Notes
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La santé de bébé commentée par Jacky Israël, pédiatre, néonatologue à Paris.
jacky. israel@ wanadoo. fr
1Il peut paraître prétentieux sinon illusoire de parler au nom du bébé mais je voudrais tout de même tenter de le faire et vous raconter une petite fiction. Celle-ci tiendra compte des connaissances acquises sur son développement et ses interactions, afin de respecter autant que faire se peut son propre vécu. Nul doute que cette substitution soit critiquable en soi, car très éloignée des études rationnelles et sans aucune « base évidence ». Peu importe, il vaut parfois mieux lancer un cri d’alarme avant qu’il ne soit trop tard. Le but de ma réflexion n’est pas tant de convaincre que de poser le problème et de susciter le débat.
« Ça baigne, j’engramme »
2Me voilà bien au chaud in utero depuis que je suis passé du stade cellulaire à celui de fœtus, pardon de « bébé ». En effet, je ne le sais pas encore, mais les scientifiques l’ont démontré, je sens et ressens de plus en plus de choses depuis que mon système sensoriel est devenu fonctionnel. Durant cette fin de gestation, je goûte le liquide amniotique, je suce mon pouce, je me déplace dans mon habitacle placentaire tout en étant relié à ma maman par mon cordon, qui me nourrit et me lie à elle. Dans mon hôtel cinq étoiles, je suis chouchouté et à l’abri du monde extérieur, je me laisse bercer au rythme des activités de mon unité de base ou de ma matrice, ou plutôt, selon vous, de ma maman. Je m’habitue à sa voix, à ses mouvements, je repère ses battements de cœur qui donnent le tempo même s’ils sont parasités par l’irrégularité de bruits de fond provenant des « tuyauteries » et de dehors. Il me semble entendre régulièrement d’autres voix que je m’empresse de mémoriser comme tout ce qui est répétitif. Petit à petit, je distingue une voix grave qui s’adresse souvent à ma maman et qui pourrait bien être mon papa. Les échanges entre eux ont souvent lieu au même moment quand il fait sombre, et que je peux enfin me mouvoir sans être obligé de me protéger de l’inconfort provoqué par certaines positions quand ma maman est en activité. J’ai remarqué qu’il faisait plus clair quand elle bouge tout le temps, et je n’ai appris que bien plus tard, qu’elle portait un tee shirt qui laissait son nombril à l’air, ce qui favorisait l’éclairage naturel de ma « capsule spatiale ». C’est un peu comme si son nombril était mon soleil. Ah, j’oubliais qu’il y a d’autres voix tonitruantes par moments, notamment quand tout paraît plus calme, il s’avérera par la suite que ce sont les autres enfants de ma maman qui la sollicitent le soir au retour de l’école ou avant de se coucher.
3J’oubliais de vous dire qu’il m’est arrivé de me sentir envahi par les décharges de stress de ma mère qui me donnaient de la tachycardie. « C’est prouvé », et il semble même que bien d’autres échanges puissent se faire sans que ma maman ou moi nous nous en rendions compte. Papy Soulé a encore du pain sur la planche pour démontrer à ces scientifiques et ces cognitivistes de tout bord, qu’il se passe des tas de choses non objectivables dans cet environnement fœto-maternel. En tout cas, je n’ai pas l’impression qu’on me tripatouille sans arrêt en m’haptonomisant, ni qu’on essaye de faire de moi un surdoué en me parlant ou en me faisant écouter Baby Einstein. Il paraît qu’ils vont inventer une mini-caméra qui permettra aux fœtus de ne plus être privé de la chaîne de télé des bébés. Moi, on me fout la paix, je ne gêne personne, tout se passe bien, paraît-il, sur le plan médical et on ne fait pas de moi un petit singe savant. Pourtant, j’ai beau être en orbite, il va bientôt falloir sortir et quitter ce lieu douillet pour voir ce qui se passe vraiment au-delà du nombril de ma mère.
Tout s’embrouille, je nais « sans »…
4La descente a été difficile, il a fallu que je me contorsionne dans tous les sens pour franchir les « détroits » de (ma) mère. Vous vous rendez compte, ce n’est pas évident de quitter le bassin pour se faufiler entre les falaises osseuses dans une sorte de cañon où il n’y a plus d’eau. Oui, j’ai oublié de vous dire que je n’étais pas chaud pour descendre, mais il s’est produit un grand bruit de cascade quand ma mère a perdu les eaux, suivi d’une sorte de tremblement de « mère » avec des mouvements de parois qui me projetaient vers le bas. Tout cela est, paraît-il, normal, n’empêche que ça bouscule de se sentir entraîné vers l’inconnu alors qu’on entend des tas de voix nouvelles, et qu’il est impossible de reculer l’échéance. À un moment, j’ai eu l’impression d’être coincé et complètement étouffé par le conduit dans lequel j’avais abouti et… une main est venue me saisir pour me sortir de là. J’ai poussé un cri de soulagement qui a suivi le dernier cri de douleur « d’expulsion » de ma mère.
5C’est ensuite que tout s’est compliqué, car tout ce que j’avais comme informations pour me préparer à rencontrer mes proches ne m’a servi à rien. Bien sûr, j’ai rencontré le regard de ma mère, mais je n’ai pas ressenti ce quelque chose qui pourrait me donner le sentiment d’être le bienvenu. Elle était soulagée et contente que ce soit fini, et je crois que je n’ai été posé que quelques secondes sur elle avant de la quitter définitivement. J’ai entendu dire qu’on favorisait l’attachement par du peau à peau, une mise au sein précoce, et que les premiers échanges du regard étaient magiques. Pour moi, ce n’était pas ça du tout ! J’ai vite été pris dans des bras que je ne connaissais pas, j’ai entendu une voix grave qui n’était pas celle de mon père et une autre, plus douce, chargée d’émotions, qui a pris le relais de ma mère. Je ne sais plus quand, ni comment, je me suis retrouvé avec ces deux personnes, isolé de tout, privé de cet environnement sécurisant dans lequel je baignais auparavant. Imaginez-vous, c’est encore pire que lost in translation ; d’un seul coup vous passez d’un lieu connu à un lieu inconnu, de voix rassurantes à des voix étranges, de bruits familiers à un environnement sonore dérangeant… Autant dire qu’à la rupture de la naissance s’ajoute la perte de tous les repères engrangés in utero. Je suis perdu car tout est tellement différent : il fait froid, la lumière est si forte, et quand j’ai faim il faut que je pleure. Avant, j’avais tout ; maintenant il faut pleurer pour qu’on s’occupe de moi. Je « rame »… Tantôt je me réfugie dans mon sommeil, tantôt je pleure pour qu’on me prenne. La dame à la voix douce se fait de plus en plus insistante et me susurre : « Je suis ta maman. » Je n’y comprends plus rien car ce n’est pas celle qui m’a hébergé et qui me sert de référence. Les voix de mes frères et sœur me manquent : « Un seul être vous manque… », non ce n’est pas une parole de bébé mais ça pourrait l’être. Je ne comprends pas ; dès que j’ouvre la bouche, on me fourre la tétine pour me gaver, c’est soi-disant l’alimentation à la demande. D’accord, j’ai du plaisir à siroter le lait, mais c’est toujours le même et il me manque ma base de sécurité pour m’adapter à ces nouveautés.
6Malgré tout, ce séisme de la naissance est atténué par toutes ces personnes qui s’efforcent au mieux de répondre à mes besoins vitaux et affectifs. On me regarde, on me passe de bras en bras, tout le monde s’extasie devant ce bébé tant attendu…
Changement de programme, le non-sens…
7Les semaines qui suivent ma naissance ne sont pas une véritable délivrance mais plutôt un casse-tête chinois. Non seulement tout ce qui m’aurait permis de faire face à ce nouvel environnement me fait défaut, mais c’est un peu comme si le passage de mon séjour aquatique à la vie terrestre se faisait sans tenir compte de l’avant, tout comme certains adultes s’imaginent gommer leur vie de couple antérieure quand ils se replongent dans une nouvelle union. Nous savons tous qu’il est impossible de faire table rase de notre passé et qu’il faut s’appuyer sur certaines expériences pour affronter les difficultés. J’ai cru comprendre que tout nouveau-né pouvait utiliser ses compétences acquises in utero pour s’appuyer sur son port d’attache, à savoir sa maman, au moindre danger. Non seulement, la découverte des gens qui s’occupent de moi ne fait pas sens, mais en outre, je dois complètement me reprogrammer pour créer les conditions nécessaires à ma survie. Il va falloir s’accrocher à celle qui a pris la place de celle que j’ai connue, et oublier le « paradis perdu ». Contre mauvaise fortune…
8Petit à petit, je m’adapte à sa voix, son toucher, ses odeurs, et je m’approprie de nouveaux repères pour pouvoir me consacrer à la découverte progressive de mon environnement. Il n’y pas à dire, je suis traité comme un pacha, ma nouvelle mère fait tout ce qu’elle peut pour me (ou se) satisfaire. Par la force des choses, je deviens complètement dépendant d’elle car son désir de « moi » me donne la force « d’être » à nouveau, après cette confusion initiale. Nous comblons l’un dans l’autre notre manque réciproque : moi celui de mon « anténatal » ; elle, l’absence de ces interactions de la grossesse. Je fais de mon mieux, et plus elle « m’enveloppe » et plus « j’adhère », c’est ce que certains appellent la fusion.
9C’est ainsi que de semaine en semaine, de mois en mois, je poursuis mon développement sous la houlette de mes nouveaux parents et que j’essaye de leur donner satisfaction au mieux pour ne pas les décevoir et ne pas risquer de me les mettre à dos. On est bien, je me sens bien, j’ai un papa et une maman qui m’aiment, et on pourrait penser qu’avec le temps tout va rentrer dans l’ordre, c’est sans compter sur les acharnés de la pensée psychanalytique de bazar.
« La vérité si je mens »
10Non seulement je vois régulièrement celle qui m’a soi-disant porté, parce que ma maman ne pouvait pas le faire, mais je dois faire face à la « vérité » car il faut tout expliquer aux enfants, sinon ils sont victimes du « non-dit ». Est-ce de ma faute si j’ai dû emprunter l’utérus d’une autre pour naître et avoir ma maman actuelle. Qui est ma vraie mère, celle qui a donné l’ovule, celle qui m’a porté en elle ou celle qui assume la fonction de mère ?
11D’une part, je ne comprends pas qu’on me propose tant d’alternatives alors que mes copains n’ont pas à choisir. Pour eux, c’est simple, ils ont une mère et un père, et cela suffit pour « être » et « devenir ». On me renvoie en permanence des difficultés qui finissent par entrer en résonance avec certains de mes états d’âme sans doute en rapport avec mes pérégrinations du stade cellulaire à celui de personne. J’ai bien du mal à situer mes origines entre le patrimoine génétique, ma conception, la couvade et l’avènement du « moi ». À qui suis-je redevable ? Quelle dette de vie ai-je à payer ? Est-ce à moi de le faire ?
12D’autre part, depuis mon accession à la parole et à la pensée, j’ai bien envie de pouvoir entrer dans ma propre histoire sans toujours être là pour réparer le mal-être ou les problèmes des autres. Quand me laissera-t-on en paix en mettant des mots sur mon histoire en tant qu’événements sous prétexte que cela m’épargnera mon propre cheminement, voire mes errements. « Et moi, et moi, et moi », comme dirait Dutronc, et je rajouterais « émoi, émoi, émoi ». Certains vont sûrement proposer à mes parents que j’aille voir un psy si ça ne va pas, alors que ce sont eux qui auraient déjà dû faire le point bien avant de me faire supporter tout le poids de cette histoire.
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La santé de bébé commentée par Jacky Israël, pédiatre, néonatologue à Paris.
jacky. israel@ wanadoo. fr