1Je vais parler ici des expériences précoces, infantiles, archaïques, et de la manière dont on peut considérer leurs effets dans la vie et le développement de tout sujet, comme dans les contextes psychopathologiques. Je soulignerai aussi les limites d’une telle considération. Je proposerai enfin quelques réflexions sur ce que l’approche des expériences précoces peut apporter aux modèles ou aux représentations du soin psychique.
Le bébé en soi
2Il est classique de penser et de dire que les expériences précoces, infantiles, archaïques, laissent des traces dans la subjectivité, voire continuent de se déployer et motivent nombre de traits de caractère, de symptômes, de psychopathologies.
3La souffrance psychique la plus intolérable est toujours celle éprouvée par la partie infantile du soi, l’enfant en soi, voire le bébé en soi. La souffrance de l’adulte n’est jamais la plus désorganisatrice ; même si elle est violente, douloureuse, elle touche des parties matures qui peuvent utiliser des ressources adaptatives. C’est la souffrance infantile qui est la plus scandaleuse, la plus désorganisatrice, la plus insupportable.
4On peut même dire de la psychopathologie en général que si elle trouve ses sources dans l’histoire infantile (du bébé jusqu’à l’adolescent), voire dans la préhistoire du sujet, elle correspond bien souvent au retour de l’infantile. La souffrance, la détresse qui fait souffrir est celle de l’enfant, de l’enfant-dans-l’adulte, du bébé-dans-l’enfant et du bébé-dans-l’adulte. C’est de cette souffrance infantile dont se protège tout sujet.
5L’un des paradigmes de cette souffrance infantile est représenté par l’expérience de la séparation et ses différentes formes : perte, solitude… On peut dire que le développement, la croissance consistent pour une grande part à aménager, atténuer les expériences de séparation (de séparation psychique, expériences qui accompagnent l’intégration de la réalité, de l’altérité). Et la psychopathologie est l’effet des modes de traitement de la séparation psychique, et des échecs quant à son traitement.
6Considérer que les expériences précoces sont au cœur de la souffrance humaine, et de toutes ses formes de détresse, suppose de penser l’infantile comme toujours actuel, et non pas comme seulement convoqué par des effets d’après-coup, ou comme une seule relique du passé. Cela est important dans la pratique du soin psychique. L’infantile a des effets qui ne relèvent pas du seul point de vue historique. Il appartient non pas à l’histoire passée mais au présent du sujet. Il se laisse saisir et entendre non seulement dans le retour d’expériences passées, mais dans le présent d’expériences actuelles.
7Cette précision est importante quant à la théorie des pratiques psychothérapiques et psychanalytiques, par exemple quant à la considération du transfert. Les interprétations ou les communications qui renvoient l’infantile au passé peuvent être abandonnantes, faire vivre un rejet, un abandon, et en tout cas éloigner de l’expérience présente. Les théories des pratiques psychanalytiques, et des pratiques de soin psychique en général, contiennent souvent l’idée que tout ce qui est apporté par un patient concerne son histoire, doit être référé à son passé. Je rappellerai la définition que donne Meltzer du transfert : les phénomènes de transfert ne concernent pas des reliques du passé mais consistent en des « extériorisations du présent immédiat de la situation interne ». Ces objets du présent immédiat du monde interne peuvent, bien sûr, revêtir des qualités infantiles qui connoteront l’aspect « passé » de ces éprouvés immédiats. Cette précision est importante car nombre de patients borderline et psychotiques – et même autres – vivent les interprétations de transfert comme une défense de l’analyste qui, à trop vouloir écouter le passé et resituer le matériel dans le passé, n’entend pas ce qui lui est adressé dans le présent.
8L’histoire du patient n’a pas besoin d’un historien, mais d’un interprète, comme le rappelle José-Luis Goyena, par exemple. Le travail de soin psychique n’est pas un travail archéologique ; l’attention doit être portée sur l’ici et maintenant, lieu où se crée l’intimité, lieu où le sujet acquiert la responsabilité de sa vie psychique. C’est le point de rencontre qui est le lieu de l’analyse, comme le disent certains à la suite de Bion. Et c’est dans cette rencontre actuelle que seront mobilisés les aspects infantiles.
Les expériences précoces et leurs effets
9Il faut différencier, parmi les expériences précoces, celles qui relèvent de l’archaïque et celles qui constituent l’infantile.
10L’archaïque concerne le commencement, le début, l’origine, le primaire… On peut penser que les expériences archaïques laissent des traces, sous formes d’angoisses, de modes de défense, de types de relation au monde, même si le développement, dans les situations ordinaires, modifie sans doute et recouvre, efface, transforme considérablement ces éprouvés premiers qui deviennent perdus.
11L’infantile représente quant à lui une expérience subjective, ou une zone de la subjectivité, qui déborde l’archaïque. Cette expérience est toujours d’actualité, toujours vivante, plus ou moins discrète ou plus ou moins à l’avant de la scène subjective selon les contextes et les expériences. Elle coexiste avec des zones de la personnalité plus matures, qui ont été davantage transformées par les processus de développement, d’adaptation et d’intégration de la réalité. L’infantile est mobilisé ou se déploie parallèlement aux parties plus matures ou plus adultes. Il sera davantage mobilisé dans le monde des fantasmes, dans lequel le sujet vit parallèlement à la vie dans le monde concret. Dans les périodes de sommeil, ce monde fantasmatique parallèle est celui du rêve. Comme le dit Meltzer, il y a une continuité narrative entre le rêve nocturne et le fantasme de la vie diurne.
La parentalité
12Prenons l’exemple d’une expérience présente qui va particulièrement mobiliser les aspects infantiles : l’expérience de la parentalité. La parentalité va réveiller l’enfant œdipien en soi, et le confronter à une nouvelle expérience de transgression. Le désir d’enfant est en effet toujours transgressif pour l’enfant œdipien resté vivant dans le parent. Il suppose de prendre la place de son propre parent, de le tuer d’une certaine manière. C’est pourquoi l’enfant œdipien reste persuadé que la sexualité, la parentalité lui sont interdites, sont réservées à une autre génération. C’est ce qui fait, entre autres, que nombre de grossesses s’accompagnent, chez la mère comme chez le père, de rêves de craintes – d’une malformation, d’une anomalie, d’un accident, etc. C’est ce qui fait aussi que nombre d’adultes, lorsqu’ils deviennent parents, renouent avec leurs propres parents, retrouvent la situation d’être l’enfant de ses parents. Et l’on sait comment l’angoisse, la détresse ou un certain nombre de difficultés peuvent s’installer lorsque de telles retrouvailles sont impossibles, tout comme lorsque l’enfant présente une réelle anomalie, un handicap, ou tout simplement traverse des difficultés périnatales plus ou moins importantes : la réalité rejoindra alors le fantasme.
13La parentalité confrontera également à des éprouvés plus archaïques de rivalité narcissique. Le bébé est un rival narcissique. Il représente le bébé rival de l’enfance – bébé réel ou imaginaire – qui a accaparé l’attention parentale, qui a fait perdre au sujet l’amour exclusif dont il bénéficiait, ou qui est responsable du fait que le sujet n’ait jamais bénéficié d’un amour suffisant. Cette rivalité que vit le parent avec son bébé est parfois projetée sur un autre enfant, frère ou sœur aîné, ce qui rendra particulièrement difficile la gestion de la jalousie fraternelle. Elle peut aussi être projetée sur le conjoint qui se sent exclu de l’intimité entre l’autre parent et le bébé. Une telle rivalité narcissique se rejouera plus tard dans le développement de l’enfant, et notamment à l’adolescence, lorsque par exemple l’adolescent investit le groupe de pairs, ou un couple amoureux, lorsqu’il entre dans la sexualité adulte. Les éprouvés d’envie, de rivalité narcissique seront alors fortement mobilisés chez le parent.
14Ces éprouvés infantiles, archaïques, infiltreront le lien au bébé, et généreront certains affects, comme la haine, et certaines conduites, comme des mouvements de séduction narcissique, des conduites incestuelles. Ces affects et ces conduites sont en partie « ordinaires » dans le lien au bébé.
La psychopathologie
15L’importance accordée à l’archaïque se retrouve dans nombre de modèles psychopathologiques et apparaît dans nombre de représentations étiologiques. Plusieurs modèles psychopathologiques, psychologiques, psychanalytiques, présentent l’origine de la pathologie dans une faillite des relations infantiles, voire des relations précoces, archaïques. C’est-à-dire, au bout du compte, dans les faillites de l’objet, les échecs de l’objet à assurer les fonctions parentales : défaut de la fonction contenante, transformatrice, pare-excitatrice, réflexive, symbolisante, défaut d’accordage, d’ajustement… Cette hypothèse est probablement tout à fait juste, même si elle fonctionne souvent comme un mythe, non pas au sens où ce savoir serait faux, mais au sens où ce qui fait sa valeur est la croyance qu’on lui accorde.
16Une telle représentation pose cependant plusieurs difficultés.
17Tout d’abord, on peut trouver des renvois à des troubles précoces des interactions à propos de quasiment toutes les psychopathologies. On peut tout expliquer par le modèle de la faillite des interactions, des interrelations, de l’intersubjectivité précoces. Cela, encore une fois, ne signifie pas que le modèle est faux. Mais il risque d’être omniscient, et un modèle omniscient perd évidemment de sa pertinence.
18Par ailleurs, ce temps premier, ce temps des interactions précoces ne peut qu’être reconstruit, et la porte est grande ouverte à toutes les projections et les « spéculations imaginatives » comme disait Bion. Bien sûr, nos méthodologies cliniques vont consister à construire un certain nombre de signes et d’indices, qui seront censés nous renseigner sur ce temps précoce. Qu’est-ce que l’expression – verbale, infraverbale, non verbale, comportementale, somatique – du sujet, du patient, contient comme trace de ces temps premiers ? Qu’est-ce que le transfert contient comme modalité de résurgence des expériences infantiles, primitives ? Quelles caractéristiques infantiles, précoces contiennent les imagos projetées ? Etc. Mais cette reconstruction est toujours difficile, et peu de recherches sont fondées sur une méthodologie suffisamment rigoureuse et une position critique suffisamment disciplinée pour explorer ces questions délicates. On assiste bien plus souvent à des descriptions qui confirment des modèles déjà là.
19Le poids de l’expérience infantile, précoce et moins précoce, est néanmoins essentiel dans le développement d’une personnalité, dans le développement d’une psychopathologie, même si cela est difficile à objectiver.
20Signalons également la manière dont le mythe des troubles des interactions précoces est très proche du mythe de la mauvaise mère, de la mère schizophrénogène, de la mère déprimée qui rend ses enfants autistes, etc., ainsi que du mythe du traumatisme, de la neurotica. Là encore, toutes ces représentations contiennent des noyaux de vérité. Pour ce qui concerne le traumatisme, il est difficile de penser qu’une seule expérience traumatique précoce puisse affecter durablement et de façon irréversible le développement de la psyché : c’est la répétition d’expériences continuellement toxiques, traumatiques, qui est traumatique.
21Le mythe du traumatisme précoce est tout à fait opérant dans la culture vulgaire. Nombre de parents cherchent le traumatisme dont ils sont responsables et qui a troublé le développement de leur enfant : séparation précoce, hospitalisation, grossesse non désirée, etc. Et s’ils ont un peu accès au savoir psychologique et psychanalytique ésotérique, on passera du mythe du traumatisme au mythe de la parole salvatrice : ce dont a souffert l’enfant, ce n’est pas du traumatisme, mais de l’absence de mots sur l’événement. Et on attend du psychologue ou du psychanalyste qu’il vienne délivrer la bonne parole : mettre en mots, raconter à l’enfant son histoire. Le mythe de la parole salvatrice fonctionne également dans la psychanalyse avec le modèle de l’interprétation qui dévoile l’inconscient – ce dont souffre le sujet, c’est d’un défaut de dévoilement de l’inconscient, et l’interprétation va remédier à ce défaut.
22Le modèle du trouble précoce, infantile, du traumatisme précoce, de la faillite des fonctions parentales précoces est probablement juste, et nombre de praticiens y ont recours de façon pertinente, mais n’oublions pas qu’il est difficile à valider, qu’il se conjugue souvent à d’autres caractéristiques, et qu’il ne peut à lui seul représenter une explication totale pour quelque forme de psychopathologie.
L’observation et la connaissance du bébé
23Si les expériences précoces, infantiles, archaïques, laissent des traces qui peuvent produire des souffrances, des symptômes, des troubles psychopathologiques, on peut dire aussi que l’observation des sujets en situations d’expériences précoces, c’est-à-dire des bébés dans leur environnement, peut apporter des éléments précieux quant à la manière dont les expériences précoces potentiellement douloureuses peuvent être détoxiquées.
24Je dirai ainsi quelques mots sur l’intérêt de l’observation des bébés. Bien sûr, l’idée que l’observation des bébés rapproche de l’origine et permettrait de résoudre des situations potentiellement pathogènes est aussi un mythe, car rien ne permet de soutenir aucune position prédictive devant un contexte quel qu’il soit avec un enfant ou un bébé (pas plus qu’avec un sujet adulte d’ailleurs). Freud avait lui-même signalé que la psychanalyse ne permettait pas de prédire. Et Meltzer a bien souligné la dimension seulement descriptive, et jamais prédictive, de la psychanalyse. Mais l’observation des bébés permet tout de même de s’approcher d’une manière exemplaire des éprouvés infantiles, et de se former ainsi à l’approche de la vie émotionnelle de tout un chacun, donc à toute pratique psychothérapique, psychanalytique.
25Je dis souvent qu’on peut adresser sans problème un patient adulte à un soignant qui a l’expérience des enfants, on ne peut en revanche pas adresser d’enfants à des soignants qui ne sont experts qu’auprès d’adultes. Certains font encore l’erreur de penser, par exemple, que la psychanalyse de l’enfant serait plus simple, et moins noble que la psychanalyse d’adulte. La réalité est tout le contraire. L’expérience auprès des enfants, voire des bébés, est formatrice pour tout soignant de la vie psychique. Elle devrait être obligatoire pour tout le monde. Elle l’est d’ailleurs dans certaines écoles de psychanalyse.
Connaissance du bébé et pratiques de soin psychique
26L’idée selon laquelle la connaissance du bébé est utile aux praticiens de différents champs n’est pas nouvelle ni vraiment originale.
27On sait bien sûr combien la psychanalyse s’intéresse depuis toujours à l’infantile, à l’enfant dans l’adulte, pour les raisons dont je viens de parler. Les douleurs les plus violentes, je le disais, les souffrances les plus harcelantes sont toujours celles de l’enfant vivant en soi. Il peut s’agir de blessures qui remontent à l’époque infantile, et qui continuent de tourmenter le sujet, ou bien il peut s’agir aussi de souffrances actuelles, bien actuelles, mais dont l’intensité tient au fait qu’elles touchent l’enfant en soi plus que les parties adultes et matures.
28Si la psychanalyse s’intéresse à l’infantile, une partie de la psychanalyse s’intéresse aussi plus particulièrement au bébé dans l’adulte – dans l’adolescent et dans l’adulte –, à ce qui dans l’expérience d’un sujet concerne des zones archaïques, des expériences et des communications primitives, primaires. L’intérêt, l’attention est ainsi portée à tous les signes verbaux et non verbaux, infraverbaux, corporels, comportementaux autour desquels s’organise la vie psychique, qui témoignent de l’émergence de la vie psychique, de l’émergence d’une expérience émotionnelle, subjective, et en particulier d’une première mise en forme, d’une première expression et communication de la douleur psychique, de la souffrance. Les manifestations primitives seront à la fois et en même temps des premières communications, des premières mises en forme, et des premières tentatives de faire taire la douleur, le contenu émotionnel de l’expérience.
29La pratique auprès des bébés, l’expérience auprès des bébés donne bien sûr une formation toute particulière pour développer cette sensibilité aux aspects les plus primitifs de la communication, de l’expérience émotionnelle.
30Depuis longtemps, des générations de psychothérapeutes et psychanalystes d’enfants, d’adolescents, d’adultes se forment à l’observation de bébés. On connaît bien sûr la formation et le dispositif qui ont été systématisés par Esther Bick, il y a déjà longtemps. Il y a évidemment d’autres manières de développer une expérience auprès de bébés, d’autres modalités de formation.
31Concernant cette modalité particulière de formation qu’a initiée Esther Bick, si on fait toujours référence à elle, il faut préciser qu’à son époque les séminaires étaient très confidentiels et concernaient très peu de gens. Ce sont surtout ses successeurs qui ont développé le dispositif qu’elle avait mis en place, et lui ont ôté son caractère ésotérique. Et en premier lieu Martha Harris, qui a considérablement élargi, démocratisé la formation à l’observation de bébés. Martha Harris était une personnalité d’une grande générosité ; elle était convaincue que l’insight psychanalytique n’était pas réservé à une caste, mais pouvait être mis au service de tout le monde, de tous les praticiens.
32On dispose actuellement en France de plusieurs lieux de formation possibles. Certains se limitent à l’observation de bébés, d’autres incluent une telle formation et une telle expérience dans tout un cursus complet et complexe de formation à la psychothérapie et à la psychanalyse d’enfants, d’adolescents, d’adultes, de familles.
33Bref, l’expérience auprès des bébés, l’observation continue d’un bébé – dans son environnement –, donne donc une formation tout à fait importante et des outils pour développer la sensibilité aux aspects infantiles, aux aspects bébé, aux communications et aux souffrances infantiles de tout patient. C’est là un premier type d’intérêt d’une telle expérience.
Connaissance du bébé et théories du soin
34Un deuxième type d’intérêt tient au fait que l’expérience auprès des bébés, la connaissance du bébé et des particularités du lien parent-bébé, peut donner des modèles des pratiques soignantes, peut aider à construire des théories du soin.
35On peut construire de tels modèles en différents endroits. Je vais juste en énoncer quelques-uns. Chaque fois, l’expérience dont il sera question, expérience du bébé dans son contexte, caractérisera ou figurera un aspect que l’on peut considérer – et que je considère – comme fondamental du processus de soin, du travail de soin.
36– Le soin comme rencontre
37Un premier endroit où l’observation des bébés, ou la représentation et la modélisation de l’expérience du bébé, peut donner un modèle du soin psychique est l’expérience de rencontre : l’expérience que fait le bébé de rencontre avec le monde, et d’abord avec l’autre, avec son partenaire, son objet d’attachement, son objet d’amour.
38La rencontre, le contact sont des notions et des expériences fondamentales du soin. Il n’y a pas de soin psychique sans rencontre – humaine –, rencontre avec soi-même mais d’abord rencontre avec un autre. Le processus de soin consiste, pour une part et pour chacun des partenaires, à tenter d’être en contact avec l’autre, d’établir une situation ou une expérience de rencontre.
39Tous les travaux concernant la manière dont le bébé prend contact avec le monde, avec l’autre – et dont l’adulte peut être en contact avec un bébé –, sont particulièrement utiles et précieux. Ces travaux explorent la dimension intersubjective de l’expérience en général, et de l’expérience du bébé en particulier, l’intersubjectivité étant considérée comme le lieu d’émergence de la subjectivité propre du bébé, le lieu de la croissance mentale.
40On a ainsi, par exemple, souligné le rôle, la fonction essentielle des expériences de partage émotionnel, de partage d’affect, d’accordage, de régulation émotionnelle mutuelle, de création commune d’expériences subjectives. Autant d’expériences qui qualifient non seulement le développement psychique du bébé, mais le développement de tout un chacun, et en particulier de tout un chacun confronté aux tourments, à la douleur psychique, au mal-être, qui ne peut se dépasser que par un processus de croissance mentale, processus qui implique un objet, un autre, le fonctionnement psychique d’un autre, l’espace mental d’un autre.
41Les interactionnistes, les psychologues du développement ont particulièrement étudié et modélisé, à leur manière, de telles expériences intersubjectives. On sait comment Daniel Stern, par exemple, a pu explorer dans le détail et donner une figuration précise des « moments de rencontre », de ce qui se passe dans le paysage intersubjectif d’une relation mère-bébé ou thérapeute-patient, lorsque se produit une rencontre : le contexte intersubjectif, le « mode d’être ensemble », c’est-à-dire la connaissance implicite partagée par chacun des partenaires, est perturbé, déséquilibré par cette rencontre, ce moment de rencontre, qui produit un nouvel état intersubjectif, une nouvelle connaissance implicite partagée, un nouveau mode d’être ensemble.
42D’autres approches développementales décrivent, notamment, la manière dont le bébé recherche une expérience commune, une expérience subjective partagée, pour, entre autres, donner sens à une situation a-sensée, incompréhensible. Le bébé recherche un tel partage à travers, par exemple, l’utilisation de ce qu’on appelle la « référence sociale » ou le « regard référentiel » (qui consiste à lire sur le visage de l’autre le sens émotionnel d’une situation dans laquelle se retrouve le bébé et qui est énigmatique, inconnue, ou dont la teneur affective est énigmatique). Le bébé a recours à un tel partage pour savoir s’il peut s’engager dans la situation, dans l’action, si la situation n’est pas dangereuse. Lorsque le partenaire du bébé indique que la situation n’est pas dangereuse, que le bébé peut la surmonter, qu’il peut y aller, le bébé vit alors ce que les psychologues du développement appellent l’expérience d’un « moi dyadique », l’expérience d’un « aller ensemble », d’un « aller avec », qui bien sûr fortifie son sentiment de sécurité intérieure, son sentiment d’être accompagné dans son for intérieur, lors d’expériences de rencontre avec l’altérité, avec la réalité.
43Les comportements de référence sociale ne sont bien sûr pas utilisés seulement par les bébés. Si l’on se retrouve dans une situation pas très habituelle et potentiellement inquiétante (dans un avion qui traverse une zone de turbulences, ou sur un télésiège qui s’arrête suspendu à 20 mètres du sol), on va chercher sur le visage des gens qui nous entourent, supposés habitués d’une telle situation, des signes indiquant s’il y a lieu de s’inquiéter ou pas.
44Mais observons la séquence suivante, avec une mère, un père et un bébé. Il s’agit d’une mère qui a l’habitude de manipuler et de « bercer » son bébé avec une violence, une brutalité difficilement supportables, et d’un bébé qui contrôle sa mère du regard lorsque celle-ci ne s’adresse pas à lui, et qui détourne son regard dès qu’elle s’adresse à lui. À un moment, la mère s’approche du bébé, celui-ci détourne son regard et le porte sur le père, qui porte son regard sur moi. Il fallut un mouvement de soutien de ma part et une parole adressée aux trois, tentant de mettre quelques mots sur l’attente du bébé et son désir de trouver un moment ludique, pour que le père se montrât rassurant envers le bébé, encourageant l’échange que la mère initiait tout en calmant habilement la mère.
45On peut dire que le bébé cherche une aide sur le visage du père, mais aussi un sens émotionnel de la situation : dans quel état d’esprit est la mère ? Le jeu est-il possible ? Et le père cherche dans mon propre regard un appui et un sens pour lui-même. Il utilise lui-même le « regard référentiel », pour pouvoir, en étant accompagné au-dedans, en composant un « moi dyadique », s’engager dans la scène à laquelle il a été invité par le bébé et déployer une fonction paternelle consistant à garantir l’espace du jeu, à veiller sur l’expérience de rencontre en la protégeant des attaques qui la menacent.
46Bref, les expériences de rencontre intersubjective sont au cœur des mouvements de transformation propres au soin psychique.
47– L’intégration pulsionnelle
48Un autre endroit où l’on peut construire des modèles de soin, à partir de l’observation des bébés, est la situation dans laquelle un parent, une mère, traite les mouvements pulsionnels du bébé, aide le bébé à intégrer sa pulsionnalité. L’intégration pulsionnelle, la liaison de la pulsionnalité – violente, débordante confusionnante –, est bien sûr un aspect essentiel du processus de soin psychique.
49Que peut nous apprendre un couple parent-bébé ? On pourra, par exemple, voir comment s’y prend une mère, ordinaire, dont le bébé, ordinaire aussi, a des mouvements agressifs, attaque le visage, griffe, tire le nez, essaie d’arracher les cheveux de la mère, etc. La mère – suffisamment bonne, bien sûr, c’est-à-dire disponible – va user d’un certain nombre de stratégies pour transformer l’attaque destructrice en un contact tendre, le geste violent en une caresse, par exemple en amortissant le mouvement du bébé et en introduisant du ludique, du jeu, et on verra le bébé, si l’on continue l’observation, rejouer la scène de lui à lui, jusqu’à contenir et transformer tout seul son mouvement pulsionnel.
50La mère réalise ainsi un véritable travail de liaison pulsionnelle, d’intégration pulsionnelle. Elle aide le bébé à lier la haine à l’amour, à transformer la violence interne en une communication ludique. Et elle peut le faire parce qu’elle n’est pas détruite par le mouvement destructeur. Tout se passe autrement si la mère ne tolère pas l’attaque du bébé, si elle est réellement détruite, si elle dit au bébé : « Arrête de me faire mal ! » ou bien : « Qu’est-ce que tu es méchant avec maman ! », etc.
51On peut, à partir d’une telle séquence, banale, construire tout un modèle du traitement de l’agressivité, de la violence. Et on rejoindra bien sûr ce qu’a pu développer Winnicott concernant le traitement de la « tendance antisociale ».
52– La réanimation psychique
53Un autre endroit encore où l’on peut construire des modèles du soin concerne ce qu’on peut appeler les procédés de réanimation psychique. Le travail de soin consiste souvent à réanimer la subjectivité éteinte, le désir gelé, le soi pétrifié, la capacité d’investissement réduite au minimum, notamment dans les contextes gravement traumatiques.
54Observons la séquence suivante : une mère – toujours suffisamment bonne – tente de communiquer avec un bébé de quelques mois qui, suite à une hospitalisation, traverse des épisodes de repli que l’on pourrait qualifier d’autistiques ; le bébé ne répond pas à ses sollicitations, il reste immobile, le regard fixé sur un détail d’un hochet suspendu devant lui ; la mère s’aperçoit de cette fixation du bébé ; très délicatement elle parle de ce détail, de sa couleur, des formes qu’il y a autour, du hochet en général ; puis elle manipule le hochet, le décroche lentement, l’approche du bébé avec douceur, etc. ; le bébé peu à peu s’anime, gesticule, sourit en direction du hochet, puis entre en contact avec la mère, repasse au hochet, etc., et tout un échange s’ensuit.
55Voilà ce qu’on pourrait appeler un travail de réanimation psychique : un tel travail suppose de partir du seul point d’investissement résiduel pour peu à peu élargir le monde rétréci du sujet, élargir le champ d’investissement, comme le fait cette mère avec ce bébé. On est là bien sûr très loin du « débriefing post-traumatique »…
56– La consolation comme modèle du soin psychique
57Enfin, un dernier endroit où l’on peut modéliser le travail de soin psychique – c’est peut-être celui que je préfère, et qui en tout cas me paraît tout à fait important – concerne les conduites de consolation. Je crois qu’un aspect, ou un enjeu, une fonction fondamentale du soin, de l’accompagnement, consiste, en fin de compte, à consoler le sujet, le patient, de ses blessures, de ses détresses.
58Comment un parent s’y prend-il pour consoler un bébé ? On est là dans des expériences prototypiques de partage d’affect et de régulation émotionnelle mutuelle que j’évoquais plus haut.
59Il y a plusieurs manières de consoler un bébé. L’une des manières que l’on observe chez les parents consiste à détourner l’attention du bébé, et à attirer sa curiosité sur un objet, un événement plaisant. On a là un modèle de soin basé sur le renforcement au mieux du refoulement, au pire du déni. C’est le soin à l’américaine dans lequel il s’agit de positiver, de voir le bon aspect des choses…
60Il y a des façons beaucoup plus subtiles et complexes de consoler. L’une d’entre elles réalise ce que Daniel Stern appelle des « accordages manqués à dessein », « intentionnellement manqués ». De quoi s’agit-il ? Il s’agit d’un ajustement dans lequel l’adulte va refléter l’expression d’un bébé, mais en diminuant ou bien en augmentant volontairement le niveau d’activité, d’affectivité, de tension ou de dramatisation. L’adulte, la mère, « se glisse à l’intérieur » de l’état émotionnel du nourrisson, suffisamment profondément pour le saisir, et le traduit avec assez de déformations pour modifier le comportement ou l’expérience du bébé, mais sans aller jusqu’à briser le sens de l’accordage en cours.
61Examinons ce qui se passe lorsque le parent augmente ou exagère l’expression du bébé (le bébé pleure, la mère exagère l’éprouvé : « Oh la la, quel gros malheur je vis ! Qu’elle est méchante cette maman ! », etc.). Des interactionnistes ont décrit cette situation en termes de « marquage » de l’affect par « découplement référentiel ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que l’expression réfléchie est différenciée de l’expression d’une émotion véritable parce qu’elle est déliée, découplée de sa source, de son agent, c’est-à-dire de l’adulte qui la reflète (pour pouvoir être, si la réponse est par ailleurs contingente, appropriée par le bébé, pour que le bébé comprenne qu’il s’agit de son émotion à lui et pas de celle de l’adulte). Autrement dit, le marquage de l’affect, par découplement et par exagération de l’émotion, introduit un « comme si », à l’image de ce qui caractérise le ludique. Ainsi, lorsque le parent, la mère, fait cela, il théâtralise l’éprouvé du bébé (comme dirait Geneviève Haag), il transitionnalise l’expérience, introduit du ludique.
62Pourquoi cela est-il important et quel modèle du soin psychique, de la pratique soignante, cela peut-il nous donner ?
63Lorsque la mère s’ajuste ainsi à un éprouvé de détresse du bébé – et l’ajuste ainsi –, elle transmet au bébé, par sa réponse transitionnalisante, qu’elle croit et qu’elle ne croit pas, dans le même mouvement, à l’intensité traumatique, agonistique de son éprouvé. Si la mère croit trop le bébé, elle sera identifiée à sa détresse, elle-même dans la détresse, et sera en difficulté pour l’aider. Si elle ne le croit pas ou pas assez, elle disqualifie son éprouvé et l’abandonne à sa détresse. La bonne position qui va consoler est celle qui contient le paradoxe selon lequel la mère à la fois croit et ne croit pas, ce qui introduit du jeu, du ludique, et donc du symbole. Et il y a là, je crois, un modèle tout à fait fondamental de la position soignante.
64Bien sûr, si un patient raconte une expérience terrifiante, traumatique, on ne va pas lui dire : « Oh la la, quel gros malheur vous avez vécu là ! » Mais la réponse soignante, consolatrice (c’est-à-dire qui reconnaît la détresse et la transforme activement), contiendra l’idée que l’expérience de détresse, l’expérience traumatique est bonne à croire et ne pas croire en même temps, et visera à en faire un symbole, c’est-à-dire à dépasser, surmonter la chose brute, débordante et aliénante.
65Bref, la connaissance du bébé, l’expérience auprès des bébés apportent des éléments de formation tout à fait précieux pour pouvoir approcher, comprendre et aider le bébé en soi, le bébé à l’intérieur des patients qui espèrent trouver un lieu d’accueil pour leurs parties infantiles, confrontées à des expériences plus ou moins archaïques pas toujours suffisamment consolées, tempérées, apaisées, et qui sont à l’origine des tourments présents qui les harcèlent.