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Article de revue

La crèche, un lieu paisible de prévention

À propos des comportements violents et de retrait

Pages 111 à 126

Notes

  • [*]
    Nicole Simon Bogaers et Miriam Rasse, psychologues en crèches municipales.
  • [1]
    Cette présentation s’inspire d’une étude coordonnée par F. Jardin, Soin-prévention des comportements violents et de retrait en crèche, qui sera prochainement disponible. Se renseigner auprès de l’Association Pikler-Lóczy, 20 rue de Dantzig, 75015 Paris.
  • [2]
    M. David, « Pour une meilleure connaissance du bébé. Contributions de l’Institut E. Pikler », dans Lóczy un nouveau paradigme, Paris, puf, coll. « Le fil rouge », 2002.

1 En crèche, il s’agit d’accueillir un enfant et ses parents pendant une période sensible et vulnérable de développement de leurs relations où le processus de séparation individuation est en cours. Un tout jeune enfant n’a pas encore conscience de son identité et de son unicité. Pour bien grandir, et entre autres besoins tout aussi fondamentaux, le besoin d’étayage doit être satisfait.

2 En conséquence, dans un lieu d’accueil collectif, l’équipe doit réfléchir aux conditions qui permettent à un bébé, à un tout jeune enfant de bénéficier d’une relation d’objet stable, fiable et sécurisante. Nous savons que seuls l’établissement et le maintien d’une telle relation favorisent le développement de sentiment de confiance en soi et en l’autre, permettent à l’enfant de se construire psychiquement tant au niveau de la dialectique pulsionnelle qu’au niveau des mécanismes de défense qui doivent être adaptés à son degré de développement.

3 Les professionnels de la petite enfance sont de plus en plus souvent interpellés à propos de la multiplication des comportements violents dans les groupes d’enfants. Cependant les comportements de retrait, beaucoup moins bruyants mais tout aussi inquiétants, relèvent souvent aussi des mêmes facteurs carentiels, à savoir de la part des adultes, le manque d’attention individualisante et contenante, le manque d’empathie envers l’enfant.

4 L’évolution socio-économique de notre société, de la structure familiale, de la place de l’enfant et des valeurs éducatives a sûrement une influence sur le développement de ces comportements. Mais les conditions d’accueil offertes à ces tout jeunes enfants et à leurs parents dans cette période vulnérable de construction ont aussi leur part de responsabilité.

5 Nous savons aujourd’hui que des enfants peuvent rapidement manifester des comportements violents ou de retrait pour exprimer leur insécurité lorsque ne sont pas satisfaits de façon « suffisamment adéquate », non seulement les besoins individuels fondamentaux reconnus comme nécessaires au bon développement physique et psychique, mais aussi les besoins spécifiques générés par cette vie précoce en collectivité et en dehors du milieu familial.

Quels moyens pour accompagner et soutenir, en lien avec chaque famille, le développement de chaque enfant ?

6 Réfléchir en équipe et mettre en œuvre ensemble un projet éducatif qui vise à accompagner le développement de chaque enfant comme une personne capable de s’affirmer, d’exprimer son vouloir, ses besoins et ses désirs, d’être à l’initiative d’une activité riche et élaborative et de s’y engager [2], de rencontrer les autres avec intérêt et plaisir, tout en s’initiant à des règles de vie qui en feront un être social.

7 Cela passe par la nécessité d’offrir à chaque enfant, en l’absence de ses parents, mais sans pour autant prendre leur place et en protégeant leur relation mutuelle spécifique et unique, le soutien d’une relation personnalisée et un environnement spatio-temporel à la fois stable et régulièrement ajusté en fonction de l’évolution des besoins, capacités et intérêts de chaque enfant et de son groupe d’appartenance.

8 Cela implique un travail d’observation de chaque professionnel qu’il soit auprès des enfants ou fasse partie de l’équipe encadrante, une authentique concertation autour des observations et une réflexion à propos des propositions qui concernent tous les détails du quotidien de la vie des enfants.

Vers un collectif individualisé

9 Un accent particulier est à mettre sur l’individualisation de l’accueil pour qu’au sein de cette vie collective, chaque bébé, chaque enfant perçoive qu’il a sa place, se sente reconnu et pris en compte dans son unicité, grâce à des propositions ajustées selon ses réactions lors des repas, de la toilette, pour le sommeil et les temps d’éveil.

10 Cela n’est pas une évidence si l’on pense que les crèches sont des lieux presque incontournables pour une socialisation de l’enfant.

11 Cette individualisation de l’accueil nécessite pour les professionnels :

  • d’acquérir des connaissances approfondies sur le jeune enfant, sur les différentes étapes de son développement psychomoteur et affectif, y compris sur les difficultés souvent transitoires mais normales parce qu’inhérentes à ce développement ;
  • de réfléchir à la façon dont les adultes peuvent accompagner un enfant, le reconnaître dans ses potentialités et en favoriser l’émergence, développer son sentiment de compétence, tout en évitant des sollicitations trop précoces.
Ces connaissances générales sont soutenantes, mais doivent être complétées :
  • par une « attitude observante et continue » des modes d’expression de chaque enfant : comportement, signaux de bien-être et de malaise, manifestations des besoins et des émotions ;
  • par les échanges quotidiens avec les parents, au moment de l’accueil et des retrouvailles ;
  • et par des réunions régulières qui permettent de partager les observations de plusieurs membres de l’équipe mais aussi de mieux appréhender, c’est-à-dire de mieux observer et comprendre les émotions et les réactions des enfants.
Parce que les professionnels savent quoi attendre « globalement » d’un enfant en tenant compte de son âge mais aussi de ce qu’ils ont l’habitude de recevoir comme réponse à leur manière d’être et de faire – tant dans les temps de soin que dans les temps d’activité libre ou accompagnée –, ces professionnels sont d’autant plus sensibles à la singularité de chaque enfant, plus perspicaces à des difficultés éventuelles.

12 Cette attention à ce qui vient de l’enfant et cette recherche d’aller à sa rencontre sont fondatrices de la relation personnalisée qui s’établit entre eux. Il est cependant parfois difficile d’avoir accès à un enfant, d’entrer en communication avec lui comme le montreront les exemples d’Alexis et de Claire présentés ci-après.

Concrètement, dans la vie quotidienne

13 Pour chaque enfant, cette reconnaissance de sa place et de son unicité dans le groupe doit pouvoir s’exprimer notamment à travers un temps et un espace individualisés, personnalisés :

  • entre l’enfant et l’adulte, il s’agit de favoriser un temps de rencontre et de communication intime au moment des soins (repas et change). En conséquence, ils sont prodigués par la personne de référence ou par son relais privilégié. De par la régularité de leurs rencontres et la continuité de leur attention, ce sont les personnes qui connaissent le mieux l’enfant et qui sont les mieux connues de lui ;
  • l’auxiliaire cherche à ce que, pour chaque enfant, ces soins corporels soient agréables, l’aident à se sentir bien et dans son corps. Leur déroulement prévisible et selon un « tour de rôle » lui permettant d’être assuré que ses besoins corporels et relationnels seront pris en compte, l’enfant peut anticiper ce moment avec plaisir et s’engager librement et en toute quiétude dans son activité ;
  • le temps individuel de rencontre, au moment des repas, deviendra un temps partagé progressivement avec un autre puis plusieurs autres enfants. Cette proposition s’appuiera sur l’évolution des capacités maturatives de chaque enfant, celui-ci étant considéré pendant ces temps de soin comme un partenaire actif ;
  • un espace identifié : sa place à table, son casier pour déposer et retrouver ses affaires personnelles situé toujours à la même place, son lit personnalisé et accessible en permanence pour qu’il puisse à son gré s’y installer pour se reposer, y jouer tranquillement ou s’y réconforter.

Accompagner le processus de socialisation, tant dans la rencontre avec l’autre que dans l’acquisition de règles sociales

14 C’est dans cette relation initiale précoce faite d’attention individualisée que s’enracinent les toutes premières expériences socialisantes de l’enfant, celles qui l’initieront à une socialisation faite d’empathie. Dans cette rencontre avec un adulte bienveillant et attentionné, l’enfant fait l’expérience d’être écouté, respecté, intimement accueilli, il découvre la valeur d’une relation authentique et humanisante.

15 L’enfant, ainsi reconnu dans l’affirmation de lui-même et de son vouloir, peut se sentir soutenu dans ses toutes premières relations avec d’autres tout jeunes enfants. Les toutes premières rencontres des enfants entre eux vont quelquefois devoir être médiatisées par un adulte qui aidera à la reconnaissance de l’autre et au processus de différenciation.

16 Les gênes occasionnées, les brusqueries qui apparaissent dans les groupes des bébés et des tout jeunes enfants sont souvent le signe d’un intérêt pour autrui, pour son activité, pour son jeu. Le jeune enfant qui désire posséder le jeu de l’autre ou partager son activité ne peut pas imaginer que celui-ci n’est pas dans le même désir. L’intervention, proche ou à distance selon les situations, d’un adulte fiable va aider à la reconnaissance d’intentions et de désirs différents, et ainsi favoriser l’établissement d’une relation.

17 Il suffit souvent de plusieurs objets semblables mis à disposition des enfants pour que ceux-ci apprennent spontanément à faire ensemble, côte à côte. L’imitation devient communication dans un échange et une influence réciproques… mais on n’est pas obligé de partager…

18 Pour un tout petit bébé, l’adulte aménage un espace préservé, avec des jeux adaptés et posés près de lui, mais n’excluant pas pour autant l’éventualité d’une approche fortuite d’un autre bébé plus évolué dans sa motricité ! L’adulte s’attache alors à soutenir l’un et l’autre dans leur découverte mutuelle.

19 En effet, le tout jeune enfant a besoin d’un adulte attentif, compréhensif de ce qui peut l’animer intérieurement pour apprendre à canaliser, orienter ses comportements impulsifs et trouver des modes « socialement possibles » d’expression de ses besoins, désirs et émotions.

20 Parallèlement, l’équipe doit réfléchir à un aménagement de l’espace intérieur et extérieur qui favorise la motricité libre comme voie d’écoulement de tensions. Ce qui suppose l’installation d’un matériel moteur ouvrant à de nombreuses possibilités d’exercice et d’expérimentation et parfaitement adapté au niveau de développement des enfants. Ceux-ci sont alors limités le moins possible dans leur besoin de grands mouvements (courir, sauter, grimper) et ne sont pas insatisfaits dans leur besoin vital de se mouvoir à cause d’une multiplication d’interdits visant à les protéger !

21 L’introduction progressive de règles simples mais constantes comme par exemples : ne pas prendre de force le jouet de l’autre, ne pas le déranger systématiquement dans son jeu, ne pas tirer les cheveux, ne pas taper… préserve l’intégrité de chaque enfant et l’aide à intérioriser ces règles de vie incontournables. Profondément sécurisé par l’attitude contenante, c’est-à-dire ferme et bienveillante de l’adulte et par la stabilité du cadre, le tout jeune enfant peut alors progresser dans la rencontre de l’autre et l’intégration de premières règles sociales.

22 Tout cela nécessite un travail de sensibilisation, de formation et d’accompagnement des professionnels, des temps et des espaces pour partager, réfléchir et penser.

23 Dans ce contexte d’une structure d’accueil qui cherche ainsi à trouver, ajuster, maintenir et développer, dans la continuité d’une réflexion et d’une pratique professionnelles, des moyens qui prennent en compte ces différents besoins, les comportements violents ou de retrait apparaissent de façon beaucoup plus isolée ou transitoire, l’ambiance générale n’est pas violente et ces comportements qui inquiètent tant sont en nette diminution.

24 Si ceux-ci émergent malgré tout, les questions se posent alors en ces termes :

  • sont-ils le signe de propositions institutionnelles pas encore suffisamment bien ajustées à certains des besoins d’un ou plusieurs enfants ?
  • et/ou sont-ils le signe d’un malaise plus profond vécu par cet ou ces enfants et leur famille ?
  • à quel travail d’accompagnement penser et comment le mettre en œuvre ? Avec quelles limites ?
Deux exemples vont nous aider à illustrer notre propos.

Rechercher la rencontre avec un enfant : Alexis ou lorsque les émotions ne peuvent se partager (crèche 0., Miriam Rasse)

25 Alexis est un petit garçon blond, d’une peau très claire avec de grands yeux bleus dont il est difficile de capter le regard. Grand pour son âge, il paraît d’autant plus long qu’il est très raide dans son corps, il semble fonctionner « tout d’un bloc ».

26 Il est tendu aussi dans son attention, exerçant une vigilance constante pour surveiller ce qui se passe et suivre les allées et venues de l’adulte. Il s’investit peu dans des activités avec les objets ; elles sont de courte durée et dispersées. Il ne peut pas se laisser aller au sommeil : il ne dort que quelques dizaines de minutes par jour, malgré la présence de l’auxiliaire à ses côtés qui cherche à le rassurer et à ce qu’il puisse se détendre.

27 S’accrochant du regard à sa « référente » lorsqu’elle est proche de lui, il n’apprécie cependant pas un contact plus proche : dans ses bras, il est raide et sa grande taille rend d’autant plus difficile toute tentative de l’envelopper, il se protège en mettant souvent son coude entre son corps et celui de l’auxiliaire. Pendant les temps de soin, il est difficile de capter son regard et de savoir ce qu’il aime ou non : aucune émotion ne transparaît.

28 Cette auxiliaire est néanmoins une personne importante pour lui, qu’il a différencié rapidement des autres personnes et dont il quête l’attention : il la cherche beaucoup du regard et, dès qu’il sait se déplacer, il reste dans sa proximité quand elle est occupée avec un autre enfant ; l’auxiliaire, très disponible intérieurement, est touchée par ses difficultés et cherche à lui apporter un peu de détente et de bien-être.

29 Tout ce qu’il contient à l’intérieur de lui explose parfois en de violentes décharges : il pousse des cris stridents, tape violemment ses pieds et bras au sol ou dans son lit. Et, dès qu’il se déplace, ses explosions vont se manifester à l’égard des autres enfants et des objets : il tire les cheveux, pousse, bouscule les autres enfants ; jette et renverse les objets. Ces comportements déroutent les adultes qui ont du mal à en trouver le sens.

30 Alexis est un petit garçon qui paraît difficile d’accès, comme enfermé dans une carapace pour se protéger de ce qui vient de l’extérieur mais aussi ne laissant rien filtrer de ce qui est dedans. C’est un enfant qui ne pleure pas et qui sollicite peu l’adulte. Il est difficile de communiquer avec lui et de le comprendre.

31 La maman et l’auxiliaire ont pu nouer une bonne relation lors de la période d’adaptation, même si la mère aurait préféré un accueil chez une assistante maternelle. Mais, au quotidien, les contacts sont brefs, la mère étant pressée par ses horaires de travail et ceux de l’école à laquelle elle conduit le frère aîné. Le père ne fréquentera pas du tout la crèche pendant plusieurs mois. Alexis manifeste peu d’émotion au départ de sa mère.

32 Plus grand, au cours de sa deuxième année, son extrême tension corporelle va le rendre maladroit dans ses gestes et ses déplacements : il tombe souvent, se cogne, se déplace sur la pointe des pieds. Il manque d’équilibre et d’appui, mais ne pleure pas lors des chutes ou des coups.

33 Il donne l’impression d’une hyperactivité, passant d’un objet à un autre sans vraiment jouer, cherchant à faire comme les autres enfants plutôt qu’à suivre un intérêt personnel. Intéressé par leur activité, Alexis semble à d’autres moments mal supporter la proximité des autres enfants et leur proximité avec la référente : il peut repousser violemment un enfant qui s’approche de lui, ou, étant très costaud, plaquer au sol l’enfant qui s’approche de l’adulte. Ses frustrations (lorsqu’il n’arrive pas à utiliser un jouet comme il aimerait, quand un enfant le repousse ou quand l’adulte n’est pas disponible…) provoquent sa rage, il lui arrive même à une période de se mordre lui-même. Mais souvent ses attaques paraissent subites, sans cause apparente. Dans ces situations, il ne cherche pas l’aide de l’adulte : il paraît seul.

34 Il ne sait que faire de ses éprouvés et de ses envies. Il n’a pas pu repérer son tour de rôle et supporte mal que son auxiliaire s’occupe d’un autre enfant. Sa relation avec son auxiliaire n’est pas suffisamment intériorisée ni sécure pour qu’il puisse y trouver un appui en dehors des temps de soin.

Soutenir le développement d’une relation mutuelle entre Alexis et son auxiliaire

35 En équipe, nous réfléchissons comment permettre à Alexis de trouver un peu plus de sécurité dans sa relation avec son auxiliaire, en cherchant les gestes et les positions qui peuvent lui apporter détente et confort, tout en respectant son besoin de rester à « petite distance » mais sans renoncer à entrer en communication avec lui. Être attentif à ses discrètes manifestations de plaisir et de déplaisir, mettre en mots ce qui se passe entre eux… une tâche pour laquelle il s’agit de soutenir l’auxiliaire afin qu’elle ne se décourage pas dans ses tentatives.

36 Lors de ses comportements agressifs, les auxiliaires veillent à ne pas le menacer, ni le juger, mais lui expriment fermement leur désaccord. Malgré leur souci de ne pas l’enfermer dans une image négative de lui-même, de lutter pour ne pas le stigmatiser comme « l’enfant agressif », les professionnelles sont tendues, d’une extrême vigilance pour protéger les autres enfants du groupe. Malgré leurs efforts, Alexis devient vite « le bouc émissaire » du groupe, dès qu’un enfant pleure, c’est Alexis qui est accusé, les parents des autres enfants, témoins de sa violence le matin et le soir lors de leur venue, s’en plaignent aussi. Le climat dans le groupe aussi est tendu, les professionnelles sont épuisées et le découragement pointe. Les difficultés de l’enfant sont rejetées sur les parents (on connaît bien ce mécanisme de projection face à un sentiment d’impuissance) : le père est absent, la mère est toujours pressée, le temps d’accueil d’Alexis est trop long.

Aller à sa rencontre

37 En réunions, les professionnelles expriment leurs difficultés, leur exaspération comme leur impuissance face à cet enfant. Mais partager les observations va permettre à l’équipe de mieux percevoir et soutenir les petits progrès d’Alexis, dans ses jeux et dans son développement mais aussi peu à peu de mieux le comprendre.

38 Il paraît se séparer facilement de sa mère mais l’arrivée et le départ des autres enfants, la présence des parents, l’indisponibilité de l’auxiliaire à ce moment-là le rendent furieux. Il ne sait pas entrer en communication avec un autre enfant, lorsqu’il convoite un jouet ou un espace, il l’exprime de façon agressive.

39 Progressivement, le sens du comportement d’Alexis est mieux appréhendé. Le sentiment d’étrangeté disparaît au profit d’une plus grande empathie. Alexis a du mal à être en contact avec ses émotions, elles sont agies au lieu d’être éprouvées.

40 Dès lors, les professionnelles vont « mieux se mettre à sa place », pouvoir trouver des mots qui lui restituent ce qu’elles pensent qu’il éprouve, l’aider à rencontrer les autres sans susciter leur crainte ou leur rejet. Voici deux exemples :

  • « Tu veux une place à la fenêtre parce que tu penses à ta maman que tu l’as vue partir par là ce matin » (lorsqu’il pousse violemment un enfant qui regarde par la fenêtre).
  • « Alexis voudrait bien s’asseoir à côté de toi pour regarder ce livre » (lorsqu’il écrase de tout son poids un enfant qui lui refuse ce livre)…

Chercher des propositions adaptées

41 Nous aménageons les temps d’accueil du matin pour apporter plus d’attention et de contenance à Alexis pendant et après la séparation d’avec sa mère. Nous installons un espace individuel protégé avec des jeux qu’il apprécie. Il faut beaucoup de persévérance et de continuité aux professionnelles pour maintenir ces propositions et pour que les séparations mieux accompagnées deviennent moins difficiles.

42 Parallèlement, la maman, rencontrée plusieurs fois par la directrice et la psychologue, peut exprimer ses angoisses de voir se reproduire l’accident cardiaque de son mari alors qu’il était seul à la maison avec Alexis et son frère. Crainte pour son mari, crainte pour ses enfants quand elle est absente : la séparation est risque de danger. Partageant ses craintes, elle peut alors penser et proposer des moyens pour aider Alexis dans la séparation : un doudou qui restait à la maison et dont on ne connaissait pas l’existence, un album de photos de la famille. Alexis sera tout fier de montrer son papa qui devient la vedette de la section… et qui bientôt viendra régulièrement à la crèche.

43 Parfois Alexis a encore des accès de violence : son lit, dans lequel il peut entrer et sortir seul, lui est alors proposé comme un espace de contenance. Ce n’est pas une punition.

44 Après avoir été accompagné par son auxiliaire et installé dans son lit avec quelques jouets, il y reste seul le temps de retrouver son calme.

45 Peu à peu, Alexis évolue. Il se met à jouer : pendant longtemps, il est intéressé par des activités où il peut rassembler, emboîter, contenir ; puis, au cours de sa troisième année, il peut jouer de longs moments à la dînette ou avec une poupée qu’il installe dans son lit avec beaucoup de délicatesse et couvre avec tendresse.

46 Encore souvent solitaire, il peut malgré tout mieux partager des jeux avec d’autres, souvent des jeux moteurs, dans le jardin. Il commence à parler et se laisse aller à des moments affectueux avec son auxiliaire. Il sait maintenant s’endormir paisiblement et profiter de grandes siestes.

47 Enfin, il lui arrivera même de mettre en scène, les yeux pétillants et sûr qu’ils vont se retrouver, des jeux où il court en direction opposée de sa référente qui l’attend…

48 L’absence d’expression d’émotions d’Alexis et le sentiment d’étrangeté qui en résultait ont fait longtemps obstacle au développement de l’empathie des professionnelles. Elles ne parvenaient pas à s’identifier émotionnellement à cet enfant.

49 C’est le partage des observations conjugué à la recherche d’un sens à ce comportement qu’il s’agissait de mieux comprendre pour pouvoir en faire quelque chose avec et pour Alexis qui ont permis de lutter contre le découragement et le renoncement, voire le rejet des professionnelles.

50 L’alliance avec les parents fut un soutien pour l’équipe, en même temps qu’un accompagnement structurant pour la famille elle-même.

51 Alexis a pu profiter de ces efforts conjoints des professionnelles et des parents. Expérience épuisante mais réussie et dont toute une équipe est sortie « grandie ».

Claire : une enfant en retrait ou le risque de l’abandon de soi (crèche A., Nicole Simon Bogaers)

52 Pour cette enfant, outre sa santé fragile (fièvres et infections orl, pas de prise de poids entre 6 mois et demi et 13 mois) et la lenteur de son développement, notre souci se centrait sur son manque d’activité spontanée et d’intérêt pour son environnement humain et matériel. Nous voulions éviter à tout prix qu’un syndrome psychologique grave, voire dépressif, se surajoute à ses difficultés primaires.

53 Dès les premières séances d’adaptation, l’auxiliaire référente interpelle l’équipe encadrante. La maman souvent émue, voire bouleversée, se montre inquiète et peu confiante en elle-même et en sa fille, âgée de trois mois et demi.

54 À 6 mois, après deux mois d’intégration à la crèche, Claire nous « questionne » : elle a un développement très lent et surtout très pauvre dans les grands mouvements. Son buste est raide. Elle fait très peu de mouvements latéraux et n’investit pas le bas de son corps. Dans les bras, elle ne tient pas sa tête. Elle a peu d’initiatives et de demandes. Sur le tapis en bulgomme, Claire ne s’intéresse pas aux jeux et aux autres enfants mais cependant quelquefois suit des yeux leurs mouvements. Elle n’a pas d’appétence et d’appétit, pendant le repas elle reste repliée sur elle-même et montre peu d’intérêt à son auxiliaire et à ses propositions. Lors de la toilette, elle est cependant sensible au toucher, au regard et à la voix de son adulte.

figure im2

55 C’est l’habitude d’observer, de repérer les signes d’intérêt spontané et les réponses les plus habituelles aux différentes propositions qui donne la possibilité aux auxiliaires et à l’équipe encadrante d’être alertées très précocement d’un écart de développement et de s’interroger sur ce qui pourrait contribuer à soutenir l’enfant dans son évolution personnelle.

56 Lors des réunions, la personne de référence et son relais sont encouragés à poursuivre leur attention aux signes ténus de Claire pour exprimer ses besoins, y compris affectifs, mais aussi son plaisir ou son déplaisir. Pour les soutenir dans cette démarche et à partir des observations de chaque membre de l’équipe présent, les gestes, les paroles, l’attitude et l’installation au cours des soins sont discutés afin que chacun comprenne bien le sens des propositions qui seront décidées ensemble et ensuite mises en œuvre de la même manière par ces adultes intimement responsables de l’enfant.

57 À 15 mois, Claire va mieux, elle se déplace dans l’unité dressée sur les genoux et manifeste beaucoup d’intérêt pour tout ce qui s’y passe. Bientôt, elle se tient debout avec appui et peut s’asseoir seule sur les petits tabourets. Claire ne montre plus de signes dépressifs.

58 À 21 mois, Claire fait ses premiers pas. Elle monte les escaliers de la petite maison, en monte et en descend le toboggan. Elle est active et curieuse. Elle est en bonne relation avec les autres enfants. Elle est câline avec ses auxiliaires privilégiées, et souriante avec les autres adultes. Elle participe avec plaisir à ses soins, manifeste très clairement ses goûts et besoins alimentaires. Elle sait maintenant réclamer pour qu’on s’occupe d’elle. Elle commence à parler. Ses parents sont très détendus avec elle et avec nous.

59 À 2 ans et demi, elle partage avec enthousiasme ses activités avec ses compagnons, elle a du plaisir à imiter, mais sait aussi avoir des initiatives que d’autres suivent à leur tour avec intérêt.

60 Claire a pleinement profité du cadre éducatif et de l’atmosphère dans laquelle nous essayons d’accueillir les enfants. Il semble qu’elle ait pu profiter de toutes les propositions auxquelles nous avions réfléchies. Que ce soit pour le repas, la toilette, le sommeil ou les temps d’éveil, celles-ci ont été ajustées en fonction de son évolution et de ses besoins spécifiques, de ce que nous percevions de ses ressources personnelles… et de notre désir profond qu’elle développe ses propres compétences, au rythme qui était le sien.

61 Avec Claire et sa famille, nous avons pu, dès l’adaptation et tout au long des mois d’accueil, assurer des relations de confiance profondes et fiables. Les parents, d’abord très inquiets et sur la défensive, ont rapidement compris que nous désirions surtout être avec eux auprès de leur enfant, qu’il ne s’agissait pas pour nous de leur imposer un modèle ou une méthode ou d’essayer de reproduire leur fonctionnement familial. Mais nous devions trouver ensemble comment être complémentaires et créatifs autour de Claire, afin de lui permettre de s’emparer de ce dont elle avait besoin pour bien grandir.

62 Bien que Claire ait connu un changement d’auxiliaire de référence, la continuité affective a été maintenue grâce aux qualités de son auxiliaire ressource. Cette personne tierce connaît finement les enfants dont il arrive qu’elle s’occupe lorsque la personne de référence ou relais s’absente pour une longue durée ou part définitivement. Cette personne ressource s’est investie auprès de Claire tout en formant sa future référente. Cette dernière, comme son auxiliaire relais, était débutante mais toutes les deux partageaient avec nous la volonté de soutenir d’une part Claire dans son évolution et d’autre part les parents dans leurs errances. Elles se sont appliquées à comprendre le sens des propositions que nous élaborions en réunion.

63 Tout fut sujet à discussion, mais aussi objet d’un consensus final.

  • l’organisation temporelle qui permet la mise en place pour chaque enfant d’un monde stable et prévisible. Les tours de rôle pour le repas et le change qui tiennent compte des besoins de chaque enfant, de son rythme spécifique, mais aussi lui donnent une place dans son groupe d’appartenance. Le sens des séquences lors de la toilette, toujours le même quel que soit l’adulte, qui permet à l’enfant d’anticiper et donc de participer, de devenir un partenaire actif ;
  • l’importance de maintenir ces propositions liées au repas, à la toilette, mais aussi à l’activité, à la motricité, au sommeil…, de ne rien changer sans qu’il en soit discuté auparavant, parce que nous savons ensemble que ce sont celles-ci qui individualisent cet enfant dans le mode de satisfaction qui est le sien. Mais aussi qu’elles l’encouragent à s’exprimer dans sa relation spécifique avec ses auxiliaires qu’il apprend à différencier non dans leur manière de faire mais plutôt dans leur manière d’être ;
  • l’ajustement aux réactions et aux mouvements spontanés de l’enfant qui contribue à donner à celui-ci le sentiment qu’il est important pour nous et que ses initiatives ont de la valeur. Pour Claire, son premier refus exprimé furtivement lors d’un repas où elle s’est détournée de la cuiller, fut accueilli comme un signe d’affirmation de soi. Pas une cuillère de plus que le besoin, pas une cuillère de moins que le désir. Claire fut entendue et respectée, ce qui pour nous représente une stimulation indirecte à exister, à exprimer son vouloir ;
  • l’attention aux parents afin qu’ils acquièrent progressivement un sentiment de confiance en leur enfant et en eux-mêmes. Au quotidien pour les auxiliaires, la qualité des moments d’accueil et des retrouvailles, des écrits réguliers sur le cahier de liaison et la fiche de rythme, et pour l’équipe encadrante, des entretiens chaque fois qu’étaient réfléchies de nouvelles propositions pour l’enfant.
Avec Claire, je parlerai d’« un soin précoce » dont la forme serait une contenance sur le modèle des poupées gigognes. Des parents aux auxiliaires, des auxiliaires aux personnes de l’encadrement, chacun avec sa relation et sa fonction spécifiques a essayé de comprendre et d’accompagner cette enfant. Mais chaque adulte se sentait également soutenu dans ses attentes ou ses inquiétudes. Le plaisir aussi était partagé lorsque Claire progressait.

64 Parallèlement, l’importance accordée à la qualité de la motricité, de l’activité libre, de la participation au cours des soins a permis de repérer précocement les difficultés, y compris relationnelles, d’ajuster et d’affiner les propositions des adultes, tout en favorisant leur attachement envers cette enfant qui, tout au début, ne demandait rien et donnait peu.

65 Nous désirons aussi que les personnes intimement responsables des enfants prennent conscience que tous les détails du quotidien, y compris ceux que nous pouvons travailler dans les temps de rencontre avec le parent, déterminent une qualité de l’accueil qui peut le rendre thérapeutique.

66 En conséquence, dans notre travail institutionnel, avoir pour objectifs simultanés de :

  • réussir, en suppléance de la relation parentale, une relation d’attachement entre les professionnels et un tout jeune enfant qui doit apprendre à s’investir comme objet suffisamment bon, riche de ressources et de compétences personnelles ;
  • favoriser toutes ses initiatives et centres d’intérêt par le biais d’une installation, d’un espace et de jeux réfléchis ;
  • faire alliance avec les parents qu’il s’agit autant de respecter dans leur singularité que d’essayer de sensibiliser à notre réflexion et à notre approche de leur enfant ;
    nous semble cohérent avec notre devoir d’attention envers tous les enfants qui nous sont confiés.
L’enfant qui entre en crèche doit pouvoir bénéficier d’une attention partagée et conjointe entre tous les adultes intimement responsables de lui. À cette condition, il nous semble possible d’envisager la crèche comme un lieu de socialisation précoce où les enfants qui « vont bien » peuvent bien se développer.

67 Pour d’autres enfants plus fragiles ou en difficulté, la crèche peut remplir une fonction de repérage, voire de soin précoce, les parents tirant également bénéfice de cet accompagnement précoce dans le développement de leur relation mutuelle.

Notes

  • [*]
    Nicole Simon Bogaers et Miriam Rasse, psychologues en crèches municipales.
  • [1]
    Cette présentation s’inspire d’une étude coordonnée par F. Jardin, Soin-prévention des comportements violents et de retrait en crèche, qui sera prochainement disponible. Se renseigner auprès de l’Association Pikler-Lóczy, 20 rue de Dantzig, 75015 Paris.
  • [2]
    M. David, « Pour une meilleure connaissance du bébé. Contributions de l’Institut E. Pikler », dans Lóczy un nouveau paradigme, Paris, puf, coll. « Le fil rouge », 2002.
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