Couverture de SPI_073

Article de revue

Comment naît-on père ?

Pages 42 à 50

Notes

  • [1]
    G. Delaisi de Parseval, S. Lallemand, L’art d’accommoder les bébés, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 269.
  • [2]
    Cf. J. Clerget, « Le sein chronique », Action et pensée, revue de l’Institut international de psychanalyse et de psychothérapie Charles Baudouin, n° 61, janvier 2015.
  • [3]
    Cf. J. Clerget, « Le temps du troisième n’est pas la place du tiers », Comment un petit garçon devient-il un papa ?, Toulouse, érès, 2015, p. 97-102. Bien que cela ne soit pas le sujet de cet article, il convient toutefois de préciser, afin de n’exclure personne élevant un enfant, que le désir et la loi ne sont pas à répartir entre père et mère, mais s’incarnent dans des vecteurs que peuvent porter l’un ou l’autre sexe.
  • [4]
    « Savez-vous ce que c’est que faner ? Il faut que je vous l’explique : faner est la plus jolie chose du monde, c’est retourner du foin en batifolant dans une prairie ; dès qu’on en sait tant, on sait faner » (Lettre de Madame de Sévigné à Monsieur de Coulanges, son cousin. Les Rochers, 22 juillet 1671, éd. Firmin Didot, 1846).
  • [5]
    Colette, Sido, Paris, Livre de Poche, 1973, p. 36.
  • [6]
    Ibid., p. 42.
  • [7]
    G. Delaisi de Parseval, S. Lallemand, op. cit., p. 257.
  • [8]
    D. W. Winnicott, « L’allaitement au sein et la communication » (1968), dans Le bébé et sa mère, Paris, Payot, 2010, p. 53.
  • [9]
    D. W. Winnicott, « Le père », dans L’enfant et sa famille, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1975, p. 119 (traduction modifiée). Cf. aussi J. Clerget, « La part du père », non publié.
  • [10]
    F. Dolto, Solitude, Paris, Vertiges, 1985, p. 21.
  • [11]
    Ibid., p. 22.
  • [12]
    D. W. Winnicott, « Le père », op. cit., p. 121.
« La timidité étrange des pères,
dans leurs rapports avec leurs enfants,
m’a donné, depuis, beaucoup à penser. »
Colette, Sido

1

Joël Clerget

Joël Clerget

Dans L’art d’accommoder les bébés, -Geneviève Delaisi de Parseval et Suzanne Lallemand avaient écrit : « On n’est (ou ne naît) pas père ou mère naturellement : on le devient [1]. » Elles avaient déjà repéré l’équivoque qui nous permet d’entendre : on naît père ou on n’est père. En fait, on n’est jamais père tout seul. La naissance d’un père et d’un papa se vit à travers la venue d’un homme à la paternité. Cette expérience implique la référence à la fonction paternelle, notamment en ce qui concerne la nomination d’un bébé. Naître veut dire prendre son origine et venir au monde. Le verbe naître dit un processus et non un état. Nous naissons père de par l’œuvre du désir en nous, avec sa part inconsciente, comme il en est de tout désir. Nous devenons père sans savoir exactement ce que veut dire être père. Nous le découvrons en le vivant. Devenir père est un chemin.

2 Je nais père de ce que j’aurai été un fils et de ce que j’aurai adopté mon enfant. Je ne parle pas là de la seule disposition légale, mais d’un acte symbolique d’adresse, d’appel et de reconnaissance. C’est ainsi que le futur antérieur exprime une rétroaction qui implique, pour un homme devenant père, une question : qu’est-ce qu’avoir eu un père ? Si le père est celui qui désire la mère et celui qu’une mère désire, comme le disait Lacan, il convient d’envisager la référence paternelle dans l’alliance vécue du désir et de l’amour, dans leur conjugaison, jamais évidente pour ce qui concerne les relations entre un homme et une femme, entre deux hommes, entre deux femmes. Les temps des sujets concernés s’accordent-ils au trajet de vie qu’ils ont à vivre comme parents ?

3 Un homme n’est jamais père tout seul alors même qu’il est entamé par la fonction paternelle (Michèle Montrelay). Pour une large part, un père naît dans la dépendance d’une parole maternelle. Le discours d’une mère véhicule-t?il « du père » ? Comment du père peut-il être présent dans la vie d’un enfant quand la toute-puissance d’un fantasme maternel dont l’enfant est l’objet tente de rejeter la présence paternelle ? Le culte maternel exclut la culture -paternelle. Un père apporte avec patience et détermination les signifiants de sa présence auprès de son enfant. Le désir d’une mère ou le désir de mère en une femme est lui-même interprété par la référence paternelle. Le désir d’une mère pas toute à son enfant tient à ce que la métaphore paternelle vient en révéler et en éclairer l’énigme. Cette interprétation propose à l’enfant une version, une père version, pour parler à nouveau comme Lacan, une version sexuée du désir maternel recevable par son enfant, parce que référée, de façon vécue, au désir de l’Autre. Du lieu d’un bébé, cette énigme est une question ouverte : qui désire-t-elle en dehors de moi qui la fait désirer que je vive autre à elle ? Si un père répondait : « Moi », il fermerait la question en répondant au désir maternel par le fait de se mettre lui-même en place d’être lui son seul objet. Or, l’énigme qui nous fait désirer et nous rend désirant est toujours à maintenir agissante et vivace au cœur de chacun d’entre nous. Elle n’a pas à être résolue. En effet, si le père a pour fonction de révéler et de porter cette énigme maternelle, c’est en tant qu’elle se rapporte au manque structurant le désir humain. Cette énigme se vit dans le comment une femme reçoit et vit une grossesse dans son corps, au sens où dans le corps de l’enfant se poursuit ce qui a débuté dans le corps de la femme enceinte promise à devenir sa mère [2]. La naissance d’un père commence à pareille source.

4 Comment naît-on père ? Pas sans mère. Cela veut dire que l’on n’est père qu’à poser une partenaire du nom de mère. L’on est père de ce qu’étant soi-même sorti de l’orbe maternel, l’on rencontre une Autre qui se rend à la maternité, avec nous, grâce à nous, parfois malgré nous. Bref, l’on ne devient pas père de soi seul, de soi tout seul. L’on naît père aussi avec le bébé que nous avons été. Je dis le bébé que nous fûmes et que nous ne sommes plus. Car si au moment où elle devient maman, une mère a deux bébés sur les bras : son enfant et le père de celui-ci, la tâche ne va pas lui être facilitée. Je n’insiste pas. Le bébé participe également à la naissance du père.

Compter avec le père du nom

5 Naître, c’est se mettre à compter jusqu’au chiffre quatre, car, en toute rigueur, un enfant n’apprend pas à compter, à lire ou à écrire, il s’y met, plus ou moins facilement. Qu’est-ce à dire ? Comment la mathématique intervient-elle en la matière ? Tout d’abord, il s’agit de partir et de sortir du fantasme unitaire dans lequel règnent le Un et le Tout clos sur eux-mêmes : « Moi me suis fait tout seul. » Puis, il convient de faire avec le deux : « Ma maman et moi, tout seuls. » Ensuite, compter avec le père comme troisième. Enfin, un enfant peut dire : papa, maman, moi-même et quelques autres avec nous, c’est-à-dire aller au quatre, notamment par la médiation d’autres extrafamiliaux. De fait, un papa n’occupe pas une place de tiers, ce qui est réservé au phallus – excusez le gros mot ! – mais, bel et bien réellement, une place de troisième. C’est le tiers (phallique) en position de quatrième qui permet la relation des trois autres termes. Chacun des termes du trio mère-père-enfant est un troisième pour les deux autres. Les relations de ce ternaire sont fondées sur l’instance du langage opérant comme quatrième terme. Ainsi, la mère est troisième relativement au père et au bébé ; le bébé, troisième relativement au père et à la mère ; le père, troisième relativement à la mère et au bébé. Le quatrième terme d’une structure résolument quaternaire articule les rapports des trois autres en les fondant symboliquement. La naissance d’un père est coextensive à celle d’une mère – et, pour ce qui nous concerne personnellement, pas n’importe laquelle, puisqu’il s’agit de notre mère. Sa mère, pour ce bébé-là. Le père fait partie d’une triangulation dont la position de tiers l’exclurait. Il est membre d’un trio dans lequel chaque élément est en relation. Un père n’est pas un tiers, il est un troisième.

6 On n’est père qu’à s’inscrire dans un tel champ sémantique et mathématique où seule l’expérience enseigne. En effet, un enfant aura eu un père quand l’épreuve d’un papa lui aura signifié la rigueur toute mathématique et la valeur toute affective et aimante qui lui dit, non pas, moi je suis la force qui sépare, mais ma voix te donne à entendre la présence de ta maman quand je te parle comme papa. Quelles qu’en soient les réalités vécues. Ce qui me lie à elle et à toi, si différemment, c’est le désir qui anime nos vies et nous permet d’être en relation tous les trois, séparés et reliés par des paroles qui disent la présence en témoignant de l’altérité. Je te rencontre, mon cher fils, ma fille chérie, quand d’autres avec moi contribuent à te faire vivre et exister.

7 La conception du père comme troisième promeut sa contribution et sa participation au devenir mère de la femme qui donne naissance à leur enfant. L’on a trop pensé le père comme un tiers séparateur s’interposant entre mère et enfant. Or, il est un troisième, non pas seulement entre, mais avec. Avec la maman, un papa participe à ce qu’un enfant vive dans leur intervalle, dans leur entre-deux, l’entre-d’eux de leur relation vivante. Et c’est mon papa, dit l’enfant. Le père sécateur est vite un père-sécuteur. Le père n’a pas pour fonction de priver un enfant de sa mère. Un père n’est pas entre mère et enfant interposé. Il est avec la mère dans sa relation à l’enfant. Chacun des deux parents, parlant de l’autre à l’enfant, donne à entendre le troisième sans lequel il ne serait pas venu au monde. Un papa est avec la maman et avec le bébé, auprès d’eux[3].

8 La fonction du papa n’est pas celle d’une force d’interposition qui devrait séparer la mère de l’enfant et l’enfant de la mère – telle une intervention militaire ou sur le mode d’un arrachement. C’est sa présence réelle, imaginaire et symbolique qui sépare, non une action ou une intervention de type expulsif. Le père n’est ni un ours ni un gorille devant pucer l’enfant du lit de sa mère pour y prendre la place. « Ôte-toi de là que j’m’y mette » n’est pas à proprement parler une devise de père ! Ce serait plutôt celle d’un enfant jaloux. La place et la position d’un père relèvent d’une intercession, au sens où intercéder veut dire intervenir en faveur de quelqu’un auprès d’une autre personne. Ainsi, comme la mère, mais tout différemment, il intercède auprès de la mère en faveur de l’enfant et auprès de l’enfant en faveur de la mère. Mère et enfant, dans ce concert, intercèdent, chacun à leur manière, auprès du père pour qu’il existe en faveur de l’un et de l’autre. Ce traitement de faveur opérant au bénéfice de chacun des trois relève du care comme du cure, de la disposition à se traiter chacun avec bienveillance, à lui accorder son aide. L’on naît père dans un espace relationnel de coprésence. L’on ne devient pas véritablement parent en se conformant à un modèle ou en incarnant une idée, mais en étant soi au milieu d’autres. La présence d’un père à la naissance de son enfant n’est pas celle d’un spectateur. Elle est plutôt celle d’un témoin respectueux de l’intimité qui se dispense entre eux trois. Il attesticule, en quelque sorte, de la vérité de la scène natale et de ses suites.

Père pas comme

9 Je suis père pas comme une mère. Un père devrait-il occuper une place dupliquant la part maternelle, un enfant ayant alors « deux mères » ? Deux mères, n’est-ce pas résolument trop ? Le réel de la gravidique portance n’est pas le lot des hommes. Dès le ventre maternel, notre accompagnement s’accomplit de gestes à paroles en paroles gestées, gestuelles et gestantes. Nos paroles d’hommes en passe d’être père sont la geste de la vie dans le contact de l’être et dans le don du nom. Non point que notre enfant dût porter à tout coup notre patronyme. Non, notre appel de papa à notre enfant lui donne son nom de petit d’homme de façon irréfragable, irréfutable. Eh oui, on est père dans la fraternité des hommes devenus pères, ceux d’avant, nos ancêtres sur la ligne des générations, ceux d’aujourd’hui, nos contemporains, et ceux de demain, nos fils étant du lot. Notre appel de mère et de père donne donc à notre petit tout à la fois son nom d’être humain dans l’humanité partagée et son nom propre, celui qui l’inscrit sous le nom par lequel il est nommé, quelles qu’en soient les modalités régionales ou culturelles, prénommé chez nous pour ce qui concerne un bébé. Savez-vous ce que c’est que nommer ? Il faut que je vous l’explique [4]. Nommer, c’est appeler à être en donnant la force d’exister. Et cette réalité prend corps dans la vie d’un sujet par l’appel de son nom et l’adresse à sa personne. Voilà ce qu’est aussi un père, non sans une mère. Dans l’alliance du proche et du lointain se donne la tension de l’éveil auprès des choses et des êtres. Je montre à mon enfant l’hippopotame représenté dans le livre d’images, et l’enfant commence par dire potame. Puis en l’absence de l’image, il en vient à désigner, en un temps ultérieur, ce qui s’est assez inscrit de langage en lui pour manier symboliquement les choses en leur absence réelle. Ainsi, regardant un soir la lune inclinée sur la voûte du ciel en son premier croissant, je dis à l’aîné de mes petits-fils : « Tu vois, c’est le berceau de Kirikou. » Il pige tout de suite de quoi il s’agit. De retour dans sa famille, le soir même, il montre la lune à son petit frère et dit : « Regarde, c’est le berceau de Kirikou. » Il ne dit pas du tout, c’est papy qui me l’a dit. Non. Il s’approprie spontanément cette trouvaille poétique qui le réjouit. Il la fait sienne pour la partager. Comme quoi, la faucille d’or dans le champ des étoiles garde à jamais ses pouvoirs métaphoriques et ce, dès le plus jeune âge.

10 Mais pour cela, il aura fallu un lieu de rencontre et un lien de présence. Dans la présence d’un parent avec son bébé, par le temps passé ensemble, le temps se transforme en présence. Mon enfant, je passe du temps avec toi, je suis présent à toi, dans le présent, temps et don, de la présence. Ce temps présent engendre une présence. Il génère de la durée.

11 Un papa, c’est donc un type qui fait des choses avec ses enfants et passe du temps avec eux. Tel est le souhait de la plupart des hommes, souvent empêchés, à tout le moins embarrassés, car tout papa est un père imparfait. Mais il le fait en homme, en papa, en père, pas comme une maman, pas comme une mère. J’aimerais que la dissymétrie des places et des fonctions de chacun des parents soit davantage reconnue et prise en compte. La plupart des hommes souhaitent s’occuper de leurs enfants, être avec eux, mais pas tout le temps. Les papas sont quasi unanimes à ce sujet. Un homme, Alex, témoigne de ce que passer une journée entière avec ses enfants, c’est merveilleux, mais tout le temps, alors ça, non. De plus, le même homme, au grand dam de sa femme, quand il est avec ses enfants ne fait rien d’autre : il est pleinement occupé par cet emploi. Ne lui demandez pas, en plus, d’assurer des tâches telles que laver le linge ou la vaisselle, repasser, balayer, faire le ménage ! Faire les courses, si, parfois, mais pour le fun partagé avec les enfants.

12 Et le désir allié à la parole qui nomme nous tient en relation. L’on naît père par un acte de nomination. Ta maman dit : « Ton papa. » Et je te dis : « Ta maman. » Tu dis à ton tour : « Mon papa. Ma maman. » Et je te dis, avec ta maman : « Mon fils, ma fille. » Pas seulement, mon enfant chéri, mon caribou d’amour, mon crapaud bien aimé ou ma puce adorée…, ces gentils noms qui sont des hypocoristiques.

13 En nommant le père, pas seulement en désignant l’individu géniteur aux diverses fortunes, une mère engendre son enfant dans la fonction mathématique des comptes. Ainsi, compter pour un père et pouvoir compter sur un père, c’est pouvoir se compter soi-même un parmi les autres. Ce trois fois rien qui fait la rencontre dont je suis issu est le petit rien qui se transmet dans une voix portant la parole. Françoise Dolto avait perçu combien les sonorités de la voix d’une mère parlant du père véhiculent la valeur signifiante du Nom-du-Père. Sa voix change et se charge de la présence du père quand cet homme, le papa de leur enfant, est aimé d’elle et désiré, car elle est la voix de l’amour et du désir alliés. Cette voix d’Autre perçue dès le sein maternel avec toute la sensorialité et la motricité concernées, notamment tactile, dit la présence paternelle autre à la part maternelle. « J’épèle, en moi, ce qui est l’apport de mon père, ce qui est la part maternelle » écrit Colette dans Sido [5]. Elle poursuit : « Le capitaine Colette n’embrassait pas les enfants : sa fille prétend que le baiser les fane. S’il m’embrassait peu, du moins il me jetait en l’air, jusqu’au plafond que je repoussais des deux mains et des genoux, et je criais de joie. » Et encore : « Elle nous sembla parfois scandaleuse, la sociabilité qui l’appelait vers la politique des villages, les conseils municipaux, la candidature au conseil général, vers les assemblées, les comités régionaux où l’humaine rumeur répond à la voix humaine [6]. » Colette use de deux termes différents pour désigner ce qui lui vient de l’un et l’autre parent. Elle dit le mot part pour évoquer le côté maternel. Elle dit le mot apport pour ce qui concerne le père. Elle souligne avec finesse la dissymétrie existant entre les deux. Un père apporte à une femme la possibilité d’être mère, et à son enfant celle d’être un fils ou une fille de la vie, de la Parole et de la Cité.

14 Je nais père pas comme mon père. « À père avare, fils prodigue », dit la maxime. Voilà un embarras pour de nombreux pères. Ne voulant pas faire comme leur père, ils n’en demeurent pas moins tributaires des manières d’être et de faire de leur paternel. Comment donc être soi dans l’exercice singulier de son propre devenir père et papa ? Ce qu’une mère pose comme place du père pour son enfant dépend, certes, de la place qu’elle lui accorde et qu’elle transmet, largement à son insu, comme rapport au Nom-du père, mais cela dépend aussi de la place que le père prend et occupe différemment de la place attendue ou projetée par la mère. Non pas discours ou sanctions autoritaires, mais place de qui parle avec autorité, sachant dire non aux exigences d’un enfant aliéné à la toute-puissance de ses impérieuses exigences. Non point tant séparateur que conciliateur ; conciliateur à conciliabules, des conciliabules bien propres, justement, à faire sortir de la bulle maternelle.

15 Comment naît-on père dans la culture, voire dans la puériculture ? Pour ce faire, il convient de traverser les images édictées par les manuels dits « d’éducation ». Ils enferment le père dans des rôles. Ils le confinent dans des comportements. Comme la mère, du reste. Doit-il toujours être cantonné au rôle d’éternel intrus dans la relation mère/bébé ? Que serait alors un paternage qui prenne en compte les trois partenaires, père, mère et bébé, à des titres évidemment différents ? Un papa ne vit une paternité que par la médiation réelle, imaginaire et symbolique d’une mère, quelle que soit la situation vécue. Nous avons donc à nous déprendre d’un naturalisme impénitent. Il nous faut distinguer le fait de la division sexuelle et sa répartition en homme et femme, et les modalités selon lesquelles les différentes tâches sont imaginairement et symboliquement imparties ou réparties à l’un ou l’autre sexe, selon les cultures et les moments de l’histoire. Le système des représentations culturelles définit et circonscrit des images de l’homme et de la femme dans leurs fonctions paternelles et maternelles [7]. Or l’enjeu, quant à naître père, pour un homme, n’est nullement réductible au registre des seules représentations. En effet, l’engagement de la subjectivité d’un homme en paternité est de présentation. Il s’accomplit dans une effective présence, y compris parfois purement symbolique, car il s’agit là de sa parution.

Fantasme de père naissant

16 Un homme devient père avec des fantasmes. Cette naissance du père par le fantasme permet de signifier le rapport singulier qu’un homme papa entretient avec un bébé. Le fantasme permet de rêver l’enfant. Cette capacité à fantasmer déploie les potentialités de l’être père en devenir et les possibilités incarnées d’être un papa, à sa manière bien à lui, dans son rapport différencié à la maman et au bébé. Elle instaure aussi la genèse du fantasme chez l’enfant.

17 Par exemple, dans l’allaitement, la part du père peut consister à protéger la mère de tout ce qui peut s’immiscer entre elle et leur bébé, entre autres des discours plus ou moins contradictoires la définissant comme soi-disant bonne mère, c’est-à-dire enfermée dans les protocoles et les canons de la normativité. Le père permet à une femme d’être mère. Il contribue aussi à ce que le bébé, orienté vers la tétée, ne connaisse pas un débordement d’excitation et de cris qui rende la tétée impossible, irrite ou décourage la maman. Le papa peut temporiser cette attaque de voracité qui procède de ce que le bébé manifeste « un amour vorace de vos seins », pour le dire avec Winnicott. La mère peut alors se protéger de la destructivité de son rejeton sans représailles ni rancune. Son unique tâche est de survivre quand le bébé la mord, la griffe, lui tire les cheveux ou lui donne des coups de pied. Le papa participe à cette survivance. C’est à cet endroit précis que D. Winnicott situe la naissance du fantasme. « Dans mes rêves et dans mon fantasme, je te détruis quand je pense à toi, parce que je t’aime », écrit-il [8]. La présence paternelle garantit cette non-destruction de l’objet (le sein) par le bébé. Le père contribue à ce que la maman vienne au bébé le sein gonflé d’une présence accueillante. Il dit au bébé combien son action est destructrice, sans le détruire ni lui en vouloir de détruire l’être qu’il chérit également si différemment. Il contribue à créer l’ambiance, les entours dans lesquels et par lesquels une femme devient mère et un bébé trouve place dans son entourage. Il assume la sécurité affective de la maman par la portance de son être là. Il apporte bien-être à la mère, ce par quoi le bébé éprouve sa présence de papa en sa maman. Cette portance paternelle est faite de tact, d’un tact qui fait vivre dans le contact, direct et différent avec le corps de l’un et l’autre, mère et enfant. Le papa suscite ainsi la créativité du bébé.

18 Le père entre dans un théâtre du don par où il est un homme auprès de la femme mère, à ses côtés et avec elle. Comme l’écrit D. Winnicott, le père « aide la mère à se sentir heureuse dans son corps et heureuse dans son esprit [9] ». De plus, un bébé est très sensible et réceptif à ce qui se passe entre son père et sa mère. C’est ainsi qu’il peut construire un fantasme autour de l’union de ses parents. Le papa donne réconfort. Différent des autres hommes, il enrichit la vie de son enfant. Sa participation ajoute au style maternel une extériorité, plus même, l’altérité d’une ambiance aérée de sa présence charnelle, imaginaire et symbolique, dans laquelle il prend soin de la maman et s’occupe de leur bébé. Mais il est aussi de la responsabilité de la mère de susciter le lien père/enfant, de leur laisser du temps à passer ensemble, parfois seul à seul, de le confier à autre qu’elle.

19 L’on naît père par la présence réelle auprès de l’enfant, dans le concret de la vie quotidienne, par la présence dans l’espace psychique de la mère, dans la parole adressée à son enfant. C’est un homme qui naît père et papa dans ses manières d’homme. C’est un homme qui devient papa ; un homme, fils de son père et de sa mère, avec son imaginaire et son corps d’homme, ses trucs de mec, sa génitalité masculine. Dès la vie intra-utérine, un bébé ressent et reçoit du père dans les visitations intimes de l’homme papa venant honorer sa maman-femme. L’espace mamaïsé d’un bébé lui confère la sécurité et lui apporte une inscription dans la culture et dans la créativité, pour autant que sa maman fréquente la société d’autres personnes « au-delà du cercle étroit de sa famille nucléaire [10] ». Si le père est ressenti par un bébé comme l’homme qui rend sa maman plus heureuse et lui donne sécurité, « il reconnaît comme père l’adulte qui focalise les émois de désir de la mère [11] ». Dans un tel contexte, quand le père est présent, les enfants ont « l’expérience de vivre avec lui et d’apprendre à le connaître en tant qu’être humain, même au point de le trouver en défaut [12] ». En effet, nous naissons père de ce que notre enfant peut dire que nous ne sommes pas le père qu’il aurait voulu. Souffrir d’entendre cela est une voie ouverte à la prise en compte de notre réalité paternelle telle qu’elle est effectivement vécue par notre enfant.

20 Le désir de l’enfant nous désoriente et nous mène là où nous n’étions jamais allés, là où ne pensions pas même pouvoir aller un jour. Accepter de passer par l’autre parent pour résoudre une crise, c’est aussi le reconnaître dans sa position de père ou de mère, notamment quand une maman dépassée fait appel au père. Non pas qu’il eût à faire le gendarme, mais sa voix dit au bébé un calme et un apaisement, que les excitations, énervements, colères ou angoisses agitent sur un mode inquiétant. Ce recours à l’autre parent n’est point faiblesse ni néantisation de soi. Il est secours de l’autre quand on est deux à élever un enfant. Le recours de l’un à l’autre ouvre en chacun la réceptivité de soi à l’autre. Car la richesse de la parenté, c’est que chaque parent soit autre et différencié. Que le père vive au loin, soit décédé ou demeure anonyme.

21 Un parent est une personne, père et mère, qui donne à son enfant les moyens symboliques de vivre et de faire avec la vie et avec les autres. Tels pourraient être le sens et la portée d’une parentalité toujours à construire et à naître.

Notes

  • [1]
    G. Delaisi de Parseval, S. Lallemand, L’art d’accommoder les bébés, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 269.
  • [2]
    Cf. J. Clerget, « Le sein chronique », Action et pensée, revue de l’Institut international de psychanalyse et de psychothérapie Charles Baudouin, n° 61, janvier 2015.
  • [3]
    Cf. J. Clerget, « Le temps du troisième n’est pas la place du tiers », Comment un petit garçon devient-il un papa ?, Toulouse, érès, 2015, p. 97-102. Bien que cela ne soit pas le sujet de cet article, il convient toutefois de préciser, afin de n’exclure personne élevant un enfant, que le désir et la loi ne sont pas à répartir entre père et mère, mais s’incarnent dans des vecteurs que peuvent porter l’un ou l’autre sexe.
  • [4]
    « Savez-vous ce que c’est que faner ? Il faut que je vous l’explique : faner est la plus jolie chose du monde, c’est retourner du foin en batifolant dans une prairie ; dès qu’on en sait tant, on sait faner » (Lettre de Madame de Sévigné à Monsieur de Coulanges, son cousin. Les Rochers, 22 juillet 1671, éd. Firmin Didot, 1846).
  • [5]
    Colette, Sido, Paris, Livre de Poche, 1973, p. 36.
  • [6]
    Ibid., p. 42.
  • [7]
    G. Delaisi de Parseval, S. Lallemand, op. cit., p. 257.
  • [8]
    D. W. Winnicott, « L’allaitement au sein et la communication » (1968), dans Le bébé et sa mère, Paris, Payot, 2010, p. 53.
  • [9]
    D. W. Winnicott, « Le père », dans L’enfant et sa famille, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1975, p. 119 (traduction modifiée). Cf. aussi J. Clerget, « La part du père », non publié.
  • [10]
    F. Dolto, Solitude, Paris, Vertiges, 1985, p. 21.
  • [11]
    Ibid., p. 22.
  • [12]
    D. W. Winnicott, « Le père », op. cit., p. 121.
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