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Article de revue

Les parents, c’est dramatique

Pages 177 à 181

Notes

  • [1]
    Marie Bernanoce, auteur du Répertoire critique du théâtre contemporain pour la jeunesse aux Éditions Théâtrales (2 volumes, 2012).
« Le théâtre n’est pas le miroir du monde,
il ne reflète pas la réalité,
mais au terme d’une alchimie assez complexe, il fabrique une forme,
un modèle qui permet de connaître le monde.
Comme tout art, il fabrique une vision du monde, et d’une certaine manière, il le crée. »
Catherine Dasté, Théâtre enfance et jeunesse, Association internationale du théâtre pour l’enfance et la jeunesse, 1970

1

Graziella Végis

Graziella Végis

Pour vous parler des parents dans les spectacles à l’adresse des jeunes publics, je me suis appuyée sur plusieurs textes de théâtre d’auteurs contemporains, à l’adresse des enfants et des jeunes.

2 S’il existe aujourd’hui un répertoire de textes dramatiques dédiés au jeune public, il est relativement jeune. Il a tout juste vingt ans. Sa constitution suit la très lente évolution du théâtre jeune public. Dans les années 1970-1980, des artistes comme Françoise Pillet ou Bruno Castan, intéressés par la création à l’adresse des enfants, ont écrit eux-mêmes des textes car il n’en existait pas. La création, en 1975, de centres dramatiques nationaux pour l’enfance et la jeunesse, dirigés par des artistes, a permis les premières publications de textes, toutes rattachées à des lieux. Il faudra attendre 1988 pour que s’ouvre Très Tôt Théâtre, la première maison d’éditions autonome de textes dramatiques pour l’enfance. Peu après, les éditions théâtrales Lanzman ont commencé à publier des pièces pour la jeunesse. Il faudra attendre 1994 pour que La Chartreuse des Avignon, haut lieu de l’écriture théâtrale, accueille la première résidence d’écriture pour les jeunes.

3 Un répertoire s’est donc constitué depuis un peu plus de vingt ans. Des auteurs produisent donc des écrits qui ont leur vie propre. Ils ne sont pas nécessairement portés à la scène, ils existent en tant que tels. Ils sont classés en littérature dans le rayon « théâtre jeunesse ». On compte aujourd’hui quelque mille pièces et environ quatre cents auteurs.

4 La plupart des maisons d’édition théâtrale ont une collection jeunesse, c’est le cas de Théâtrales (« Théâtrales jeunesse »), d’Actes Sud (« Heyoka »), de L’Arche et d’Espace 34 (« Théâtre jeunesse »). Les chiffres de vente sont plus importants que dans le théâtre généraliste. Quand on fait l’effort de se plonger dans cette littérature, on s’aperçoit vite qu’on est loin de l’image de sous-théâtre de distraction ou de théâtre didactique, qui règne encore dans l’esprit de beaucoup. Il représente au contraire la jeunesse du théâtre, comme le souligne Marie Bernanoce, spécialiste de la question : « Sa parole sur le monde est à la fois forte et modeste, non pas médusée mais médusante. Le détour qu’il suppose par l’enfantin amène les auteurs à une grande créativité dramaturgique et de langue [1]. »

5 Dans ce répertoire, et pour le sujet qui nous intéresse, je me suis donc appuyée sur un corpus de vingt pièces.

6 Les parents au théâtre, c’est comme dans la vraie vie, il y en a de toutes sortes.

7 Les parents, c’est dramatique : qu’ils soient ceux par qui le drame arrive ou ceux qui y prennent une part active, ils en sont tous acteurs.

8 La solitude est souvent là, la solitude du père quelquefois, la solitude de la mère beaucoup plus fréquemment. Les raisons de cette solitude ne sont jamais expliquées. Dans Maman dans le vent, qui met en scène un père suicidaire, on comprend seulement à la fin que sa femme est morte. Dans Louise les ours, Ian le père, vit seul avec ses deux filles. Il est bienveillant et leur est totalement dévoué. Tout le long de la pièce, on s’interroge sur l’absence de la mère. Est-elle morte ? Est-elle partie ?

9 On n’a aucun doute en revanche sur la démission réelle des pères devant le désarroi des mères laissées seules, parent isolé, face à leurs enfants devenus grands. C’est le cas de la mère de Grim et de la mère de Lola dans Notre jeunesse, de celle de Lys dans Lys Martagon. Ces mères sont perdues, déstabilisées, dépressives, elles travaillent dur ou sont au chômage, semblent ne pas avoir de vie en dehors de leur maison et de leurs enfants, et sont dans l’angoisse de se retrouver totalement seules et sans but au départ de leurs enfants. On assiste même à un renversement de rôle, dans Notre jeunesse comme dans Lys Martagon : l’enfant, la fille en l’occurrence, devenue grande, prend la mère en charge.

10 Dans Debout, l’enfant décrit sa mère comme une mauvaise mère : elle le frappe tout le temps et sans raison. Il décide d’en changer et part à la recherche d’une bonne mère, une mère parfaite, qu’il se choisira, lui. Et des mères, il va alors en rencontrer de toutes sortes : Reine verticale, Mère Jardin, Mère araignée, Mère Porte, Mère Bijoux… pour finalement revenir à la sienne.

11 Ces mères seules n’ont pas de temps à consacrer à leurs enfants en dehors des obligations de la vie, faire les courses, faire à manger, faire le ménage, vérifier les devoirs… Dans Le petit chaperon rouge, conte revisité par Joël Pommerat, la mère dès la première scène est clairement en cause dans le drame qui va suivre. Son manque de temps énoncé dès les premières lignes de la pièce annonce le drame et détermine la qualité de la relation mère-fille.

12 Et puis, il y a les mères victimes du dysfonctionnement social, économique et politique du monde contemporain. Dans Qui a peur du loup ?, l’action se déroule dans un pays en guerre ou qui en sort à peine. Un enfant, Dimitri, vit seul. Son père est parti faire la guerre, sa mère est partie travailler en France, domestique dans une famille. « Ta mère se saigne les veines en France pour que tu ailles à l’école », dit la voisine qui vient faire à manger à Dimitri. La mère ne reviendra qu’à la disparition de Dimitri… trop tard… avec toute la culpabilité qu’on imagine.

13 Dans Traversée, Nour vit dans un pays lointain, seule avec Youmna, une mère sourde et muette qu’elle croit adoptive. Elles mènent une existence simple et douce jusqu’au jour où on vient chercher Nour pour l’emmener chez sa « vraie » mère. On sait à la fin, et quand Nour a survécu à cette dangereuse traversée de clandestins, que Youmna est en fait sa vraie mère, qu’elle a consciemment fait risquer sa vie à Nour pour qu’elle ait un avenir, une vie meilleure que la sienne, une « vie acceptable », comme elle le dit.

14 Les familles monoparentales ne sont pas les seules à être représentées.

15 Dans La fille aux oiseaux, une réécriture de Cendrillon, un père complètement démissionnaire abandonne sa fille dans les griffes de sa nouvelle femme.

16 On a aussi des familles où les parents sont encore ensemble, des familles qui vont bien et qui ont juste à régler les petits tracas de la vie quotidienne, comme dans Moustique.

17 Et puis des familles qui sont à l’épreuve, comme dans Annette, qui raconte l’histoire d’une petite fille atteinte de la maladie de West. Ses parents ont le sentiment de ne servir à rien, ils sont impuissants et démunis face à sa souffrance et, en même temps, ils sont extrêmement forts, trouvant l’énergie de faire face à l’anormalité et de répondre à l’incompréhension des autres.

18 Frère et sœur effleure la question des parents adoptifs. Révélant la vérité sur ses origines à leur fille, la famille vacille. Le père démissionne, le frère se replie sur lui-même et la fille essaie de se reconstruire dans une histoire d’amour.

19 Dans Abeilles, c’est la rivalité père-fils dans un milieu ouvrier qui est le moteur de la pièce. Le père au chômage ne supporte pas l’idée que son fils prenne matériellement en charge la famille à sa place.

20 Costa le Rouge raconte la relation très forte entre un grand-père et son petit-fils Costa, un garçon de 12 ans. Ils refont le monde ensemble. On découvre que ce grand-père si attentif, si aimant, si complice, si soucieux de l’éducation politique de son petit-fils, n’a pas su faire avec son propre fils, le père de Costa. Ces deux-là n’ont jamais pu se parler et ont laissé l’incompréhension envahir leurs rapports. Dans Costa le Rouge, on suit aussi le malaise des parents qui doivent annoncer à leur fils que ce grand-père qu’il aime tant va mourir.

21 Dans Moustique, la famille est « normale » ou normée, deux parents, deux enfants, et on sourit devant la gêne des parents à répondre aux nombreuses questions de leur fils, qui les entraînent dans des discussions où ils se trouvent poussés dans leurs derniers retranchements, et où ils ne peuvent pas raconter n’importe quoi. Mais on s’interroge et on est touché par l’aveuglement des parents dans Les cahiers de Rémi au sujet de l’homosexualité de leur fils.

22 On sourit au tremblement de terre qui surgit chez l’homme qui apprend qu’il va être papa dans Bouli année zéro. On sourit également dans L’hiver, quatre chiens mordent mes pieds et mes mains, à la surprise que provoque l’arrivée de deux enfants dans un couple tout neuf, fragile, qui se cherche encore.

23 On sourit moins à la lecture du monologue d’une jeune femme enceinte dans Cet enfant, qui trouve enfin une raison d’exister, une force de vivre, un statut social, un rôle, une reconnaissance, une raison d’être heureuse, avec l’enfant qu’elle porte et qui va naître.

24 Et puis il y a les parents trop aimants, comme la mère surprotectrice et étouffante de Petite Poucet. Et enfin, les parents qui instrumentalisent leurs enfants comme dans Marguerite reine des prés ; ils investissent dans l’avenir de leurs enfants comme on place de l’argent pour en retirer des intérêts.

25 Toutes sortes de parents donc, comme dans la vraie vie.

26 Ce qui fait la différence, c’est qu’au théâtre, on n’est pas dans le jugement, on est dans l’action, dans le jeu qui ne peut exister que par la complexité des situations qui nous est, de fait, toujours suggérée, toujours transmise.

27 Cette question de la parentalité est universelle. On a tous sans exception une expérience des parents. Sans être soi-même parent, on est tous l’enfant d’au moins deux parents, un père et une mère. Sur un plateau de théâtre, c’est une question qui rassemble tout le monde, les spectateurs comme les artistes.

28 Enfin, ce qui fait aussi la différence avec la vraie vie, c’est la langue, une langue travaillée, propre à chaque auteur. Ces langues, il faut les entendre.

29 Imaginez alors ces langues au plateau portées par une mise en scène, par des acteurs, avec leurs corps et leurs voix, avec une scénographie, de la lumière, de la musique…

30 C’est comme en cuisine, entre une soupe et une bonne soupe, il y a la touche du cuisinier, son goût, son savoir-faire, son expérience, sa recherche, son désir de partager, et sa capacité à surprendre ses convives pour mieux les transporter.

Bibliographie

Bibliographie

  • Abeilles, Gilles Granouillet, Actes Sud-Papiers, 2014.
  • Annette tombée de la main des dieux, Fabienne Swiatly, Color Gang, coll. « Urgences », 2013.
  • Bouli Année zéro, Fabrice Melquiot, L’Arche, coll. « Théâtre jeunesse », 2010.
  • Cet enfant, Joël Pommerat, Actes Sud-Papiers, 2005
  • Costa le rouge, Sylvain Levey, Éditions Théâtrales jeunesse, 2011.
  • Debout, Nathalie Papin, L’école des loisirs Théâtre, 2007.
  • Frère et sœur, Henri Bornstein, Éditions Théâtrales jeunesse, 2011.
  • La fille aux oiseaux, Bruno Castan, Éditions Théâtrales jeunesse, 2011.
  • Le petit chaperon rouge, Joël Pommerat, Actes Sud-Papiers/Heyoka Jeunesse, 2012.
  • Les cahiers de Rémi, Dominique Richard, Éditions Théâtrales jeunesse, 2012.
  • L’hiver quatre chiens mordent mes pieds et mes mains, Philippe Dorin, L’école des loisirs Théâtre, 2008.
  • Louise les ours, Karin Serres, L’école des loisirs Théâtre, 2008.
  • Lys Martagon, Sylvain Levey, Éditions Théâtrales jeunesse, 2012.
  • Maman dans le vent, Jacques Descordes, L’école des loisirs Théâtre, 2012.
  • Marguerite reine des prés, Karin Serres, L’école des loisirs Théâtre, 2002.
  • Moustique, Fabien Arca, Éditions Espace 34 Théâtre jeunesse, 2011.
  • Notre jeunesse, Olivier Saccomano, Les Solitaires Intempestifs, 2014.
  • Petite Poucet, Claudine Galéa, Éditions Espace 34 Théâtre jeunesse, 2009.
  • Qui a peur du loup ?, Christophe Pellet, L’Arche Théâtre jeunesse, 2010.
  • Traversée, Estelle Savasta, L’école des loisirs Théâtre, 2013.

Mots-clés éditeurs : action, écriture, drame, théâtre jeune public, auteur, édition, langue, relation enfant-parents

Mise en ligne 01/06/2015

https://doi.org/10.3917/spi.073.0177

Notes

  • [1]
    Marie Bernanoce, auteur du Répertoire critique du théâtre contemporain pour la jeunesse aux Éditions Théâtrales (2 volumes, 2012).
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