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Article de revue

Tout ne se joue pas in utero pour les bébés agités...

Pages 101 à 124

Notes

  • [*]
    Jacky Israël, pédiatre néonatologue.
  • [1]
    Le petit prince, de Saint Exupéry.
  • [2]
    Membres supérieurs et inférieurs très raides lors de leur mobilisation à l’examen.
  • [3]
    La Belle au bois dormant.
  • [4]
    Animation d’atelier en binôme avec le professeur Roland Gori.

1 Peut-on mettre en continuité l’anté et le postnatal et, si oui, cette influence est-elle irrémédiable ? En tant que pédiatre de maternité, il est difficile d’occulter les antécédents médicaux et obstétricaux de la maman, tout le monde s’accorde sur leur incidence durant la période néonatale, voire les mois qui suivent. Il est évident qu’une img (interruption médicale de grossesse) aura des conséquences aussi bien sur le vécu d’une grossesse ultérieure que sur la relation maman-bébé, de même qu’un long parcours d’infertilité (Israël, 2005a)… Mais quel est le devenir d’une grossesse, dite normale, lorsque la maman projette sur le comportement du bébé des interprétations qui n’engagent qu’elle ? Et, pour être plus précis, quelles chances le bébé a-t-il à la naissance d’échapper au sort qui lui est dévolu ? S’il est facile lors d’entretiens prénataux, ou par la suite, de démontrer que les risques de récidive d’un incident ou d’une pathologie sont négligeables, il en va tout autrement de la perception intime qu’une mère a de son fœtus in utero quand elle n’a aucune raison d’en faire part. Une des occasions pour en parler, c’est quand le nouveau-né se manifeste beaucoup, notamment quand il est très agité !

Les perceptions anténatales

2 Cela fait quelques années déjà qu’au cours dit de « préparation à l’accouchement », j’intervenais en tant que néonatologiste pour informer les futurs parents sur le déroulement du séjour en maternité. Ce petit exposé introductif insistait moins sur l’accouchement en soi (traité par les sages-femmes) que sur les conditions de naissance du bébé, ses besoins physiologiques et affectifs, ainsi que la surveillance médicale aussi bien avant, pendant et après la naissance. Après avoir envisagé de manière simple comment cela pouvait se passer au mieux avec le maximum de sécurité possible, grâce aux différents intervenants de l’équipe soignante, il était temps de donner la parole aux participants afin de laisser libre cours à leurs questions et leurs inquiétudes. Cette façon de procéder permettait en outre de repérer certaines femmes en difficulté et notamment un ou deux éléments perturbateurs, ne laissant aucun loisir aux autres de poser des questions si l’on n’y prenait garde.

3 La composition des groupes était variable d’une séance à l’autre, le nombre de participants oscillait entre dix et vingt dont un tiers de couples mais, bien évidemment, jamais d’homme seul ! Ces échanges plus ou moins conviviaux selon les groupes, mais très ouverts de mon côté, m’ont beaucoup appris. Ils m’ont notamment permis de satisfaire ma curiosité sur les différents modes de relation anténatale avec le bébé. Une fois que j’avais répondu aux différentes questions relatives au choix de l’allaitement (au sein ou au biberon ?) au sommeil, aux différents soins, à la relation… aux questions purement médicales sans pour autant oublier le baby-blues, le rôle du père, la rentrée à domicile… je faisais le tour des participants en leur demandant comment ils communiquaient avec leur bébé. Bien évidemment, la plupart des mamans (des couples) faisaient part de leurs échanges actifs avec le bébé : par le toucher, par la voix ou les deux. À chaque séance, il se trouvait un couple voire deux à pratiquer l’haptonomie (Dolto, 1997), ce qui irritait ceux qui n’en faisaient pas ou à leur manière. La musicothérapie, la sophrologie avaient aussi des adeptes… et pourtant, le plus surprenant, c’était d’entendre certaines mamans dire qu’elles ne parlaient, ni ne touchaient particulièrement leur bébé, qu’elles n’avaient pas besoin de cela pour se sentir bien. Parmi les hommes qui accompagnaient leur épouse, il y avait ceux qui n’éprouvaient ni le besoin de parler ou de toucher le bébé mais simplement d’être là. Petit à petit, il a fallu me rendre à l’évidence que de parler à tout prix au bébé, de vouloir agir sur lui par le toucher lors de ses phases actives était plus du domaine de l’action que de l’éprouvé, voire les deux, si l’on veut être moins sévère. Que dire de ces couples qui pensent interagir avec leur bébé quand il est réveillé alors que les études sur le sommeil (Curzy-Dascalova, Challamel, 2000) montrent qu’il est endormi pendant toute la grossesse et qu’il ne s’agite que durant les phases de sommeil rapide. Comment faut-il interpréter les remarques des mères qui disent « je ne le sens pas bouger quand je travaille » ? Sont-elles trop absorbées par leurs activités pour le sentir, ou le fœtus se réfugie-t-il dans son sommeil profond pour échapper à toute cette activité ? Il est difficile de résumer la relation in utero entre la mère et le bébé par la mise en route de processus sensoriels (Granier-Deferre ; Schaal, 2005) sans évoquer l’intime, le non-démontrable qui est de l’ordre « d’être avec » (Israël, 2005b) ou « de penser à… ». C’est exactement ce qui se passe chez les femmes qui s’arrêtent de travailler précocement lors de congés pathologiques, elles se reposent, se consacrent plus à leur grossesse, elles peuvent « penser » le bébé, le sentir ou, tout simplement, éprouver cette « plénitude de la femme enceinte » qui se donne à voir sur le visage de certaines femmes en cours de grossesse. En outre, elles sont souvent plus détendues après l’accouchement, comme si elles connaissaient mieux leur bébé. Peut-être peut-on mettre au même niveau ces femmes qui se sentent bien et qui n’ont rien à prouver et encore moins à démontrer ?

4 À l’opposé, durant le « stress maternel » (Monk, Fifer et coll., 2000), les échanges biochimiques montrent, s’il était besoin, combien le fœtus est influencé en retour. De ce fait, les mères pensent que tous leurs états d’âme se transmettent au fœtus et notamment tout ce qu’elles éprouvent vis-à-vis de lui. Ce serait simple de franchir le pas or, le suivi des nouveau-nés montre combien il est illusoire de faire un copier-coller entre le vécu conscient des mères et celui de leur bébé in utero. Que ce soient des agressions d’ordre médical ou des états de fatigue transitoires, le fœtus n’en est pas nécessairement « traumatisé »… ce n’est pas aussi simple, d’ailleurs les réactions postnatales le prouvent : il est difficile de faire un parallèle entre la réalité de la mère et le vécu du fœtus si l’on réagit au coup par coup. Rappelons-nous : « Le plus important est invisible aux yeux [1]. »

5 Mais que deviennent les projections des mamans vis-à-vis du fœtus sur le comportement du bébé à venir ? Durant ces multiples interventions en groupe, j’ai été frappé par la différence d’interprétation des mères en ce qui concerne les mouvements actifs du fœtus : certaines étaient rassurées quant à sa vitalité et d’autres parlaient de « coup de pieds », ou disaient « il me fait mal ». La même action du fœtus pouvait être ressentie comme positive chez les unes et négative, voire persécutive, chez les autres… Il est évident que les réactions induites par la réalité du nouveau-né étaient sûrement différentes en l’absence de préjugés négatifs anténataux. N’ayant pas la possibilité de suivre tous les bébés dont j’avais eu l’occasion de rencontrer les mamans, j’ai entrepris une étude à la fois prospective et rétrospective, pour connaître le devenir des bébés dits agités lors de la période néonatale.

Du fœtus au nouveau-né « agité »

6 Depuis quelques années je m’intéresse donc tout particulièrement aux bébés dits « agités », voire « nerveux », pour ne pas dire « hyperactifs » selon les mères. Je procède de la manière suivante : au cours de l’interrogatoire normal d’une consultation de nouveau-né ou de nourrisson à problème, je me renseigne non seulement sur les différents incidents médicaux de la grossesse, mais également sur la manière dont les mères l’ont vécue. Le ressenti du fœtus et l’existence d’interactions induites ou non, permettaient de savoir s’il y avait ou non une continuité entre l’anté et le perinatal. Il n’a pas été difficile de constater que la majorité des bébés dits « agités » après la naissance l’étaient avant d’après leurs impressions. La réponse était invariable : « Il bougeait sans arrêt », « cela me rassurait », voire parfois plus péjorative « il me donnait des coups de pied »… « il ne me laissait pas tranquille »…

Définition du bébé agité

7 C’est avant tout un comportement atypique et inquiétant du nouveau-né décrit par les mamans. Elles trouvent ses réactions excessives : « Il s’agite sans arrêt, se met à pleurer facilement sans raison apparente, dort peu, et est difficilement consolable. » Dans la définition que j’ai adoptée, il s’agit avant tout d’un nouveau-né qui a une activité motrice spontanée bien supérieure à la moyenne et qui est très excitable : la moindre stimulation externe, qu’il s’agisse d’un bruit ou d’un geste trop brusque, le met dans un état d’agitation extrême associé à des pleurs. Ces constatations cliniques doivent se retrouver de manière répétée pour ne pas être de simples impressions. Le piège diagnostic, ce sont les symptômes digestifs qui masquent tout. Cela peut aller de simples spasmes décrits par les parents, au reflux gastro-œsophagien avec ses manifestations insupportables et explosives. En somme, c’est le bébé qui met d’emblée sa maman en échec : l’impression de « mal faire » prédomine puisqu’elle arrive difficilement à le consoler et le cas échéant, pour peu de temps. De ce fait, durant les premiers mois de vie, malgré ses efforts pour répondre, la mère risque de s’épuiser par manque de sommeil et d’entrer dans un cercle vicieux où l’impuissance prédominera.

Méthode d’observation et d’étude des bébés agités

8 Dans un premier temps, je me suis imprégné sans a priori, des différentes réactions maternelles à ces manifestations excessives du bébé. Cela m’était facilité par un examen clinique rassurant qui permettait d’éliminer toute pathologie grave, exceptée une hypertonie segmentaire [2] isolée avec souvent les poings serrés. Évoquant une tonicité de base supérieure à la moyenne à surveiller, je n’en faisais pas part aux parents. La plupart de ces nourrissons avaient un contact facile lors de l’examen, se calmaient aisément à la voix et au toucher, leur éveil était tout à fait normal et ils interagissaient bien par le sourire et la voix. Par contre, le moindre geste brusque, un changement de voix brutal… c’était la catastrophe : le bébé sursautait, se mettait à battre des bras, à pédaler avec ses membres inférieurs, à pleurer avec un regard difficile à accrocher. Dans ce cas, plus on essaie (« on voudrait ») de le rassurer, moins on y arrive, alors que certains se calment au moment où l’on s’y attend le moins en cours d’examen. Ce n’est que par la suite que j’ai compris que plus on les sollicite, moins ils se calment et qu’il fallait accepter ces réactions tout en « étant là » (Israël, 2005b) pour eux, le toucher favorisant le contact et surtout la sécurité, alors que la voix est souvent inopérante, voire nocive. Il y avait un très faible nombre de bébés « inexaminables » tellement ils pleuraient en continu et résistaient à toute tentative de les calmer. La répétition de ces examens dans les mêmes conditions, lors des visites mensuelles ou plus souvent chez ces enfants dits « à problèmes »… suscitait beaucoup d’interrogations. Peut-être cette catégorie de bébés répond-elle mieux à la définition des nouveau-nés irritables de Murray (1998) : « Les nouveau-nés irritables réagissent à la moindre stimulation, entrent facilement et intensément dans un état de détresse et sont difficiles à calmer. » Il semble donc y avoir d’emblée deux groupes distincts de bébés agités, ceux qui paraissent s’exprimer plus que ne le voudrait la normale ou qui sont mal supportés par leur mère, et ceux qui sont vraiment difficiles à gérer du point de vue du pédiatre (ce qui serait plus objectif).

Évaluation de la fréquence du problème

9 Quoiqu’il en soit, si la majorité des bébés n’est pas préoccupante sur le plan médical, elle représente néanmoins un quota variable d’une patientèle pédiatrique à l’autre. En ce qui me concerne, je n’ai pas chiffré le nombre de nouveau-nés agités, ni tenu compte de la dissociation possible entre la subjectivité parentale et l’objectivité de l’examen clinique. J’ai préféré rester dans une approche ouverte pour me sensibiliser au problème, tout en restant pédiatrique et peu intrusif. J’ai néanmoins constaté que ce type de problème était fréquent, à raison de plusieurs cas par mois. L’intrication à des manifestations présumées digestives sans pour autant connaître qui est l’œuf et qui est la poule, est un réel problème… Pour certains auteurs utilisant l’échelle de Brazelton (nbas), le score des bébés irritables est basé sur les items suivants (Brazelton, 1995) : « summum d’activité », « rapidité à changer d’état », « labilité des états », il est supérieur à 6. Selon différentes recherches, le quota de nouveau-nés dits « irritables » varie entre 17 % pour Van den Boom (Van Den Boom ; Hoeksma, 1994) et 50 % pour Crockenberg (1981). Certes, ma façon de faire est critiquable, dans la mesure où elle est basée sur une clinique de routine sans tenir compte des critères retenus par la plupart des spécialistes du comportement, ni d’un examen neurologique strict tel que celui défini par Madame Amiel Tison (Amiel Tison ; Gosselin, 2004). Il s’agit avant tout de replacer ce problème dans l’exercice quotidien.

L’avis du pédiatre n’est pas toujours convaincant

10 En définitive, ce qui m’a le plus intrigué, c’est la dissociation entre ma vision pédiatrique du bébé agité et le vécu des proches. Or, ce qui prime avant tout ce ne sont pas nos impressions de professionnels mais la manière dont les mères vivent ce genre de réalité à laquelle rien ne les a préparées ! Le simple fait de leur dire que le bébé va bien ne les convainc pas, même s’il se calme en cours d’examen. Il faut bien avouer que les appels téléphoniques répétés et les motifs de consultation ne manquent pas lorsqu’un bébé se manifeste autant. Autant le bébé se fait remarquer par ses parents, autant ceux-ci peuvent irriter à leur tour le pédiatre. D’emblée, ils évoquent un dysfonctionnement, notamment des problèmes digestifs devant ce bébé qui s’agite en permanence, qui se tord comme s’il avait des spasmes ou qui régurgite. Les pleurs et l’absence de sommeil évoquent une douleur probable. Paradoxalement, ces bébés ont de l’appétit, sont voraces, ce qui les entraînent à leur donner trop souvent à boire et en trop grosse quantité, ce qui n’arrange rien ! Il est donc extrêmement difficile de résister à la médicalisation du symptôme devant cette souffrance apparente et l’impuissance des parents à la résoudre. Mais, le plus surprenant, c’est la différence entre les inquiets, les suspicieux, les inquisiteurs et ceux qui acceptent ces manifestations avec bienveillance.

Les parents « difficiles » ou en difficulté

11 Commençons par les parents dits « difficiles » pour ne pas employer de terme excessif dont l’usage n’est malheureusement pas proscrit dans ce type de situation. Quel est le pédiatre qui peut résister à la demande d’une mère excédée par son bébé, persuadée qu’il a quelque chose de médical et qu’il faut le traiter ? Comment affronter l’existence improbable des « coliques » ? (Israël, 2004a). Inutile de dire que la valse des laits n’y fait rien ! Malgré les efforts de l’industrie pharmaceutique qui innove sans arrêt jusqu’à proposer des laits de synthèse, anti-coliques, l’amélioration est courte, 48 heures maximum, puis tout reprend comme avant ! Quant aux traitements anti-reflux, ils n’empêchent ni les régurgitations tellement redoutées par les mères, ni les troubles du sommeil (Boige, 2004). Il est difficile pour une maman d’être sereine quand elle sait que son bébé « rejette » ce qu’elle lui donne, de là à penser qu’il la rejette… sans compter la peur de la mort subite, car soi-disant, « il risque de s’étouffer ». Seuls les traitements anti-acides calment un peu certains bébés algiques et donnent un répit relatif. La persistance des troubles durant des semaines, voire des mois, malgré les propos rassurants ou les investigations inutiles et agressives ou enfin, une médicalisation lourde sans effet durable, épuise les parents et désespère le pédiatre ! Le résultat ne se fait pas attendre, à défaut de changer de ou le bébé, c’est souvent de pédiatre qu’on change pour trouver la solution. Nul n’est à l’abri des « avis de copines » et encore moins des informations sur le net (Israël, 2004b).

12 La valse des pédiatres m’a permis non seulement de me rendre compte de mon impuissance mais aussi de me trouver à une place plus enviable de consultant après le « parcours du combattant ». Ainsi, il m’est arrivé de voir en deuxième intention des nourrissons hypermédicalisés et d’arrêter brutalement leur traitement pour faire une fenêtre thérapeutique avant d’envisager quoi que ce soit. Or, aussi curieusement que cela puisse paraître, tout allait mieux chez certains, ce qui laisse rêveur… Tous les cas de figure sont donc possibles tout en sachant que la situation la plus instructive c’est la tentative d’arrêt thérapeutique décidé par la mère, souvent couronné de succès… Tout cela montre qu’il ne suffit pas de se contenter d’être rigoureux sur le plan médical, quand bien même de multiples investigations agressives prouvent l’absence d’un réel problème en dehors d’un reflux banal ou d’une œsophagite modérée. Rien n’y fait, le bébé échappe à ses parents et au pédiatre. La réalité est insupportable pour ces jeunes parents qui « s’attendaient à tout sauf à ça » ! Et la médecine pure et dure est impuissante devant ces symptômes (Israël, 2005c).

Les parents « faciles » ou accommodants

13 Fort heureusement, il existe des mères qui, soit spontanément, soit rassurées par l’absence de réel problème médical, acceptent le comportement de leur bébé. Elles se disent qu’il est plus vigoureux que la norme, qu’il montre qu’il est là mais que cela ne les impressionne pas. Ce sont ces mamans-là qui m’ont appris l’essentiel : accepter le bébé tel qu’il est, ce qui normalement se passe quand on passe du bébé imaginé au bébé réel. Cette adaptation prend tout son sens quand le bébé finit par se détendre en quelques mois, en général, à 5 mois au plus tard, sauf bien évidemment pour une faible minorité d’entre eux qui continueront à s’agiter par la suite. Il est surprenant dans d’autres cas de voir disparaître les symptômes en l’absence de médicalisation ou lors de l’arrêt intempestif du traitement jugé inopportun ou inefficace par certaines mamans. Je me suis donc dit que tout n’était pas inéluctable comme le pensaient les mamans ou certaines personnes en maternité à qui ils arrivent encore de dire aujourd’hui « il vous en fera voir… ».

Hypothèses de travail pour agir sur les bébés agités

14 Les différentes constatations m’ont permis d’envisager la troisième phase de cette étude clinique basée sur des hypothèses étayées essentiellement sur les « bonnes réactions des mères » et non sur mon propre travail de pédiatre !

Accepter, positiver

15 Celles-ci montrent qu’en acceptant leur bébé dans sa manière de s’exprimer, elles ne se sentent ni coupables, ni incompétentes mais simplement réceptives ou « suffisamment bonnes » selon Winnicott (1992). Elles ne lui renvoient pas une image négative comme celles qui se sentent agressées par ses manifestations, elles sont bienveillantes sans essayer de comprendre, ni de juger. De plus, comme les réactions de leur bébé ne les inquiètent pas, elles sont rassurantes à l’opposé des mères qui ne supportent pas ce débordement d’activité et qui prennent tout à leur compte, d’où leur incapacité à répondre. Or, le nouveau-né perçoit ce qui est bon pour lui, il sent quand sa maman est ou non en bonne intention à son égard. Il est parfaitement capable de faire la différence entre une voix posée, pleine d’affect et une voix hésitante, incertaine, voire porteuse de sentiments négatifs allant jusqu’à la haine. C’est sans doute ce qui se passe pour les mères qui « subissent » l’agitation de leur bébé et qui finissent par lui envoyer des messages négatifs à travers un langage très faux, malgré les mots d’amour utilisés. Pour survivre et se développer, le bébé a besoin d’être non seulement en relation avec ses proches mais aussi d’être positivé. C’est peut-être ce message que délivrent ces mères qui voient en lui non un petit être insupportable mais un enfant pour lequel elles se sentent impliquées tout à fait normalement.

Interagir, transformer

16 De la même manière que certains gènes s’expriment en fonction de l’environnement, pourquoi ne pas imaginer que les interactions maman-bébé puissent modifier l’expression des uns et des autres ? Bien qu’il soit possible qu’un certain nombre de ces bébés poursuivent leur développement, dans les mois et les années à venir, en restant très actifs, incapables de se poser, je me suis dit qu’il était important d’informer les parents sur leur capacité à interagir avec leur bébé pour l’amener à se poser. Pour argumenter, il suffit de faire allusion à tout ce qu’un nouveau-né révèle chez sa mère : non seulement il modifie son « intérieur « (dans le sens physique et psychique), mais en plus il l’amène à faire preuve de compétences insoupçonnées. En retour, la mère et le père pourraient aussi interagir sur leur enfant pour l’amener ailleurs, en étant « suffisamment bons ». En fait, il s’agit ni plus ni moins de sortir d’une théorie statique sur l’expression d’un tempérament (Carey, Mc Devitt, 1978) figé qui agirait sur les parents pour s’immerger dans la dynamique de l’action possible de l’environnement (Bell, 1979), c’est-à-dire de dénigrer les théories sur l’inné et l’acquis (vaste projet) ou peut-être tout simplement sortir de la théorie des « mauvaises fées [3] »…

Le message à faire passer

17 Pour résumer, voici le message que j’essaie de faire passer aux parents : « Malgré son agitation, votre bébé est normal mais il se manifeste de manière bruyante pour le moment. Tout cela n’est pas définitif, à condition de l’accepter dans un premier temps, pour pouvoir ensuite lui donner les moyens de changer. »

Les écueils à éviter

18 Bien évidemment, il ne suffit pas de dire ou de « prophétiser » pour que cela se réalise, ce serait présomptueux et inapproprié, car nous ne sommes ni dans la mouvance des « y a qu’à », « il faudrait que », ni dans celle des « cognitivistes » purs et durs… Avant tout, il ne faut pas oublier la rigueur médicale qui s’impose devant tout bébé qui semble hors norme, et qui nous est demandée en priorité, à nous pédiatres. Étant impliqués dès la période néonatale, nous sommes d’emblée sollicités par ces parents en difficulté devant un bébé qui pleure beaucoup, semble se tordre de douleurs, et qui ne dort pas pendant des heures, voire certains jours entiers. L’expérience a montré combien il est illusoire de se contenter d’un examen normal ou d’une médicalisation pure et dure. À l’opposé, la moindre parole maladroite ne fera que renforcer la culpabilité latente, et le sentiment d’incompétence du ou des parents. Le risque de dire doit s’effacer devant une double approche : une écoute chaleureuse et des éléments de réponse que les parents pourront s’approprier pour voir différemment leur enfant.

La consultation actuelle des bébés agités

Le temps, la disponibilité, l’accueil des parents

19 La première démarche est basée sur la disponibilité, aussi bien du point de vue temps (Israël, 1998, 2004c) que du point de vue psychique. Il faut avant tout pouvoir répondre à la demande des parents quand ils le souhaitent, souvent dans l’urgence. Leur donner du temps, c’est éviter de répondre de façon exacerbée (comme cela m’arrive) quand ils appellent en plein milieu de consultation, et leur donner le sentiment qu’ils nous « embêtent », pour ne pas dire autre chose. Il suffit de les rappeler « entre deux » ou à la fin des consultations, pour leur consacrer de l’attention et du respect. Il s’agit avant tout d’être à leur service et de pouvoir s’immerger complètement dans le suivi du bébé pour ne pas se faire « piéger »… Cette manière de procéder évite de banaliser quelque chose d’insupportable pour eux et d’augmenter leur détresse. Il ne faut surtout pas hésiter à demander à revoir le bébé lorsque l’appel téléphonique ne permet pas de trancher entre un possible problème médical et l’« exagération » des parents, et encore moins quand une maman semble « désespérée » ou perdue… Aucune demande ne doit être sous-estimée et il vaut mieux ne pas glisser ce genre d’urgence « entre deux » pour s’en « débarrasser » au plus vite. Au risque de la précipitation, il est préférable de trouver le temps nécessaire à faire baisser la tension ambiante. C’est cette dimension temporelle qu’autorise la disposition psychique du pédiatre qui à son tour permet aux parents de s’épancher.

20 Le classique interrogatoire médical doit passer après la ou les demandes des parents en cas d’urgence. Lors d’une consultation systématique, les parents sont ravis de livrer leurs appréciations et leurs inquiétudes car ils cherchent avant tout des réponses pour faire mieux dans le cas d’un bébé agité, ou d’être conforté dans leur compétence quand le bébé va bien (ou leur convient). Ce temps d’écoute est essentiel dans la mesure où toute appréciation de notre part risque de tout faire capoter. Les parents appréhendent avant tout d’être mal jugés, de se sentir confirmés d’être « nuls ». Rien ne sert de les entendre d’une oreille distraite, ils ne sont pas plus dupes que bébé vis-à-vis d’eux… encore faut-il les écouter, reconnaître leurs difficultés. Certains parleraient d’empathie, de « neutralité bienveillante »… chacun sa façon, il n’y a que le résultat qui compte. Une fois ce contact établi, rien n’empêche de passer à un interrogatoire plus ciblé pour essayer d’orienter l’examen à venir et les hypothèses diagnostiques à éliminer. Le principe de base est de ne négliger aucune piste en dénigrant systématiquement les allégations des mères paraissant « disjonctées ». La rigueur médicale exige de tenir compte de leurs inquiétudes (elles vivent au contact permanent du bébé) et de prouver qu’elles ont raison ou tort. Le fameux « sixième sens » existe et il vaut mieux s’en méfier. Les parents vont être touchés parce qu’ils se sentent compris, et rassurés par la recherche méthodique de l’étiologie. Leur alliance est indispensable pour passer au deuxième temps, celui du bébé.

L’examen avec les parents, le toucher… être là, être avec…

21 L’examen du bébé en présence de ses parents (Israël, 2004d) est extrêmement important pour différentes raisons. Il consiste non seulement à chercher ou éliminer une cause possible à son comportement mais surtout à le reconnaître en tant que personne (et non comme un simple « agité ») et d’en profiter pour restituer aux parents leurs compétences.

22 De la même manière qu’on se présente aux parents quand ils ne nous connaissent pas, il est logique de se présenter à l’enfant (Israël, 2005b) ou de l’être par ses parents. Les échanges précédents entre les parents et le pédiatre ont déjà permis au bébé de sentir la présence d’un tiers et de ressentir éventuellement le changement de ton de ses parents. Au cours de l’entretien, la voix souvent tendue de la mère se pose au fur et à mesure de ce qu’elle ressent en retour, et du soulagement d’avoir pu s’exprimer. Le bébé ressent l’atmosphère se détendre et en est plutôt rassuré. Il ne suffit pas de dire son nom ou son prénom au bébé en lui tenant la main et en le regardant dans les yeux encore faut-il « être là » (Israël, 2005b) et « être avec ». Ce moment est crucial pour espérer entrer en contact avec le bébé afin qu’il se présente sous un autre jour, et que les parents puissent le voir autrement. Que ce soit pour les pleurs ou pour d’autres manifestations, « entendre, accepter, répondre… » (Israël, 2004e) pour qu’il y ait une « rencontre ». Accepter le bébé tel qu’il est, sans ressentir une quelconque irritation, même masquée par un ton voulu jovial, c’est l’entendre et reconnaître son moyen d’expression. À cette manière de faire s’opposent différentes tendances naturelles : la toute-puissance pour le calmer ou, à l’opposé la fatigue pour le repousser. Le bébé résiste volontiers aux vœux de toute-puissance du pédiatre qui lui parle, le touche pour le calmer à tout prix… Ayant moi-même souvent pêché par excès, j’en profite pour dire aux parents qu’à l’impossible nul n’est tenu, ce qui les déculpabilise. À l’inverse, tout état de fatigue ou de précipitation empêche d’être en « creux » pour recevoir avec le plus de neutralité possible les signes qu’émet bébé et pouvoir répondre à ses attentes. Cette attitude exige donc beaucoup d’humilité car la moindre exigence vis-à-vis du bébé lui devient une oppression insupportable… l’erreur est humaine. Il ne faut rien attendre à tout prix mais être simplement disponible pour offrir un écho favorable au bébé. Mon expérience de travail en binôme pédiatre-psychanalyste [4], lors des colloques de Danièle Brun, m’ont beaucoup aidé à « me mettre de côté » et ne pas régler des conflits personnels à travers ces rencontres. Si la parole peut aider à se présenter, il ne faut pas en abuser, au risque de ne pas laisser au bébé le temps d’établir le contact dans un sens favorable. C’est surtout le toucher qui permet de le rassurer et de faire passer le fait « d’être touché » pour le toucher à son tour. Tenir un nouveau-né de manière humaine, la main dans la main en sollicitant cette zone sensorielle essentielle de la paume de la main (Granier-Deferre ; Schaal, 2005) et le regarder les yeux dans les yeux, en lui laissant quelques instants pour sentir et ressentir la bienveillance de l’approche, c’est l’accepter et le considérer comme une personne. Cela est facile quand il est calme mais doit également être réalisable quand il s’agite et quand il pleure.

23 Le contact par le toucher doit être maintenu pendant tout l’examen pour éviter, si possible, les gestes qui pourraient le stimuler et le faire entrer dans un état d’excitation incontrôlable. Le passage par la position assise d’un nouveau-né ou d’un nourrisson est l’occasion d’obtenir une communication témoignant de son éveil et de ses capacités à ne pas être simplement un petit agité ou un bébé « insupportable ». Se regarder droit dans les yeux et se parler n’est rendu possible ou facilité que par la présence de ses proches et peut-être tout simplement par leur autorisation (Israël, 2004d, 2005b). C’est le moment de le dire aux parents pour les conforter dans leur rôle, et surtout d’insister sur les capacités d’éveil du bébé qui lui permettent d’apparaître sous un autre jour. Inutile de répéter qu’il faut restituer aux parents leurs compétences et non pas exhiber les nôtres (excepté sur le plan médical). L’examen permet de donner à voir et à entendre ce qui concerne d’autres facettes du bébé. C’est un peu comme pour l’annonce d’une malformation néonatale (Israël, 2004d), le nouveau-né ne peut se résumer à son atteinte, c’est un petit « être » atteint d’une malformation… c’est au pédiatre de le montrer sous sa réelle apparence et non en pièces détachées !

24 Enfin, l’examen consiste aussi et surtout (pour les parents) à traquer le mal et à commenter un examen rassurant. Quoi de plus normal que de mettre des mots simples sur un examen neurologique, de dire que les différentes fonctions vitales sont parfaites. Une auscultation cardiaque trop longue sans commentaire inquiète rapidement les parents. Le langage reprend ses droits pour rassurer bébé et ses parents en cours d’examen et introduire le troisième temps.

La synthèse, le temps du dire et les effets des rencontres

25 Le troisième temps de la consultation fait suite à l’examen et consiste à répondre à la question essentielle de départ « qu’a notre bébé ? ». Il faut « éclairer » (Israël, 2004b ; Séguret, 2004) les parents sur les fonctions normales et donner un maximum d’informations sur l’état de l’enfant.

26 Dédramatiser un allaitement à la demande, expliquer les différentes phases de sommeil et d’éveil, les besoins du bébé, son manque d’autonomie, l’absence de jour et de nuit… sont autant d’éléments indispensables aux jeunes parents obnubilés par l’expression bruyante et déconcertante de leur bébé. La physiologie du nouveau-né est fortement intriquée à ses besoins affectifs et il est difficile de répondre de manière séparée. Il est donc d’autant plus important de favoriser le contact et les réponses immédiates sans pour autant comprendre « le pourquoi du comment ». Les parents sont plus rassurés quand ils comprennent la dépendance du bébé et le fait que plus ils répondent à sa demande, plus il sera « sécure ».

27 Mais le plus dur est de répondre à leur demande insistante : « Pourquoi est-il si remuant, pourquoi ne dort-il pas, pourquoi pleure-t-il sans arrêt ? » Autant d’éléments pour lesquels les réponses sont loin d’être claires ! Le plus facile est déjà de dire que son développement staturo-pondéral est normal ainsi que son éveil, et qu’il n’a rien de grave. Par contre, il est impossible de dire que son comportement est agréable et normal… au risque de se moquer du vécu des parents. Il est donc important de placer ce bébé dans une catégorie de bébés dits difficiles, s’exprimant plus que la normale, tout en allant bien par ailleurs (ce qui n’est pas absolument sûr pour autant, en ce qui concerne leur devenir). Le fait de les considérer comme « agités » ou « irritables » permet de mettre un nom sur leur symptomatologie et d’entrer dans un phénomène connu et reconnu. À ce stade, le mal est nommé, mais non interprété, il est important de dire que tout peut évoluer et que bébé peut changer de comportement dans les mois qui viennent sans pour autant évoquer la manière de faire. En effet, la répétition des examens permet de procéder par petites touches pour donner le temps aux parents de métaboliser ces moments « magiques » et se les approprier. C’est peut-être cela « le moment présent » de Daniel Stern (2003) : « Le changement thérapeutique ne se fonde pas sur l’explication ou la compréhension, mais implique de vivre l’expérience de sensations et d’actions, en temps réel avec des personnes réelles. » Sans être « psys » de formation, tous les pédiatres savent qu’ils sont thérapeutiques à certains moments sans pour autant être psys. Malheureusement, le fait de ne pas proposer de « recette miracle » ne saurait satisfaire certains parents qui sont d’emblée dans l’action et qui veulent tout comprendre pour agir à bon escient. À l’impossible, nul n’est tenu et il sera difficile de les retenir… pour trouver une réponse plus adaptée ailleurs sauf quand bébé a la bonne idée d’avoir une expression somatique « traitable ». Bien évidemment, nous savons que les tranquillisants n’ont pas leur place en pédiatrie, par contre le reflux gastro-œsophagien est au hit-parade de la pathologie du nouveau-né actuel. Quoi de plus logique que d’accepter l’expression somatique du bébé et de lui proposer un minimum de mesures thérapeutiques, ou en l’inscrivant dans son histoire, et lui donner les moyens de s’exprimer différemment (Israël, 2005c). Le fait de passer par le corps pour toucher un autre espace n’a rien de déshonorant, à condition de le savoir et d’en tenir compte. C’est un peu le message qui est donné « à entendre » au cours de l’examen, mais c’est aussi celui que bébé délivre parfois au moment où l’on s’y attend le moins. Quel n’est pas mon « étonnement » quand, au cours d’un examen clinique, le bébé passe d’un état d’excitation extrême à une communication intense au moment où je ne m’y attends pas (Israël, 2005b) et ce peut-être parce que je ne fais rien pour, sauf recevoir les ondes sensées être négatives de manière positive ?

28 En somme, le plus dur pour un pédiatre est de ne pas répondre à la question initiale des mères « pourquoi est-il comme ça ? », en sous-entendant « est-ce de ma faute ? » La réponse partielle est de dire que ce n’est pas une maladie, ce qui ne suffit pas toujours… sauf quand nous partageons une « expérience émotionnelle » (Stern, 2003) au moment de notre rencontre. Le problème est qu’il est impossible de choisir le moment ou de le provoquer, mais qu’il faut avoir suffisamment d’ouverture pour le rendre possible et « être surpris » (Israël, 2005b). Tout cela demande un cheminement, non seulement du pédiatre, mais aussi des parents. L’idéal serait de parvenir, petit à petit à transformer positivement la perception négative des messages reçus. En lui renvoyant des échos positifs répétés, le bébé pourra s’exprimer autrement et se « poser ».

Les échecs

29 Comme cela a été évoqué précédemment, lors de ma phase d’« imprégnation » des bébés agités, il faut se rendre à l’évidence : une faible proportion de bébés sont difficiles à examiner d’un point de vue médical et n’offrent aucune prise au contact… Il est bien évident que ces bébés sont impossibles à gérer par les parents, et encore moins par le pédiatre qui n’a aucune porte honorable de sortie. Qu’il y ait, ou pas, des symptômes digestifs, les échecs thérapeutiques succèdent à l’impuissance du « montrer » (puisqu’il n’y a rien de positif à donner à voir) et à celles des explications de plus en plus « psychologisantes » renforcant l’absence de réponse satisfaisante pour les parents. Une fois encore, il ne suffit pas de faire preuve de rigueur médicale (même si elle s’impose) mais il faut proposer une aide pour rendre la situation acceptable. Le recours au psychanalyste ne peut s’envisager qu’à condition de ne pas culpabiliser les parents et de leur proposer un soutien efficace. Cette approche n’est pas acceptée d’emblée, elle peut nécessiter du temps et, notamment, celui nécessaire pour épuiser tous les recours (médicaux) auxquels les parents estiment avoir droit. Les thérapies mère-enfant, auxquelles j’ai eu recours dans certains cas, ont permis d’améliorer les interactions en quelques séances. Mais, trop souvent, les jeunes parents ont du mal à entreprendre ce genre de démarche Il faut accepter leur décision et suivre ces bébés, malgré l’appréhension que chacune de leur consultation peut susciter… quand ils restent fidèles.

Les conséquences de l’agitation des bébés sur l’attachement

Dans la littérature (Hubin-Gayte, 2004)

30 Les études faites sur les relations entre l’attachement, l’irritabilité du bébé et, la sensibilité maternelle sont assez discordantes selon les auteurs. Van Den Boom et Hoeksma, en 1994, ont suivi des bébés de l’âge d’un mois à un an. À 6 mois ils ont constaté que les mères de bébés irritables « engagent moins de contacts visuels et corporels, elles stimulent surtout leur enfant par l’intermédiaire d’objets sans s’engager dans un réel jeu interactif, présentent moins d’épisodes d’apaisement et sont moins sensibles aux signaux positifs de leur bébé ». Il semblerait « que les enfants renoncent aux pleurs et à un an, ils développent un attachement de type anxieux ». L’étude de Calkins et Fox, en 1992, se rapproche un peu plus de mes constatations antérieures, en séparant les réactions des parents en deux groupes : ceux qui considèrent que leur bébé manifeste son indépendance et l’acceptent comme tel et ceux qui adoptent des « comportements incohérents ». Les enfants du premier groupe développent « un attachement de type A, angoissé, évitant » la première année, alors que ceux du deuxième groupe présentent « un attachement de type C, angoissé ambivalent ». Pour Grossman, en 1991, « les enfants irritables sont plus nombreux à présenter un attachement insécure-évitant que celui de type insécure-ambivalent ». D’autres auteurs mettent en évidence des réponses différentes des mères, selon qu’elles sont attentives… qu’elles ont une fille ou un garçon… « un support social bas »…

31 Cette absence de consensus, entre irritabilité et sensibilité maternelle, ne se retrouve pas quand on aborde la recherche sous l’angle des « représentations de l’irritabilité et de la sensibilité maternelle ». Différentes études, faites dans les années 1980 (Bates, Sameroff, etc.) confirment que « les représentations maternelles pouvaient être plus importantes que les caractéristiques de l’enfant car elles influencent directement les réponses de la mère apportées à l’enfant ». Crockenberg, en 2002, a étudié une population de mères non dépressives, et a montré que « l’irritabilité de l’enfant est liée à la sensibilité maternelle quand le sentiment d’efficacité est modérément élevé ».

Résultats et critiques de l’étude clinique

32 Qu’il s’agisse du « tempérament » du bébé ou de sa représentation, la consultation pédiatrique se trouve au cœur du problème et peut, de ce fait, agir de manière précoce et, en cas d’échec, mettre en place un suivi psychologique, notamment des thérapies mère-enfant. La possibilité d’intervenir auprès des mères permet d’agir sur leur sensibilité et favorise de meilleures interactions : elles diminuent l’irritabilité du bébé et privilégient un attachement sécurisant selon les études de Susman-Stillman en 1992 (Susman-Stillman et coll., 1996). Par ailleurs, les travaux de Stifter et Spinrad en 2002 (Stifter ; Spinrad, 2002) ont montré que les bébés qui pleuraient moins à 5 mois qu’à un mois, avaient des mères très attentives à l’opposé de ceux qui continuaient à pleurer. Le travail clinique dont il est question ici œuvre dans ce sens par son approche interactive et l’espoir de dégager « le moment présent » (Stern, 2003) pour permettre à la mère de voir différemment son enfant et lui répondre de manière plus positive.

33 Les résultats sont encourageants dans l’ensemble et j’ai noté à maintes reprises combien la différence de comportement du bébé était nette entre le moment où il se « pose » et l’agitation qui précède. C’est un peu comme si ce besoin d’action n’était plus nécessaire et laissait place à une réelle manière « d’être », autorisant un autre mode de communication avec les proches et l’environnement. Ce passage peut se faire très tôt, entre 3 et 6 mois, lors de la maturation du sommeil et de la découverte du jeu, lors de toute ouverture et la possibilité de s’y consacrer. Le fait que le bébé se manifeste moins (ou plus du tout), et semble avoir un comportement acceptable, voire normal, ne veut peut-être pas dire qu’il aille bien et qu’il a un attachement sécure. Malgré ma collaboration avec les psychanalystes, en tant que pédiatre, je n’ai pas la compétence requise pour juger les éléments cités dans les recherches spécialisées (Hubin-Gayte, 2004). Il serait donc intéressant et important de suivre le devenir à long terme de cette cohorte d’enfants selon des critères plus objectifs qu’une simple impression clinique. En effet, le suivi pédiatrique à long terme donne l’impression que lors de problèmes ultérieurs, parmi les enfants concernés, il y a certes ceux qui restent agités, mais pas nécessairement ceux qui l’étaient les premiers mois.

34 Il faut cependant déplorer une certaine proportion d’enfants, certes faible, qui échappe complètement à ce type de prise en charge. Ces enfants continuent à être dans l’action : excitables, très actifs physiquement, exigeants, irritables…

35 La critique est facile, dans la mesure où je n’ai ni quantifié le nombre d’enfants excités, ni leur devenir en fonction des différentes modalités d’actions entreprises. Si la majorité des bébés agités se « posent » dans les mois qui suivent la naissance, voire au maximum les trois premières années… comme je l’ai constaté, cela demande à être confirmé de manière plus approfondie ! Il peut s’agir soit de cas peu graves, plus en rapport avec l’idée que se font les mères qu’avec un réel problème, soit le fait d’enfants qui se résignent (Van Den Boom, Hoeksma, 1994).

36 Par contre, il est important de signaler l’exclusion de cette étude de tous les bébés dont les mamans ont présenté une dépression périnatale ou des antécédents lourds tels qu’une itg, une mort périnatale… Ce qui évite d’amalgamer les accidents réels et leurs incidences avec les « interactions fantasmatiques » reconnues par les psychanalystes et qui semblent plus en cause ici. De ce fait, la recherche des causes paraît illusoire et les explications sujettes à caution ce qui rend la prise en charge d’autant plus difficile.

D’autres pistes à explorer

37 Il est assez troublant de constater lors du suivi de certains jumeaux hétérozygotes que l’un d’eux puisse parfaitement répondre à la définition du bébé agité. Cette agitation est ressentie par la maman en anténatal et se poursuit en postnatal avec une exigence telle qu’elle la monopolise complètement et notamment en cas de reflux associés. Par la suite, une fois que le bébé agité se calme, c’est l’autre jumeau qui sollicite l’attention… on assiste ainsi à une sorte d’effet « ping-pong »…

38 En outre, en l’absence d’agitation périnatale, l’impression que l’un des jumeaux est « posé » et l’autre plus dans « l’action » est très nette les deux ou trois premières années. Le plus troublant est de constater que le plus actif est en général celui qui a un retard de croissance important. Cette différence de comportement se confirme ultérieurement lors de la scolarisation et des activités sportives.

39 Que faut-il penser de ces mamans « agitées » en période néonatale qui ont du mal à se poser dans ce nouveau temps qu’est la maternité ? En les interrogeant, elles sont très actives durant toute la grossesse et, certaines travaillent jusqu’à la veille de l’accouchement, sans pour autant évoquer une agitation du bébé, bien au contraire. Or, dès la naissance, le bébé a constamment besoin de ce « mouvement » antérieur (anténatal) pour s’endormir, alors qu’éveillé, il se manifeste souvent par une agitation qui déstabilise sa mère. Les choses s’arrangent très vite dès que la mère se « pose » à son tour, en s’adaptant à ce nouveau temps (du bébé)… Le bébé met quelques semaines et non pas quelques mois comme les bébés agités en anténatal.

40 Dans les fratries, j’ai souvent constaté les faits suivants : quand le premier enfant était calme, le deuxième était plus dans l’action… Pourtant c’est le premier (de par sa position par rapport au mandat transgénérationnel) qui est très « couvé » et de qui l’on attend le plus. Or, c’est souvent lui qui a des problèmes d’ouverture sur l’extérieur et non pas le deuxième. La question qui peut se poser, c’est de savoir si c’est le premier ou le deuxième qui a l’attachement « sécure » !

41 Enfin, tous les pédiatres constatent l’agitation de certains enfants lors d’une nouvelle étape du développement, que ce soit l’entrée en collectivité, la scolarisation, le passage en cp, en sixième, la puberté… Tous ces passages d’un état connu à un état inconnu font appel à la « sécurité de base » de l’enfant. Si celle-ci est insuffisante, l’enfant manifeste ce manque par un regain d’activité physique comme s’il était déstabilisé…

42 Y a-t-il un rapport entre ces différentes formes d’agitation et celles du bébé et du fœtus ? Même si l’agitation est un symptôme non univoque, il permet aux parents de réagir à l’opposé d’une pathologie « fermée » qui empêche toute communication avec l’extérieur.

Conclusion

43 Le bébé agité utilise un mode d’expression qui met à l’épreuve les parents et les professionnels quant à leur capacité d’accepter ce langage cacophonique et bruyant. Hans Jonas (2001) a confirmé comme beaucoup d’auteurs que « la vie est essentiellement relation » mais aussi qu’elle « s’oppose dans son autonomie interne à la règle d’entropie de la causalité générale (le monde environnant, la matière anorganique), elle y est pourtant sujette ». On pourrait imaginer que le premier système, dont dépend le fœtus et sur lequel « il n’a pas d’autorité », c’est sa mère, d’où peut-être ses réactions salutaires qui permettent à un tiers d’agir sur ces interactions. De manière plus générale, l’humanité dépend aussi de l’environnement qu’elle a essayé de dominer depuis des siècles et qui montre lui aussi une « agitation » (les changements climatiques, la disparition de la flore et de la faune source de nouveaux déséquilibres) dont il faudra tenir compte pour survivre.

44 Tout le problème est de savoir si la vie est basée sur un équilibre subtil entre l’action et l’être et que, dans cette optique, les bébés agités ne manifestent qu’un simple excès d’action ou un déséquilibre profond selon les cas. Seul un travail en réseau, entre pédiatres et psys, pourrait concilier les impératifs liés aux interactions mère-enfant et à leur expression complexe, tant somatique que psychique, et repérer les situations à risque. Il ne s’agit pas de nier tout ce qui est médical mais de sortir d’une médicalisation abusive et sans issue (Gori ; Del Volgo, 2005).

45 Terminons avec cette merveilleuse phrase de Winnicott à Melanie Klein (Rabain, 2005), en 1952 : « Ce dont je viens de discuter touche à la racine de mes difficultés personnelles de telle sorte qu’à vos yeux, cela peut toujours être renvoyé à la “maladie de Winnicott”, mais ce faisant, il se peut que vous manquiez quelque chose qui au bout du compte est une contribution positive. » Tout un chacun travaille à sa manière, sans pour autant arriver à la « cheville » de Winnicott, et encore moins y prétendre… mais ensemble nous pourrons, peut-être, avancer pour mieux étayer le concept du « tout ne se joue pas in utero » sans pour autant contester la continuité entre l’anté et le postnatal.

Bibliographie

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Date de mise en ligne : 01/03/2006.

https://doi.org/10.3917/spi.036.0101

Notes

  • [*]
    Jacky Israël, pédiatre néonatologue.
  • [1]
    Le petit prince, de Saint Exupéry.
  • [2]
    Membres supérieurs et inférieurs très raides lors de leur mobilisation à l’examen.
  • [3]
    La Belle au bois dormant.
  • [4]
    Animation d’atelier en binôme avec le professeur Roland Gori.
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