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Article de revue

En guise de punition, un petit effort d'inspiration pour les jeunes enfants

Pages 52 à 60

Notes

  • [1]
    Dans le cadre de l’haptothérapie, Catherine Dolto parle de « chagrins tissulaires » (colloque des 25 ans d’a.na.psy.p.e., « Y a-t-il encore une petite enfance ? Le bébé à corps et à cœur », érès, 2013).
  • [2]
    C. Maupas, Le développement de l’enfant, Paris, Hachette, 2012.
  • [3]
    S. Giampino, C. Vidal, Nos enfants sous haute surveillance : Évaluations, dépistages, surveillance… Paris, Albin Michel, 2009.
  • [4]
    B. Cyrulnik, cité dans Le journal des professionnels de l’enfance, n° 67, déc. 2010.
  • [5]
    Pour reprendre le titre d’un chapitre de D. Van Caneghen, Agressivité et combativité, Paris, puf, 1978.
  • [6]
    Collectif « Pas de 0 de conduite », Mettre les enfants au carré ? Une prévention qui ne tourne pas rond !, Toulouse, érès, 2011.
  • [7]
    Décret du 8 juin 2010, dit « décret Morano », réformant l’accueil collectif des jeunes enfants et instituant les jardins d’éveil. Cf. sur ces débats www.pasdebebesalaconsigne.com
  • [8]
    F. Dolto, L’image inconsciente du corps, Paris, Seuil, 1984 ; G. Guillerault, Comprendre Dolto, Paris, Armand Colin, 2008.
  • [9]
    Je fais ici référence, d’une part, au rapport de recommandations de la Haute Autorité de santé du 8 mars 2012 sur l’autisme, et d’autre part, à l’oms qui a repris la classification américaine du dsm, dans la cim 10, transformant l’approche psychopathologique.

1Non, on ne punit pas bébé. Si punir résonne avec bannir et haïr. Haïr non pas les enfants, mais quelque chose de la petite enfance, de sa jouissance primaire et insolente. Punition contraste avec solution. Le risque du mot punition, c’est sa rime avec réaction, régression. S’il fallait faire rimer punition, je préfèrerais l’accorder avec suspension, scansion, respiration, interrogation et inscription.

Se poser la question de la punition pour les tout-petits aujourd’hui

2Il va de soi qu’à l’invitation de Patrick Bensoussan et de la revue Spirale, témoin et actrice des grandes avancées d’intelligence envers la petite enfance, il ne s’agit ici que d’une provocation à la mise en pensée. Il ne saurait donc être question de hurler avec les loups, ceux-là mêmes qui, dans la chanson de Serge Reggiani, avaient envahi Paris « jusqu’à ce que les hommes aient retrouvé l’amour et la fraternité ». Les loups modernes sont ceux qui croquent du sécuritaire et de la peur de l’autre, du scientisme et du réactionnaire. De ce scientisme qui revêt le costume élimé d’un nostalgique retour à l’éducation-dressage, à l’éducation sans conscience de l’inconscient et des stades du développement. Une approche du petit enfant tricotée main avec de vieilles ficelles : bonnes habitudes, contentions du corps, dressage, conditionnement, récompenses, punitions.

3J’en veux pour preuve le nombre de publications incitant les parents à « savoir dire non ». Comme si c’était simple. Il n’y a qu’à constater l’évolution des jeux pour les tout-petits : de plus en plus dédiés à l’éducatif cognitif, audiovisuels, immobilisants. Autre signe est la diffusion d’un grand nombre de documents et méthodes psychoéducatives reposant sur l’idée simple que devenir un être poli, sage et socialisé, ça s’apprend très tôt, comme on apprend plus tard les tables et les fables de La Fontaine : par la ré-pé-ti-tion… Si l’on ne sait pas, on recommence. On répète du même. Là, punition rime avec répétition.

4Chez les enfants de moins de 3 ou 4 ans, ce qui est visé par ces nouvelles formes de contentions qui récusent l’intelligence envers la petite enfance qui fut conquise durant plus de cinquante ans, c’est le graal de la prévention : prévention des comportements asociaux, (comprendre la délinquance), de l’échec scolaire (comprendre l’enfant non conforme aux apprentissages prématurés et performatifs), des difficultés psychiques (comprendre les troubles du comportements version dsm). On s’occupe des tout-petits comme s’ils étaient des grands « parce que c’est pour leur bien plus tard ». Ça ne se fait pas sans ambiguïté car, de ce petit qui doit être sage comme un grand le soir, on attend qu’il se réveille nounours-nourrisson-pour-les-câlins-du-matin. Les rationalisations actuelles qui instrumentalisent les théories de l’apprentissage en les appliquant à la psychologie du bébé sont une anomalie. Avant 3 ou 4 ans, le temps est celui de la construction heureuse de l’intégrité et de l’altérité. Celle-ci ne s’apprend pas mais se découvre, au sens propre du terme, comme on lève le voile porté sur un autre et des autres qu’on savait là depuis toujours : le bébé découvre l’autre qu’il savait là, en liens tissulaires [1], sensoriels [2], organiques ; en miroir des parents, de la famille, qui découvrent à la naissance l’enfant qu’ils savaient là déjà, tout comme les services en périnatalité, et la société.

5On n’apprend pas à l’enfant le rapport à l’autre, à l’extérieur de lui, étranger différent, si l’on ne prend pas soin d’abord de l’autre en lui, l’autre que nous représentons pour lui comme étant à la fois lui-même et nous-mêmes. C’est de l’autre que le corps se substantifie, c’est des modalités de l’autre incarné, affecté et affectif, parlant d’une parole verbale ou pas, que l’enfant se découvre sujet d’une adresse qui le spécifie, non comme organisme programmé ou programmable mais comme être déjà là et en devenir.

Émotion, empathie et attachement, ou les nouveaux concepts du retour à la niche

6Ce qui se niche derrière certains travaux actuels sur les émotions et les attachements est un projet révisionniste de ce que les théories de l’attachement et la prise de conscience révolutionnaire de l’impact des premières interactions adulte/enfant ont transformé depuis un demi-siècle. Quand Bowlby, avec la complicité de d’Anzieu, décloisonnait les disciplines et offrait à la science psychologique l’ouverture vers l’éthologie, ce n’était pas pour asservir la psychologie à l’éthologie, ni l’inverse, mais pour démontrer que tout être vivant ne peut survivre sans la chaleur des premiers liens, sans la douceur des premiers contacts, sans l’ajustement des premiers portages aux données spécifiques à chaque espèce. Ce, en vue de l’autonomie de sa survivance, qui jamais ne se fait sans l’inclusion dans le groupe des congénères, sans les encodages des comportements, compétences, règles, qui régissent la cohérence utile à la survie de l’individu et du groupe, l’un et l’autre indissociables.

7Aujourd’hui, les techniques et méthodes qui prétendent développer chez l’enfant les « habiletés sociales », les « processus d’empathie », le « contrôle des émotions », sont des produits dérivés d’outils de recherche d’orientation positiviste [3]. Ils sont marketés, en vue de distribution via des centres de références et de formation professionnelle, adoubés par des organismes officiels qui, sous couvert de consensus scientifique ou de contrôle des financements publics les plébiscitent. Ils sont prêts à consommer : protocoles, guides de bonnes pratiques, grilles d’action, cd pédagogiques, valises d’activités. Le cadeau promotionnel qui accompagne est souvent le kit « argumentation, programme de financement, évaluation », le tout facile à insérer dans les rapports d’activité, rapports d’étude, rapports financiers, comptes rendus… De quoi tenter un élu, un gestionnaire de service, si bien intentionné soit-il.

8Ce ne sont pas les outils en soi que j’interroge ici mais la conception animaliste de l’enfant qu’ils sous-tendent : un jeune enfant engendré par le mariage incestueux entre la psychologie comportementale et des neurosciences asservies. Une psychologie qui ne veut plus rien savoir de ce qui se noue chez le petit d’homme, dans son cœur, son corps, son intelligence, avec de l’autre, le corps, le cœur, l’intelligence, par le biais des langages.

9Une psychologie qui a largué ses amarres avec la clinique inter et intrapsychique, a perdu le contact avec ce qui ne se voit pas, ne se dit pas ou mal, ce qui se ressent, se transmet, ce dont on est porteur innocent ou coupable de l’histoire des ascendants, des vécus sensoriels primitifs, des traces, empreintes et emprunts somato-psychiques. La mémoire des commencements est une préinscription symbolique sur le corps psychique. Mariage incestueux avec des neurosciences asservies à la volonté simplificatrice d’extraire des gènes ou des neurones l’origine et le but du passage de l’embryon à l’adulte. Comme si aujourd’hui, pour convaincre qu’il faut bien s’occuper des enfants, le seul argument qui vaille devait être la menace qu’il restera des traces plus ou moins irrémédiables dans le cerveau.

10À regarder de plus près ces outils et travaux, apparaît en toile de fond la vieille idée que l’enfant est un petit animal sauvage à domestiquer, qu’il faut très tôt le conditionner à sa condition humaine. Ici l’humanisation est conçue comme la fabrication d’enfants réglés, auxquels on donne de « bonnes habitudes » - de sommeil, de nourriture, de sagesse, de conformité. Des enfant réglés comme un problème et réglé une fois pour toutes. Éducation mue par l’ambivalence meurtrière qui gît en chaque adulte à l’égard d’une enfance qu’il a perdue, qui veut que l’enfance dans l’enfant ici présent soit un problème réglé une fois pour toutes, comme on veut régler son compte à celui qui vous désordonne votre maîtrise si difficilement acquise dans votre système de vie bien défensif.

11La différence du petit d’homme et de femme avec l’animal, la spécificité de la petite enfance, sont de plus en plus niées par la vulgarisation de recherches biologisant le comportement humain, de recherches localisant des centres de commandes cervicales de tout : des sentiments, des relations, des désirs, de la sexualité. Ces études et les échos fascinés qu’elles suscitent dans les publications, articles, émissions, se répondent comme autant de métaphores mythiques modernes d’une quête de sens qui se pervertit dans la jouissance du non-sens. Triste sens que celui qui donne le sentiment de comprendre quand on vous dit qu’une hormone régit les attitudes maternelles d’une nouvelle accouchée. Lors même qu’elle, la femme devenant mère, est en train d’élaborer sa réponse à l’une des possibles questions : suis-je bien la mère de l’enfant que je viens de mettre au monde ? Ici, la mère et la femme sont rabattues, comme la meute rabat le gibier, au rang de femelle sécrétant l’ocytocine.

12L’idée de punir bébé pourrait relever aussi d’autres épousailles, polygames cette fois, entre la psychologie de l’enfant, l’éthologie animale, les sciences positivistes. Ici aussi les émotions, l’empathie, la socialisation, se voient élevées au statut de concept scientifique et s’empressent autour du berceau des enfants. Leur message : il faut tout de suite, de façon répétitive, continue, systématique, conditionner, contenir, habituer, tant qu’il est temps, les enfants. Dès lors, l’accueil, les soins du corps, jeux, activités, viseront l’efficience à fabriquer l’adulte adapté miniature, le bonzaï psychologique. Le cadre conceptuel ici invoqué sera la retrouvaille des périodes « sensibles » piagétiennes, réaffectées à la boîte à outils de l’animalisation de la petite enfance. Il y aurait un temps, un passage, une fenêtre de tir, où les acquisitions doivent être données, faute de quoi il serait trop tard.

« Bientôt les bébés éprouvettes emprunteront les autoroutes de l’information ! »
Jacques Chirac, La France pour tous

13On prend le train du développement ou on le loupe. Acquis/non acquis, raté/réussi, retour à la niche. Retour moderne à la pavlovienne conception du développement du processus d’altérité, d’ouverture au monde, de socialisation des enfants, à tel point que certains en viennent à parler du développement des enfants, de la période de l’enfance, comme d’une « niche sensorielle [4] ».

« L’agressivité ou comment un concept vide se charge [5] »

14Parmi les exemples de langage de la psychologie détourné à des fins de normalisation prématurée dans la petite enfance, on trouve de plus les énoncés suivants : « il faut très tôt lui apprendre les limites », « il doit dès tout petit apprendre à respecter les interdits », « vous devez lui apprendre à supporter les frustrations ». Ces litanies bien pensantes sont des systèmes de pensée courte. Pour un enfant de moins de 4 ans, répondre à de telles attentes serait s’amputer de certains indispensables passages évolutifs, ou du moins de leur expression. Oppositions, transgressions, jeu avec les règles et les interdits pour en vérifier la fiabilité et le sens, accompagnent chaque étape du développement, chaque marche de l’escalier qui mène à l’autonomie. Du sevrage oral à l’émancipation du jeune adulte, les limites, ça ne s’apprend pas, c’est le cadre qui en définit les données. Les interdits s’intériorisent, s’ils sont acceptables ; les frustrations ne se supportent pas, elles se dépassent.

15Derrière les injonctions en guise de contention comportementale, il s’agit de traquer l’agressivité et d’installer l’obéissance. Ce n’est pas pathogène en soi. Mais c’est par la façon dont les adultes, les institutions et le scientisme s’y prennent que ça peut le devenir. Car la frontière est ténue entre l’obéissance, d’un côté, et la passivité, l’inhibition, de l’autre. Autrement dit, avec l’autoagressivité, et le renoncement.

16La question reste ouverte de savoir à quelles fins notre époque s’attaque si fortement à ce chantier avec les bébés, dont les premières années sont le réservoir des possibles futurs. Oui, il est juste d’amener les enfants à apaiser leurs impulsions, non pour les étouffer mais pour y substituer la parole, le jeu, la création. Il est préférable aussi de les amener à faire confiance aux cadres que les repères de vie et les autres dessinent par leur fiabilité intelligente. L’agressivité reste un moteur du désir de vie, l’obéissance ne vaut qu’à l’abri de l’aliénation et du renoncement à se positionner. Oui, il faut pouvoir dire non si c’est juste. Pour cela il est nécessaire de rappeler que l’inconscient existe, que les jeunes enfants sont aux prises avec une vie interne dont les données sont cryptées. Se souvenir aussi qu’ils agissent les tensions, violences, refoulements et refus des adultes qui comptent pour eux. Que leurs discordances avec les attentes exorbitantes qui pèsent sur les enfants aujourd’hui sont des langages, des signes, des appels, des cris, des demandes.

Un enfant neuronal carré et vert, casable, ça déborde

17Il ne saurait s’agir ici d’une posture facile d’insoumission, à mi-chemin entre anarchisme, angélisme, ou rousseauisme. Mais ceci résulte d’une observation des enfants d’aujourd’hui. J’en partage avec les familles et les professionnels le constat, mais non les analyses, et encore moins les réponses orientées vers les relations précoces où conditionnement et formatage trouvent leur justification dans « sinon, il va plus tard… »

18Le constat est que les enfants, de plus en plus souvent, précocement, et durablement, s’installent dans des conduites de tension, dispersion, agitation, accompagnées de comportements de refus, opposition, désobéissance, et revendication, ou encore d’un envahissement de l’espace et du temps physique ou psychique des adultes qui les entourent. À tel point qu’ils auraient le pouvoir de désorganiser, perturber les services, les groupes, la vie des familles ou le couple parental. On peut comprendre qu’avec le jeu des identifications, dans un environnement excitant, les symptômes se placent plus volontiers sur ce versant que sur celui du retrait. L’autre constat est que les enfants qui s’apaisaient, se calmaient, se cadraient grâce à la parole, ne se suspendent plus aujourd’hui aux lèvres des grands qui leur expliquent pourquoi on ne doit pas…, il ne faut pas…, ils ne peuvent pas. On les comprend quand on voit comment le bain de langage confine aujourd’hui à les bassiner de mots, ou à leur en dire trop.

19D’aucuns invoquent les familles qui n’assument plus leurs fonctions éducatives d’autorité, de repérage des limites et de cadrage (ici le risque est de rêver au coaching parental et au contrôle des familles) ; d’autres invoquent les institutions devenues incapables de suppléer, soutenir, compléter l’éducation familiale (ici le risque est de penser que les progrès dans les modes d’accueil sur la personnalisation, les jeux et mouvements libres seraient à bannir) ; d’autres, enfin, invoquent la société et ses nouvelles donnes quant à la consommation immédiate, au plaisir, à l’avoir (Bernard Noël parle de la société de consolation), ou au stress des modes de vie. Les trois champs d’interprétation convergent, le tout est juste, mais leur interaction n’agit pas de la même façon, ni pour tous.

20Ce qui me préoccupe n’est pas tant comment on élève les enfants que les états internes dans lesquels se trouvent les grands qui touchent les petits. Car l’autre constat, c’est que les parents vont mal, et les services de l’enfance aussi. Notre pays, et peut-être la société mondialisée, perd de vue les fragilités inhérentes à l’humain, dont les enfants présentifient l’inexorable puissance. La valorisation de la performance, de l’autonomie, s’accorde mal avec les complexités sensibles des interdépendances qui relient le monde aux enfants, a fortiori aux tout-petits. Il est impossible de ne pas se laisser toucher, transformer par les liens profonds, primaires, fragilisants et grandissants que suscitent les enfants.

21Alors, à la manière dont se construit un compromis névrotique, nous sommes en train d’inventer de nouveaux modèles d’enfants. La référence biologisante du comportement des petits engendre l’enfant neuronal, la pente normative et comportementaliste industrialise l’enfant au carré [6], la tendance bio actuelle fait pousser un enfant naturel, c’est l’enfant vert. Exit l’enfant adulte miniature du xviiie siècle, le bébé tube digestif du xixe, le bébé hygiénisé et l’enfant roi des années d’après-guerre, l’enfant-sujet qui a suivi ; bienvenue à l’enfant neuronal carré et vert, casable. Car c’est aussi un bébé précieux, rare et désiré. Mais on manque de place, alors il est casé protégé. Porté assis dans les coques à bébés sécurisées agréées iso, casé dans les cases des repères de développement et des questionnaires de comportement, casé dans des modes d’accueil, qu’on ne compte plus en « berceaux » ou en « places » pour enfants mais en « solutions de garde » ou en « taux d’occupation [7] ». Mais c’est aussi un bébé casé entre deux écrans, dont le nourrissage est casé entre deux conversations, ou même pendant, sur les mobiles téléphoniques de ses parents ou de sa nounou. Casé aussi dans les restrictions budgétaires prétendument imposées par une dette, ou une crise économique, qui n’en est pas une pour tout le monde. Un bébé casé, étriqué, précipité, pédagogisé, mais adulé et sacralisé.

22Alors c’est un bébé qui s’échappe, qui se rattrape, qui prend des libertés. Il attrape tout ce qui est à portée malgré la ceinture de sécurité de la poussette et le calage du repose-tête. Il rapte les télécommandes et les mobiles, étale la purée sur les écrans comme les hommes préhistoriques représentaient la vie sur la pierre froide.

23Les bébés, à chaque conquête de leur développement, s’extraient aujourd’hui du carcan de l’anxiété et de la surveillance inadéquate dont ils sont les objets. Ils se répandent, débordent et envahissent les espaces de la maison, de la tête et du temps. Les bébés, ça nécessite du temps affectif et sécurisant, des séquences d’attention non discontinue, sinon ça prend la tête et la liberté. Ça désorganise, au sens de l’organisation psychologique des adultes. Ce n’est pas de l’agressivité, de l’intolérance à la frustration, ni des erreurs de réglage. C’est une exigence éthique, qu’ils doivent accomplir faute de quoi ils sont en danger.

24Un bébé, dans sa nécessaire pulsion d’expansion, cherche le contact avec les bords souples de la sécurité interne des adultes invitant et inspirant à grandir. L’enfant, le tout-petit, doit acter son éthique du grandir qui est une éthique de l’expansion verticale (s’agripper, se redresser, marcher, grimper), de l’expansion horizontale (s’emparer, aller vers les autres, l’extérieur, franchir les passages), de l’expansion en profondeur (jouir de ses sensations cénesthésiques, sentir, re-sentir, penser ce qu’on sent, écouter, dire, penser le dire et le faire, se représenter soi-même et l’autre en train de sentir, dire, faire). Mais l’enfant ne peut acter cette pulsion d’expansion n’importe comment, il doit être guidé dans sa recherche des circuits longs, des créations et sublimations qui rendront acceptables ses expérimentations, demandes et désirs. Encore faut-il pour cela qu’il soit en présence d’adultes et d’environnements qui ne fonctionnent pas sur les circuits courts : stimulus-réponse, récompense-punition, contention-habituation-répétition.

25L’éthique du grandir est aussi ce désir de rencontrer des frustrations maturantes, introduites par des adultes qui eux-mêmes ont fait ce travail de sublimation et de symbolisation pour accéder à la complexité humaine. C’est une des clefs de l’éducation des tout-petits. Ethique du grandir dont F. Dolto a spécifié chacune des étapes dans sa magistrale théorisation [8] de ce qu’elle appelle « les castrations symboligènes ». Une expansion de l’enfant qui ne peut se réaliser sans que les interactions entre lui, la réalité, et les autres soient le fruit créatif d’une gestion honorante, non pas des frustrations et des limites, mais du manque. Un manque qui n’est pas un artifice arbitraire face auquel il s’agit de faire plier l’enfant, mais un manque dont chacun doit faire son miel dans la mesure où ce manque est l’un des composants qui le constituent, et dans la mesure où c’est le lot de chacun : on ne peut pas tout, on ne doit pas tout, l’autre non plus. C’est en cela que punition ferait mieux de rimer avec scansion… Suspension.

26C’est parce que ses parents lâchent sur le fantasme tout-puissant de « l’enfant prêt maintenant pour plus tard », celui d’une éducation ferme pour être durable, lâchent sur le bébé idéal aujourd’hui nouvellement modélisé, « l’enfant neuronal carré et vert, casable », que les enfants pourront saisir dans les liens de quoi se hisser et dépasser les crises, ruptures, paniques, angoisses, oppositions défensives, régressions agressives, agressions oppressives, que ne manque pas de susciter le mouvement développemental qui s’accompagne à chaque étape d’une réorganisation des fantasmes, des outils de pensée, des représentations de soi et du monde. Mais cette sécurisation parentale, comment pourrait-elle se sécuriser elle-même si de partout on pense qu’il faut faire tout, maintenant ?

27Plus on va coacher les parents, les culpabiliser, plus on voudra faire plier les enfants, et plus on fabriquera des rencontres entre l’enfant et l’illusion de toute-puissance dont justement il doit s’extraire pour secondariser et prendre ses appuis.

« Un enfant n’a jamais les parents dont il rêve. Seuls les enfants sans parents ont des parents de rêve. »
Boris Cyrulnik, Les nourritures affectives

28La petite enfance est la période dédiée à la découverte du plaisir d’accepter de se caler sur les structures d’espace, de temps, de liens et de sens. Elles indiquent à l’horizon des directions pour la pulsion, l’expansion de soi. C’est la réserve d’énergie du moteur de toutes les conquêtes, du désir d’aller vers les savoirs, les amours, les amis, les projets. C’est parce que les grands se savent imparfaits, dépendants entre eux, mais sont en présence désirante d’accompagner l’ici et maintenant du tout-petit, dans le respect de ses inaccomplissements temporaires, et dans l’ouverture maximale des possibles futurs, que l’enfant se sent accueilli, reconnu, introduit dans la communauté humaine intergénérationnelle. L’état psychique interne de ceux qui s’occupent de lui prend la forme d’une promesse. Il laisse entrevoir aux petits les profondeurs du champ entre un passé révolu et mémorisé, un présent sur lequel on se concentre, et un futur qui lui appartiendra.

29Aujourd’hui, les enfants sont portés par des adultes anxieux du futur et du monde, repliés sur les enfants et la peur des différences et du nouveau. Ils n’en peuvent plus d’êtres propulsés en avant dans des pressions de rapidité et des attentes de précocité performante, en contraste avec les surprotections débilitantes. Dérisoires punitions là où il manque surtout de la respiration. C’est une bombe à retardement qui se place au cœur des relations parents-enfants, dont les petits s’agitent à couvrir le tic-tac menaçant du temps qui, en passant, est censé ne leur offrir qu’un futur difficile, compétitif, sans sécurité. Rapport malade au temps, au désordre, à la découverte de l’inconnu chez les adultes, besoins vitaux de temps, de désordre, de découverte de l’inconnu chez les enfants.

30Tic-tac-top-toc-toc-tadah. Ce n’est plus le rock’n’roll des années hippies, c’est le balancier des années bobo. Où l’on voit combien punition rime avec manque d’inspiration.

Non, non et non !

31Le « non » que j’ai voulu premier son de cette variation sur le thème de la punition sera aussi mon dernier.

32Non, aucune science, aucune autorité - fût-elle haute ou mondiale et de santé [9] - ne me fera renoncer au grand défi relevé depuis l’invention de la psychanalyse d’enfant : que les parents, les éducateurs, les soignants et pédagogues soient informés de et formés à ses découvertes. Ceci pour étayer et éclairer leurs relations avec les enfants, les pratiques professionnelles, autant que les recherches sur l’enfance.

33Pourquoi ? Parce que c’est avec les tout-petits que j’ai compris que l’aveuglement à la dimension inconsciente décrété en haut lieu est l’une des voies possibles de la réduction au silence de la vitale particularisation des parcours de chaque être humain, un par un, avec et pour tous les autres.

34J’intègre les limites des apports de la psychanalyse (on ne sait pas tout), j’en assume les frustrations (on ne peut pas toujours aider, sauver, guérir), mais j’en transmettrai le désir : celui de chercher, avec l’autre et les autres, grâce à l’écoute, grâce au regard et à la parole, le sens de la souffrance, le désir de comprendre aux confins de l’insu, non pas là où « se niche la sensorialité », mais là où se love l’humanité.

Notes

  • [1]
    Dans le cadre de l’haptothérapie, Catherine Dolto parle de « chagrins tissulaires » (colloque des 25 ans d’a.na.psy.p.e., « Y a-t-il encore une petite enfance ? Le bébé à corps et à cœur », érès, 2013).
  • [2]
    C. Maupas, Le développement de l’enfant, Paris, Hachette, 2012.
  • [3]
    S. Giampino, C. Vidal, Nos enfants sous haute surveillance : Évaluations, dépistages, surveillance… Paris, Albin Michel, 2009.
  • [4]
    B. Cyrulnik, cité dans Le journal des professionnels de l’enfance, n° 67, déc. 2010.
  • [5]
    Pour reprendre le titre d’un chapitre de D. Van Caneghen, Agressivité et combativité, Paris, puf, 1978.
  • [6]
    Collectif « Pas de 0 de conduite », Mettre les enfants au carré ? Une prévention qui ne tourne pas rond !, Toulouse, érès, 2011.
  • [7]
    Décret du 8 juin 2010, dit « décret Morano », réformant l’accueil collectif des jeunes enfants et instituant les jardins d’éveil. Cf. sur ces débats www.pasdebebesalaconsigne.com
  • [8]
    F. Dolto, L’image inconsciente du corps, Paris, Seuil, 1984 ; G. Guillerault, Comprendre Dolto, Paris, Armand Colin, 2008.
  • [9]
    Je fais ici référence, d’une part, au rapport de recommandations de la Haute Autorité de santé du 8 mars 2012 sur l’autisme, et d’autre part, à l’oms qui a repris la classification américaine du dsm, dans la cim 10, transformant l’approche psychopathologique.
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