Notes
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[1]
O. Taieb, F. Heidentreich, T. Baubet, M.R. Moro, « Donner un sens à la maladie : de l’anthropologie médicale à l’épidémiologie culturelle », Médecine et maladies infectieuses, 35, 2005, p. 173-185.
-
[2]
A. Kleinman, Patients and Healers in the Context of Culture, Berkeley, University of California Press, 1980.
-
[3]
J.P. Bonde, K.T. Jørgensen, M. Bonzini, K.T. Palmer, « Miscarriage and occupational activity : a systematic review and meta-analysis regarding shift work, working hours, lifting, standing, and physical workload », Scand J. Work Environ. Health, 39(4), juillet 2013, p. 325-34.
-
[4]
E.A. Whelan, C.C Lawson, B. Grajewski, E.N. Hibert, D. Spiegelman, J.W. Rich-Edwards, « Work schedule during pregnancy and spontaneous abortion », Epidemiology, 18(3), May 2007, p. 350-5.
-
[5]
M. Casas et coll., « Maternal occupation during pregnancy, birth weight, and length of gestation : combined analysis of 13 European birth cohorts », Scand. J. Work Environ Health, 1, 41(4), juillet 2015, p. 384-96.
-
[6]
P. Ahmed, J.J. Jaakkola, « Maternal occupation and adverse pregnancy outcomes : a finnish population-based study », Occup. Med. (Lond), 57(6), septembre 2007, p. 417-23.
-
[7]
C.C. Lawson, E.A. Whelan, E.N. Hibert, B. Grajewski, D. Spiegelman, J.W. Rich-Edwards, « Occupational factors and risk of preterm birth in nurses », Am J Obstet Gynecol., 200 (1), janvier 2009, p. 51.
-
[8]
B.B. Price, S.B. Amini, K. Kappeler, « Exercise in pregnancy : effect on fitness and obstetric outcomes-a randomized trial », Med. Sci. Sports Exerc., 44(12), décembre 2012, p. 2263-9.
1 La culpabilité est un sentiment quasi toujours présent en cas de pathologie chez les femmes enceintes. Elle est d’ailleurs fortement entretenue par l’entourage, les proches, les ouvrages ou sites Internet informant sur la grossesse, mais surtout, de façon plus surprenante, par un grand nombre de professionnels de santé.
2 Un article intéressant de O. Taieb et ses coll [1]. nous rappelle les travaux d’anthropologie médicale de Kleinman [2] dans lesquels cet auteur a défini les notions de système de soins et de modèle explicatif. Dans le système de soins existent le secteur populaire et le secteur professionnel auquel nous appartenons et qui regroupe les professions de santé organisées.
3 Là où nous n’avons qu’un seul mot, Kleinman différencie la maladie, expérience psychosociale de la maladie et de sa signification, illness, et la maladie, disease, se référant à un dysfonctionnement d’un processus biologique et/ou psychologique. Les médecins généralement sont censés s’efforcer de décrire de façon factuelle, prouvée et argumentée sur le plan scientifique, les raisons d’une pathologie, les causes et les traitements possibles sans pour autant se priver de la possibilité d’en considérer et d’en évaluer les implications psychosociales. Il conviendrait donc pour le soignant de rester plutôt dans le registre du modèle explicatif (étiologie, physiopathologie, traitement, etc.) en restant à distance des croyances générales (general belief) autour des maladies et techniques de soin.
4 En maternité, avec le suivi mensuel de la grossesse, les occasions de consultation ne manquent pas et occupent une grande partie de la garde des médecins et sages-femmes. Qu’il s’agisse de symptômes ressentis par les parturientes comme douleurs de début de grossesse, saignements du premier trimestre, saignements post-coïtaux, contractions utérines, infection urinaire, lombalgies, douleurs ligamentaires, rupture prématurée des membranes…, ou de pathologies détectées par un soignant de la grossesse, tels un utérus contractile, un col ouvert, trop court, trop mou, mesuré court à l’échographie en l’absence de symptômes, une croissance fœtale un peu limite, dans l’ensemble de ces situations, lorsque le diagnostic est prononcé (nous verrons plus loin à quel point certains diagnostics sont flous et praticien-dépendants), les questions des parturientes ne manquent pas mais pratiquement toutes portent sur la cause et l’origine du trouble : c’est forcément leur faute. Celle qui saigne au troisième mois pense avoir trop fait de voiture, se reproche d’avoir poursuivi son activité sexuelle ; d’ailleurs, « sa mère lui avait bien dit qu’elle aurait dû s’arrêter car 50 km de voiture par jour, ce n’est pas bien pour le bébé ». Une autre se verra reprocher d’avoir trop travaillé et eu une activité physique ou sportive qui a exposé le bébé au risque de naître trop tôt. Une autre encore finira sa grossesse couchée et inquiétée car elle a été trop active : c’est d’ailleurs la raison pour laquelle on la met au repos.
5 Qu’en est-il dans la réalité (c’est-à-dire dans les publications médicales et les études scientifiques bien menées dont nous disposons) ?
6 Pour les pathologies de début de grossesse, il n’existe aucun lien prouvé entre l’activité physique, l’activité professionnelle (hors exposition à des produits toxiques), le sport ou la sexualité sur les risques de survenue de saignements en début de grossesse ou de fausse couche : les études sont nombreuses et la preuve scientifique solide pour ce premier point ; mieux encore, certains auteurs suggèrent que si l’on considère le saignement ou le décollement du sac gestationnel en début de grossesse comme une forme d’hématome, il convient de le traiter comme un hématome en facilitant son évacuation. Quoi de mieux que l’activité physique pour aider à cette évacuation ?
7 Une étude multicentrique portant sur des publications entre 1960 et 2012 a été publiée en 2013 par une équipe danoise [3]. Elle a exploré en détail les liens entre activité professionnelle et risque de survenue d’une fausse couche ; les résultats en sont plutôt rassurants. Aucun lien n’a été trouvé avec le travail en 3/8, les durées hebdomadaires de travail entre 40 et 52 heures, le port de charges de plus de 100 kg/jour ; il existait un risque relatif plutôt faible, non retrouvé dans toutes les études, entre le travail en 3/8 et le travail de journée. Pour d’autres auteurs un travail fait sur une très importante cohorte d’infirmières a permis d’évaluer en prospectif qu’il y a un surcroît de fausses couches en cas de travail de nuit par rapport au travail de jour, mais aucune différence avec le travail en 3/8 ; à l’inverse du travail précédent il a aussi trouvé une différence pour des durées de travail hebdomadaire supérieures à 40 heures [4].
8 Comme souvent lorsque les publications scientifiques montrent des résultats peu marqués et des différences entre les études, l’influence du paramètre étudié si elle existe reste très modeste. En tous les cas, pas suffisamment pour permettre de dégager un consensus pour recommander une prise en charge particulière.
9 Pour le poids de naissance les résultats des études sont encore plus troublants puisqu’ils montrent une différence significative du poids de naissance du bébé entre les mamans qui travaillent et celles qui restent à la maison, mais plutôt en faveur de celles qui travaillent, ce qui peut sembler paradoxal quand on prend en compte les facteurs de risque expliqués habituellement aux femmes enceintes [5]. Ce travail récent a porté sur plus de 200 000 femmes enceintes, il montre que globalement le fait de travailler pendant la grossesse réduit certains risques, même si cela ne se vérifie pas pour tous les types d’activité ; le travail de bureau n’a aucun lien avec les risques de faible poids de naissance, mais ce n’est pas le cas pour les mamans qui travaillent dans les mines ou la construction, par exemple [6].
10 Pour le terme de naissance, c’est-à-dire le risque de naître prématurément, les choses sont un peu moins évidentes : si on retrouve un lien, notamment chez les infirmières, entre le travail de nuit et le risque de mettre au monde un bébé de moins de 34 sa, ce risque multiplié par trois doit être pris en compte prudemment, car c’est dans un intervalle statistique de 1,4 à 6,2 [7]. Il n’y a de toute façon pas de lien important avec l’activité professionnelle, ni avec les transports en voiture et encore moins avec le sport. D’ailleurs, devant les nombreuses études prouvant les bénéfices d’une activité physique soutenue [8] et prolongée pendant la grossesse, cette activité physique type fitness (adapté au terme) deux fois par semaine est recommandée par l’American College of Obtetrics and Gynecology car elle permet de réduire de nombreuses pathologies comme le diabète gestationnel, les prises de poids excessives, le risque de césarienne, les interventions obstétricales, etc.
11 Au bout du compte si l’on regarde sereinement l’ensemble de ces travaux, on constate que rien dans les attitudes souvent recommandées par certains soignants, médecins, gynécologues ou sages-femmes, ne vient étayer les recommandations de repos pour les saignements, les contractions ou les modifications du col, par exemple. Il y a quelques années, les maternités étaient remplies de ces jeunes femmes enceintes hospitalisées pour quelques contractions que l’on gardait au repos, séparait de leur famille (avec le retentissement que l’on sait sur les liens d’attachement, le couple ou la fratrie), à qui on ajoutait parfois des traitement « tocolytiques » prolongés, des contrôles répétés et que l’on les traitait d’irresponsables si elles avaient le malheur de vouloir quitter leur chambre pour prendre l’air. Les choses ont certes bien changé depuis ces dernières années, car les hospitalisations pour ce motif sont devenues rares et souvent limitées aux 48 hures nécessaires à une corticothérapie (sans retentissement sur le taux de prématurité en France).
12 Par contre, si tout le monde peu à peu se convainc de l’inutilité d’une hospitalisation prolongée pour quelques contractions ou pour des modifications subjectives de l’aspect ou de la longueur du col, les propos restent les mêmes, les arrêts de travail préventifs sont encore courants, les interdictions de déplacement fréquentes, les patientes au repos à la maison et les propos indirectement culpabilisants qui accompagnent ces diagnostics presque constants. Ce diagnostic de menace d’accouchement prématuré est d’ailleurs bien flou ; sur quoi repose-t-il ? Pour le toucher vaginal comme la mesure du col à l’échographie, on sait qu’ils n’ont pas de valeur prédictive positive (c’est-à-dire que ce n’est pas parce qu’il est ouvert ou court que la patiente va accoucher prématurément). Pourquoi alors poser ce diagnostic ? Parce qu’à tous les coups on gagne : si elle accouche prématurément, on pourra dire : « vous voyez, je le savais », et si ce n’est pas le cas on pourra dire doctement « grâce à ma prescription de repos, les choses se sont bien passées ».
13 Mais finalement, quel est le but de tout ça ? Est-ce une façon de garder la main en laissant penser que nous contrôlons une situation dont en réalité nous ne connaissons pas la signification ni les conséquences ? Sommes-nous ici une sorte de caution pour l’environnement social, familial, professionnel qui cherche à culpabiliser les mères qui, de toute façon, ne feront jamais bien ni ce qu’il faut pour avoir des enfants parfaits et en bonne santé ? Est-ce une sorte de pouvoir sur ces femmes dans le but de mieux les contrôler et, indirectement, de contribuer à leur faire perdre confiance dans les sensations de leur corps ou leur ressenti de la grossesse ?
14 Pourquoi culpabiliser les femmes enceintes sur leur activité physique et sur ce qui fait la vie normale d’une femme active en 2015, et ne pas le faire pour les fractures du col du fémur chez les patients âgés qui eux ne s’entendront jamais dire qu’ils l’ont bien cherché.
15 Surtout, pourquoi beaucoup de professionnels de santé relayent-ils ces croyances générales alors que leur rôle, qui est aussi d’éduquer et d’informer, serait surtout de relativiser les choses par des arguments bien étayés ?
16 Beaucoup reste à faire entre le domaine médical et les croyances générales pour aider celles qui, souvent déjà inquiètes de nature, vont voir leur grossesse gâchée par des traitements et des recommandations ne reposant pas sur des faits. L’information de certains professionnels de santé et la prise de conscience de ces derniers sur la portée de diagnostics ou propos hasardeux est sans doute un challenge dans la formation des professionnels de la grossesse. L’acceptation du doute, de notre impuissance et de nos limites face à certains problèmes serait déjà un premier pas pour limiter les prédictions de certains. Cela éviterait que les parturientes ne reçoivent ces prédictions comme un événement de cause connue, nécessairement menaçant et pour lequel il existe des moyens d’action efficaces.
Notes
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[1]
O. Taieb, F. Heidentreich, T. Baubet, M.R. Moro, « Donner un sens à la maladie : de l’anthropologie médicale à l’épidémiologie culturelle », Médecine et maladies infectieuses, 35, 2005, p. 173-185.
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[2]
A. Kleinman, Patients and Healers in the Context of Culture, Berkeley, University of California Press, 1980.
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[3]
J.P. Bonde, K.T. Jørgensen, M. Bonzini, K.T. Palmer, « Miscarriage and occupational activity : a systematic review and meta-analysis regarding shift work, working hours, lifting, standing, and physical workload », Scand J. Work Environ. Health, 39(4), juillet 2013, p. 325-34.
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[4]
E.A. Whelan, C.C Lawson, B. Grajewski, E.N. Hibert, D. Spiegelman, J.W. Rich-Edwards, « Work schedule during pregnancy and spontaneous abortion », Epidemiology, 18(3), May 2007, p. 350-5.
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[5]
M. Casas et coll., « Maternal occupation during pregnancy, birth weight, and length of gestation : combined analysis of 13 European birth cohorts », Scand. J. Work Environ Health, 1, 41(4), juillet 2015, p. 384-96.
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[6]
P. Ahmed, J.J. Jaakkola, « Maternal occupation and adverse pregnancy outcomes : a finnish population-based study », Occup. Med. (Lond), 57(6), septembre 2007, p. 417-23.
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[7]
C.C. Lawson, E.A. Whelan, E.N. Hibert, B. Grajewski, D. Spiegelman, J.W. Rich-Edwards, « Occupational factors and risk of preterm birth in nurses », Am J Obstet Gynecol., 200 (1), janvier 2009, p. 51.
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[8]
B.B. Price, S.B. Amini, K. Kappeler, « Exercise in pregnancy : effect on fitness and obstetric outcomes-a randomized trial », Med. Sci. Sports Exerc., 44(12), décembre 2012, p. 2263-9.