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Article de revue

De quelques réflexions sur langage, langues, parole… et littérature en mots et en images

Pages 250 à 253

Notes

1 Le 31 décembre 2016, je venais juste de commencer à écrire cette rubrique dans laquelle j’avais idée de parler de langage, de langues, de parole, d’albums, de rencontres…, lorsque j’ai reçu sur mon téléphone deux photos envoyées de Paris par une amie qui était en train de visiter l’exposition Il était plusieurs fois…une traversée[1], d’après le livre Bible, les récits fondateurs de Serge Bloch et Frédéric Boyer.

2 Sur les photos il était écrit : « Mais nous avons la parole et c’est avec elle que tout commence. »

3 J’aime ces clins d’œil de la vie !

4 J’ai arrêté d’écrire et je suis allée flâner sur Internet pour découvrir d’autres traces de cette exposition. J’avais déjà suivi de loin en loin le travail entrepris par l’écrivain Frédéric Boyer, les éditions Bayard, l’auteur dessinateur Serge Bloch, les studios de la Fabrique d’images, le musicien Benjamin Ribote, et le comédien André Dussollier… Un travail colossal puisqu’il s’est agi de travailler dans le même temps à une nouvelle traduction et donc à une nouvelle interprétation de textes de l’Ancien Testament, de demander à un dessinateur d’en faire lui aussi sa traduction en dessins pour la publication d’un roman graphique, et de travailler en même temps avec lui et avec des spécialistes de l’image animée à la réalisation de films d’animation destinés à être diffusés par épisodes à la télévision [2]. Toutes ces personnes, toutes ces équipes ont travaillé pendant plusieurs années pour proposer « à toutes les générations et à tout-public » trente-cinq récits bibliques extraits de l’Ancien Testament, de la Genèse au Livre de Daniel.

5 J’ai arrêté d’écrire et je suis allée écouter, regarder, lire…

6 J’ai notamment visionner plusieurs fois l’épisode 5 intitulé « Babel ou le récit d’une folie totalitaire [3] », qui se conclut par ces mots : « Il y eut donc des peuples différents, des langues différentes, des espoirs différents. Quand ils se rencontraient ou quand ils se croisaient, les hommes ont dû faire l’effort de s’intéresser aux autres et d’essayer de les comprendre. »

7 Ce lundi 2 janvier, je reprends mon écriture et je me demande : quelles pensées voulais-tu partager en ce début d’année 2017 ?

8 Nous ? les êtres humains, nous sommes des êtres de langage. Pour pouvoir vivre, nous avons besoin de récits. Nous avons besoin de nommer. Nous avons besoin de représenter. Mais nous parlons la langue « de là où le hasard de la vie nous a fait naître », dit le psycholinguiste Evelio Cabrejo-Parra. Si j’étais née en Espagne, je parlerais espagnol, ou italien si j’avais vu le jour en Italie. Ou n’importe quelle autre langue…

9 Les langues sont des « objets » en mouvement. Une langue n’est pas un « objet » fini, déterminé à jamais. La langue vit, bouge, se forme et se déforme car elle est parlée, échangée, partagée… Même si nous parlons la même langue, nous n’utilisons pas les mêmes mots ni les mêmes expressions, y compris dans des circonstances qui pourraient sembler identiques. Une langue a ses styles, ses accents. Il ne suffit pas de parler la même langue pour se comprendre… Ce constat est important. Les mots ne sont que des représentations. Nous sommes condamnés à chercher la façon dont nous pourrions dire, partager, transmettre… pour être compris.

10 Les dessinateurs parlent aussi différentes formes de langues en partageant leurs représentations du monde. Je fais partie de ceux qui considèrent les images comme des modalités d’expression. Des langues… Certains artistes ont le talent de raconter des récits en images. Le récit passe alors par autre chose que les mots articulés.

11 Les images proposent de multiples styles de représentations. Elles nous aident à penser qu’un chat est un chat ; et pourtant, ce n’est pas qu’un chat… Le chat est un animal avec de petites oreilles pointues, un pelage, une queue, quatre pattes…, et les spécialistes pourraient nous donner des caractéristiques précises de ce qu’est « chat ». Cependant, le chat de ma grand-mère et celui de mon amie Julie n’ont rien à voir l’un avec l’autre… En nous offrant de multiples images de chats, les dessinateurs nous aident à penser à la fois le concept chat et la multitude de possibles chats. Rencontrer une multitude de chats permet de penser la singularité de chacun d’eux.

12 Et la parole ? Cela pourrait être la façon dont chaque être humain tente de dire au plus juste sa pensée de l’instant. La parole nécessite engagement, réflexion, mesure, distance, conscience… La parole s’inscrit dans le désir de lien à soi et aux autres. Dans une présence attentive et légère… Elle nécessite l’engagement de celui qui parle, et sans doute l’écoute attentive de celui à qui elle s’adresse… Les tout-petits ont besoin de paroles. Les tout-petits ont une grande force de parole.

13 Les grandes œuvres en mots et en images, celles qui font littérature, s’inscrivent dans ce champ de la parole. Elles nous parlent à tous. Universellement et singulièrement. Elles attirent notre attention…

14 Il y a peu, je flânais dans une librairie dans le quartier de la Sorbonne à Paris. Je fais un détour par le rayon jeunesse et mon œil est attiré par l’image d’un gros ours noir à l’air grincheux. Sur sa tête quatre oisillons jaunes jouent dans sa fourrure. Et sur la couverture, ce titre : Maman Oie. Le mot Oie est barré et remplacé par le mot ours. Un album de Ryan T. Higgings publié chez Albin Michel. Je ne connais pas cet artiste. Je suis intriguée par ce titre et par cette image. La page de garde présente une jolie forêt, lumineuse, et une cabane/grotte recouverte d’herbe avec une porte, une fenêtre et une cheminée qui fume. Un univers de pleine nature mais pas du tout hostile. La page de titre reprend le même titre énigmatique de la couverture, mais présente un ours assis sur une chaise devant une table sur laquelle est posé un repas qui semble délicieux. L’ours a une serviette nouée autour du cou et tient en main fourchette et couteau.

15 La page suivante présente l’ours noir assis face à nous, lecteurs. Le texte dit : « Michel l’ours vit seul. C’est un ours particulièrement grincheux. » L’image confirme ce qualificatif. La page suivante décrit plusieurs choses que cet ours grincheux n’aime pas… Nous apprenons ensuite que « Michel n’aime qu’une seule chose : les œufs ! ». Il aime les cuisiner de différentes façons. Beaucoup d’humour déjà dès ces premières pages. Plus tard, Michel ramasse les œufs d’une oie. Nous le découvrons dans sa cuisine prêt à les faire bouillir, mais la cuisinière s’éteint. Le temps de sortir pour aller chercher du bois et rallumer le feu, les œufs ont éclos, et quatre petits oisons charmants s’écrient « maman » dès que Michel réapparaît. « Michel est victime d’une stupide erreur d’identité ! » dit le texte. Bien sûr, Michel va tout faire pour se débarrasser de ces oisons qui s’accrochent… et qui grandissent, qui grandissent…

16 Vous connaissiez peut-être les découvertes de Konrad Lorenz [4] ; si vous lisez cet album, vous découvrirez la vie de l’ours Michel et de ses oies.

17 En lisant cette histoire, j’ai pensé à ce merveilleux album de Christian Duda et Julia Friese publié en 2008 par les éditions Être et qui a pour titre Tous ses petits canards. Encore une histoire d’œuf… En réalité, c’est l’histoire d’un renard qui s’appelait Konrad et « d’un poussin sans nom qui était dans un œuf, sous le ventre d’une cane, au bord d’une mare, dans une forêt ».

18 Ces histoires parlent de genre. De genre humain. D’adoption, d’amour, d’ambivalence, de frustration, d’humanisation, de place, de désir, de besoin…

19 Sur la quatrième de couverture de Bible, les récits fondateurs, il est écrit : « Comment tout a commencé, nous ne le saurons jamais… »

20 Comment tout a commencé ? Nous ne le savons pas… Que se passera-t-il après ? Nous ne le savons pas non plus. Mais nous avons la parole… La parole et les histoires. Et particulièrement les histoires en mots et en images qui parlent de nous, de la vie, des questions sans réponses, des réponses sans questions… La littérature ne servirait-elle pas essentiellement à nous permettre de penser et de dire avec légèreté que nous ne savons pas grand-chose sur la vie, et que, pourtant, nous ne renonçons pas à nous interroger…

21 Pour 2017, je nous souhaite de rencontrer de belles œuvres de littérature en mots et en images !

Notes

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