Notes
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Simone Korff Sausse, psychanalyste. 146 boulevard du Montparnasse, 75014 Paris ; maître de conférences à l’ufr Sciences humaines cliniques de l’université Denis-Diderot, Paris 7 ; membre de la Société psychanalytique de Paris.
sksausse@hotmail.com -
[1]
Thérèse d’Avila (1949), Le château de l’âme ou Le Livre des demeures, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1979.
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[2]
D. Meltzer (1988), L’appréhension de la beauté, Larmor-Plage, Éd. du Hublot, 2000.
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[3]
S. Korff Sausse, Plaidoyer pour l’enfant-roi, Paris, Hachette-Littératures, 2006.
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[4]
M. Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963.
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[5]
G. Rosolato, « La relation d’inconnu », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 14, Paris, Gallimard, 1976.
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[6]
C. et S. Botella, La figurabilité psychique, Delachaux et Niestlé, 2001.
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[7]
W.R. Bion (1970), L’attention et l’interprétation, Paris, Payot, 1974.
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[8]
Les sentiments complexes, mêlant intimité et étrangeté, ont été remarquablement décrits par Anne Bouchart-Godard, dans un texte qui est devenu une référence : A. Bouchart-Godard (1979), « Un étranger à demeure », dans J.-B. Pontalis et coll. (sous la direction de), « L’enfant », Nouvelle revue de psychanalyse, réédité en Folio-Essais, 2001.
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[9]
M. Gauchet, « Essai de psychologie contemporaine. Un nouvel âge de la personnalité », revue Le débat, n° 99, Paris, Gallimard, 1998.
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[10]
Pour une étude plus approfondi du sacré je renvoie le lecteur à l’ouvrage très complet de J.-J. Wunenburger, Le sacré, Paris, puf, qsj, 1981.
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[11]
H. Arendt (1954), La crise de la culture, Paris, Gallimard, Folio-Essais, 1972.
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[12]
M. Gauchet, L’enfant désiré, 2005.
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[13]
Mircea Eliade, Aspects du mythe, op. cit.
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[14]
Didier Lett, L’enfant des miracles. Enfance et société au Moyen Âge (xiie-xiiie siècles), Paris, Aubier, 1997.
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[15]
S. Freud (1905), Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1962.
-
[16]
S. Korff Sausse, « Il revient de loin », Psychiatrie de l’enfant, XLIII, 2, 2001, p. 407-435.
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[17]
Didier Lett, L’enfant des miracles, op. cit.
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[18]
Thérèse d’Avila, Le château de l’âme, op. cit.
1« Ravissement, élévation, vol de l’esprit, rapt, c’est tout un. Cela s’appelle aussi l’extase », écrit Thérèse d’Avila [1].
2Ces paroles pourraient sortir de la bouche d’une mère nouvellement accouchée, dans la rencontre inaugurale avec son nouveau-né, nouveau en effet, cet être tout neuf, inconnu encore, à la fois proche et lointain, en tout cas si fascinant que les émotions qu’il suscite sont de l’ordre du sacré. Ces paroles on pourrait aussi les prêter au bébé qui vient de naître. Soudaineté, lumière, immédiateté. Après la césure de la naissance, l’être humain, assailli par un flux de stimulations sensorielles nouvelles, subit, selon Meltzer [2] (1988), un choc esthétique. « La mère ordinairement belle – et – dévouée, présente à son ordinairement – beau – bébé un objet complexe qui le submerge d’un intérêt à la fois sensuel et infrasensuel. La beauté du dehors, concentrée comme il se doit sur son sein et son visage, chacun d’eux rendu plus complexe par les mamelons et les yeux, le bombarde d’un vécu émotionnel de nature passionnelle, à cause de ses qualités esthétiques formelles, et le résultat en est la capacité du bébé à voir ces objets comme beaux. » La mère confrontant l’enfant au sourire de la Joconde, avec sa beauté et son mystère, l’invite à sonder cette énigme, dont nous pouvons dire qu’il est la première expérience du sacré.
3L’enfant qui naît est pour ses parents – quand tout se passe bien – source d’un émerveillement extatique. Il est né le divin enfant… Le fameux His Majesty the Baby de Freud sera chargé d’une double mission : combler les manques des parents et maintenir l’illusion de leur toute-puissance infantile et de leur immortalité. C’est parce qu’il est investi des privilèges que l’on imagine être ceux de l’état paradisiaque de l’enfance qu’il est donc tout naturellement investi des privilèges de la royauté. L’enfant-roi, que les parents exaltent et rejettent en même temps, est une construction des adultes. Que cache cette image ? Apparemment elle agace et elle inquiète. On la critique, on la rejette, on veut absolument la changer. Mais on peut se demander si elle ne vient pas plutôt rassurer. Cette image permet de maintenir l’illusion de la toute-puissance infantile. L’enfant-roi [3] tend aux adultes un miroir dans lequel se reflète l’image de l’enfant idéal auquel ils ne veulent pas renoncer. Un enfant-roi, un enfant divin, un enfant sacré.
L’énigme, l’inconnu et le sacré
4Avec la notion de « projet parental », et maintenant de « projet familial », on perd de vue à la fois la dimension psychique inconsciente du désir et également le fondement anthropologique de la procréation. Avec la sécularisation de la société et l’avancée de la science, la médicalisation de la procréation atténue, voire supprime, la dimension sacrée de l’acte de mettre au monde un enfant. Le modèle divin a cédé la place au modèle biologique. Dans un monde sécularisé, médicalisé, sans dieu, il n’y a plus de place pour le sacré. À moins qu’il ne réapparaisse sous une autre forme ? Un sacré qui ne dit pas son nom.
5Car il ne faut pas négliger le besoin des humains d’un au-delà : au-delà des contingences matérielles, des déterminations biologiques, des fonctionnalités pragmatiques. Est-ce que l’homme peut vivre sans le sacré ? « Non, répond Mircea Eliade [4], l’homme total n’est jamais complètement désacralisé, et on est en droit de douter qu’une désacralisation totale soit possible pour vivre sans l’expérience du sacré. » Il est probable que l’être humain ne peut se passer de cette dimension hors-matière, hors-réalité, hors-perception. « Si l’on distingue un impensable et un inconnu relatif d’un inconnu absolu qui restera toujours au-delà de toute appréhension, nous serons amenés à situer dans ce dernier le sacré », écrit Guy Rosolato [5].
6Cette relation d’inconnu est cependant bien présente dans la psychanalyse contemporaine. À la dimension transcendentale sur le plan religieux, correspond la dimension hallucinatoire sur le plan de la vie psychique, tel que cela a été développé par les psychanalystes contemporains, en particulier César et Sara Botella [6], à la suite de Bion. L’hallucinatoire fait appel à une expérience de type mystique, empruntant des voies non représentationnelles, hors rationalité, et au moyen de mouvements régrédients du fonctionnement psychique. Pour Bion [7], dans la psychanalyse, « la proportion de ce qui est connu à ce qui est inconnu est faible » et la seule voie d’accès à cet inconnu, ce qu’il appelle le point O, la réalité ultime, passe par l’usage d’une pensée intuitive, analogue à celle du mystique. « Il y a une “chose en soi” qui ne peut jamais être connue ; à l’opposé, le mystique religieux revendique un accès direct à la divinité avec laquelle il aspire à s’unir. »
7L’enfant qui arrive au monde est bien cet inconnu, un étranger familier [8], représentant de l’altérité, revenant ou arrivant d’un autre monde, incarnation du divin « informe et infini » (Bion). C’est pourquoi il est investi d’une dimension sacrée, mais d’une manière qui à l’heure actuelle prend des voies détournées ou des formes méconnues, étant donné la sécularisation générale de la société et la désacralisation des conditions de la procréation.
La sécularisation de l’enfantement
8À écouter Brigitte, je finis par me demander pourquoi les êtres humains font des enfants… En effet, cette jeune femme de 33 ans envisage, avec son compagnon, d’avoir un bébé. Mais depuis qu’ils ont pris cette décision, elle est envahie de doutes, d’hésitations, de tergiversations intérieures où elle ne cesse de peser le pour et le contre et d’évoquer toutes les conséquences de cet acte. Elle voit surtout les côtés négatifs de la chose. Elle ne sera plus libre, obligée de consacrer tout son temps à l’enfant. Ils ne pourront plus sortir, voyager, lire. Elle deviendra beaucoup plus dépendante de son ami. Et est-ce que sa vie de couple ne va pas devenir terne, envahie par des soucis de famille ? Et surtout Brigitte est tiraillée par les nombreux conflits qu’elle voit se profiler à l’horizon entre sa vie personnelle et sa vie professionnelle, dont les exigences s’opposent en tout point. Occupant un poste important de directrice commerciale, elle a des responsabilités, un emploi du temps très chargé, des réunions le soir, des séjours à l’étranger. Comment concilier cela avec les exigences d’un bébé ? Cela paraît incompatible. Néanmoins l’idée d’en faire moins sur le plan professionnel la déprime profondément. Elle sera larguée, dépassée par les autres, en recul dans sa carrière, mise au placard, dans cet univers où les grossesses sont très mal vécues et où une disponibilité totale est requise. Face à cette avalanche d’obstacles, le désir d’enfant paraît bien ténu… et on se demande qu’est-ce qui peut amener les adultes à braver et subir tout cela pour faire un enfant. Si l’on suit les raisonnements de Brigitte, il vaut peut-être mieux en effet ne pas en avoir. Est-ce qu’avec une vie si bien remplie on ne pourrait pas s’en passer ?
9Pas de manque affectif à combler… Pas de vide existentiel à remplir… Est-ce ainsi qu’on peut envisager une existence entièrement désacralisée où l’acte de faire des enfants n’aurait plus de sens ? Pour un adulte qui s’autosuffit, dans le contexte d’une vie consacrée au travail et aux loisirs, l’enfant n’apportera rien de plus, plutôt quelque chose en moins. Selon une telle perspective, où le désir d’enfant survient – ou ne survient pas – dans une logique purement individuelle et fonctionnaliste, le devenir-parent est un choix individuel et hédoniste, mais qui du coup est aléatoire et fragile. Car le désir d’enfant ne peut se fonder véritablement qu’en s’inscrivant dans un cadre anthropologique qui dépasse la dimension individuelle – et c’est là que je situerai la dimension du sacré –, mais cela implique que l’adulte lui-même s’inscrive dans une logique qui dépasse ses buts individuels et son plaisir personnel.
10Or l’une des caractéristiques du sujet hypermoderne est de se penser ou de se vouloir autosuffisant, libéré des traditions, affranchi des contraintes familiales, libre de choisir ses relations et de les modifier au gré de ses mouvements affectifs. Pour l’historien Marcel Gauchet [9], la personnalité contemporaine, renonçant à une inscription collective, ne reconnaît pas son héritage. Elle veut se définir non pas par des règles qui viennent d’ailleurs ou d’un avant, mais par une autodétermination. Elle vit dans l’illusion que chacun pourra inventer tout par lui-même et non pas à partir de données fournies par d’autres qui lui ont préexisté et qui auraient quelque chose à lui transmettre. Il n’y a plus de principe entraînant l’adhésion collective qui dessinerait pour tous des appartenances collectives permettant d’étayer les identités personnelles. C’est dans ce contexte que s’inscrit le « projet parental ».
11Par conséquent, à l’heure actuelle on a l’impression que les jeunes futurs parents se débattent avec des problèmes matériels et psychologiques, qui réduisent le désir d’enfant à ses paramètres purement individuels. Or l’acte de faire un enfant ne peut se réduire ni à un acte biologique, ni à une programmation consciente, ni à un désir psychologique purement individuel. C’est un acte dont il ne faut jamais nier la double dimension inconsciente et anthropologique, c’est-à-dire une dimension qui dépasse l’individu, qui touche aux mystères de la vie et qui à ce titre relève du sacré. Avec le sacré [10], l’esprit s’émancipe des seules données immédiates de la perception et découvre un sens second. Le sacré propose une élaboration symbolique du monde, au-delà des actions vitales et des conduites adaptatives. C’est une participation au cosmos, à l’arrière-monde invisible des choses.
12Hannah Arendt, la philosophe juive allemande, élève et maîtresse de Heidegger, est surtout connue pour ses études sur le totalitarisme et son concept de la banalité du mal. On la connaît moins pour les idées qu’elle a développées tout au long de son œuvre sur la vie et la naissance. Chaque naissance est un miracle de la vie, dit-elle. « Ce miracle sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, “naturelle”, car, finalement, c’est dans la natalité, par la naissance d’hommes nouveaux et par le fait qu’ils commencent à nouveau l’action, que s’enracine ontologiquement la faculté d’agir, dont ils sont capables par droit de naissance [11]. » La philosophe souligne en quoi la natalité constitue un enjeu anthropologique et ontologique fondamental, dont la disparition mettrait l’humanité gravement en danger.
13Marcel Gauchet [12] va encore plus loin en observant ce paradoxe : dans la société actuelle l’enfant est par définition désiré, mais un enfant désiré est par définition un enfant refusé, car il aurait pu ne pas exister s’il n’avait pas été désiré… Les enfants très désirés de nos sociétés contemporaines sont donc confrontés à une certaine précarité de leur existence, du fait du vacillement des fondements anthropologiques de leur mise au monde et d’une désacralisation de l’enfantement.
Naissance de l’enfant, naissance des parents
14Un homme schizophrène qui n’arrivait pas à se souvenir du jour de son anniversaire, c’est-à-dire la date de sa naissance, disait : « Peut-être que si j’avais des enfants, ça me permettrait de me souvenir du jour de ma naissance. » Que dit cet homme avec ce propos paradoxal ? Que la naissance de l’enfant renvoie le parent à sa propre naissance. Que la naissance est le repère inaugural et fondamental de toute existence. Que ne pas se souvenir de sa naissance est le signe d’une grave perte des repères. En disant que la naissance de l’enfant vient donner sens à sa propre naissance, cet homme psychotique nous indique l’enjeu existentiel et anthropologique de la parentalité. Ne pas se souvenir de la date de sa naissance, c’est annuler sa naissance, son existence, sa capacité procréatrice. La naissance de l’enfant crédite en quelque sorte la naissance du parent. Les recherches sur la parentalité ont montré que si les parents mettent au monde les enfants, donc leur donnent vie et existence, ce sont aussi les enfants qui font les parents. Mais ici on va plus loin : pour accéder à la parentalité, l’adulte doit avoir confirmation de sa propre naissance. La naissance de l’enfant confirme la naissance, et donc l’existence du parent, c’est-à-dire le fait d’être lui-même né d’un autre parent. C’est peut-être pour signifier cela que certains parents envoient des faire-part de naissance où c’est le nouveau-né lui-même qui annonce en même temps son arrivée au monde ainsi que l’acte de naissance de ses parents en tant que parents.
« Le petit Romain prenant pour la première fois la parole s’est déclaré très fier d’annoncer au monde sa venue !
Françoise et Olivier promus jeunes parents à cette occasion n’en reviennent pas encore ! »
16Au-delà d’une mode, ces parents prennent acte du fait que la naissance de l’enfant atteste la naissance de ses parents. Si l’engendrement d’un enfant inscrit le jeune adulte dans la filiation comme parent, en réalité il s’agit d’une réinscription, une deuxième inscription qui redouble la première, celle de sa propre naissance. La chaîne de la transmission est toujours à double sens, ascendante et descendante, car en engendrant un enfant, les parents, d’une certaine manière, engendrent leurs parents. C’est ainsi que s’explique à mon avis le besoin des adultes qui ont été abandonnés à la naissance et qui ignorent l’origine et l’identité de leurs parents biologiques de les rechercher au moment d’envisager d’avoir des enfants. Pour créer ce qui va advenir, il faut d’abord créer ce qui nous a fait advenir. En d’autres termes, pour mettre au monde, il nous faut d’abord retrouver – ou à défaut recréer – ce qui nous a mis au monde, faute de quoi l’adulte rencontre une butée sur le chemin de la procréation, parce qu’il lui manque l’inscription première. Le lien de filiation est obligatoirement transgénérationnel. « J’ai besoin de retrouver mes parents avant de devenir parent à mon tour », dit une jeune femme, née sous X, qui recherchait avec acharnement des informations sur ses parents géniteurs au moment d’envisager d’avoir un bébé. « Je dois savoir dans quelles circonstances je suis née pour pouvoir être enceinte et avoir un bébé. »
17N’est-ce pas cela que nous enseigne l’homme qui avait oublié la date de son anniversaire en disant que d’avoir des enfants lui aurait permis de s’en souvenir ? De son point de vue particulier de schizophrène qui s’est exclu, ou s’est trouvé exclu de la filiation et de la transmission, cet homme nous offre une clé pour comprendre les forces sous-jacentes qui motivent le désir de procréation, et qui en constituent l’enjeu. Le propos de cet homme, dans sa logique psychotique de confusion des générations et de méconnaissance de la transmission, nous révèle un enjeu essentiel de ce passage des générations qu’est la naissance de l’enfant et le devenir-parent.
To be or not to be… faire ou ne pas faire un enfant
18La responsabilité d’un autre être humain est lourde à porter, comme le montre la parabole de saint Christophe. Christophe, dont le nom vient de Christophorus, « porte-Christ » en grec, est un passeur, patron des voyageurs, qui aidait les pèlerins à traverser la rivière. Une nuit, il entendit une voix d’enfant qui l’appelait au-dehors. Il hissa l’enfant sur ses épaules et entra dans l’eau. Mais plus il avançait et plus l’eau montait, et plus l’enfant devenait lourd comme du plomb. Christophe faillit être englouti par le fleuve. Il parvint à grand-peine sur l’autre berge. Là, l’enfant lui dit : « Ne t’étonne pas, Christophe, car tu as porté le monde entier sur tes épaules et celui qui l’a créé. Je suis le Christ, ton roi. En signe de la vérité de mes paroles, rentre chez toi et plante ton bâton en terre. » Le lendemain, Christophe vit son bâton transformé en un palmier plein de feuilles et de dattes.
19Tout parent, en portant l’enfant qu’il a mis au monde vers l’autre rive, serait-il un Christophe, passeur de l’Enfant-Roi ? Sera-t-il récompensé par un palmier plein de fruits ? Aventure exaltante, mais lourde à porter, car lorsque saint Christophe porta l’Enfant Jésus, c’est du monde entier qu’il supporta le poids. D’ailleurs dans un certain nombre de tableaux, Christophe porte un globe terrestre. C’est une belle illustration des enjeux de la parentalité, qui constitue une si lourde tâche que les adultes ont de plus en plus du mal à y faire face et cherchent à s’y dérober.
20Avec les progrès de la contraception et la législation de l’avortement, c’est un acte qui devient une décision, un choix, l’expression d’une volonté. Mais cela n’empêche pas la procréation de mobiliser des craintes intenses, car c’est un acte qui propulse les adultes sur les chemins inquiétants de la transmission, entre amour et haine, entre la vie et la mort, entre être et ne pas être. C’est là où resurgit le sacré.
21Plus d’une fois, j’ai entendu des mères ayant eu un enfant handicapé me parler de l’anxiété que suscite en elle le projet de faire un autre enfant : « Ce serait bien s’il était là », dit l’une, « Il faudra un bébé qui cherche des parents », dit une autre. Elles désirent un bébé, mais ne peuvent assumer de décider de sa venue, elles qui portent la lourde responsabilité d’avoir mis au monde un bébé anormal. Beaucoup de mères ont la nostalgie ou le fantasme d’un bébé qui arriverait sans être passé par les décisions parentales et les programmations médicales, tel un ange qui tombe du ciel, tel l’enfant apporté par la cigogne, tel l’enfant qui pousse dans les choux, qui soulage les parents de leur lourde responsabilité. Plus on a décidé de la venue d’un enfant et plus on en est responsable. Paradoxalement, la désacralisation de la naissance qui tend à plus de liberté entraîne aussi plus de contraintes.
22À la fameuse question métaphysique fondamentale que Shakespeare fait prononcer par Hamlet, « To be or not to be », fait écho une autre question tout aussi fondamentale, « faire ou ne pas faire un enfant ». Chaque être humain, comme Hamlet, est amené à s’interroger sur son existence même, mais aussi sur l’existence qu’il pourrait engendrer, car tout adulte est potentiellement procréateur. Chaque homme, chaque femme est virtuellement appelé à devenir parent, c’est une donnée fondamentale de l’espèce. Mais cet appel il peut y consentir ou le refuser. Et avec la séparation entre sexualité et procréation dans nos sociétés modernes, cette potentialité fait de plus en plus l’objet d’un choix.
23Faire ou ne pas faire un enfant… La question se pose et se posera de plus en plus, comme le montrent les chiffres récents de la démographie dans le monde, qui indiquent une baisse inquiétante de la natalité. Il semble – et pas seulement dans les pays occidentaux – que les adultes, et en particulier les femmes, c’est-à-dire les futures mères, ou les mères potentielles, rechignent à faire des enfants, retardent l’âge de la maternité, privilégient leurs intérêts professionnels au point de désinvestir le désir de maternité. Si d’une part on voit toujours un certain acharnement à vouloir à tout prix des enfants (comme en témoignent les couples stériles, les couples homosexuels ou certains adultes célibataires), on peut se demander s’il ne s’agit pas de l’arbre qui cache la forêt. Il se profile à l’horizon un mouvement tout autre, totalement inattendu et contraire à l’idée bien ancrée de la procréation, c’est-à-dire de la perpétuation de l’espèce, et qui se manifeste par un déclin du désir d’enfant. Il semble qu’un nombre grandissant d’adultes peuvent désormais concevoir leur existence sans enfants. Un devenir-adulte sans devenir parent. En Allemagne, pays qui connaît un mouvement de dénatalité important, on les appelle les « objecteurs de procréation ». Il s’agit d’hommes en âge de procréer qui demandent une stérilisation. Ils sont de plus en plus nombreux à vouloir rester « sans enfants ». De même au Japon, où il est difficile pour les femmes de concilier vie professionnelle et maternité, un nombre grandissant d’entre elles affirment envisager très bien leur vie sans avoir de bébés. Dans le même mouvement d’idées, en France, en mai 2006, on a proposé d’instaurer une « fête des non-mères », parallèlement à la « fête des mères » pour s’opposer à une parentalité forcée. Il s’agit là de quelques signes, glanés dans l’actualité, mais qui me paraissent annonciateurs d’une tendance de fond. Signe d’une grave crise anthropologique, car que devient l’humanité si les hommes et les femmes, vivant la parentalité comme une forme d’oppression, ne souhaitent plus avoir d’enfants ? Une généralisation de la non-envie d’enfant aboutirait ni plus ni moins à l’extinction de l’espèce. À moins qu’on n’arrive à un système inégalitaire où il y aurait ceux qui font des enfants et ceux qui n’en font pas…
Un enfant persécuteur
24La relation avec l’enfant est fondamentalement contradictoire et ambivalente. Ce que les adultes projettent sur l’enfant, c’est à la fois l’image de l’enfant merveilleux, idéalisé, qui suscite l’amour parfois même jusqu’à l’idolâtrie, mais aussi l’image de l’enfant étrange, étranger, persécuteur, un intrus qui suscite une haine destructrice, comme Œdipe. Il est l’idole adulé ; il est l’ennemi à abattre. Ce bébé, source de joie, est aussi une figure inquiétante, qui fait violence à l’adulte, car toute naissance évoque la mort. L’émerveillement du premier regard n’empêche pas la potentialité persécutrice. L’enfant est une figure dangereuse pour les adultes, un ennemi dont il faudrait se débarrasser. Que l’on songe à certains contes des frères Grimm, tel Hansel et Gretel abandonnés dans la forêt par leurs parents… Ces aspects maléfiques sont des résurgences ou des survivances du sacré, car on prête aux enfants des pouvoirs surnaturels qui les rapprochent des dieux ou des démons. « Tout ce qui est insolite, singulier, nouveau, parfait ou monstrueux devient un récipient pour les forces magico-religieuses », écrit Mircea Eliade [13].
25Ainsi l’enfant est-il à la fois objet d’amour et de haine, d’attachement et de rejet, de bienveillance et d’agressivité. L’idéalisation de l’enfant va de pair avec sa dévalorisation qu’elle a pour but de camoufler. Le bébé idéalisé sert à masquer son envers, le bébé persécuteur. C’est cette double polarité de l’enfant qui signe sa dimension sacrée.
26La figure d’un enfant inquiétant, voire persécuteur, apparaît sous bien des formes dans la mythologie, l’histoire, l’ethnologie. Dans la conception du Moyen Âge, nous apprend Didier Lett [14], l’infans est celui qui ne parle pas, et c’est pourquoi il est considéré comme sacré. L’absence de langage chez le petit humain était considérée comme une infirmité due au péché originel, car c’est la faute d’Adam et d’Ève qui a provoqué le châtiment divin infligeant aux humains la douleur de l’enfantement et l’incomplétude du nourrisson qui ne sait ni parler ni marcher. Vers 3 ans, l’enfant du Moyen Âge perd son innocence, mais alors sa parole est considérée comme dangereuse. Car lorsqu’il parle, c’est comme un prédicateur, porteur de la parole biblique, ou comme les fous, ou comme Dieu, ou comme le diable. « Quand l’enfant commence à parler et à marcher, les diables s’empressent de lui donner des conseils et de lui apprendre de vilains mots, à jurer et à dire des grossièretés », écrit Berthod de Ratisbonne, cité par Didier Lett. On peut se demander s’il ne reste pas quelque chose de cette conception ancienne dans l’image moderne de l’enfant et en particulier de l’enfant-roi… Ne retrouve-t-on pas la vision d’un enfant, proche de Dieu, et qui devra quitter avec l’âge et à l’aide de l’éducation cette place privilégiée, qui est une place sacrée ? Pourrait-on dire alors que l’éducation vise à désacraliser l’enfant, à lui ôter les caractéristiques liées à la proximité du nouveau-né avec les forces de l’au-delà ?
L’animal, le totem, le tabou
27Il y a en effet une double polarité du sacré : d’un côté, l’enfant innocent, sacré, victime des adultes. De l’autre, l’enfant inquiétant, animal, menaçant. Car comme l’a montré Freud en 1905 [15], avec la découverte de la sexualité infantile, l’enfant lui-même est habité et traversé par des flux pulsionnels et émotionnels d’autant plus intenses qu’il n’a pas encore les moyens de les canaliser ou de les symboliser. Si l’enfant peut être une figure inquiétante c’est parce qu’il est porteur d’une pulsionnalité débordante, qui souvent évoque l’animalité. De tout temps, l’enfance a été associée à un état primitif et sauvage, à l’animalité, voire à la bestialité. En effet, l’enfant et l’animal sont proches, liés par des affinités, et l’animal est omniprésent dans le monde de l’enfance. Tout au long de son œuvre, Freud a évoqué cette proximité entre l’enfant et l’animal. « L’attitude de l’enfant à l’égard des animaux présente de nombreuses analogies avec celle du primitif. L’enfant n’éprouve encore rien de cet orgueil propre à l’adulte civilisé qui trace une ligne de démarcation nette entre lui et tous les autres représentants du règne animal. Il considère sans hésitation l’animal comme son égal ; par l’aveu franc et sincère de ses besoins, il se sent plus proche de l’animal que de l’homme adulte, qu’il trouve sans doute plus énigmatique. » Or les études ethnographiques montrent que l’animal est porteur du sacré. La proximité de l’enfant avec l’animal lui confère le pouvoir mystérieux et sacré de connaître les univers non humains. D’avoir accès à des mondes suprasensibles ou surnaturels.
28« Il revient de loin », dit-on pour les enfants qui ont frôlé la mort à la naissance [16]. Mais en revient-il jamais ? Et d’où revient-il ? Des limbes ? Didier Lett [17], médiéviste, explique que, dans les sociétés chrétiennes du haut Moyen Âge jusqu’au début du xxe siècle, il fallait imaginer un lieu pour accueillir les enfants morts sans baptême, car ils ne pouvaient vraiment entrer dans le royaume des morts, faute d’un statut déterminé. Ni vivants, ni morts, ils sont condamnés à divaguer comme des âmes errantes. N’est-ce pas le sort de tous les enfants morts très jeunes, et plus encore les enfants morts in utero, qui confrontent les parents à la tâche impossible de faire le deuil de celui qui vient de naître ou qui n’est jamais né ?
29Mme T. est une jeune femme qui vient de perdre son petit garçon, Nicolas, à l’âge de 5 mois, après deux mois d’une grave maladie. Comment concevoir une existence humaine qui n’a duré que quelques mois ? Qu’en est-il de ce bébé, de cette personne, qui en plus était gravement atteinte dans son corps et sa psyché pendant les dernières semaines de sa vie ? Quel sens peut avoir une existence si courte ? Qu’est-ce que cela représente de devenir parents, avec tout ce que cela implique de remaniements psychiques et d’investissements libidinaux, puis de ne l’être plus si peu de temps après ?
30Comment faire le deuil d’un être marqué par le sceau du sacré ? Auréolé comme un saint. Ne faisant partie ni du monde des vivants ni de celui des morts. C’est la raison pour laquelle le deuil périnatal est si difficile, ainsi que le projet de concevoir de nouveaux bébés, pourtant souvent préconisé par l’entourage. D’une certaine manière, le deuil doit être impossible, car il faut garder l’enfant sacré, comme un objet incorporé, idolâtré et fétichisé, vénéré comme une relique. D’ailleurs, dit Mme T., Nicolas « absorbe » toutes ses pensées, envahissant sa vie psychique sur un mode vampirique. Après le décès d’un nouveau-né, il n’est pas rare que des parents apportent des gâteaux ou des chocolats qu’ils offrent au personnel de l’hôpital afin de les partager avec eux, comme un rituel d’incorporation cannibalique du bébé mort.
31Ainsi dans un monde apparemment sécularisé où les actes entourant la naissance seraient désacralisés, il y a des survivances ou des résurgences du sacré. On peut penser par exemple que les services de néonatologie ont bien des points communs avec les lieux sacrés : comme eux ils sont coupés du monde, instaurant leurs propres rites. Dans les sociétés traditionnelles, les spécialistes du sacré constituent une classe sacerdotale et détiennent un savoir qui se différencie des connaissances communes en utilisant souvent un langage ésotérique. Leur compétence leur procure un pouvoir spécifique. N’est-ce pas ainsi que sont vécus par les parents les spécialistes de la néonatologie ?
Conclusion
32On a tendance à banaliser l’enfantement en le désacralisant. Mais il est difficile de se dérober au sacré, car la mise au monde des enfants suscite les mystères des origines et la part énigmatique de la filiation. Le bébé active intensément la disponibilité de ses parents, comme l’a si bien décrit Winnicott avec la préoccupation maternelle primaire : il les capte, il les mobilise comme une armée, il les occupe, il les ravit. Il provoque une exaltation qui ressemble étrangement à l’expérience mystique, l’état de ravissement pour l’Époux divin, que décrit Thérèse d’Avila [18]. « En un instant, on lui procure tant de connaissances à la fois, que son imagination et son entendement n’auraient pu après beaucoup d’années en forger la millième partie. Ce n’est pas une vision intellectuelle mais une vision imaginaire. On voit alors avec les yeux de l’âme beaucoup mieux que l’on ne voit sur la terre avec les yeux du corps. » Voir le bébé, le prendre en charge, connaître les processus psychiques précoces, conjecturer sur la vie prénatale, s’occuper des mères en néonatalité ne requiert-il pas d’utiliser les yeux de l’âme et la vision imaginaire ? Le défi qui se présente au clinicien est de pouvoir concilier la dimension du sacré avec la démarche scientifique. Il s’agirait en quelque sorte, dans la lignée de Bion, non pas d’évacuer un sacré qui a très mauvaise presse et qui de toute façon resurgit sous une forme ou une autre, mais de lui donner un statut scientifique, c’est-à-dire d’en faire l’objet d’une investigation en termes psychanalytiques.
Notes
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Simone Korff Sausse, psychanalyste. 146 boulevard du Montparnasse, 75014 Paris ; maître de conférences à l’ufr Sciences humaines cliniques de l’université Denis-Diderot, Paris 7 ; membre de la Société psychanalytique de Paris.
sksausse@hotmail.com -
[1]
Thérèse d’Avila (1949), Le château de l’âme ou Le Livre des demeures, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1979.
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[2]
D. Meltzer (1988), L’appréhension de la beauté, Larmor-Plage, Éd. du Hublot, 2000.
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[3]
S. Korff Sausse, Plaidoyer pour l’enfant-roi, Paris, Hachette-Littératures, 2006.
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[4]
M. Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963.
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[5]
G. Rosolato, « La relation d’inconnu », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 14, Paris, Gallimard, 1976.
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[6]
C. et S. Botella, La figurabilité psychique, Delachaux et Niestlé, 2001.
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[7]
W.R. Bion (1970), L’attention et l’interprétation, Paris, Payot, 1974.
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[8]
Les sentiments complexes, mêlant intimité et étrangeté, ont été remarquablement décrits par Anne Bouchart-Godard, dans un texte qui est devenu une référence : A. Bouchart-Godard (1979), « Un étranger à demeure », dans J.-B. Pontalis et coll. (sous la direction de), « L’enfant », Nouvelle revue de psychanalyse, réédité en Folio-Essais, 2001.
-
[9]
M. Gauchet, « Essai de psychologie contemporaine. Un nouvel âge de la personnalité », revue Le débat, n° 99, Paris, Gallimard, 1998.
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[10]
Pour une étude plus approfondi du sacré je renvoie le lecteur à l’ouvrage très complet de J.-J. Wunenburger, Le sacré, Paris, puf, qsj, 1981.
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[11]
H. Arendt (1954), La crise de la culture, Paris, Gallimard, Folio-Essais, 1972.
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[12]
M. Gauchet, L’enfant désiré, 2005.
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[13]
Mircea Eliade, Aspects du mythe, op. cit.
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[14]
Didier Lett, L’enfant des miracles. Enfance et société au Moyen Âge (xiie-xiiie siècles), Paris, Aubier, 1997.
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[15]
S. Freud (1905), Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1962.
-
[16]
S. Korff Sausse, « Il revient de loin », Psychiatrie de l’enfant, XLIII, 2, 2001, p. 407-435.
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[17]
Didier Lett, L’enfant des miracles, op. cit.
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[18]
Thérèse d’Avila, Le château de l’âme, op. cit.