Notes
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[1]
L. Kaplan, Les outils, Paris, pol, 2003. Leslie Kaplan a suivi des études de philosophie, de psychologie et d’histoire. En outre, elle anime des ateliers de lecture-écriture dans des écoles et des bibliothèques de banlieue, des cafés, des prisons, ainsi qu’à l’université.
-
[2]
Ibid.
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[3]
Germaine Tillion est entrée au Panthéon le 27 mai 2015.
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[4]
Germaine Tillion à Ravensbrück, réalisation de David Unger, dvd de la collection « Vu d’Aquitaine », Pessac, acpa, Bègles, ecla Aquitaine, 2011.
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[5]
L. Kaplan, op. cit., p. 28.
« J’ai compris que j’étais vieux le jour
où je me suis retrouvé dans la vitrine
d’un antiquaire. »
« Grosbert et Petit Pote étaient petits
et pourtant vieux,
car les nounours vieillissent
sans jamais grandir. »
2 Le mot valeur vient du latin classique valere, qui signifie valoir. Le Grand Larousse universel version papier (en quinze volumes) propose six colonnes de définition du mot valeur. L’encyclopédie en ligne Wikipédia en présente aussi de multiples approches. Comme pratiquement chaque mot de la langue française, « valeur » prend des sens très divers selon les contextes de son utilisation. Nous parlons tout aussi bien de valeurs boursières que de valeurs morales, de valeur absolue en mathématiques que de valeur d’une note en musique, de valeur d’un ton dans les arts visuels que de valeurs immobilières… Nous parlons aussi de valeur hors taxe, de valeur comptable, de valeur marchande…
Dominique Rateau
Dominique Rateau
3 En sociologie, en philosophie, il est question de valeurs éthiques, idéologiques, spirituelles, ou encore de valeurs écologiques, esthétiques… Nous parlons de valeurs culturelles, de valeurs intellectuelles… Et aussi de valeur de la vie, de valeurs humaines… C’est peut-être là que se situent les préoccupations de certains artistes, éditeurs, éducateurs, économistes mais aussi de certains psys, parents, professionnels du soin, de l’enseignement, de l’accueil, ou de personnes exerçant d’autres métiers qualifiés d’intellectuels ou de manuels. Peut-être…
4 Soucieux de questionner le sens de ce terme – valeur, avec ou sans s –, certains hommes et certaines femmes – quel que soit l’endroit où ils agissent – se préoccupent de singulier et de pluriel, de singularité et d’universel, et interrogent les conditions de leur devenir humain. « Car, vous le savez bien, cette humanité, il va falloir la conquérir », rappelle Patrick Ben Soussan dans l’ouverture de ce numéro. Et ajoutant ces mots : « En effet, nous ne naissons pas humains au jour de notre naissance, nous avons encore un beau brin de chemin à faire […]. Un chemin et du travail de culture, dirait le père Freud, ce travail de culture qu’il énonçait comme fondateur de notre humanité : le petit d’Homme pour se faire homme ou femme doit renoncer à sa toute-puissance, à l’emprise de ses pulsions, pour pouvoir grandir, ressentir, créer, commercer avec autrui. »
5 En aurons-nous fini un jour de devoir travailler ces questions d’emprise, de pulsions, de toute-puissance, de pouvoir, de besoins, de désirs, de liens à soi, de liens aux autres ? Le chemin continue tout au long de la vie. Devrait continuer… Chacun de nous est-il convaincu que, devenus adultes, nous devons non seulement continuer notre travail d’humanisation mais aussi assumer une responsabilité particulière quant à ces questions, vis-à-vis de nos progénitures, que nous en soyons ou pas les géniteurs ? Avons-nous suffisamment conscience de cette double responsabilité à l’égard des nouvelles générations ?
Pourquoi proposer de la littérature à des enfants dès leur naissance ?
6 Pourquoi partager ces livres particuliers que nous nommons albums et dans lesquels des auteurs proposent en mots et en images des récits qui ont l’ambition de partager avec tous, y compris avec de tout petits enfants qui viennent de naître, un regard sur le monde, des interrogations, des questions, des observations… ? La littérature jeunesse, ça n’existe pas ! Il existe des livres, des créateurs, des éditeurs… Certains ont décidé d’offrir aux enfants des modèles. D’expliquer comment est la vie, ce qui est bien, ce qui est mal, comment ils doivent se comporter, pourquoi ils doivent obéir, quel chemin ils doivent suivre, qui ils doivent écouter, quels métiers ils devront faire plus tard, quels bijoux ils devront porter pour donner l’image de quelqu’un qui a réussi sa vie… D’autres partagent leurs regards, leurs émotions, leurs questions… Ils proposent une pensée en marche. Une réflexion en mouvement. Ils ne disent pas ce qu’est la vie. Ils interrogent, questionnent, montrent de nouveaux horizons, nous aident à penser sans nous dire ce que nous devons penser. Dans Les outils, Leslie Kaplan écrit : « On pense avec des livres, avec des films, des tableaux, des musiques, on pense ce qui vous arrive, ce qui se passe, l’Histoire et son histoire, le monde et la vie, et cet avec signe une forme particulière de pensée qui tient compte de la rencontre, d’une rencontre entre un sujet et une œuvre, à un moment donné de la vie de ce sujet et de cette œuvre [1]. » Certains artistes créent des histoires avec des mots et des images qui sont des œuvres rencontrant des lecteurs. Ils créent des œuvres qui favorisent interrogations et développement d’une pensée personnelle. Des œuvres qui enrichissent la capacité créatrice de chacun de leurs lecteurs.
7 Ce travail de découverte, d’invention de possible, de développement des imaginaires, est-il réservé à l’enfance ? N’y a-t-il que les enfants qui soient en droit de se poser des questions et d’en poser à d’autres ? Nous mettons trop souvent derrière le mot adulte la représentation d’un être qui en aurait fini avec ses démons, avec ses émotions, avec ses questions, avec ses angoisses… « L’adulte » est trop souvent présenté comme quelqu’un qui sait. Ou pire, comme quelqu’un qui devrait savoir. Dans ce champ qui m’intéresse particulièrement et qui est celui des livres et de la lecture, la société dans son ensemble s’interroge régulièrement sur ce point : comment faire lire les enfants ? Laissant entendre que tous les adultes lisent. Cette injonction faite aux enfants repose à mon avis sur l’idée majoritairement partagée qu’il est nécessaire et important de lire pendant l’enfance pour apprendre à lire. Nous sommes encore trop souvent hantés par une représentation scolaire de la lecture, et la majorité des adultes pensent qu’il est important de savoir lire pour devenir un bon élève et réussir à l’école, afin d’avoir une bonne place dans la société et de bons revenus. Certes ! Mais pourquoi apprendre à lire si ce n’est pour devenir un lecteur ? Un lecteur pour toute la vie !
8 Que trouvons-nous dans les livres lorsque nous sommes adultes ? Qu’y trouvons-nous d’essentiel que nous aurions le désir de partager avec des enfants, dès leur naissance ? Comment et pourquoi former un peuple de lecteurs ? Leslie Kaplan parle de ce que peut apporter la rencontre avec des œuvres : « Penser avec une œuvre : avec un objet fini et infini, fabriqué par un homme ou des hommes, et qui, mis en circulation, va à la rencontre d’autres hommes, et pourra, ou non, effectivement en rencontrer certains, cet avec est intéressant à la fois pour les œuvres et pour ce qui est pensé grâce à elle [2]. »
9 Ce processus intellectuel n’est pas réservé aux seules professions intellectuelles, car tout le monde vit, pense, invente, crée… C’est ce processus que nous voulons accompagner lorsque nous rencontrons des bébés avec des livres d’images. Nous nous présentons comme adultes lecteurs de livres d’images que nous considérons comme des œuvres. Nous regardons, accueillons, rencontrons ces bébés comme des êtres vivants, attentifs – d’abord à eux-mêmes et à leur survie, certes – mais aussi très attentifs à créer un lien à l’autre. En partageant des œuvres avec eux, nous encourageons leur curiosité, leur attention au monde, et à exercer leur talent d’interprétation. Nous préférons les moments et les lieux où les bébés sont avec leurs parents, afin de partager ensemble ces moments privilégiés.
Quand les livres relient…
10 Je ne sais pas quelles valeurs défend la littérature jeunesse. Cela dépend des auteurs, des éditeurs, des circonstances… Cela dépend des époques. Cela dépend du marché. Il y a énormément de livres très différents les uns des autres. Il y a une multiplicité d’éditeurs, qui n’ont ni le même engagement, ni les mêmes liens aux livres, à la lecture, à la littérature, aux lecteurs, aux finances, aux mondanités, au pouvoir, à la vie…
11 Il n’y a qu’une seule façon de savoir ce qu’il y a dans un livre et de mesurer s’il rencontre en nous quelque chose qui nous anime : le lire ! Certains albums, riches de créativité et publiés en France par des éditeurs de grande qualité, évoquent des familles, des naissances, des enfances, des relations parentales et filiales, des désirs de paternité, des rejets d’enfants, des histoires d’amour et de haine, des joies, des rigolades, des aventures quotidiennes ou extraordinaires, des deuils, des sentiments paradoxaux, des ambivalences, des jeux avec les limites… Ils nous éprouvent comme nous les éprouvons. Car notre corps est engagé dans la lecture, tout autant que notre tête…
12 L’Agence quand les livres relient rassemble individus, associations, structures institutionnelles du monde du livre, de la culture, de l’enfance, de la petite enfance, de la création, de l’éducation, du soin…, qui mettent lecture et albums au centre de leurs actions et de leurs recherches. Nous défendons un certain regard sur l’enfance, sur le bébé, sur le lien adulte-enfant, sur l’éducation, sur l’élaboration de la langue et de la pensée… Nous défendons la nécessité des arts dans nos vies. Et particulièrement celle des images et de la littérature. Nous défendons la nécessité de rencontrer dès la naissance des œuvres littéraires… Celles qui nourrissent notre vie intérieure. Celles qui nous donnent de « l’épaisseur ». Celles qui transmettent le souci de la chair de la langue. Nous sommes unis par le désir de « favoriser une expérience littéraire dès le plus jeune âge » et nous nous retrouvons autour de l’idée de lire ensemble des livres d’images riches de sens pour cultiver dès le plus jeune âge nos capacités à rêver, parler, lire, penser, créer…
13 Partout où c’est imaginable, des lecteurs se rencontrent qui interrogent sans cesse ces questions essentielles : qu’est-ce parler ? Qu’est-ce que lire ? Pourquoi former des lecteurs ? Quels lecteurs ? À quoi sert la fiction ? Qu’est-ce que la littérature ? Pourquoi lire, écrire, dessiner, chanter, jouer… ? Pourquoi lire avec un tout-petit qui ne parle pas encore ? Pourquoi lire des livres avec des images ? Pourquoi continuer à lire des livres en papier à l’ère du numérique ?… Et tant d’autres questions encore à inventer… Le plus important étant sans doute de continuer à se poser des questions, sans avoir peur de ne pas trouver tout de suite les réponses.
De notre nécessité de fiction, de musique, de solidarité…
14 L’histoire a démontré, et l’actualité le démontre encore chaque jour, que l’accès à la culture n’empêche ni les guerres, ni les atrocités les plus immondes. Indicibles. Impossibles à se représenter. Des actes inhumains. Je suis encore un Charlie hébété qui se demande comment et pourquoi on en est arrivé là au pays de Molière, de Voltaire, de Montaigne et de tant d’autres penseurs… La culture n’a-t-elle pas pour objet principal de développer un esprit critique, de permettre le développement de la parole de chacun, de lutter contre tous les systèmes qui cloisonnent et emprisonnent les pensées ? Sans faire preuve d’angélisme, je continue de penser que l’accès à la littérature et le développement de « paroles multiples » qu’elle suscite nous permet de cultiver l’espoir de bâtir jour après jour des relations « humanisantes ».
15 Germaine Tillion [3], ethnologue, grande résistante, a été déportée au camp de concentration de Ravensbrück durant deux années. En 1944, pour soulager les souffrances insupportables de la vie de ses camarades de camp, elle écrit clandestinement et en concertation avec elles un texte d’opérette, Le Verfügbar aux enfers. En évoquant le système concentrationnaire sur le registre fictionnel et humoristique, elle a éclairé chacun sur la barbarie du camp. Ce qu’elle n’avait pas réussi à dire avec toutes ses connaissances d’ethnologue, elle a pu l’exprimer, le partager à travers une fiction. Parce qu’elle a su imaginer une histoire à raconter et à chanter, elle a entretenu quelque chose de la vie. Jorge Semprun, écrivain, homme politique, auteur de L’écriture ou la vie, a été arrêté par la Gestapo en 1943 et envoyé au camp de concentration de Buchenwald. En 2010, un an avant sa mort, il avait accordé un entretien à Philosophie magazine dans lequel il énonce que « face au mal absolu, seule la fraternité permet de s’en sortir ».
16 En 2007, la toute première création du Verfügbar aux enfers a été présentée au Théâtre du Châtelet, à Paris. Entremêlant des extraits de l’opérette jouée au Châtelet et le récit de six femmes résistantes, également déportées, David Unger a réalisé un film paru dans la collection « Vu d’Aquitaine ». Ce documentaire montre comment, dans cet enfer des camps, « l’omniprésence de la mort est vaincue par le rire, la musique et l’opérette [4] ». Ce film mêle différentes approches artistiques : littérature, écriture, musique, cinéma, théâtre…, et montre en tous les cas la nécessité du jeu avec soi-même ; celui qui permet de mettre à distance et de prendre du recul, donc de voir et d’analyser. Il donne à voir comment différentes générations d’artistes – et Germaine Tillion en a été une à Ravensbrück – prennent à bras-le-corps cette abominable partie de notre histoire pour essayer de raconter, de dire l’indicible et, par la sublimation de la création artistique, d’aborder l’inabordable et d’en faire quelque chose que nous pouvons partager, dans l’espoir d’en tirer collectivement des enseignements qui permettront « peut-être » de ne pas recommencer… Peut-être.
17 Ce n’est pas en s’armant de bombes que l’on se protège le mieux de la barbarie, c’est d’abord en luttant encore et toujours contre ce qui, en nous, nous pousse à nous conduire en barbare. Chaque jour.
18 Notre société de l’information répète en boucle les mêmes faits sans analyse ni vérifications et transforme chacun de nous en colporteur de rumeurs. Il est une répétition voulue, souhaitée, demandée, qui apporte une réflexion, une confrontation à ses souvenirs, à ses sensations, et permet l’élaboration d’une pensée personnelle, d’une pensée en mouvement, d’une pensée vivante.
19 Quand donc déciderons-nous de ne pas nous soumettre aux prétendues exigences de l’Audimat qui nous manipule tous en nous interdisant de sortir des habitudes et des sentiers battus ? Quand donc accepterons-nous d’affronter nos angoisses face à la vie, face à la mort ? Quand arrêterons-nous de projeter sur les autres ce qu’ils devraient faire, dire, penser ? Quand accepterons-nous de porter notre parole, de partager nos points de vue, de prendre le temps de nous écouter mutuellement ? Quand laisserons-nous le temps à nos pensées de se déployer, de se dire, de se modifier dans la rencontre avec d’autres paroles ? Quand inscrirons-nous l’accueil des tout-petits et de leurs parents au cœur des priorités de notre société ? Quand serons-nous prêts à considérer les enfants comme des êtres à accompagner collectivement dans leur « devenir grand » physiquement, psychiquement, affectivement, intellectuellement… ? Comment acceptons-nous la complexité et le paradoxe de nos existences ? Pourquoi laissons-nous nos croyances, quelles qu’elles soient, dominer notre lien aux autres et à notre intelligence ?
20 Il y a des liens entre psychanalyse, lecture, écriture, langage et toutes formes d’expressions artistiques, et tout cela doit servir à cultiver le développement en chacun du talent de juger par soi-même et de s’engager dans sa vie. Lisons ensemble ! Écoutons ce que des artistes, des artisans de la culture qui travaillent constamment sur la question des représentations ont à nous dire… Pour que « la volonté de savoir puisse l’emporter sur la passion de l’ignorance [5] »…
Mots-clés éditeurs : singularité, humanité, éducation, fraternité, lecteurs, transmission, valeur, littérature, livres d’images
Mise en ligne 20/11/2015
https://doi.org/10.3917/spi.075.0139Notes
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[1]
L. Kaplan, Les outils, Paris, pol, 2003. Leslie Kaplan a suivi des études de philosophie, de psychologie et d’histoire. En outre, elle anime des ateliers de lecture-écriture dans des écoles et des bibliothèques de banlieue, des cafés, des prisons, ainsi qu’à l’université.
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[2]
Ibid.
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[3]
Germaine Tillion est entrée au Panthéon le 27 mai 2015.
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[4]
Germaine Tillion à Ravensbrück, réalisation de David Unger, dvd de la collection « Vu d’Aquitaine », Pessac, acpa, Bègles, ecla Aquitaine, 2011.
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[5]
L. Kaplan, op. cit., p. 28.