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Article de revue

Le corps du bébé, qu’a-t-il à dire ?

Pages 97 à 106

Notes

  • [1]
    Pour les observations d’Emma et de Thierry, cf. F. Peyrefitte, « On ne parle pas de psy chez le pédiatre », dans M. Bergès-Bounes, J. M. Forget (sous la direction de), Le corps, porte-parole de l’enfant et de l’adolescent, Toulouse, érès, 2011, p. 179-193.
  • [2]
    D. Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985, p. 3.
  • [3]
    Cf. A. de Vigny, « La bouteille à la mer », dans Les destinées : poèmes philosophiques (1864), Paris, nrf Gallimard, 1983.

1 Pour parler du corps du bébé, de ce qu’il montre à voir ou à entendre, de ce qu’il peut exprimer sans le savoir – mais quel savoir faudrait-il avoir pour en comprendre quelque chose ? –, il me semble nécessaire tout d’abord de dire d’où je le rencontre. Pédiatre libérale, après avoir eu une expérience hospitalière, j’ai simultanément approché le yoga liant le souffle, le corps et l’esprit, la psychanalyse et l’homéopathie. Les patients venant en consultation homéopathique sont habitués à ce que l’observation de l’enfant soit très étendue, au-delà des symptômes purement médicaux, avec une recherche de modalités physiques, parfois très particulières, générales et aussi psychiques, en particulier une étude du vécu de la grossesse, des problèmes familiaux… Tout ceci pour dire qu’outre mes observations, interrogations et réflexions purement médicales, celles-ci peuvent aller dans toutes les directions et être prises dans le mouvement de la consultation ou de la relation mère-enfant, bébé-père-fratrie.

Florence Peyrefitte

Florence Peyrefitte

Florence Peyrefitte

2 Ainsi, je commencerai par le corps du pédiatre, qui peut être pris dans la tourmente. Un jeudi, en fin d’après-midi, alors que j’étais fatiguée et ayant accumulé pas mal de retard, je fais entrer Mme L., avec son nouveau-né, quatrième enfant, me disant que j’allais me détendre en en profitant pour aller parler un peu avec la secrétaire. J’entre dans la pièce à mon tour. J’étais à peine assise derrière mon bureau que je me retrouve debout devant le nouveau-né de 3 semaines, seul, criant sur le meuble d’examen, lui prenant les pieds (ma façon d’aborder physiquement un bébé) et me mettant à lui parler jusqu’à ce qu’il se calme et se taise, donc respire librement… À ce moment-là, je m’adresse à la mère, plantée derrière moi au milieu de la pièce, via le miroir fixé sur le mur derrière la table d’examen. Cela me permet de m’adresser à elle sans me retourner et sans quitter l’enfant des yeux ; je veux dire que lui ne lâche pas mon regard, les expressions de mon visage, ni le ton de ma voix. Je demande donc à la mère pourquoi elle l’a laissé comme ça sur la table d’examen. Tous les patients savent très bien que je commence la consultation par un échange de paroles, chacun situé de part et d’autre de mon bureau, l’enfant étant sur les genoux de la mère ou du père, au sein, par terre… Alors Mme L. me confie qu’elle et son mari ont été pris au piège des cris du troisième enfant. Ils l’ont trop pris dans les bras, ne s’en sortant pas. Donc Martin, il n’est pas question de le garder dans les bras ! Nous pouvons alors continuer la conversation et reprendre les différents vécus, avec son enfant dans les bras… À la consultation suivante, alors que j’étais un peu inquiète, lui demandant comment ça allait et comment s’était déroulé le mois écoulé, elle ne comprenait pas de quoi je lui parlais, tout allait bien, elle avait oublié la consultation précédente…

3 Que s’est-il passé en ce début de consultation ? Il a fallu que mon corps agisse face à ces deux corps séparés, que j’entre en lien avec ce bébé par le toucher, le regard et un murmure, puis avec la mère par la parole, avant de comprendre ce qui m’avait émue, voire bouleversée, et l’agencement de mes pensées, prise dans le mouvement du corps ! Le lien est passé par les corps. Dans nombre d’observations de cris d’enfants, ne sommes-nous pas là pour favoriser le lien entre deux postures figées ?

4 J’en profite pour parler de ce miroir, dont je ne peux plus me passer lors de l’examen des nourrissons. Outre ce que eux peuvent en faire, et ce que j’en observe, il me permet de parler à la mère en la regardant rapidement, sans bouger, en ne quittant pas l’enfant, que je le touche, le manipule ou pas. Quand, par mégarde, je m’attarde avec la mère ou me retourne, il se met à hurler, et ça part en vrille. Il en est également ainsi quand je suis dans mes pensées et qu’il ne peut observer sur mon visage que ma préoccupation !

5 Je poursuivrai par ce qui frappe à l’œil. Mme M. arrive en septembre avec son quatrième enfant, de presque 2 mois. Alors qu’il est sur les genoux de sa mère, les yeux de Nicolas me troublent : regard en coucher de soleil, pouvant signaler un problème neurologique ? Strabisme divergent, peu fréquent à cet âge (plutôt convergent) ? Alors que je l’examine de face, je suis rassurée, il suit bien des yeux. À 3 mois, il me fuit ostensiblement du regard. La mère me confirme que c’est le cas aussi bien avec elle qu’avec le père, alors qu’il commence à rigoler avec la fratrie. Sur ma table d’examen, il se regarde dans la glace, ainsi qu’un objet qui s’y reflète. Quand j’évoque avec la mère la possibilité d’un manque de communication entre lui et les adultes, elle m’avoue avoir une autre activité quand elle lui donne le biberon. Ainsi, elle s’occupe des frère et sœurs. Sa propre mère lui a fait remarquer qu’il la fixait des yeux quand elle lui donnait le biberon. Mme M. essaya à la suite de cette consultation de privilégier le moment des biberons, et d’établir parallèlement un lien qui ne passe pas que par la satiété, et reste individualisé. Le mois suivant, Nicolas fixait mieux ses parents, la communication était bonne, ainsi qu’au cabinet. Je n’étais plus inquiète. Dans la chambre de la fratrie où il était souvent, « il était au spectacle ». Il riait souvent avec son frère. Par la suite, l’examen ophtalmologique que j’avais cependant demandé s’avéra normal.

6 Ce qui est visible, ce sont aussi les problèmes de peau. Et certains eczémas, outre l’atopie constitutionnelle et le témoin d’allergies alimentaires, sont une véritable expression psychosomatique. L’enfant va très bien par ailleurs, il n’est gêné presque exclusivement que par le prurit entraîné par l’eczéma, donc exprimant une souffrance, mais en en traduisant une autre ou un conflit vécu par lui, ou par l’un de ses parents, ou les deux. Le siège de l’eczéma peut parfois aussi attirer l’attention. Ainsi, j’ai été intriguée par plusieurs observations où cette dermite sévère prédominait sur le visage, voire en était presque la localisation exclusive. Deux enfants étaient dans une même problématique familiale : leur reconnaissance hypothétique par le père, parti pendant la grossesse. Pour un troisième, il permit à la mère de dire qu’« elle était la fille à son papa », toute la problématique qui a suivi le handicap de celui-ci par accident vasculaire cérébral, avant son décès, ses relations avec une demi-sœur du même père, et sa propre mère, toutes deux en conflit. Au fil des consultations, elle a pu exprimer, ainsi que son mari séparément, qu’elle et son mari étaient dans la répétition : lui s’occupant de la fille aînée exclusivement et la mère du fils, d’autant qu’il avait cet eczéma. J’insiste aujourd’hui davantage sur le système qui fait tenir une famille [1].

7 Dans certaines consultations, il peut être utile de faire circuler des informations et des messages entre parents, et avec le bébé. Le symptôme physique d’un enfant pouvant être lié à la problématique d’un adulte, il peut prendre la place de la parole, n’étant pas pris dans le discours des parents.

Le symptôme physique d’un enfant pouvant être lié à la problématique d’un adulte, il peut prendre la place de la parole, n’étant pas pris dans le discours des parents.

8 Quels sont les liens du nouveau-né avec sa mère ? Ils passent par l’alimentation, par l’observation du transit et sa pathologie, par les caresses du corps que la mère prodigue selon ses possibilités, caresses qui protègent, délimitent ; et puis les échanges visuels et verbaux entre l’enfant et la mère, variables eux aussi selon les individus et les situations. D’une manière générale, les premiers troubles somatiques du nourrisson concernent essentiellement le tube digestif (régurgitations, reflux, colique, diarrhée, constipation) et la peau (eczéma), avant la symptomatologie orl et respiratoire ; les spasmes du sanglot semblent devenir moins fréquents.

9 La peau constitue une des limites du sujet, et elle manifeste les stigmates de l’existence de ce sujet. Elle signifie la fin de la symbiose, le commencement d’un autre différent. Dans Le Moi-peau, le psychanalyste Didier Anzieu met l’accent « sur la peau comme donnée originaire à la fois d’ordre organique et imaginaire, comme système de protection de notre individualité, en même temps que comme instrument et lieu d’échange avec autrui [2] ». Sur certains terrains, il n’est pas rare de voir l’eczéma laisser la place à l’asthme.

Les bébés sont des éponges des émotions familiales, surtout de la mère. Ainsi, ce symptôme de vomissements, devient un baromètre de la tension maternelle.

10 Ainsi, j’évoquerai le cas de Rémi, né après un don d’ovocyte, la mère ayant 49 ans, premier enfant pour le père, plus jeune. Je connais bien Mme K., assez anxieuse et obsessionnelle, ayant une fille de 14 ans. Toutefois, je ne parle volontairement pas de ce qui peut intervenir dans cette angoisse, qui a donc décuplé. Mais alors que Rémi a maintenant un peu plus de 2 ans, deux sujets de plainte persistent. Quand Mme K. n’a pas de raison de m’appeler en lien avec les rhumes, toux, gastro, troubles du sommeil variables, je prends conscience qu’elle téléphone pour parler de « petits boutons » sur le visage, source d’inquiétude depuis la naissance exprimée épisodiquement, mais que je distingue à peine. Finalement, elle téléphone les jours où elle est seule avec son enfant. Que représenterait cette « anomalie » de la peau, qui ne viendrait pas d’elle, cette imperfection dont elle est « coupable » ? En effet, elle se vit coupable de beaucoup de choses, mais elle évite d’essayer d’en parler à un thérapeute. Le sentiment se fixe sur un symptôme qui paraît dérisoire. Quand il est exprimé par sms le samedi après-midi, par exemple, il « tombe à l’eau », mais n’est pas comme une « bouteille à la mer [3] ». Cette mère veut simplement vérifier que je suis là pour répondre. Par ailleurs, Rémi a une particularité, celle de vomir quand sa mère est angoissée alors qu’il n’a pas eu de reflux important. J’ai mis un certain temps à comprendre que ce n’était pas la séparation d’avec sa mère – elle travaille beaucoup, par périodes – qui en était responsable, mais l’angoisse de celle-ci de le laisser et de ne pas contrôler tout ce qu’elle a à gérer et tout ce qui peut arriver à son fils, qui naturellement se met à développer une succession de symptômes, changeant chaque jour. Je dis souvent aux parents que les bébés sont des éponges des émotions familiales, surtout de la mère. Ainsi, ce symptôme de vomissements, bien repéré par l’entourage, devient un baromètre de la tension maternelle. Le père n’en parle même pas. À noter que cet enfant parti trois jours avec son père, alors qu’il ne se débarrassait pas d’un rhume et de troubles du sommeil, est revenu « guéri » de tout. Avec la fille aînée de Mme K., la place du tiers avait été difficile.

11 Nous l’avons dit, les troubles digestifs occupent une grande place les premiers mois, coliques, reflux avec régurgitations entraînant peu de gêne, mais plus difficilement avec douleurs et mal-être liés à une œsophagite. Les symptômes pouvant être intriqués entraînent une incompréhension totale de ce qui se passe, avec fatigue, angoisse, tensions dans le couple, tout ceci mêlé dans un véritable cercle vicieux. Le médecin a parfois du mal à se frayer un chemin et à trouver une ou des solutions pour apaiser la situation. Quand l’intolérance constitutionnelle aux protéines du lait de vache est avérée, le soulagement peut être rapide, mais ce n’est pas le cas le plus fréquent. Les coliques liées à une immaturité du tube digestif rentrent dans l’ordre en trois mois. Le reflux lié le plus souvent à une immaturité du muscle qui ferme l’orifice entre l’estomac et l’œsophage cède le plus souvent avec la verticalisation du bébé, entre 6 mois et 1 an. Cependant, vu la focalisation sur certains organes sensibles, ces troubles peuvent devenir de véritables symptômes psychosomatiques. De même qu’à l’âge adulte, certains auront « un organe parlant », étant sensibles aux céphalées, migraines, coliques ou gastralgies, voire ulcères… Certains thérapeutes s’interrogent cependant sur ce que l’enfant a à rejeter, donc à refuser ou à renvoyer à la figure.

12 Nous ne nous attarderons pas davantage sur ce sujet, ni sur l’agitation de certains bébés, ou encore les troubles du sommeil, qui font l’objet à eux seuls d’articles entiers. Ce ne sont pas nécessairement ces bébés qui sont des enfants crieurs. Je mentionnerai juste l’observation que j’ai souvent faite : celle d’une vitalité effective, voire excessive, chez certains nourrissons dont la mère est dépressive ou très inquiète, dont la grossesse ou les antécédents ont posé problème, faisant craindre une viabilité incertaine du bébé. Ces enfants témoignent de la vie en permanence. Certains se débrouillent très bien. Je peux me poser la question de la poursuite en une hyperactivité ultérieure, témoin peut-être d’une lutte contre une éventuelle angoisse de mort inconsciente. Il peut en être aussi ainsi des troubles du sommeil, le meilleur moyen dont dispose le bébé pour montrer qu’il est en vie, pendant la nuit, où tout le monde est censé « lâcher ».

J’ai eu le sentiment qu’à deux reprises, mon attitude non programmée de bordement a permis un certain ancrage, et une possibilité d’évoluer

13 Je pense être moins confrontée à l’hypotonie du nourrisson, à son repli, miroir du vécu de la mère. Quand il grandit, les symptômes dépressifs sont plus indirects : troubles psychosomatiques, troubles du comportement, « paroles » d’appel au secours. Je mentionnerai aussi les troubles du comportement alimentaire, avec refus de certains aliments, qui peuvent se répéter dans la même fratrie, eux-mêmes répétition de ce qui se passait chez l’un ou l’autre parent. Le comportement anorexique du nourrisson, voire l’anorexie, nécessite toute l’attention, car il peut se prolonger dans l’enfance et l’adolescence, et parfois s’associer à d’autres symptômes.

14 Les pleurs du nouveau-né, presque incessants pendant les premiers mois, ne sont donc pas nécessairement d’origine digestive, mais une recherche de communication, si on peut dire. Ainsi, Mme J. durant plusieurs consultations a pu expliquer devant un tiers qu’elle n’était pas « prête » à la naissance de sa seconde fille, l’aînée ayant 2 ans. D’une part, pendant la grossesse, elle était occupée par des « affaires matérielles » de ses parents, préoccupée par sa fille aînée, surtout pendant une période d’alitement. Elle « était plus dans l’organisation », avait été très affectée par une « nouvelle » concernant la vie sentimentale de son frère qui avait troublé toute la famille, et par ses relations avec ses parents, parlant à plusieurs reprises de stress. « L’accouchement a été brutal pour toutes les deux, un peu violent, car pas préparée dans ma tête. » On lui a demandé d’arrêter l’accouchement et les contractions utérines à 39 semaines. Ainsi, « elle est arrivée comme une petite bombe, pas préparée ». « Je craque, je ne sais pas comment m’y prendre, je pleure. » Elle ne se sent pas aidée, car la famille n’a pas voulu prendre l’aînée, qui finalement a été gardée par la nounou. Elle « s’est sentie coupable d’avoir moins bien préparé », à nouveau « pas prête ». Puis, comme parfois, « le père est peu présent, peu sensible aux nourrissons, d’autant qu’elle pleure », il est « plus cool avec l’aînée ». L’hospitalisation de l’aînée pendant la grossesse l’avait obligée à se concentrer sur celle-ci. De la seconde, elle ne parlait que le soir avec son mari, pour la recherche du prénom. Elle craignait les coliques et le reflux, en raison de son propre reflux pendant la grossesse. Lorsque sa fille a 2 mois, la mère est plus détendue, l’enfant dort mieux, les sourires commencent. Je montre à Mme J. que sa fille voudrait gazouiller, mais que le son ne sort pas, ce que madame découvre à l’examen. Et sa fille se calme. À 3 mois, alors qu’elle me sourit beaucoup, elle ne gazouille pas avec moi, alors qu’elle le ferait chez elle. « Maintenant qu’elle est plus facile, je l’investis plus, d’autant que l’aînée est gardée par une nourrice. » L’audition est normale. À 4 mois, je note que le passage chez la nounou n’a pas été très facile, ni pour la fille ni pour la mère. Mais ce n’est pas le sevrage qui a posé le plus de problème. À 5 mois « ça progresse tout doucement, mais sûrement », Mme J. arrivant à s’organiser entre son travail et ses deux filles, avec l’aide de la nounou. L’interaction commence entre les deux sœurs. Vers 6 mois, le père s’y met un peu, Mme J. l’ayant obligé à donner un biberon le dimanche à partir de 5 mois.

15 Alors que, pour la première grossesse, Mme J. a pu parler de nombreuses émotions concernant le fœtus, en raison de vécus difficiles autour d’elle, pour la deuxième, ses émotions essentiellement familiales ont été débordantes puis figées. L’abord de la grossesse n’a été que tardif, avec une approche surtout matérielle et factuelle. La rencontre avec sa deuxième fille a été difficile, ne trouvant pas d’appui « sur le matériel ». Dans ces circonstances, j’ignore précisément si ce sont les prescriptions homéopathiques qui ont facilité les choses ou l’expression des « sentiments un peu bloqués ». Selon moi, c’est toujours les deux.

16 Toujours au sujet du tube digestif, en grandissant, le symptôme préoccupant sera la diarrhée. La rétention avec la constipation apparaît lors de la propreté, donc entre 2 et 3 ans. Elle a une autre signification. Je ne parlerai pas des gastro si fréquentes à cet âge, mais du syndrome du côlon irritable, entre 18 mois et 2 ans, qui peut obséder certains parents. Je l’illustrerai d’une observation qui a aussi trait au corps de la maman. Ainsi, Mme V. vient me voir pour son fils Guillaume, âgé de presque 2 ans et demi, qui a une diarrhée épouvantable, avec cassure de la courbe de poids (inhabituelle avec ce syndrome) et des troubles du sommeil. Elle a vu de nombreux médecins, qui ne sont pas inquiets. Elle considère son enfant comme intolérant à tout au niveau alimentaire et lui fait donc suivre un régime drastique. À 3 ans, puis à 3 ans et demi, le diagnostic de syndrome du côlon irritable a été posé par deux gastroentérologues. Guillaume a une sœur plus âgée de 4 ans. Pendant la grossesse, Mme V. était stressée (bruit, travaux). Il lui a été diagnostiqué une fibromyalgie. Avec l’écoute et l’homéopathie, les symptômes ont un peu diminué. Mais il lui était très difficile de se décoller des symptômes physiques. « Dites-moi qu’il va bien ! Je ne sais pas pourquoi je m’inquiète autant ; je suis angoissée de nature. » Devant l’impossibilité de déplacer les échanges fixés sur les faits concernant cet enfant, et de la faire accéder à sa propre angoisse, je l’ai adressée à un homéopathe pour qu’il s’intéresse directement à elle. Il a pu, après avoir débloqué certaines choses chez elle, l’envoyer ensuite à un psychanalyste, ce que je n’arrivais pas à faire. Mme V. a pu ainsi exprimer et prendre conscience de beaucoup de souffrances, notamment l’enfance traumatisante de ses quatre grands-parents, de sa grossesse où elle se sentait très seule, non accompagnée, ne pouvant pas se reposer en raison du bruit des travaux, sans soutien maternel et paternel, avec beaucoup d’angoisses. Après plusieurs mois d’analyse, elle a fait émerger un souvenir qu’elle avait occulté tellement il était traumatisant. Alors qu’elle était enceinte de Guillaume, l’endocrinologue l’aurait « engueulée » au téléphone, car elle avait une hypothyroïdie instable. Il lui aurait dit de ne pas être enceinte. D’où sa terreur. Elle a continué la grossesse jusqu’à la fin en ayant le sentiment de faire quelque chose de mal. Ceci en écho avec un coup de téléphone à son père médecin, à qui elle a annoncé le diagnostic d’hypothyroïdie à six mois de grossesse, ce qui a paniqué son père. À noter qu’un des symptômes d’hypothyroïdie chez l’enfant est la constipation ! Tout s’est arrangé progressivement : les symptômes de l’enfant et la fibromyalgie de sa mère. Cinq ans plus tard, Mme V. a eu un troisième enfant, dans un contexte très différent. Elle était même presque méconnaissable, confiante, détendue, relativisant les symptômes anciens de son fils. Cette dernière fille a souffert du syndrome du côlon irritable à un peu plus de 1 an, dans des proportions tout à fait raisonnables. Mme V., après avoir recherché quelques intolérances alimentaires, a vite baissé la garde. Elle ne s’est plus souciée des selles, s’intéressant surtout à l’enfant.

17 L’observation suivante soulève des questions très différentes, mais elle a trait aussi au corps de la maman. J’aurais envie de l’intituler « qui, que, quoi, dont, où »… Mme M. arrive avec un bébé de 4 mois et une fillette de quatre ans son aînée, Maïssa, alors que le rendez-vous était prévu pour Camille. Intriguée je questionne, Mme M. me répond que c’est pour les deux. Comme je lui oppose un refus – j’avais un rendez-vous personnel à l’heure du déjeuner et mon timing était serré –, elle me demande alors de voir l’aînée, pour un traitement de fond en homéopathie, car elle était très souvent malade depuis la grossesse de Mme M. Je lui explique que ce type de consultation requiert une heure et qu’on va reprendre un autre rendez-vous pour Maïssa. Elle comprenait d’autant plus mon impossibilité à recevoir deux enfants sur un seul rendez-vous prévu pour une qu’elle exerce elle-même une profession paramédicale ! Quand elle me communique ses coordonnées, je comprends qu’elle a une compagne, la mère porteuse de Maïssa. Je ne saisirai que plus tard qu’en fait, Maïssa a surtout souffert de l’impossibilité pour Mme M. de s’occuper d’elle pendant la grossesse, et d’être disponible, d’autant que Mme M. s’en est beaucoup occupée depuis sa naissance, souffrant de ne pas l’avoir portée.

18 La grossesse, suite à une première fiv (fécondation in vitro) (après de nombreuses inséminations), s’est très mal passée, avec toutes les complications possibles d’hyperstimulation d’ovaires : ascite, cytolyse hépatique, pleurésie, entraînant un arrêt de travail pendant toute la grossesse. Mme M. parle des six mois de pathologie de fiv et des trois derniers mois de grossesse classiques, avec cependant des troubles et des difficultés. Camille est née à terme, mais avec une malformation. Elle fut opérée le premier jour, avec suites simples et sans conséquence ultérieure. Cependant, Mme M. a très mal vécu la séparation pendant vingt-quatre heures, puis de la voir avec des tuyaux, parlant de rapport très fusionnel. Chacune de ces deux mères porteuses dit avoir un rapport très fusionnel avec leur fille respective et en parlent ensemble.

19 À cette première consultation, Camille pleurait beaucoup, souffrait de problèmes digestifs, Mme M. était très fatiguée. Elle n’arrivait pas encore à reprendre son travail, privilégiait l’allaitement, craignant des allergies alimentaires en raison de ses antécédents personnels. À 5 mois et demi, Mme M. parla beaucoup de ses difficultés personnelles enfant, ado, adulte, et de ses relations avec sa mère et son père. Elle avait introduit un lait de riz, semblant mieux toléré. Mais alors que nous parlions d’un eczéma modéré, elle m’expliqua que la nounou les avait renvoyées d’une heure à l’autre, ce qui avait été très violent pour Mme M., à cause des pleurs de Camille, très violents aussi. Je vis ensuite la mère de Maïssa avec le bébé et la mère de Camille à la consultation prévue pour Maïssa. Il m’a été dit par la suite que chacune d’elles est très au clair sur leur rôle respectif. C’est à la consultation des 9 mois, où Camille commençait à sortir de ses difficultés digestives et où Mme M. était encore très fatiguée, que, m’emmêlant les pinceaux dans ma nomination des mères, je demandai à Mme M. comment Maïssa nommait chacune d’elles, et ce qui lui avait été expliqué. La réponse fut un peu agressive, m’expliquant que dans leur groupe ou communauté, on savait beaucoup mieux parler aux enfants de leurs origines. Elle fit alors référence à des slogans médiatiques. Ma réponse fut assez rapide et vive, expliquant que la seule chose qui m’intéressait, c’était l’individu ; avec un échange de regards entre nous. À partir de ce moment-là, tout est devenu plus simple et fluide, Camille ne souffrant plus des symptômes initiaux, et madame retrouvant son énergie. Le suivi par les rendez-vous normaux, en urgence parfois pour l’une et l’autre fille, s’est fait très naturellement, ainsi que les coups de téléphone.

20 J’ai eu le sentiment qu’à deux reprises, mon attitude non programmée de bordement a permis un certain ancrage, et une possibilité d’évoluer. La première fois, la loi des horaires au cabinet avait permis la disponibilité accordée à chaque personne ; la deuxième fois, ce fut d’affirmer que je m’intéressais à l’histoire personnelle de chacun au sein d’un cadre.

21 Il semble donc que des problèmes nouveaux apparaissent, liés aux dons d’ovocytes, aux enfants fécondés à l’étranger, aux couples homosexuels… Sans aller plus loin dans la réflexion dans le cadre de cet article, il m’a paru opportun de les évoquer, car il va falloir analyser une nouvelle clinique particulière en train d’advenir.

22 Je ne veux pas terminer sans parler de l’apparition d’un phénomène nouveau : le corps via Internet. Ainsi, en plusieurs étapes, la mère d’un enfant trisomique est passée de la symptomatologie médicale telle qu’elle était décrite sur le Web à un enfant qu’elle a pu regarder. Les premiers mois, c’était un objet de la science qui absorbait toutes ses pensées et ses gestes, masquant les sentiments complexes autour du refus ou de l’acceptation de l’enfant et de son handicap. Les consultations et les appels téléphoniques abordaient tous les problèmes éventuels possibles (que je n’ai pas rencontrés auprès des trisomiques approchés dans mon expérience pédiatrique, tant hospitalière que libérale), ce qui m’obligea à demander certains examens complémentaires pour freiner l’escalade des plaintes. C’est parallèlement à deux consultations entre 3 et 4 mois, où il m’a fallu à chaque fois près d’un quart d’heure pour obtenir un sourire de l’enfant, devant le regard incrédule de la mère me disant que, jusque-là, le sourire n’était adressé qu’aux peluches, que la demande de consulter une psychanalyste habituée aux consultations mère-enfant a émergé ; et c’est après un séjour dans les deux familles maternelle et paternelle que les « inter-actions » se sont installées (par la suite, le terme d’interaction a été repris par la mère à plusieurs reprises). Mais une régression est apparue lors d’une absence prolongée du père, la mère me disant que l’enfant ne s’adressait même plus à ses peluches, et regardait dans le vide.

23 Enfin, après une hospitalisation durant laquelle la mère a été accompagnée quotidiennement face à son angoisse de mort de l’enfant, se frayant un chemin au milieu des sentiments complexes qui l’avaient habitée depuis le début, la relation a été pleinement établie avec son enfant, laissant la place aux gestes et mouvements naturels, sans le support téléguidé du Web. Quand l’enfant est entré à la crèche, contractant toutes les maladies qui s’y développaient, l’abord de la maladie n’avait plus rien à voir avec celui des premiers mois.

24 Ainsi, le corps du bébé n’est pas isolé…


Mots-clés éditeurs : vu, entendu, sens, corps de la mère, corps du bébé, mouvement

Date de mise en ligne : 12/10/2015

https://doi.org/10.3917/spi.074.0097

Notes

  • [1]
    Pour les observations d’Emma et de Thierry, cf. F. Peyrefitte, « On ne parle pas de psy chez le pédiatre », dans M. Bergès-Bounes, J. M. Forget (sous la direction de), Le corps, porte-parole de l’enfant et de l’adolescent, Toulouse, érès, 2011, p. 179-193.
  • [2]
    D. Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985, p. 3.
  • [3]
    Cf. A. de Vigny, « La bouteille à la mer », dans Les destinées : poèmes philosophiques (1864), Paris, nrf Gallimard, 1983.

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