Notes
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François Giraud, psychologue clinicien, hôpital Avicenne, Bobigny 93000, service du professeur Marie Rose Moro, cothérapeute à la consultation transculturelle.
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Cf. Isabelle Lemaire « Au risque de se perdre… Vers une clinique de l’attente », L’autre. Cliniques, cultures et sociétés, 2005, vol. 6, n° 3, p. 75-383.
1À l’écouter, depuis de longues années, une clinique de patients venus parfois de lointaines contrées, de tous ces récits qui nous restent dans les mémoires, résultent comme des musiques qui, sans se confondre, paraissent exprimer une même mélodie.
2La migration est une longue aventure. Pulsion de vie, pari sur l’avenir autant que fuite d’un quotidien dur et même tragique, elle vise à construire quelque chose qui n’est pas seulement subi. À ce titre, la migration est une œuvre, une entreprise, une création. Elle s’écarte de la répétition mortifère de la misère et de la mort tout court. Elle explore des possibles, délaissant le connu pour arpenter les contrées de l’inconnu, même si cet inconnu a souvent été rêvé à travers les images de la télévision ou les souvenirs rapportés par d’autres, une carte postale, par exemple, reçue de ceux qui y sont déjà allés. Ce mouvement est une épreuve et le lieu d’une métamorphose, mais c’est aussi une entreprise faisant intervenir de multiples parties. C’est donc une opération qu’on pourrait dire concertante qui fait jouer des partitions distinctes, à des moments différents. Ce n’est donc pas une œuvre écrite une fois pour toutes, mais une partition construite faisant intervenir divers registres, diverses sonorités, à chaque étape. Car, à la manière d’une symphonie ou d’une sonate, elle est construite à partir de quelques grands mouvements qui la subdivisent, joués sur des tempos différents, qui rendent compte des sentiments dominants.
Premier mouvement. Le départ andante…
3Pourquoi partir ? Ce premier mouvement est comme une ouverture, quelque chose qui commence. S’il est des causes générales, démographiques, économiques, chaque individu a ses raisons, ses manières d’engager la migration : fuir la violence, échapper à un conflit familial, obtenir une meilleure position sociale, élargir son horizon, tenter sa chance, etc. Les situations sont beaucoup plus variées qu’on ne le croit en général. Les migrants sont le plus souvent des hommes jeunes, voire très jeunes (comme ces mineurs non accompagnés, qui parfois voyagent dans des conditions périlleuses dans les soutes d’avion). C’est même le cas dans les situations de guerre ou de conflit. L’homme jeune est plus alerte, plus souple, moins lié encore par des obligations et des engagements, voire des enchaînements professionnels ou familiaux. Il part aussi, dans bien des cas, non seulement avec l’approbation de ses parents, mais avec une sorte de mandat familial. Il rejoint parfois un parent plus âgé qui le précède, l’héberge et le guide sur ce terrain nouveau. Si le premier contact peut être douloureux, susciter tristesse et sentiment d’étrangeté devant des sensations nouvelles, des logiques inédites, le bouleversement des évidences – ce que l’on appelle, de manière juste mais un peu emphatique, le traumatisme migratoire –, ce sentiment est parfois accompagné d’une certaine allégresse. Celle de voir aussi son horizon s’élargir sur le champ des possibles, car arriver est toujours chargé d’espoir : possibles professionnels, possibles intimes, amoureux, de pensée, de richesse, découverte d’un monde qui trouble par sa richesse, le tourbillon des libertés qu’il propose, etc. Mais ils surgissent en même temps que, en arrière-plan, le grondement inquiétant de la menace comme chez un sans-papiers, qui accompagne parfois pour de nombreuses années l’existence et oblige à vivre un peu en marge. Il y a donc, dans les premiers temps de la migration, une tonalité parfois d’allegro qui accompagne la découverte. Mais elle se teinte d’inquiétude tout particulièrement chez les réfugiés dont l’attente d’un statut rend le rapport au temps si particulier, tant il apparaît interminable [1]. Pourtant se gonfle d’un certain sentiment de puissance, au-delà même de la sécurité, un moment retrouvé de pouvoir d’une manière ou d’une autre, non seulement survivre mais encore faire profiter ses proches en envoyant de l’argent au pays, aider ses parents, ses frères et sœurs, ses cousins. Et acquérir par là même un prestige qui peut ensuite susciter la jalousie, une menace voilée qui se retrouvera quelquefois dans toute l’histoire de la migration, par exemple autour de la maladie d’un enfant.
Deuxième mouvement. Se marier, fonder une famille : allegro, ma non troppo…
4Cette nouvelle phase s’ouvre lorsque le migrant décide de fonder une famille et de se marier. Le projet est rarement fait seul, même si la migration provoque occasionnellement des rencontres qui dépassent les groupes et qui débouchent dans certains cas sur des unions qui ne sont pas sans créer des difficultés, comme c’est le cas dans les couples mixtes. Le plus grand nombre de jeunes migrants, malgré tout, contractent des unions au pays, y compris quand c’est la guerre qui les en a tenus éloignés. La pratique des mariages arrangés, résultant de stratégies d’échanges de femmes entre familles, ne s’éteint pas du fait de la migration.
5Le mariage implique l’arrivée en France d’une épouse, souvent perdue, n’ayant pas idée de ce pays où on l’envoie, qu’elle ne connaît pas, pour rencontrer un homme qu’elle connaît à peine souvent, l’ayant peut-être aperçu quand elle était plus jeune, un cousin, un parent, un voisin – les trois peut-être à la fois. Le tempo de cette arrivée n’est pas nécessairement triste. Cette jeune femme elle aussi est au fond heureuse de ce départ, de cette découverte, de commencer sa vie de femme. En même temps, elle ne s’en apercevra sans doute pas tout de suite. Une nostalgie sans doute l’étreint. La peur peut-être, une certaine angoisse, ce sentiment de froid qui s’abat sur elle, bientôt la solitude qui l’enlace. Dans cet appartement, si différent des maisons du pays, dans l’isolement souvent si caractéristique et si en rupture avec la sociabilité du pays d’origine et le partage spontané qu’elle a eu il y a peu encore avec les jeunes filles de son âge, la tristesse peu à peu commence à l’envahir alors que déjà un premier enfant s’annonce, attendu loin des conseils de sa mère ou même d’une grande sœur. Le deuxième mouvement soudain devient plus lourd, plus grave, plus inquiet, une touche bientôt mélancolique.
Troisième mouvement. Les enfants arrivent : allegro moderato…
6L’arrivée du premier enfant, pourtant, remet en mouvement dans cette attente inquiète et solitaire. L’enfant signifie véritablement – plus encore que le mariage, encore imparfaitement institutionnalisé dans bien des situations, faute d’avoir fait l’ensemble des démarches et des rituels qui s’imposent – un changement de statut. L’épouse devenue mère vit des sentiments à nouveau ambigus : la joie, mais toujours présente la solitude, l’incompréhension malgré cette joie. Loin des siens, face à des appareillages d’une obstétrique sophistiquée, et qui permet à des enfants de survivre alors que leur survie serait peut-être compromise au pays, la jeune femme (et parfois moins jeune, si elle n’est venue qu’après d’autres naissances au pays) ne se sent pas soutenue par un entourage et l’ensemble des gestes et des paroles qui habituellement entourent la naissance et accueillent le nouvel arrivant. La joie bientôt s’efface et surgissent en quelques occasions des fantômes que la vulnérabilité a quelque peu favorisés.
7Le tempo parfois se ralentit et l’enfant ne reçoit pas alors l’attention d’une maman qui rêve, se souvient, est prise par la nostalgie. Le premier enfant né en France a souvent de ce fait une place singulière, qui se traduit éventuellement par ce fameux mutisme extrafamilial, figure typique des pathologies liées à la migration. Mais ce qui peut être perceptible immédiatement comme de l’ordre du déficit résulte en bien des cas de la conscience aiguë du traumatisme migratoire, de l’épreuve vécue par ses parents et toute la famille. Plus tard, il pourra être le guide et la protection de ses frères et sœurs, au prix d’une maturation rapide et même d’une véritable parentification.
8Les premiers apprentissages s’opèrent dans cette tension, déjà, entre un intérieur parfois polarisé par les souvenirs d’un ailleurs idéalisé, si présent parfois qu’il est de fait devenu inaccessible par l’éloignement et aussi souvent par la guerre. L’ouverture se fait par quelques touches, et l’appui de quelques institutions, comme la pmi, un cmpp, bientôt l’école chargée d’espoirs : donner à son enfant un avenir, rendre par là même la migration féconde.
Quatrième mouvement. L’adolescence, entre orages et espoirs : Presto vivace, rubato…
9Qu’elle commence avec un coup de cymbales ou par un accord dramatique, elle est un grave moment de désorganisation, d’épreuve. Jusque-là, malgré les difficultés, la migration a suivi une partition relativement simple dont les termes ont été posés au départ : partir pour faire une vie meilleure, loin de la misère et/ou de la guerre, avoir un avenir pour soi, ses enfants, sa famille restée au pays. En dépit de la réticence du pays d’accueil, souvent, des vexations du racisme parfois, de l’insécurité d’un statut incertain, la symphonie a été jouée sans trop de fausses notes. L’adolescence vient compliquer les choses, insérer d’autres instruments et beaucoup de dissonances.
10Comme tout adolescent, l’enfant de migrant reprend le thème initial mais lui imprime un autre tempo, rubato, une autre coloration. Les cordes parentales (disons le oud par exemple) voient monter le son parfois surprenant d’autres instruments : ceux qui résultent de l’acculturation de l’enfant par l’école, l’étude, la fréquentation de ses pairs. La musique venue de l’ailleurs devient plus sourde. L’adolescent fait des choix d’objet sexuel, de vie, d’amitiés, qui lui sont propres. En ce moment, remontent les thématiques oubliées par les parents, refoulées un moment. Celles concernant le but de la migration, ses fins : ce qui était recherché, ce qui doit en être le terme. A tempo primo…
11Le surgissement du désir adolescent interroge ces questions oubliées du fait de l’inscription dans la société d’accueil. Le retour supposé, matérialisé dans le sol par l’édification d’une maison au pays, se heurte au désir de l’adolescent de faire sa vie là où il a grandi. Faut-il renoncer à sa maison ou à ses enfants ? Comment vivre cette contradiction ? Entre culpabilité et incompréhension, l’adolescence de l’enfant fils de migrant prend parfois un tour dramatique entre violence, anorexie, engagements religieux radicaux parfois. La tonalité parfois sombre de cette époque manifeste l’intensité des choix où l’accomplissement du projet migratoire se heurte à son origine. C’est une « crise du milieu de la migration » qui rencontre parfois une « crise du milieu de la vie » chez les parents, surtout quand l’épouse, ayant expérimenté d’autres usages et voyant les possibilités offertes à sa fille, pense aussi à s’émanciper.
Cinquième mouvement. Départ des enfants, vieillir : grave…
12La parfois longue et douloureuse période de l’adolescence trouve son terme de quelque manière par une noce. Celle-ci rencontre ou non le désir parental. Les unions peuvent être arrangées, forcées parfois. Elles résonnent dans certains cas de sonorités très différentes, contraintes à entrer dans un monde préétabli. Elles s’organisent souvent sur le mode d’un compromis, d’une acceptation mutuelle, et finalement d’une harmonie. Elles sont alors une forme de métissage, y compris quand elles ne concernent pas les couples mixtes. Ce sont des unions selon d’autres modalités qui parfois ne sont plus traditionnelles.
13En un sens, il s’agit du passage à la génération suivante. On dit parfois deuxième génération de la migration, qu’elle achève, laissant alors parfois une tristesse, de nouveau une solitude teintée de nostalgie. Non pas seulement, comme c’est le cas pour tout un chacun, parce que les enfants ont laissé la maison vide (une telle situation étant finalement plus rare étant donné le nombre des enfants) et que le couple se retrouve face à face, mais parce que, finalement, l’accomplissement du projet migratoire est une rupture et un changement quasi ontologiques. Le geste de vie qu’a été la migration, les différents mouvements que cette partition a comportés ont abouti à une métamorphose. Ils signent une perte – celle d’un pays que l’on avait quitté sans penser que l’on n’y reviendrait plus – autant qu’un succès. L’émigré étant devenu un immigré, il a donné naissance à des êtres qui sont autres, des enfants du pays d’accueil qui font souche et vivent, parfois dans la tension, cette nouvelle identité.
Notes
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François Giraud, psychologue clinicien, hôpital Avicenne, Bobigny 93000, service du professeur Marie Rose Moro, cothérapeute à la consultation transculturelle.
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Cf. Isabelle Lemaire « Au risque de se perdre… Vers une clinique de l’attente », L’autre. Cliniques, cultures et sociétés, 2005, vol. 6, n° 3, p. 75-383.