1La prévention, pas un dépistage mais un prendre soin du développement individuel
2Le but des soins corporels donnés au bébé et au jeune enfant n’est pas seulement la bonne santé de l’enfant, c’est aussi la bonne santé de l’adulte qu’il deviendra…
3Mais qu’est-ce que la « bonne santé » ? Selon la définition de l’oms, cette notion implique l’équilibre somatique, mental et social de l’individu.
4Pourtant, un assez grand nombre de médecins, et même de spécialistes de l’enfance, réduisent la prévention au dépistage – dans la mesure du possible, précoce – des anomalies et des symptômes, aux mesures prophylactiques visant directement telle ou telle maladie ou aux mesures d’hygiène et d’épidémiologie classiques.
5S’ils s’occupent du développement, cela ne désigne, dans la plupart des cas, que le suivi du développement physique. Et s’ils s’intéressent au développement psychomoteur ou psychosocial, ce n’est que pour révéler des retards par rapport aux normes figurant dans les échelles de développement.
6Il faut donner un sens beaucoup plus large au terme de prévention et même à celui de contrôle du développement du jeune enfant. Il faut, tout au long du développement de l’enfant, recueillir des informations sur son mode de vie et son environnement, savoir si les soins qui lui sont donnés répondent à ses besoins individuels.
7Je cite Winnicott, selon lequel « cette chose qu’on appelle un bébé n’existe pas », et il explique tout de suite ce qu’il entend par là : « Lorsqu’on me montre un bébé, on me montre certainement quelqu’un qui s’occupe de lui ou au moins un landau auquel sont rivés les yeux ou les oreilles de quelqu’un. On se trouve toujours en présence d’un couple mère-nourrisson ou nourrice-nourrisson. »
8Comme l’a dit Hermann il y a déjà plus de cinquante ans, par suite de la frustration de l’instinct de cramponnement (conséquence de la pauvre pilosité de l’espèce humaine), le petit de l’homme est privé de la possibilité de s’agripper et de se maintenir sur le corps de sa mère, et demande donc davantage de surveillance et de soins conscients que le petit du singe.
9Sans une surveillance consciente et une technique suffisante des soins infantiles, le nouvel être humain n’a aucune chance de se développer. Le pédiatre et tous ceux qui, spécialistes de la petite enfance ou chargés d’enfants, sont responsables de la santé et du développement d’un ou de jeunes enfants, ne peuvent pas ne pas s’intéresser aux soins et aux apports du milieu, à l’état de dépendance, aux besoins d’activité du bébé, à la transformation continue de l’environnement qui doit s’adapter au développement de l’enfant.
Le potentiel inné de l’enfant comporte une tendance à la croissance et au développement. Mais la réalisation de cette tendance, de ce programme, a ses conditions de base. Ces dernières peuvent être définies, classées et hiérarchisées, chaque courant psychologique ayant son avis sur ces points.
Du rôle des adultes et de l’environnement dans le développement de l’enfant
10Les caractéristiques de la philosophie et de la méthode de soins et d’éducation d’Emmi Pikler et de l’Institut de Lóczy consistent à considérer que c’est la vie quotidienne de l’enfant et des enfants, pensée dans son ensemble et dans ses moindres détails par l’adulte, et la qualité des soins donnés qui garantissent la présence ou l’absence de la stimulation nécessaire à la santé, l’éveil, le développement et l’épanouissement psychomoteur et psychosocial.
11C’est pourquoi nous essayons d’organiser la vie quotidienne des enfants de façon à leur donner, avec la plus grande sécurité possible, des relations significatives avec un nombre restreint d’adultes, et à leur permettre une liberté totale d’activité dans toutes les situations, tout en les protégeant des dangers.
12L’adulte n’intervient pas directement dans l’activité des enfants, ni pour les distraire, ni en les aidant dans leurs actions, ni en leur imposant une stimulation directe ou un enseignement, qui, au lieu de soutenir l’activité et le besoin d’autonomie de l’enfant, le rendrait passif et dépendant. L’adulte ne stimule l’activité de l’enfant que de façon indirecte, en créant les conditions de l’équilibre du développement émotionnel et affectif, et du développement psychomoteur et intellectuel :
- sécurité procurée par un attachement profond et stable et par l’intérêt dont l’enfant est l’objet ;
- valeur affective du sentiment de compétence qu’éprouve l’enfant aussi bien dans ses relations avec l’adulte que dans ce qu’il entreprend lors de son activité autonome ;
- richesse et adaptation de l’environnement de l’enfant, diversité du matériel mis à sa portée qui répond à ses goûts et aux diverses possibilités d’expérimentation en fonction de son stade d’évolution ;
- richesse du langage au cours des échanges (gestes, mots, ainsi que d’autres moyens proposés par l’adulte) qui permet à l’enfant de se situer convenablement dans les événements qui le concernent ;
- respect du rythme des acquisitions motrices de chaque enfant, qui n’est jamais mis dans une position qu’il ne maîtrise pas encore lui-même, ni stimulé pour réaliser une performance dépassant ses possibilités.
13Parmi les éléments de l’environnement qui structurent la personnalité de l’enfant, j’ai tout d’abord cité la sécurité procurée par l’attachement et l’intérêt de l’adulte. Un lien stable et continu avec un nombre très limité de personnes bien connues, et une relation privilégiée avec un adulte permanent, sont les conditions fondamentales de la santé mentale et de la réussite de la socialisation primaire dans la petite enfance.
14Lorsque tout ce qui arrive à l’enfant a lieu dans le cadre d’une relation, d’un échange réel qui lui permet de prendre conscience de la personne qui s’occupe de lui, en même temps que de lui-même, alors seulement peut se former la conscience de son intégrité individuelle et de son identité personnelle.
15Sans un tel système de relation, l’enfant ne peut supporter les frustrations inévitables et nécessaires à la maturation de sa personnalité. Il en a besoin pour pouvoir s’approprier le système de valeurs de la société, ses normes de jugement, ses règles de comportement, ainsi que son système d’interdictions, appropriation qui se fait par voie d’imitation, d’assimilation et d’identification.
16La santé mentale n’existe que si un développement antérieur a rendu possible son édification. Dans la famille, elle est le résultat des soins ininterrompus donnés surtout par la mère, qui permettent une continuité du développement affectif personnel. La mère qui s’occupe de son propre enfant, en ayant le souci des soins à lui donner, établit sa santé mentale sans être un spécialiste qualifié de ce métier. C’est sa faculté de s’identifier avec son nouveau-né et, plus tard, de comprendre son bébé qui permet à la mère, selon le terme de Winnicott, de ne pas être tout à fait parfaite. « La bonne mère ordinaire est suffisamment bonne, dit-il, elle s’adapte activement aux besoins de son bébé. Elle essaie, dans le cours normal des choses, de ne pas introduire de complications plus grandes que celles que l’enfant est capable d’admettre. Elle essaie d’éviter à son bébé des phénomènes qu’il n’est pas apte à saisir. Grâce à la qualité des soins donnés, le nourrisson devient de plus en plus capable, par son activité mentale, de pallier les déficiences de sa mère. Cette activité mentale transforme un environnement suffisamment bon en un environnement parfait. »
Pour les professionnels, une relation avec les enfants ayant des caractéristiques spécifiques
17Dans le cadre d’un établissement, crèche ou pouponnière, la situation est plus compliquée. Il faut, et on peut, éviter les changements répétés des personnes intervenant auprès des enfants, et par conséquent les soins dépersonnalisés qui sont responsables en premier lieu des carences affectives, du retard intellectuel et des troubles ultérieurs de la personnalité des jeunes enfants élevés en collectivité.
18Mais la relation auxiliaire-enfant se distingue dans ses caractéristiques essentielles de la relation mère-enfant ; leurs origines, leurs motivations, les éléments dont elles sont composées ainsi que leur avenir diffèrent.
19L’éducation de jeunes enfants qui ne sont pas les siens ne se suffit ni du seul bon sens, ni de la seule spontanéité, ni du seul instinct maternel, mais requiert une compétence spéciale, un contrôle et un soutien continus. Exiger de l’auxiliaire une attitude similaire à celle de la mère, attitude spontanée et instinctive, est dangereux. Malgré le caractère personnel des soins donnés, malgré tout le dévouement et la richesse des échanges affectueux avec l’enfant, l’auxiliaire doit rester consciemment une professionnelle et garder à l’esprit que ce n’est pas son enfant qu’elle élève. Ce qui signifie que les professionnelles doivent porter leur intérêt sur le processus du développement global de l’enfant au lieu de se tourner vers lui avec des sentiments maternels « instinctifs ». Si elles observent l’activité, le progrès et l’épanouissement des enfants en considérant ainsi les apports de leur propre travail, l’intérêt porté aux besoins et au développement des enfants remplace l’ardeur des sentiments, donne à l’auxiliaire une satisfaction professionnelle, et à tous les enfants dont elle s’occupe, une sécurité équilibrée.
Les moments les plus importants de l’interaction adulte-enfant sont ceux des soins corporels
20Dans notre Institut, nous avons, dès le début, accordé une importance primordiale à ces soins et à tout ce qui se passe pendant ces moments-là. Parce que c’est surtout là que l’enfant est en tête-à-tête avec l’adulte, qui peut alors lui consacrer l’attention profonde permettant l’épanouissement de rapports mutuels ; parce que c’est une excellente occasion pour l’adulte de parler à l’enfant intimement et pas seulement afin de lui apprendre à manger, à s’habiller et se déshabiller tout seul, à se laver les mains et à utiliser un pot ; mais surtout parce que, pendant les soins, grâce à la satisfaction des besoins corporels et à la manière dont l’adulte les satisfait, l’enfant apprend à signaler, puis reconnaître et généralement exprimer d’une manière nuancée les besoins eux-mêmes, ses propres exigences relatives à leur satisfaction et aussi le sentiment de son contentement.
21C’est avant tout au cours des soins, lors de la satisfaction de ses besoins corporels, que le nourrisson arrive à se connaître et à connaître l’adulte. Ces besoins corporels peuvent paraître purement physiologiques mais, à cet âge, la physiologie et la psychologie ne sont pas encore distinctes, ou commencent seulement à l’être. En fait, ces besoins et leur satisfaction se déroulent dans un champ psychologique complexe. Au début, le nourrisson apprend à connaître ses besoins corporels sous une forme désagréable de tension incertaine et de souffrance. Il ne « sait » pas encore qu’il a faim, qu’il a soif, froid ou chaud, ou bien que quelque chose lui fait mal. Il est soulagé de ces sensations désagréables par l’adulte, qui, comprenant ses signes, sait répondre à ses besoins. Tout cela amène le nourrisson à associer la cessation de la faim, de la soif, etc., à l’adulte qui répond à ses besoins. Son sentiment de sécurité physique se rattache à l’adulte, et donc aussi son sentiment de sécurité affective et émotionnelle.
22C’est par l’expression des besoins et par la réponse reçue que le nourrisson apprend à percevoir le besoin, et aussi parce que c’est sa propre personne qui le ressent. Il apprend également que, bien que ce soit l’adulte qui y mette fin, lui aussi peut y contribuer s’il donne le signe adéquat.
23Si, pendant les soins, l’adulte porte sans cesse une attention particulière aux signes de l’enfant et s’occupe de lui en les prenant en considération, il crée, dès le début, la possibilité que le nourrisson intervienne à son tour dans le processus des soins et dans la manière de satisfaire ses besoins, notamment par rapport au rythme du repas, à la quantité et à la température de la nourriture, au rythme des mouvements de l’habillage, du déshabillage, à la quantité et à la température de l’eau du bain, etc. Si le nourrisson peut compter sur la possibilité d’influer sur les événements qui lui arrivent, cela aboutit au renforcement de son sentiment d’efficacité, ce qui constitue la base de son intégration sociale active.
24Au cours des soins, une certaine coordination de l’activité des deux partenaires, un dialogue peut exister dès le plus jeune âge si le bébé n’est jamais traité comme un objet, mais bien comme un être qui sent, observe, enregistre et comprend, ou comprendra si on le lui permet par une douceur des gestes qui, au-delà de la gentillesse, témoigne de la conscience permanente du fait que l’enfant est sensible à tout ce qui lui arrive, et ne peut pas être manipulé en fonction de ce qui est commode pour l’adulte.
25Ce dialogue donne sans cesse plus de moyens au bébé pour émettre un signal susceptible d’influencer les événements qui le concernent. De même, en retour, l’adulte reçoit toujours plus de moyens pour, soit signaler d’une manière compréhensible à l’enfant son intention, soit adapter son activité aux besoins de l’enfant.
26Le développement de cette communication est facilité par la répétition pluriquotidienne des soins, répétition de gestes identiques, accompagnés de paroles presque identiques, dans une même succession qui permet petit à petit à l’enfant d’anticiper le geste et l’événement.
27L’enfant n’accepte pas les soins de façon passive, il y prend activement part.
28L’adulte n’exige pas cette participation, mais la rend possible en l’encourageant et l’appréciant.
29La condition fondamentale de la coopération est la bonne connaissance et la bonne relation entre l’enfant et l’adulte, la coopération renforçant à son tour cette relation.
30Le nourrisson dont les rapports avec l’adulte sont bons profite en général de la possibilité qui lui est offerte et progresse vers l’autonomie.
31Il faut souligner que l’autonomie n’est pas une fin en soi. Elle n’est dotée d’une véritable valeur que si elle contient la joie du « je le fais moi-même », si cette indépendance constitue un privilège auquel l’enfant attache une grande importance. Je le souligne parce que, dans de nombreuses collectivités, l’objectif est souvent que l’enfant puisse prendre son repas seul ou se laver seul le plus tôt possible, souvent beaucoup plus tôt qu’il n’en acquiert la véritable maturité. Cette maturité n’est pas seulement fonction de l’âge de l’enfant, elle ne dépend pas seulement du développement moteur et intellectuel ou de la maîtrise des gestes manuels. L’enfant dont on exige une autonomie dépassant sa maturité affective et sociale ressent cette exigence comme un refus d’aide de la part de l’adulte, donc comme un refus de toute sa personne. Cette conception de l’autonomie, qu’il s’agisse de manger tout seul, de se laver les mains tout seul ou de n’importe quelle autre activité, n’aboutit qu’à une pseudo-autonomie fondée sur l’incertitude, l’angoisse et l’abandon.
32Il faut évoquer un autre aspect des soins corporels, celui des stimuli tactiles et des contacts corporels entre enfant et adulte, car leur importance est indiscutable. On croit souvent que les contacts corporels se limitent à prendre l’enfant dans les bras, sur les genoux, à le caresser, à le cajoler. On pense moins aux autres contacts corporels, tout aussi importants si ce n’est davantage, que sont les soins, lorsque l’adulte ne se contente pas de toucher et de caresser le bébé, mais satisfait par les contacts ses besoins.
33Le livre de Leboyer a suscité, dans le monde entier, un grand enthousiasme en faveur de méthodes plus délicates pour la conduite de l’accouchement et du souci de la communication initiale entre la mère et son nouveau-né. Si ce qui arrive à l’enfant pendant et immédiatement après la naissance est important, ce qu’il vit par la suite ne l’est pas moins…
Si, pendant les soins, les gestes de l’adulte ne sont pas délicats, pleins de tendresse, mais indifférents, rapides et fonctionnels, s’ils n’assurent pas à l’enfant un sentiment de sécurité, toutes les connaissances et toute la dextérité professionnelles n’empêcheront pas l’enfant de vivre ce contact avec déplaisir, les soins ne seront pas pour lui une source de joie, mais d’angoisse et d’insécurité. Tout cela n’est pas sans portée dans la famille, mais prend une importance particulière dans les collectivités, car les possibilités de « compensation » à d’autres moments y sont plus réduites.
La santé mentale de l’individu s’édifie grâce à des soins que l’on remarque à peine si tout va bien. Quand les choses ne vont pas bien, l’individu ne se rend pas compte du manque de soins de bonne qualité, mais en constate les conséquences.
Je terminerai par une référence à Winnicott. Il dit que « les soins (je dirais plutôt les soins de bonne qualité) favorisent la tendance innée de l’enfant à “habiter” son corps et à prendre plaisir aux fonctions corporelles, à accepter les limites imposées par sa peau, par cette membrane frontière qui sépare le moi du non-moi. De soins infantiles satisfaisants, découle l’édification d’un sentiment de continuité d’être, base de la force du moi. Chaque carence de soins aboutit à une interruption de ce sentiment de continuité d’être, et un affaiblissement du moi en résulte ».