Notes
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Le temps volé ou les prolétaires de l’art pour une éducation au temps perdu, article de Pierre J. Truchot in Art, Education et Politique sous la direction de Marie-Hélène Popelard Sandre Actes.
« Dans une librairie, un livre traitant du théâtre devrait voisiner avec les livres de recettes culinaires, les livres de récits de voyage, les livres traitant de sport, les livres animaliers, les livres de philosophie, les livres d’histoire et les documentations. Oui. Dans ces rayons-là, il est bien placé car, dans ses pages, j’apprends, comme dans les autres livres, les choses de la faim et de la soif, du monde et de ses habitants, des choses sur toi et moi et la vie… »
Marcel Cremer
Le spectateur invisible, éd. Théâtre Agora, 2006
1 Il y a Nour, mon petit-fils, un bébé de 6 mois, rieur, curieux et contemplatif, son papa est musicien, sa maman est danseuse. Ils vivent à Marseille, elle est intermittente du spectacle, lui musicien acharné, travaille comme technicien dans le spectacle. Ils sont dans une situation économique précaire, mais sont heureux de ce choix de vie : ils tentent de vivre de leur passion, la musique et la danse.
2 Il y a Benjamin et Pauline, frère et sœur, 2 ans et 6 mois, des bébés qui respirent la joie de vivre. Ils vivent à la campagne, au fin fond du Gers, leurs parents sont développeurs informaticiens et travaillent à 20 km dans la petite ville à côté. Chez eux, il y a des poules, et les chevaux du voisin sont sous leurs fenêtres. Les jeunes parents, après avoir fait un tour du monde, ont choisi de vivre à la campagne le temps de faire grandir leurs enfants. Ils s’en sortent bien économiquement.
3 Il y a Linaya, elle a 2 ans, elle vit en Lorraine, un peu à la campagne. Elle souffre légèrement du mauvais climat de la région, froid et humide en hiver, trop lourd et trop chaud en été. Sa maman est assistante sociale, son papa carreleur, elle a deux grandes sœurs du côté de son papa. Ce n’est pas toujours facile pour cette famille de finir le mois sans négocier un découvert avec la banque.
4 Il y a Sacha, bébé sérieux et curieux de 9 mois. Lui vit à Bordeaux, une de ces grandes villes de province bien rangées. Son papa travaille dans le négoce du vin, il voyage beaucoup, sa maman est cadre dans le social, elle accompagne des familles en difficulté. Leurs deux salaires leur permettent de se lancer dans l’achat d’un appartement, dans cette ville dont ils apprécient le cadre de vie.
5 Il y a Nino, il est plus grand, c’est un petit garçon vif de 4 ans, il vit à côté de Bordeaux, sa maman est éducatrice et s’occupe d’enfants handicapés, son papa est maçon à son compte. Ils sont en train de se séparer. Ainsi va la vie…
6 Il y a sa petite cousine qui vient de naître, il y a un mois, Éva. Son papa est éducateur sportif, sa maman est enseignante, ils vivent à Bordeaux.
7 Il y a ce bébé à naître, attendu de ses parents, tous les deux au chômage. Ils vivent à Marseille, la maman est d’origine tunisienne, le papa est devenu musulman pour pouvoir l’épouser et vivre avec elle.
8 Il y a les bébés des personnes roms qui viennent de Roumanie, qui vivent dans des bidonvilles à Marseille et dont me parle mon mari, qui consacre une partie de son temps de retraité à scolariser leurs enfants et à accompagner les parents dans des démarches de formation et d’insertion pour pouvoir trouver du travail et habiter un vrai logement. Ces bébés grandissent dans la peur et l’insécurité d’être délogés à tout moment.
9 Il y a tous les bébés accueillis à la crèche à la Friche et leurs parents, qui habitent le quartier de la Belle de Mai, ou travaillent à la friche. Ils sont chômeurs, cadres, ouvriers, artistes, ou opérateurs culturels.
10 Et puis, il y a tous les bébés accueillis au théâtre Massalia, en vingt-neuf ans d’existence, qui sont venus avec leurs parents, leurs grands-parents, leurs assistantes maternelles, et les bébés que nous avons croisés et que nous croisons encore dans les crèches quand nous y allons avec un spectacle.
11 Ce sont tous ces bébés et leurs jeunes parents à qui je pense, alors même que j’essaie de répondre à la question : est-ce vraiment si difficile d’élever les bébés ?
12 Je doute que, pour tous les jeunes parents cités, la réponse soit identique. Elle est tellement dépendante de leurs conditions de vie – sociales, économiques, géographiques – dans lesquelles se développent les relations affectives, et peut se déployer ou pas l’enveloppe de sécurité propice à l’épanouissement de chacun.
13 Cependant, la formulation de la question renferme un postulat qui est le suivant : il est difficile aujourd’hui d’élever les bébés. Et ce postulat est remis en question par la présence dans la phrase du « vraiment si ». Est-ce vraiment si difficile d’élever les bébés ? Il sous-entend que la tâche peut être rendue plus aisée. Qu’est-ce qui rend la tâche plus aisée ? Et le théâtre peut-il avoir cette prétention ? De quoi se nourrit ce « vraiment si » ?
Le théâtre, un art inutile nécessaire
14 Prétendre que le théâtre puisse apporter une réponse soulève un paradoxe, pour nous, théâtre jeune public, qui revendiquons son inutilité, qui considérons que comme tout art, le théâtre à l’adresse des jeunes publics ne doit répondre à aucun impératif, qu’il soit d’ordre pédagogique ou commercial. Sa seule nécessité est d’ordre artistique.
15 Le théâtre ne peut pas répondre à un besoin. On peut vivre toute une vie sans aller au théâtre. Le théâtre est un besoin pour l’artiste qui en fait, ou pour l’opérateur qui en programme. Mais chez tout un chacun, le besoin de théâtre n’est pas inné. Le besoin de théâtre naît avec le théâtre : c’est en allant au théâtre qu’on a envie de théâtre. Le théâtre peut devenir indispensable au spectateur. Comme toute pratique artistique, il participe au réveil du désir d’art qui sommeille en chaque individu, petit ou grand, quels que soient sa culture, son milieu social et son éducation. Une fois ce désir d’art réveillé, le théâtre, comme toutes les formes d’art, devient nécessité.
Du temps dérobé…
Ce désir d’art, pour être assouvi, a besoin de temps. On arrive là à un deuxième paradoxe : aller au théâtre aujourd’hui, c’est consacrer du temps à de l’inutile. Or, cela a toute son importance. Aller au théâtre, c’est s’extraire de la conception utilitariste du temps que nous impose le monde néolibéral.
17 « Le temps utile, celui qu’il ne faut pas perdre, celui qui permet de mesurer la valeur de la majorité de nos actes et qui prédomine nos existences, recouvre et ignore un autre temps, tout aussi réel mais beaucoup moins efficace : un temps libre, une durée inutile, celle vécue par toute conscience lorsque – comme le dit Bergson – “elle se laisse vivre”, un temps durant lequel notre être n’est plus sommé d’agir en vue d’un acte à venir. C’est cette durée inutile que le pouvoir politique voile, recouvre, de sorte que le désir d’art présent en chaque être se retrouve ignoré et inhibé [1]. »
18 C’est dans ce temps-là, ce temps perdu, ce temps volé en quelque sorte au système capitaliste, que peuvent se développer les relations avec les enfants, propices à l’éducation, à l’apprentissage, à l’amour, aux jeux, à la création et à la jouissance de la création. C’est ce temps qui permet de réunir les bonnes conditions de la rencontre : rencontre avec soi, rencontre avec les autres.
… Pour multiplier les rencontres
19 Aller au théâtre avec son enfant, c’est effectivement provoquer des rencontres. Une rencontre avec un art, pour l’adulte comme pour l’enfant c’est souvent l’occasion de découvrir le théâtre. Une rencontre avec une œuvre, une œuvre particulière, éphémère, mais qui chemine longtemps, qui disparaît et qui revient par bribes, par images, toujours reliées à l’instant présent. Une œuvre toujours unique qui trouve une part de sa singularité grâce au public qui est là. Une rencontre avec les artistes pour qui la représentation est le temps fort de leur métier. Une rencontre avec les autres spectateurs qui sont venus pour les mêmes raisons, et qui nous font à cet instant-là partager le sentiment d’appartenir à une même communauté. Une rencontre, enfin, avec un lieu, qui essaie en permanence de mettre en contact des artistes et leurs œuvres avec des femmes, des hommes, des filles, des garçons de tout âge.
… Pour partager des expériences
20 Pour les jeunes parents d’aujourd’hui, aller au théâtre avec son enfant multiplie les occasions de partage d’expérience en famille. Il s’agit bien de cela ; à l’issue d’une représentation théâtrale, l’adulte comme l’enfant en sortent transformés, grandis. Chacun à son niveau en retire quelque chose, une pensée, une émotion, des connaissances, de la curiosité, de l’envie… Ils vont pouvoir les partager, les discuter, échanger leurs ressentis, se remémorer ou rejouer les passages préférés. Ce sera l’occasion de se découvrir autrement, de se regarder différemment, de se surprendre et de surprendre l’autre. Une occasion de sortir de la routine domestique et de voir la vie autrement en entrant dans des histoires étrangères, en regardant le monde avec les yeux des autres.
21 Provoquer les rencontres, multiplier les partages d’expérience, tout cela permet de s’inscrire ensemble dans une histoire collective, à l’heure où les liens sociaux se délitent, et où les repères politiques disparaissent.
Le théâtre, un acte de résistance
22 Pour toutes ces raisons, aller au théâtre aujourd’hui, c’est faire acte de résistance.
23 C’est cultiver les interstices provoqués par les failles du monde néolibéral, c’est exploiter des espaces pour la création, l’invention de nouvelles formes d’organisation de la société, c’est s’autoriser à se projeter dans de nouvelles utopies.
24 C’est préparer un terreau fertile d’humanité pour Nour, Benjamin, Pauline, Sacha, Linaya, Nino, Éva, les bébés roms, les bébés de la Belle de Mai, et tous les bébés du monde entier, et leurs parents quels que soient leur origine, leur culture et leur milieu social.
25 Voilà ce qui se cache derrière le « vraiment si » de la question. Avec le théâtre, c’est la possibilité de se projeter dans l’avenir avec une vision, celle d’une société meilleure, vision essentielle à tout acte d’éducation.
c’est faire acte de résistance.
26 Mais pour combien de temps encore ? Aujourd’hui, dans le secteur de la culture, comme dans ceux de la santé et de la recherche, les pouvoirs publics se désengagent, les subventions baissent, les règles managériales du monde économique prennent le dessus et visent la rentabilité financière de ces secteurs… À chaque changement d’équipes politiques, de droite comme de gauche, des équipements culturels ferment, des festivals disparaissent, des équipes artistiques se voient dans l’obligation de cesser leur activité. Il y a de moins en moins de moyens consacrés à l’éducation artistique, alors qu’il n’y a plus à prouver la pertinence de la présence des artistes à l’école et que, dans les discours préélectoraux, quand la culture est mentionnée – ce qui est de plus en plus rare –, c’est la première chose mise en avant.
27 Combien de temps un équipement comme le nôtre, le théâtre Massalia, va-t-il pouvoir assurer ses missions de production et de diffusion jeune public, rouage important de la création théâtrale contemporaine ? Combien de temps les enfants de la Belle de Mai et de Marseille vont-ils pouvoir venir découvrir, avec leur classe ou avec leurs parents, des spectacles de théâtre, de danse, de cirque, de marionnettes ? Combien de temps vont-ils pouvoir côtoyer des auteurs, des metteurs en scène, des danseurs, des circassiens, lors d’ateliers de danse, d’écriture, de théâtre ? Pour combien de temps encore la culture et la création artistique feront-elles partie des missions de service public ?
28 Que faire pour que nos représentants politiques entendent l’importance de ces lieux ? Que faire pour qu’ils viennent dans nos théâtres, non seulement en constater eux-mêmes les bienfaits mais faire eux-mêmes l’expérience de ces rencontres ? Que faire pour développer leur conscience ? Que faire pour lancer une vraie réflexion avec eux, pour que s’élabore une politique culturelle intelligente, durable, où les actions à l’adresse des enfants et des jeunes ne soient pas que dans les discours mais qu’elles deviennent une priorité ?
29 Il est urgent de retrouver du lien entre nous tous, de permettre à nos différences non pas de s’effacer mais au contraire de s’exprimer, de dialoguer, de se disputer, pour nous enrichir mutuellement et nous sentir concernés et utiles en contribuant à la réorientation du mouvement du monde vers la réalisation des conditions d’existence favorables à l’épanouissement des 7,3 milliards de personnes qui constituent notre humanité.
30 Le théâtre est le lieu d’expression de ces différences. Utilisons-le !
Mots-clés éditeurs : culture, partage, expérience, relation, éducation, inutilité, désir, enfance, Théâtre, création, rencontre, résistance
Date de mise en ligne : 21/10/2016
https://doi.org/10.3917/spi.079.0136Notes
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Le temps volé ou les prolétaires de l’art pour une éducation au temps perdu, article de Pierre J. Truchot in Art, Education et Politique sous la direction de Marie-Hélène Popelard Sandre Actes.