Couverture de SPI_073

Article de revue

Du maternage des mères à la reconnaissance du bébé

Pages 68 à 77

Notes

  • [1]
    J. Israël, Bébé, dis-moi pourquoi tu pleures, Toulouse, érès, 2011.
  • [2]
    E. Hertling-Schaal, « De la maternité au retour à domicile », Spirale, Prévenir les maux de bébé, n° 66, 2013.
  • [3]
    J. Israël, « J’ai du mal à le supporter : les contretemps de la relation », Spirale, Ces bébés qui nous font mal, n° 45, 2008.
  • [4]
    J. Israël, « “Enfin” père après la naissance », dans Les temps de la naissance : 9 mois avant, 9 mois après, quelle continuité ?, 3e Journée de la bien-traitance, sous la direction de D. Rapoport, Enfance Majuscule, 2011.
  • [5]
    Spirale, Les petits maux de bébé, n° 65, 2013.
  • [6]
    Ibid.

1

Jacky Israël

Jacky Israël

Si l’accouchement sans douleur a été un progrès indéniable, la disparition du cri « primal » en maternité ne supprime pas pour autant le bouleversement psychique ressenti par les nouveaux parents. En ce monde à la recherche permanente d’action et de plaisir immédiat, l’arrivée d’un bébé est un véritable « arrêt sur image » qui chamboule ces données. Le bonheur tant attendu est entaché de déconvenues, dont le moindre n’est pas ce sentiment d’étrangeté qu’éprouvent les mères, tout comme de plus en plus de pères, à l’arrivée du bébé. Quant à ses pleurs insupportables [1], ils enfoncent à chaque fois un peu plus ses parents dans leur sentiment d’incompétence. Le post-partum devient une épreuve d’autant plus difficile que les séjours en maternité sont de plus en plus courts et les soutiens familiaux de moins en moins performants, excepté celui du père.

2 Comment le pédiatre peut-il s’inscrire dans ce parcours d’obstacles où les difficultés de la parentalité rivalisent avec les exigences d’un nouveau-né ? Peut-on répondre aux uns, sans négliger cet autre qui dépend complètement d’eux, et qui les remet en question à tout moment ?

L’inattendu

3 La naissance donne toujours lieu à des effusions de joie quand arrive enfin ce petit être qui s’est tellement fait attendre. À notre époque où tout va si vite, le simple fait de devoir attendre quelques mois pour concevoir et neuf mois pour aboutir, c’est souvent trop long. D’ailleurs, il y a déjà bien des mères qui verraient d’un bon œil de pouvoir raccourcir la grossesse, quand d’autres se sentiraient bien soulagées de profiter d’un utérus artificiel. Quoi qu’il en soit, après tant d’attente et une préparation à toute « épreuve » (quel leurre), le soulagement est de rigueur.

Une maternité contenante

4 Les premiers jours sont le plus souvent idylliques et donnent lieu à des effusions indescriptibles. Non seulement le bébé est « entier » (normal) mais il est le plus beau du monde. Dans ce cocon de la maternité, toutes les conditions sont réunies pour se sentir bien entouré et soutenu à la moindre difficulté. Inutile de revenir ici sur la qualité de la prise en charge médicale des mères et des bébés, et encore moins sur les progrès réalisés pour favoriser les interactions parents-bébé. Ce qui nous intéresse avant tout, ce sont les parents et leur cheminement dans la parentalité.

5 Dire qu’ils sont sur un nuage et qu’ils nagent dans le bonheur serait un peu réducteur. Nous savons tous que le passage de la plénitude de la femme enceinte à la viditude du post-partum se manifeste tout autant par un besoin de se combler avec le bébé (portage, peau à peau, corps à corps…) que par des débordements lacrymaux. Quoi de plus normal que d’en passer par un baby-blues ! C’est tellement rassurant de mettre un nom sur les choses. Et tout le monde est aux petits soins : les sages-femmes et les puéricultrices sont disponibles, le père est très présent, et l’accoucheur, très satisfait de son travail. Quant au pédiatre, il ne manquerait plus qu’il trouve une quelconque imperfection à cette œuvre d’art qui fait l’admiration de la famille et des amis : « Sa Majesté le bébé ». À noter toutefois que la « pénurie » de psys, ou leur surcroît de travail, n’entrave en rien les confidences des mères qui se reportent sur les gentilles dames qui font le ménage et leur apportent les repas. Heureusement qu’elles sont là et qu’elles prennent le temps de les écouter. Comme le séjour en maternité se réduit à quelques jours, les nouveaux parents ont peu de temps pour réaliser ce qui se passe vraiment, et encore moins pour s’initier à la puériculture. Quant à l’allaitement tant prôné par nos instances médicales et politiques, il n’est pas toujours évident à mettre en route en si peu de temps, surtout quand toutes les maternités ne sont pas des « amies des bébés ».

Une alternance de brouillard et d’éclaircies

6 Au retour à domicile, tout devient plus compliqué quand les parents n’ont plus le sentiment de sécurité procuré par la maternité. D’un seul coup, ils se retrouvent seuls, sans garde-fou, face à un bébé qui pleure, qui ne s’endort pas toujours, qui les sollicite sans arrêt… Que de déceptions ! Qu’il soit allaité ou non, les exigences de l’alimentation à la demande obligent la mère à être sur le qui-vive en permanence. Pas de RTT ni de repos dominical, c’est du non-stop, 24 heures sur 24. Dans notre pays où le moindre prétexte jette les gens dans la rue, aucun syndicat ne s’est jamais insurgé contre cet esclavage. Au mieux, c’est la venue régulière d’une sage-femme [2] ou d’une auxiliaire de puériculture à domicile qui apportera un peu de soutien et de lumière à cette situation ubuesque.

7 À la fatigue entraînée par l’obligation d’être au « garde-à-vous » au moindre appel de ce petit dictateur, s’ajoute la douleur éprouvée à chacun de ses cris. Alors que vous pensiez qu’un bébé, « ça mange et ça dort », et que vous guettez son premier sourire, vos tympans sont transpercés par des ondes sonores qui vous blessent au fond de vous-mêmes, à l’endroit qui vous procurait un tel sentiment de plénitude auparavant. Non seulement il vous est difficile d’accepter que ce temps où vous hébergiez ce petit ange soit révolu, mais le fait qu’il devienne un petit démon vous est insupportable.

8 Petit à petit, à la fatigue physique s’ajoute un sentiment d’incapacité, voire de culpabilité. Malgré vos bonnes intentions, vous avez l’impression que l’harmonie tant recherchée est vaine ; au lieu d’avancer vous vous enfoncez dans une sorte de marécage. Vos pensées sont embrumées, vous passez du rire aux larmes, d’une minute à l’autre, sans comprendre pourquoi. Heureusement que votre compagnon vous soutient dans ces moments difficiles, même s’il ne comprend pas très bien tout ce qui vous arrive. Les jours se suivent avec au mieux des nuits blanches et, au pire, un bébé qui dort peu et vous sollicite beaucoup. Que c’est difficile ! Comment ne pas se poser de question quand les pleurs sont fréquents ? S’agit-il de coliques ? Est-il malade ? Est-ce grave ?

9 Contrairement à ce que pensait Winnicott, peu de mamans se sentent « suffisamment bonnes » et beaucoup sont prisonnières de la transparence psychique. Autant dire que monsieur bébé n’est pas très rassuré quand il a affaire à une maman qui doute et qui est engluée dans les mailles de son inconscient. Comment voulez-vous qu’il ne râle pas et que seul le contact physique quasi permanent soit à même de le rassurer ? Bien sûr, ce tableau catastrophique ne peut être généralisé, toujours est-il que les suites d’un accouchement sont, peu ou prou, perturbées par des désaccords [3] dans la relation parents-bébé et des « sautes d’humeur » de la maman, quand ce n’est pas le baby-blues des pères.

Contenir la mère

10 Pour éviter que la mère ne se laisse aller, il lui faut du soutien. Or, le contenant familial n’est plus ce qu’il était : la plupart des grands-parents sont en activité quand leurs enfants deviennent parents à leur tour. Le « jeunisme » est le fruit d’une espérance de vie qui s’allonge, tout comme la course au plaisir des seniors (on ne parle plus « des vieux »). Sauf exceptions, une jeune maman ne doit pas compter sur sa propre mère pour la soutenir après l’accouchement. D’ailleurs, nombre d’entre elles le regrettent quand elles éprouvent le besoin de se ressourcer auprès de leur propre génitrice. Dans notre société, contrairement aux sociétés traditionnelles, la transmission et la protection ne sont plus assurées par les « anciens » ou la famille proche. Alors, comment éviter les conséquences d’une rupture provoquée par ce passage de femme à mère, sinon en s’appuyant sur un tiers qui amortit le choc ? C’est la mission incombant aux professionnels de la petite enfance qui interviennent parfois à domicile et participent à l’étayage de cette structure vacillante qu’est la parentalité naissante. Mais c’est avant tout le rôle des nouveaux pères qui se substituent aux grands-mères et qui font du mieux qu’ils peuvent, tout en étant eux-mêmes aux prises de ce vertige qu’entraîne le « devenir père ».

La présence indispensable des pères

11 Quel changement depuis que les pères s’investissent aussi bien durant la grossesse qu’après l’accouchement [4]… La participation active des pères ne se cantonne plus au séjour en maternité depuis qu’ils bénéficient du congé parental pour profiter de leur bébé. Bien qu’ils soulagent leur compagne en sachant prendre en charge leur bébé, c’est le fait d’être là qui importe le plus. En effet, sans eux les jeunes mamans se retrouvent seules face à leurs états d’âmes et leur sentiment d’incapacité. Pouvoir s’appuyer et échanger avec un être cher leur permet de se raccrocher à la réalité qui, sans eux, risquerait de leur échapper. Bien des pères sont de véritables « bouées de sauvetage » qui empêchent certaines mères de plonger dans la détresse, et permettent à d’autres de revenir à la surface. Bien qu’ils soient interloqués par les réactions incompréhensibles de leur compagne, les pères « assurent » sans comprendre – et on ne leur demande pas plus, ni moins. Si leur présence met à mal la fameuse théorie de la « dyade mère-bébé », c’est tant mieux pour le bébé et sa maman.

La contribution du pédiatre

12 Sans négliger la part que prennent tous les acteurs de la petite enfance dans le soutien aux mères, notamment les structures de PMI et les groupes de parole organisés par les maternités, le pédiatre doit profiter des consultations fréquentes et rapprochées pour contribuer à contenir les mères (et les pères). Son rôle consiste non seulement à répondre aux questions légitimes des nouveaux parents par son savoir médical, mais aussi à amortir les « débordements » psychiques par ses capacités d’accueil.

Accepter

13 De la même manière qu’un bébé sent et ressent la disponibilité de ses parents, ceux-ci ont la perception de la qualité de l’écoute du pédiatre, ou de son jugement négatif. Leur sensibilité exacerbée leur permet de ressentir s’ils sont bien accueillis et surtout entendus. Il est impossible de communiquer avec une mère aux prises d’une quasi-« folie maternelle primaire » sans se mettre à sa disposition par une écoute bienveillante. Pour ce faire, le pédiatre ne doit, ni être pressé, ni avoir un quelconque jugement sur les propos proférés dans un désordre indescriptible et avec force détails qui ne peuvent qu’embrouiller les pistes. Dans un premier temps, pas question d’interrompre une logorrhée mêlant une litanie de questions à des interprétations, voire de faux diagnostics élaborés avec la complicité de copines (qui déversent leurs propres histoires) ou d’Internet. Ce n’est que quand ce déluge verbal se tarira qu’il pourra, dans un deuxième temps, questionner à son tour les parents pour orienter ses hypothèses diagnostiques en essayant de démêler les signes objectifs du ressenti des parents.

Répondre au-delà de la demande

14 Les parents cherchent du concret, ils veulent comprendre, il leur faut donc un diagnostic et surtout un traitement. Or, la plupart des bébés souffrent de petits maux [5] où la part subjective le dispute à l’origine organique. De ce fait, il est souvent difficile de leur répondre avec la précision requise. Si certains pédiatres s’appuient sur la notion controversée de « coliques », d’autres répondent volontiers au traitement du symptôme. En fait, la plupart des pédiatres restent avant tout des médecins somaticiens.

15 Selon moi, avant de se lancer dans des réponses au coup par coup, il convient d’expliquer le mode de fonctionnement du bébé à des parents qui ignorent souvent les notions de base. C’est en décrivant les différents stades du sommeil qu’ils comprendront mieux certains pleurs. Parler de l’intérêt de l’alimentation à la demande, de l’absence de « caprices », de l’immaturité du bébé par le biais de sa dépendance physiologique et psychique…, de tout ce qui déstabilise ou interroge, est essentiel. Il s’agit ni plus ni moins que de traduire les manifestations du bébé pour que les parents puissent décrypter son langage. Cette initiation dédramatise et modifie leurs propres éprouvés. Le simple fait de préciser que l’éveil agité se manifeste par des pleurs, qu’une absence de selles pendant quelques jours n’est pas une constipation, et que des rejets de lait bien supportés ne méritent aucun traitement, suffit souvent à calmer des angoisses injustifiées. Une fois que les manifestations du bébé seront recadrées, il sera bien plus facile de lancer des questions plus ciblées dans le but d’établir ou d’écarter un diagnostic. Tout cela demande du temps et de la disponibilité, ce qui va à l’encontre de notre manière de fonctionner : les pédiatres sont souvent débordés par la demande globale de consultations et l’urgence, ou supposée telle par les parents, dévorés d’inquiétude. Ces derniers sont pressés de savoir, tout en ayant tellement de choses à dire qu’ils dépassent largement le temps imparti. Rien que de penser à la lenteur de l’habillage et du déshabillage, il y a de quoi déjà perdre son sang-froid.

Les enjeux de l’écoute

16 Tout pédiatre qui s’identifie au bébé éprouve tout comme lui dans quelles prédispositions sont ses parents. J’ai souvent décrit cette ambiance d’orage qui se manifeste quand les mères vont mal ou, à l’opposé, cette sérénité qui se dégage des mères qui vont bien. Se laisser imprégner par les ondes qui se dégagent dans les attitudes et la prosodie de la voix est essentiel ; c’est comme une prise de température « psychique ». Le risque de réagir négativement à cette électricité ambiante n’est pas négligeable. De même que le bébé pleure face à ces tensions, pour ne pas dire ces agressions, le pédiatre peut se hérisser et hausser le ton pour essayer de lutter contre cette violence qui risque de le submerger. Dans ce cas, c’est la mère et/ou le père qui se sentent injustement mis en cause alors que cela ajoute précisément à leur désarroi, voire à leur sentiment d’incompétence. Pour éviter d’entrer dans un dialogue de sourds (affrontement de pensées, comme dans les bulles d’une bande dessinée), il faut non seulement recevoir mais aussi accepter ce déversement de fiel. Cette véritable écoute ne doit être parasitée par aucune arrière-pensée, il faut mettre ses problèmes de côté et adopter une stricte neutralité « bienveillante » (comme les psys). Toute tension sera perçue et confirmée par la tonalité de la voix du pédiatre. L’idéal est d’avoir une voix douce, posée, bienveillante qui reflète nos bonnes intentions. Impossible de mentir.

La rencontre

17 Quand la prosodie de la voix se colore de mots justes pour légitimer les difficultés rencontrées par les parents, cette reconnaissance ouvre un véritable dialogue. Se sentir compris est indispensable pour que le ou les parents puissent entendre à leur tour ce qui leur est dit, que les mots leur parlent. Une fois encore, ce n’est pas très différent de ce que le bébé attend de ses parents. Dès lors, leur débit verbal change, comme si un torrent bruyant se transformait en un cours d’eau tranquille qui chemine dans la campagne. Ce processus rappelle l’accordage entre les mères et les bébés et également, par la suite, la mise en mots des pleurs pour leur donner du sens. Une simple empathie ne suffit pas à cette approche, notamment quand l’interlocuteur est parasité par sa propre histoire ou quand il essaye de diriger la conversation sans qu’une véritable « accroche » ait lieu. Le langage vrai a sa place aussi bien avec les mères (pères) en train de se noyer dans leurs éprouvés qu’avec les bébés.

18 Tout cela montre, s’il était besoin, que les mères ont tout autant que les bébés le besoin d’être contenues après les bouleversements engendrés par la naissance. Les pères ne peuvent assumer ce rôle que s’ils comptent suffisamment pour les mères et qu’ils sont enclins à le faire. Pour les pédiatres, il n’y a pas cette dimension affective qu’ont les pères, mais ils peuvent la palier en se positionnant comme les puéricultrices de Lóczy : elles refusaient que la relation affective avec les bébés puisse nuire à leur action pédagogique dans le respect de la personne. Ce qu’il faut pour qu’un acte médical ait des vertus thérapeutiques, c’est qu’il se passe quelque chose entre le pédiatre et son patient : une véritable « rencontre » s’impose pour que le brouillard puisse se dissiper.

Reconnaître le bébé

19 Méfions-nous d’interpréter ce terme au sens littéral. Monsieur Bébé est reconnu bien avant sa déclaration à l’état civil, mais la conjonction entre son comportement et la vision qu’en ont ses parents le transforme en une sorte d’ONI (objet non identifié) qui sera parfois honni. Ils sont pris entre le fer et l’enclume : le sentiment d’aimer profondément ce petit chérubin et celui de ne pas se reconnaître en lui (ne pas mériter ce qu’il leur renvoie). Comment changer leur vision alors qu’ils sont harassés par ses pleurs, son besoin d’être porté en permanence, l’absence de sommeil et cette « impression » de souffrance… Ils finissent par ne plus voir que ce qui va mal. Submergés par les coups portés par ce petit être d’une énergie inépuisable, ils transposent sur ses symptômes leurs propres éprouvés de parents blessés. Ils sont loin de se douter que derrière tous ces symptômes, ce n’est (fort heureusement) pas toujours une maladie qui pointe.

Ses compétences

20 Dans ce pays où le sens de la critique est roi, faisons-lui la nique. En effet, si nous voulons que ces parents désemparés sortent de leur bulle, il faut non seulement aller à leur rencontre mais aussi les valoriser. Quoi de plus simple que de montrer les capacités de leur bébé à se mettre en relation et à s’exprimer autrement qu’avec des pleurs ?

Une autre voix(e)

21 Les échanges entre les parents et le pédiatre le familiarisent déjà à sa voix. Quand il est dans leurs bras et qu’il assiste au déferlement de revendications de ses géniteurs très mécontents de ce produit non fini, il ressent cette atmosphère tendue (qu’il connaissait déjà), dans laquelle s’instille une autre voix plus apaisante. Quand enfin, les parents baissent la garde, notamment quand la mère se laisse aller à verser quelques larmes, le fond de l’air s’éclaircit comme après un orage, les voix se posent et s’apaisent, le ton devient plus gai, la prosodie des protagonistes berce le bébé dans un enveloppement rassurant de mer(e) tranquille. Après le tonnerre et la foudre, l’accalmie laisse passer tous les bons sentiments qui nourrissent ce bébé, affamé d’affects bien plus que de lait. Nous avons trop tendance à penser que le plaisir oral est essentiel – de là à imaginer que le pinch drinking des ados soit une manifestation de même nature que ces bébés qui prétendument réclament sans cesse à boire, il n’y a qu’un pas. Toujours est-il que le bébé se repaît de cette musique symphonique, faisant suite à une cacophonie de basse-cour indigne de Sa Majesté le bébé. Il va être prêt à recevoir cette nouvelle voix qui va s’adresser à lui seul.

La mise en relation

22 Quand le pédiatre pose sa main sur le ventre du bébé avant de l’examiner, il essaye de lui faire sentir, à travers la douceur et la chaleur de sa main, sa manière de l’accueillir. Si on y ajoute le regard et la voix, tous les ingrédients sont réunis pour faire passer la véritable requête d’un entretien. Ces messages sensoriels adaptés au nouveau-né et au nourrisson plus âgé, notamment quand il a peur, sont les prémices d’une mise en relation : acceptes-tu de me parler et que j’aille plus loin ? Au bout de quelques secondes, parfois plus, bébé répond par son regard, parfois une ébauche de sourire, et souvent par des mouvements soudain plus calmes.

Bébé danse

23 À partir du moment où Monsieur Bébé daigne recevoir cet impétrant qu’est le pédiatre, il faut en profiter pour le faire « danser » devant ses parents, afin de leur montrer le fruit de tous leurs efforts. Leurs « souffrances » vont s’effacer (momentanément) devant ce petit être dont le sourire, les gazouillis, les mouvements harmonieux des mains, les font trembler d’émotion. Ce temps suspendu dans le difficile, voire pénible cheminement de la parentalité va les marquer, à condition de bien préciser les choses. Contrairement à ce qu’ils pourraient penser, le pédiatre n’est pas un magicien qui fait un tour de passe-passe. Sa compétence ne doit en aucun cas les écraser pour les enfoncer encore plus dans leur sentiment de mal faire. Il ne dévoile aux parents les capacités relationnelles de leur bébé que grâce au climat dans lequel il baigne momentanément. Bien que le bébé se montre sous un autre jour face à une personne qui s’adresse à lui de manière plus détendue (les enjeux sont différents), ce sont bien les inter-actions antérieures avec ses parents qui sont à l’origine de ses compétences, et leur présence est indispensable pour qu’il puisse les montrer.

24 Cette mise en relation autorise le pédiatre à passer à l’étape suivante, celle de l’examen médical proprement dit.

Un examen rassurant

25 La cerise sur le gâteau serait de montrer à tout parent inquiet que son bébé n’a rien de grave. Excepté de rares urgences qui peuvent se compter sur les doigts d’une main (par année), la plupart des consultations des premiers mois sont motivées par des dysfonctionnements mineurs [6]. Les reflux gastro-œsophagiens sont la partie émergente de l’iceberg, ils encombrent les pédiatres et sont une véritable « plaie » pour les parents. Quoi qu’il en soit, il ne faut surtout pas donner l’impression aux parents de trop banaliser les symptômes allégués. Il faut les écouter, au besoin leur demander ce qu’ils redoutent et leur prouver qu’ils ont raison, ou tort. Le fait de procéder par élimination avant l’examen médical du bébé permet déjà de limiter les choses. Ce qui compte après avoir fait « danser » bébé pour le montrer sous un nouvel angle, c’est de faire des constatations objectives sur son comportement lors de l’examen.

26 Dire qu’un bébé est calme et a un bon regard est plus facile que de constater qu’il est excitable (sursaute au moindre bruit, pleure pour un « rien »), avec un regard dur – bien que ces constatations puissent aussi les conforter dans leurs impressions de bébé « nerveux ». Ce qui importe, c’est de savoir s’il « souffre » vraiment : c’est le cas quand il a des gestes désordonnés, très rapides, associés à des pleurs inconsolables et qu’il est un peu raide (hypertonique) à l’examen neurologique. Par contre, c’est totalement exclu quand il a des mouvements lents et harmonieux de ses mains, avec un regard attentif, et qu’il ne pleure pas à la moindre stimulation.

27 Enfin, last but not least, l’essentiel est de trouver ou d’éliminer un problème médical. Un examen rigoureux et commenté permet de relativiser les symptômes ou, au contraire, de trouver leur origine. Cet aspect médical est extrêmement important puisque c’est le motif initial de la consultation.

Accompagner ou passer la main ?

28 La fréquence des consultations des premiers mois, de nombreux coups de téléphone sans omettre les SMS et les mails, permet de répondre à des appels à l’aide d’autant plus importants que les jeunes parents se sentent désemparés et inquiets. Cette demande doit être entendue, toute négligence risquant d’avoir des conséquences sur le climat familial, notamment sur les interactions mère-enfant. Ce travail de soutien à la parentalité nécessite beaucoup de disponibilité, aussi bien psychique que pour recevoir le bébé à toute heure.

29 Si la plupart des pédiatres sont à même d’accompagner les parents et de s’occuper au mieux des bébés, ils n’ont pas pour vocation à jouer les psys. Une mère déprimée a besoin d’une prise en charge personnelle, alors qu’une mère psychotique a sa place dans une unité mère-enfant. Encore faut-il dépister ces troubles, et arriver à persuader une mère (et de plus en plus de pères) d’accepter d’entreprendre une thérapie. Passez la main au psy nécessite un certain doigté et parfois du temps. Quand le pédiatre se heurte à des résistances, il ne doit pas refuser de poursuivre son rôle tout en faisant éventuellement appel à un psy pour en discuter.

30 L’abord du bébé dédramatise la plupart du temps le vécu des parents. Mais il ne suffit pas de mettre en mots son langage du corps, encore faut-il donner aux parents les moyens de l’aider à changer. Si les conseils pratiques sont indispensables, l’arsenal thérapeutique est trop souvent limité, pour ne pas dire inexistant. Dans ce cas, rien ne nous empêche d’expliquer aux parents que s’ils ne sont pas responsables du comportement du bébé, ils peuvent l’influencer positivement. S’ils sont moins inquiets, ils pourront d’autant plus le rassurer en le contenant à leur tour. Rien de plus facile que de souligner l’importance de l’environnement affectif sur le comportement du bébé.

Des parents seuls, ça n’existe pas

31 Si je laisse bien sûr à Winnicott la paternité d’« un bébé seul, ça n’existe pas », je m’interroge toutefois. Car la pratique quotidienne d’un pédiatre montre, s’il était besoin, qu’il n’est pas simple d’être parents. De fait, tout comme bébé, ils ont besoin d’être entourés et compris, à condition de ne pas leur faire la leçon. Ne tombons pas dans le piège des cognitivistes ; il n’y a pas de recette meilleure qu’une autre pour devenir des parents « suffisamment bons ». Pas question donc de leur faire la morale, mais tout simplement de leur permettre de trouver leur propre chemin. Puisque tout enfant doit re-découvrir le monde avec ses parents, pourquoi chaque parent ne pourrait-il pas découvrir sa propre manière d’être parent grâce à notre soutien, qu’il soit maternant ou contenant ?


Mots-clés éditeurs : enjeux de l’écoute, véritable rencontre, décrypter le langage du bébé, expliquer le mode de fonctionnement du bébé, sentiment d’incompétence des mères, pédiatre accueillant, présence active des pères

Date de mise en ligne : 01/06/2015.

https://doi.org/10.3917/spi.073.0068

Notes

  • [1]
    J. Israël, Bébé, dis-moi pourquoi tu pleures, Toulouse, érès, 2011.
  • [2]
    E. Hertling-Schaal, « De la maternité au retour à domicile », Spirale, Prévenir les maux de bébé, n° 66, 2013.
  • [3]
    J. Israël, « J’ai du mal à le supporter : les contretemps de la relation », Spirale, Ces bébés qui nous font mal, n° 45, 2008.
  • [4]
    J. Israël, « “Enfin” père après la naissance », dans Les temps de la naissance : 9 mois avant, 9 mois après, quelle continuité ?, 3e Journée de la bien-traitance, sous la direction de D. Rapoport, Enfance Majuscule, 2011.
  • [5]
    Spirale, Les petits maux de bébé, n° 65, 2013.
  • [6]
    Ibid.
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