelle de la mort se saisit de nous. Peut-être alors aimerions-nous pour toujours rester enfant ? Mais cela n’est pas possible, car le temps passe. Et la conscience de la mort peu à peu se lève dans notre esprit.
4 Le temps passe, sans que l’on puisse l’arrêter, quelles que soient les conséquences. Le temps s’amuse. Le temps joue. Mais à quoi joue le temps ? Il joue au tric-trac. C’est un jeu étrange, jeu de stratégie, mélange de calcul et de hasard. Ce que les Anciens appelaient le tric-trac s’apparente à ce jeu que nous appelons awalé, et que nous rattachons à une tradition africaince. Il s’agit de s’emparer des pierres de l’adversaire en les déplaçant sur un plateau composé de deux rangées de six trous. C’est un jeu subtil, fait de maîtrise et de chance. Il faudra bien réfléchir, être prudent et savoir saisir l’occasion propice. De même, le temps qui passe n’est autre que celui de notre vie. Et nous avançons dans la vie en passant de la maîtrise à la chance, du calcul au hasard. Nous tentons de rester maîtres de ce qui nous arrive. Mais il nous faut aussi parfois faire avec l’imprévu, bon ou mauvais. Le temps de nos vies est un mélange de hasard et de destinée.
5 Mais, à la fin, le temps gagne toujours. C’est pourquoi il est le roi de nos vies. À la fin, pour tout le monde, c’est la fin, c’est la mort. Le temps passe, inexorablement. Et chaque instant qui passe nous rapproche de la mort. C’est pour cela que le temps est comme un enfant et que la royauté appartient à cet enfant. Le plus grand roi s’inclinera devant le temps qui passe. Cette puissance de l’origine et des commencements, elle appartient à l’enfant aussi. L’enfant est roi, non pas parce qu’il aurait tout ce qu’il désire mais parce qu’il a le temps d’avoir tout ce qu’il désire. Le temps est notre bien le plus précieux. Et il appartient d’abord et avant tout à l’enfant. C’est pourquoi, ce que nous n’avons pas pu réaliser dans le temps de notre vie, nous rêvons parfois de le voir s’accomplir dans la vie de nos enfants. Alors nous nous inclinons, respectueusement, devant l’enfant, qui, quoi qu’il arrive, est le maître du monde de demain. Demain lui appartient, à lui plus qu’à nous.
6 Voilà tout ce qu’Héraclite voyait dans l’enfance : une image du temps qui passe, insouciant et inexorable. On raconte que la pensée de ce temps, qui passe et nous échappe, lui arrachait des larmes, de mélancolie ou de nostalgie. Et la tradition picturale a pris l’habitude de représenter ce philosophe sous les traits d’un vieillard qui pleure. Alors, il n’est pas impossible que le regard que nous portons sur l’enfance, sur son insouciance et sur ses jeux, ne laisse parfois couler une larme sur nos joues. À l’enfant, la royauté !
Notes
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[1]
Les Présocratiques, Fragment B 52, trad. Jean-Paul Dumont, Paris, Gallimard/La Pléiade, 1988, p. 158.