Notes
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[1]
Le renoncement au pénis n’est pas supporté sans une tentative de compensation. La fille glisse – on devrait dire le long d’une équation symbolique – du pénis à l’enfant, son complexe d’Œdipe culmine dans le désir longtemps retenu de recevoir en cadeau du père un enfant, de mettre au monde un enfant pour lui. On a l’impression que le complexe d’Œdipe est alors lentement abandonné parce que ce désir n’est jamais accompli.
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[2]
S. Freud, La vie sexuelle, chap. viii, « La disparition du complexe d’Œdipe », 1923.
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[3]
D.W. Winnicott, Conversations ordinaires, 2006.
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[4]
J. Lacan, « La signification du phallus », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 693.
1La préparation à la naissance offre de nouvelles perspectives. La future mère a la chance de pouvoir s’adresser à des professionnels de courants divers et variés en fonction de sa sensibilité. L’haptonomie, la sophrologie, le chant prénatal, autant de possibilités pour le couple de rencontrer leur bébé avant le grand jour. Les professionnels font un immense travail de préparation à la naissance. Ils gèrent le stress, l’émotion, l’angoisse ou encore parfois l’agressivité des familles en proie à une grande détresse. La naissance est un moment où les nouveaux parents ne peuvent plus tricher avec leur histoire, leurs douleurs enfouies, refoulées.
2Nous conviendrons que les bébés et les futurs bébés délient les langues. Notre attention sera portée sur des remarques malheureuses qui passent des lieux publics au cadre médical comme s’il n’y avait plus de frontière entre des conversations de comptoir et une parole de professionnel, comme si la valeur des paroles d’une sage-femme ou d’une auxiliaire de puériculture était la même que celle de notre boulangère !
3Les propos qui vont suivre ne sont évidemment pas à prendre comme une attaque pour des professionnels qui font un travail remarquable, nous ne le répéterons jamais assez.
4Nous nous saisirons de remarques apparemment anodines et de vignettes cliniques pour appréhender les enjeux de la rivalité féminine d’un point de vue psychanalytique.
Prévention autour de la maternité
5Dans le « parcours » de la femme enceinte jusqu’à la maternité, on peut noter un nombre impressionnant d’intervenants ; du gynécologue à l’auxiliaire de puériculture et à la sage-femme à domicile, en passant par l’assistante sociale et le psychologue pour ne pas tous les citer. On peut en déduire que c’est une période fragilisante pour la future maman. L’État a pris les moyens de mener une action préventive en remboursant les cours de préparation à l’accouchement et à l’allaitement. Des sages-femmes et auxiliaires libérales ou rattachées à la pmi proposent ou imposent aussi des visites à domicile dans un but préventif.
6Ces divers rendez-vous mis à part, leurs intérêts médicaux ont pour but de rassurer la future mère et de la préparer à son changement d’identité. L’accouchement provoque une perte de repères qui passe par le franchissement de ses limites corporelles. L’enfant provoque une effraction de ces limites alors que la future mère était jusqu’alors un contenant rassurant. C’est par ce traumatisme physique que le changement d’identité va s’opérer.
L’hôpital impersonnel
7C’est une banalité de rappeler que le fonctionnement de l’hôpital ne respecte en rien le rythme de la mère et de son bébé. On en oublierait d’ailleurs presque le père qui n’a le droit de visite que l’après-midi alors que le bain a lieu au petit matin !
8À la maternité, on se demandera comment la jeune mère et son bébé peuvent espérer se reposer lorsqu’un long défilé (jusqu’à dix personnes dans la matinée !) commence dès 7 heures ! Les jeunes mères sont en demande de conseils, elles ont besoin d’entendre qu’elles font bien, qu’elles sont capables, enfin, qu’elles sont de « bonnes mères ».
9Le discours officiel veut que les mères soient rassurées notamment sur leur capacité d’allaiter. Elles ont entendu dans leur cours de préparation à l’accouchement que toutes les femmes avaient la capacité d’allaiter, qu’elles devaient faire confiance à leur bébé qui aurait envie de vivre et de s’alimenter.
10Cette situation illustre le décalage entre la politique pro-allaitement et le fonctionnement hospitalier.
Un petit bébé bien portant
11Une jeune maman, Stéphanie, a accouché trois semaines avant terme d’un petit garçon bien portant de 2 700 grammes. Les examens de sang et la consultation se sont révélés normaux. Le troisième matin, alors que la montée de lait arrivait, Stéphanie a été interpellée dans la nurserie par une auxiliaire de puériculture.
12– Ah ! madame L., votre bébé a perdu 10 % de son poids, il faudra lui donner un complément.
13Déstabilisée, Stéphanie a répondu qu’elle n’en avait pas trop envie. La journée fut longue en négociation. L’enjeu autour du poids du bébé était devenu un point de fixation pour le personnel et pour la maman qui avait refusé le complément de lait. Elle a suivi les conseils de la sage-femme qui recommandait un allaitement exclusif pendant le premier mois. Le personnel est intervenu plusieurs fois pour persuader la mère de donner au nourrisson un complément de lait. Il a même évoqué les nourrissons transfusés… Devant les refus de Stéphanie, l’équipe a proposé une double pesée. Cette méthode consiste à peser le bébé avant la tétée et après ! Quel contexte favorable pour que la dyade mère-bébé se rencontre ! Le bébé n’avait toujours pas pris de poids. Devant tant de pression, Stéphanie a demandé l’intervention d’une sage-femme pour l’aider à trouver une bonne position d’allaitement. Le psychologue de l’hôpital s’est présenté, sollicité par l’équipe soignante qui ne savait plus par quel bout prendre la situation ! En fin de journée, le bébé avait repris du poids.
14Le lendemain matin, jour de la sortie de maternité, une autre sage-femme a montré la courbe de poids à la maman.
15– La courbe de votre bébé est parfaitement normale !
16Beaucoup de bruit pour rien… On suppose que le chef de service a donné des directives pour éviter de prendre des risques… Pourquoi les soignants n’accompagnent-ils pas les mères pour les premières tétées en toute simplicité ?
Ambivalence du personnel et de l’entourage
17Les professionnels de santé et l’entourage familial et amical sont pour la plupart bienveillants et accompagnent la jeune mère en répondant à ses questions et incertitudes. Pourtant, certaines attitudes ou réflexions sont teintées de reproches.
18Comment interpréter ces quelques réflexions ?
19– Ah bon, il n’a pas mangé depuis 2 heures du matin ? dit une auxiliaire de puériculture avec un air catastrophé. Elle fait la prise de sang et constate :
20– Tout est normal, pourtant.
21Une infirmière et une auxiliaire échangent dans la chambre d’une patiente en sa présence :
22– Vous avez dormi avec votre bébé ? Vous faites ce que vous voulez, mais ça commence comme ça et ça finit avec le mari sur le canapé.
23Une tante en visite chez sa nièce :
24– C’est un peu juste comme poids.
25Une kinésithérapeute pendant une séance de rééducation où le bébé de quelques semaines pleure :
26– Si vous ne supportez pas de le laisser pleurer, comment il fera quand il sera gardé ?
27Des réflexions fusent aussi des passants, voisins, commerçants :
28– Il a quel âge ? Vous l’emmenez déjà dans le bus !
29– Il n’a pas froid votre bébé ?
30– Il n’a pas de chapeau ?
31Il y a donc les bonnes mères et les autres ! Ces réflexions peuvent suffire à déstabiliser les jeunes mères qui sont en recherche de soutien.
Quelle menace pour la mère ?
Maternité : écho de l’adolescence
32Devenir mère, ce changement d’identité nous évoque la période adolescente.
33On lui dit bonjour ? Ah non, c’est à son fils qu’on parlait, elle, on l’a déjà oubliée ! D’ailleurs, des photos du bébé, il y en a en pagaille, mais elle n’est plus dessus, elle qui était si fière d’exposer son ventre pointant sous son manteau.
34La jeune mère doit s’atteler à retrouver une place qu’elle a mis des années à trouver pour qu’elle soit balayée le temps d’un accouchement. Elle n’est plus celle d’avant, mais ça a l’air de déranger qu’elle change de place. Ça n’est pas sans lui rappeler les douloureux souvenirs d’adolescence lorsque ses tee-shirts lui paraissaient trop moulants, que ses hanches étaient tout à coup trop voyantes. De la petite fille à la jeune fille, trop de bouleversements surviennent d’un coup, elle aimerait se cacher malgré son mètre soixante-dix. Et surtout que faire de ses désirs naissants ?
35Entre la peur d’être enceinte et le sida, la jeune fille a compris que la sexualité était une sphère pleine de dangers. C’est la première fois qu’elle bouscule autant sa mère depuis sa propre naissance. Elle lui demande de lui faire un peu de place dans le monde des femmes.
36Les mères de filles adolescentes sont souvent ambivalentes, entre une proximité cachant souvent une volonté de contrôle et une rivalité féminine. Nombreuses sont les mères à être les confidentes de leur fille pendant cette période adolescente. Certaines ne supportent pas que leur fille commence à avoir leur propre intimité. Sous prétexte de rangement, elles envahissent l’espace privé de la jeune fille, allant parfois jusqu’à lire les lettres ou le carnet intime.
37À la maternité, une jeune mère s’est retrouvée dans la situation où sa mère et sa belle-mère manipulaient son propre sein à l’occasion des premières tétées. Elles se saisissaient de leur statut de femmes et de mères pour empiéter sur l’intimité naissante et unique de la jeune mère et du nouveau-né.
38Que cherchent donc ces mères ? De quoi se sentent-elles menacées ?
39En termes psychanalytiques, on dirait qu’elles pensent avoir le phallus, ou, plus simplement, elles ont ce que la jeune fille n’a pas et elles y tiennent ! Elles le tiennent et ne le lâcheront pas comme ça ! Elles ont trop peur de perdre, qu’on leur enlève ce qu’elles ont, elles manqueraient à nouveau…
Le complexe de castration chez la fille
40La petite fille a remarqué que les garçons avaient un pénis mais pas elle, comme si elle avait été châtrée. Au début, elle se persuade que son organe est encore petit mais va pousser. Elle finit par se rendre à l’évidence ; elle a quelque chose en moins que les garçons. Cependant, elle n’envisage pas que sa mère soit dépourvue de pénis. La mère, premier objet d’amour, est avant tout phallique.
41Cette mère toute-puissante va cruellement décevoir sa fille. Elle n’a pas les attributs qu’elle pensait. Cette rancune pourra persister très longtemps dans le temps et être à l’origine de haine ou de plainte récurrente dans sa future vie de femme. La fille garde un ressentiment à l’égard de sa mère pour l’avoir faite fille et l’avoir déçue. La petite fille se détourne alors de son premier objet d’amour pour le père. Elle veut avoir le pénis. Devant ce désir inassouvissable de posséder l’organe, cet amour de l’organe se transforme en amour de l’homme porteur de pénis. C’est l’envie de pénis qui apparaît, puis l’envie d’enfant se substituera à la première envie [1].
Le phallus
42Le phallus est l’objet central autour duquel s’organise le complexe de castration. Ce n’est pas l’organe mais la représentation de celui-ci qui est en jeu. Le phallus imaginaire est cet attribut imaginaire dont certains sont pourvus et qui pourrait manquer à d’autres. Il est présent ou absent, menacé ou préservé. On comprend que pour la femme il se loge à la place du manque, de ce qu’elle n’a pas, de ce dont elle a été privée.
43Le phallus est le signifiant du désir. Il a une fonction symbolique. C’est le début d’une chaîne de signifiants. Ce qui a rapport au désir a rapport au phallus, à ce qu’il nous manque, à ce que l’on veut combler. Le désir d’enfant est lié au désir insatisfait d’avoir le phallus.
44La mère place l’enfant à cette place. L’enfant vient combler le vide maternel. Il s’identifie alors au phallus et a le fantasme d’être le phallus. L’acte castrateur vise ce lien imaginaire. La castration est l’épreuve cruciale qui impose une limite à la jouissance à l’égard de la mère. Elle rappelle la loi de l’interdit de l’inceste.
45Le petit garçon renoncera à posséder la mère pour se préserver de la menace de castration. Il donnera à la mère d’autres objets équivalents symboliquement au phallus comme les fèces.
L’enfant cadeau
46Nous avons évoqué l’équation symbolique entre le désir de pénis et le désir d’enfant pour la femme. Freud considère que le phallus est échangeable avec un autre objet comme l’excrément, les cadeaux, l’argent [2]…
47Ces quelques situations démontrent la place symbolique de l’enfant dans la dynamique transgénérationnelle.
48Il n’est pas rare de voir des jeunes mères venir s’installer à proximité de leur propre mère comme pour la dédommager du départ de ses enfants. Ces grands-mères sont disponibles pour garder leurs petits-enfants à temps plein, pour les emmener en vacances. Les petits-enfants les appellent parfois « maman » tant les repères sont brouillés.
49Une jeune femme, Laure, confiait la garde de ses enfants exclusivement à sa mère, à temps plein, jusqu’à leur entrée en maternelle, puis très fréquemment par la suite. Les grands-parents emmenaient les enfants pendant les deux mois de vacances d’été. C’est ainsi que Laure dut se priver de voir son bébé de 6 mois durant un mois avant de les rejoindre sur le lieu de vacances. Elle n’avait pas envisagé une autre possibilité de garde, n’osant certainement pas priver sa mère de son petit-fils !
50Laure a perdu son frère à l’adolescence. Elle reste la seule fille pour ses parents en deuil. Elle compense cette perte par la présence de ses propres enfants. Elle tente de combler le manque de l’Autre maternel ravivé par la perte du fils. Pour la mère de Laure, cette perte fait écho à sa propre castration.
51On retrouve aussi les « enfants cadeaux » chez les pères. Un jeune homme, sans emploi, est hébergé chez sa mère avec son amie enceinte de huit mois. Il explique que l’arrivée de son enfant va surtout consoler sa mère qui vient de perdre son mari et qu’il ne cherche pas de logement pour sa propre famille. Rester dans le même foyer que sa mère entretient son fantasme incestueux. Par ailleurs, ce jeune homme a connu des accidents graves et boit beaucoup. Plusieurs membres de sa famille ont été emprisonnés. Par ces passages à l’acte destructeurs, il s’impose une limite à sa jouissance qui n’est pas signifiée symboliquement dans la famille.
Toute-puissance maternelle et absence du père
52Qu’est-ce qui peut freiner les mères, leur mettre des limites, les remettre à leur place ?
53Lacan introduit le Nom du Père pour désigner la fonction paternelle telle qu’elle est intériorisée et assumée par l’enfant lui-même.
54Ce n’est pas la présence du père qui est en question mais sa place symbolique dans le discours de la mère. Si le désir de la mère est axé sur ses enfants, l’enfant peut se sentir sous la coupe de la toute-puissance de la mère.
55« Elle m’a donné la vie, elle peut décider de ma mort », dira Samia lors d’une séance.
56Cette patiente décrit très bien son impression d’être l’objet de sa mère.
57Aînée d’une fratrie de cinq enfants dont quatre filles, elle vit encore chez ses parents à 30 ans. Sa mère est très intrusive et tente de tout maîtriser, du relevé de compte au rangement des placards. C’est surtout sur la sexualité de ses filles qu’elle veut un droit de regard. Ses sœurs ont suivi le souhait de leur mère en quittant leurs amis respectifs non musulmans.
58Pour sa part, Samia décrit une angoisse de pénétration qu’elle assimile à un viol, comme elle se sent violée par sa mère dans sa vie quotidienne. Ses propres désirs se confondent avec ceux de sa mère, qui s’approprie le moindre de ses projets, noue des amitiés avec ses amies et lui présente des maris potentiels.
59Depuis l’enfance, on dit de Samia qu’elle est la compagne de sa mère. Lors d’une séance, elle ira jusqu’à se décrire comme un animal de compagnie ! Elle rapportera aussi que sa mère lui a conseillé d’ouvrir un compte d’épargne pour acheter un appartement à deux.
60– À deux ?
61– Oui, avec ma mère, comme elle n’a pas d’appartement à elle, elle est locataire…
62Samia se plaint de ne pas rencontrer d’homme correspondant à ses attentes. Dans une série de séances, elle décrit très bien la toute-puissance de sa mère, son impossibilité de la voir châtrée et la jouissance d’être le phallus maternel.
63– Qu’est-ce que j’attends d’elle ? Si c’est un sexe d’homme, c’est pas elle qui va me le donner. Comme si elle possédait la toute-puissance. Faudrait que je lui arrache, mais c’est comme si je ne le méritais pas, qu’il me manquait quelque chose à moi.
64– J’ai l’impression de lui donner une puissance qu’elle n’a pas tant que ça. Si je lui enlève, c’est aussi comme si je perdais quelque chose. Je rends tout le monde impuissant sauf elle.
65– C’est comme si j’étais obligée de tout lui dire, lui déposer un truc. C’est comme un enfant qui fait caca. Ce que je lui dis, ça n’a pas de valeur. J’attends qu’elle en fasse quelque chose de précieux et elle en fait quelque chose de banal.
66– Je cours après un sexe. J’ai le désir d’être toute-puissante comme ma mère. C’est comme si elle voulait se venger de ce qu’elle n’a pas eu sur nous. Je ne veux pas rester comme ça et ne pas l’avoir non plus. Je lui enlève quelque chose si je pars, c’est insupportable. Ça doit quand même me satisfaire quelque part.
67En étant l’objet du désir de la mère, le père permet à l’enfant de se dégager de la toute-puissance de sa mère. Il rend ainsi à son enfant sa singularité, son humanité, le sentiment de continuité d’exister que décrit Winnicott [3]. Le père a un rôle protecteur face aux fantasmes de toute-puissance de la mère. Il lui signifie que c’est lui qui a le phallus et la renvoie à sa propre castration.
68« Si le désir de la mère est le phallus, l’enfant veut être le phallus pour le satisfaire [4]. » L’enfant répond au désir de la mère en se logeant dans la partie manquante de l’Autre maternel. La mère a l’illusion d’avoir le phallus et l’enfant de l’être.
69Le père, représentant de la loi de l’interdit de l’inceste, vient briser cette illusion. C’est une double castration qui porte sur le lien mère-enfant. Il châtre l’Autre maternel de l’illusion d’avoir le phallus et châtre l’enfant d’être le phallus. La castration porte sur le lien imaginaire entre la mère et l’enfant. C’est une limite symbolique qui oblige la mère à renoncer à une toute-puissance imaginaire.
70Samia parle beaucoup de son sentiment d’insatisfaction. Sa mère lui renvoie que ce qu’elle fait n’est jamais suffisant, jamais assez bien. Samia se sent spectatrice de sa vie, à moitié morte, comme elle sent sa mère, elle-même, à moitié morte.
71En séance, elle rapporte l’abandon du domicile conjugal de son père quand elle était adolescente.
72– Il est parti, mais on pouvait très bien se débrouiller toutes seules, sans homme. Mais j’étais contente quand il est revenu, c’est mon père. Ça m’a soulagée.
73Elle se sent coupable de la jouissance qu’elle éprouve avec sa mère. La présence symbolique du père la protège de cette relation exclusive avec sa mère. Elle lui permet de ne pas être sous la coupe de la mère, de ses désirs et fantasmes de toute-puissance. Elle est aussi protégée de son propre fantasme d’être le phallus maternel et d’en jouir.
Fantasme d’immortalité et déni de la castration
74À travers une première grossesse, la jeune femme s’identifie à sa mère. Cette période troublante va favoriser l’identification et pousser la future mère à prendre sa propre place, singulière. Pour ce faire, cela implique le meurtre symbolique de sa propre mère. La jeune mère passe par une série de deuils et de renoncements. Le plus grand deuil est celui de renoncer au fantasme d’immortalité et de toute-puissance. Renoncer, c’est renoncer à l’assouvissement de tous ses désirs et notamment ses désirs incestueux.
75La jeune femme sans enfant peut rester dans l’illusion d’être encore la petite fille de ses parents. S’inscrire dans le fil des générations, c’est accepter notre place de mortel. En intégrant les différences de générations, on intègre aussi les différences de sexe, c’est-à-dire qu’on reconnaît la loi de l’interdit de l’inceste.
Quand la réalité rencontre les fantasmes
76Une patiente, première fille de sa fratrie après un frère, accouche de son premier fils trois jours après le décès de sa grand-mère. L’arrière-grand-mère et le premier petit-fils de sa génération se sont croisés. Ils ont bousculé la place de chacun. La mère a pris la place de grand-mère et la fille celle de la mère.
77Les fantasmes de meurtre symbolique se sont télescopés avec la réalité. La jeune mère était à la maternité le jour de l’enterrement de sa propre grand-mère. On peut imaginer la culpabilité de cette jeune femme de prendre cette nouvelle place comme si elle avait pris la vie de son aïeule. Il s’agit de renoncer à sa mère imaginaire et à son statut de petite fille. La mère qui devient grand-mère est mise encore une fois face à l’épreuve de la castration. Elle n’est pas immortelle, sa mère ne l’était pas non plus. Tous ces renoncements ne font que raviver l’expérience de la castration.
Répétition transgénérationnelle
78Brigitte téléphone à sa fille aînée Lucie pour lui souhaiter son vingt-deuxième anniversaire. Elle en profite pour lui dire qu’elle a eu Lucie beaucoup trop jeune (à 22 ans), que Lucie ne doit pas faire comme elle, qu’elle doit attendre pour avoir un enfant. Brigitte a eu deux filles de sa première union, Lucie et Cindy, puis deux fils d’une seconde union. Lucie avait respectivement 16 puis 20 ans quand ses petits frères sont nés. Une génération a passé, mais Brigitte a été claire : c’est encore sa place – celle de mère –, elle ne la cédera pas si facilement. À 22 ans, Lucie a donc deux petits frères de 6 et 2 ans.
79Les générations intègrent bien souvent le schéma familial en le répétant. Dans l’histoire de Brigitte, les générations se sont télescopées. Fille unique, Brigitte a perdu sa mère à l’adolescence. En mauvais termes avec son père, elle quitte la maison à 16 ans, puis se marie à 20 ans. Son père a aussi eu deux enfants d’un second mariage approximativement du même âge que Lucie et Cindy. Brigitte les fréquentera peu. De ce fait, Lucie n’aura pas de lien avec ses oncle et tante.
80À 19 ans, lors de sa première relation sexuelle avec un jeune homme qui deviendra son compagnon, Lucie tombe enceinte. Avec le soutien de son ami, elle décide d’avorter. Elle n’en dira rien à sa mère. Si elle avait gardé cet enfant, il aurait 6 mois de plus que son plus jeune demi-frère et 3 ans de moins que son autre demi-frère. Elle aurait donc été enceinte en même temps que sa propre mère.
81Les mots de Brigitte pour son vingt-deuxième anniversaire ne viennent que confirmer l’interdiction de devenir mère en même temps qu’elle. Brigitte n’avait manifestement pas envie d’être poussée symboliquement un peu plus vers la mort en devenant grand-mère dès l’âge de 44 ans. Le déni de la mort est à l’origine d’autres dénis, comme celui de la différence des sexes et donc de la castration.
82Ces quelques situations nous ont amenée à nous questionner sur l’agressivité et la rivalité des femmes entre elles. L’enjeu n’est pas toujours celui qu’on croit à travers des réflexions apparemment anodines. On en revient toujours à la problématique de la castration et à ce manque que les femmes ne savent combler.
83Dans un cadre de soins, il nous semble capital que le personnel puisse travailler sur ses propres ambivalences et ressentis face à des mères de nouveau-nés. Prendre conscience du poids des mots dans un moment aussi bouleversant que celui d’une naissance, c’est offrir aux nouvelles mères un soutien d’une grande valeur dans leurs premiers pas dans la grande et merveilleuse aventure de la maternité.
Bibliographie
Bibliographie
- André, J. (sous la direction de). 2006. Mères et filles. La menace de l’identique, Paris, puf.
- Bergeret-Amselek, C. 2002. Le mystère des mères, Paris, Desclée de Brouwer.
- Freud, S. 2005. La vie sexuelle, Paris, puf.
- Grandsenne, P. 2006. Bébé, dis-moi qui tu es, Marabout.
- Lacan, J. 1966. « La signification du phallus », dans Écrits, Paris, Le Seuil.
- Naouri, A. 2000. Les filles et leurs mères, Paris, Odile Jacob.
- Nasio, J.-D. 2001. Enseignement de sept concepts cruciaux de la psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot.
- Winnicott, D.W. 2006. Conversations ordinaires, Folio.
Notes
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[1]
Le renoncement au pénis n’est pas supporté sans une tentative de compensation. La fille glisse – on devrait dire le long d’une équation symbolique – du pénis à l’enfant, son complexe d’Œdipe culmine dans le désir longtemps retenu de recevoir en cadeau du père un enfant, de mettre au monde un enfant pour lui. On a l’impression que le complexe d’Œdipe est alors lentement abandonné parce que ce désir n’est jamais accompli.
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[2]
S. Freud, La vie sexuelle, chap. viii, « La disparition du complexe d’Œdipe », 1923.
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[3]
D.W. Winnicott, Conversations ordinaires, 2006.
-
[4]
J. Lacan, « La signification du phallus », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 693.