Notes
-
[*]
Dominique Rateau, chargée de mission Livres petite enfance, crla Bordeaux. Dominique. Rateau@ crl. cr-aquitaine. fr
-
[1]
Merci à Marianne et Marie-Odile.
-
[2]
Essai traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 1998.
-
[3]
Quand les livres relient. Le livre et le tout-petit, publication financée par la Fondation du Crédit mutuel pour la lecture, réalisée par un collectif d’associations sous la direction de Juliette Campagne.
-
[4]
Anthropologue au ladyss (cnrs/université Paris I).
-
[5]
Belin, collection « Nouveaux Mondes », 2002.
-
[6]
Marina Yaguello dans Alice au pays du langage. Pour comprendre la linguistique, Paris, Le Seuil, 1981.
Ce n’est pas pour devenir écrivain qu’on écrit, c’est pour rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour [1].
1 Aimer ? Je ne sais pas ce que c’est, dit le type de Philippe Barbeau et Fabienne Cinquin.
2 Évoquant sa rose, le Petit Prince conclut Mais j’étais trop jeune pour savoir l’aimer.
3 C’est bien, c’est très bien, Maman aime le raisin, dit la petite fille à Monsieur le lièvre après qu’il lui a suggéré de multiples solutions pour qu’elle puisse offrir du bleu à sa maman pour son anniversaire parce que elle aime le bleu.
4 Câlin ! hurle Coco.
5 Devine combien je t’aime ? demande Petit lièvre brun à Grand lièvre brun.
6 J’aime ma maman, dit Lou, la plus petite des bébés chouettes.
7 Et qui l’aime son Chonchon ? demande Julie qui a laissé son ours tout seul à la maison…
8 Peuh ! Des livres pour enfants ronchonne Élie Jourdan à Léa Lecœur qui aime lire, rêvasser ou bien regarder les images des livres.
9 Ummm ! Je reste, j’aime ça ! clame le bébé de Manushkin et Himler faisant allusion aux baisers.
10 Quant à Zagazou et Mirabelle, personnages de Quentin Blake, ils aiment réparer les motos, s’initier à l’art floral, déguster de la salade de fruits…
11 En français, on aime le chocolat, sa maman, son amoureux, son chien, les livres… avec le même mot. Mais, c’est quoi aimer ? Le Grand Larousse universel parle « d’affection, de tendresse, d’amitié, de passion ».
12 Comment on aime ? Qui on aime ? Pourquoi on aime ? Et d’abord, peut-on faire autrement ? Peut-on se passer de l’amour ? Mais l’amour est-il toujours source de bien-être ? Est-il toujours synonyme de bonheur ?
13 Difficile de définir ce qu’aimer veut dire. Sans doute le travail de toute une vie ! Une découverte, une recherche, un cheminement… une succession de bonheurs, de désespoirs, de souffrances, de joies, de séparations, de retrouvailles…
14 Les tout-petits aiment-ils lire ? Cela a-t-il du sens de poser la question de cette façon ? D’abord, moi, est-ce que j’aime lire ? Je ne sais pas si cela s’appelle aimer. Je lis. Cela m’est nécessaire. C’est inscrit dans ma vie comme une fonction … vitale, je crois. Indispensable. C’est comme respirer.
15 Alberto Manguel en parle de cette façon dans Une histoire de la lecture [2]. Il écrit : « Tous, nous nous lisons nous-mêmes et lisons le monde qui nous entoure afin d’apercevoir ce que nous sommes et où nous nous trouvons. Nous lisons pour comprendre, ou pour commencer à comprendre. Nous ne pouvons que lire. Lire, presque autant que respirer, est notre fonction essentielle. »
16 Evelio Cabrejo-Parra, psycholinguiste, défend aussi cette idée. Il dit [3] que l’« acte de lecture va bien au-delà du livre lu. Cet acte de lecture est en permanence présent dans la vie. Par exemple, j’ouvre la fenêtre et je prends un parapluie. J’ai bien “lu” quelque chose. Je prends un parapluie parce que j’ai lu qu’il pleut. On construit en permanence du sens et on apporte ainsi de l’eau au moulin de l’activité psychique ».
17 Lire, ce serait donc découvrir et interpréter le monde ! Découvrir les autres, penser d’autres images, d’autres lieux, d’autres façons d’aimer, d’autres façons de concevoir la vie… Alors, oui, j’aime ça, lire. J’adore ça, même. J’ai même conscience qu’à certains moments de ma vie, je suis « boulimique ». Je lis tout ! Les affiches, les panneaux publicitaires, les manchettes de journaux, les livres, les situations, les paysages… et aussi les sourires, les regards, les expressions des corps, des visages, la façon dont les choses sont dites… Je lis le monde qui m’entoure. Comme un tout-petit qui vient de naître. C’est peut-être cela la part d’enfance qui reste en nous, toujours. Cette observation approfondie du monde dans lequel on vit, pour essayer de le comprendre, pour pouvoir s’y inscrire. En adhésion ou en opposition.
18 Un bébé qui vient au monde est d’emblée confronté à la complexité de la vie, à la complexité des émotions, des sensations, des éprouvés, des ressentis… Il est d’emblée confronté à la nécessité d’interpréter.
19 Donc, les tout-petits lisent. Mais aiment-ils lire ? Cela dépend vraisemblablement de la façon dont cette lecture est accueillie, appréciée, ressentie, éprouvée, prise en compte, traduite, mise en mots par son entourage. Cela dépend de la qualité de la rencontre.
20 C’est peut-être là que l’amour entre en jeu : si le tout-petit trouve auprès de lui des personnes qui tiennent compte de sa lecture du monde ; s’il rencontre des personnes qui l’écoutent vraiment, qui ont plaisir à accueillir sa compétence, qui sont disponibles pour l’accompagner, lui donner des mots, interpréter ses mimiques, ses gestes ; si ces personnes sont en mesure d’imaginer que le tout-petit pense, éprouve, ressent…, en prenant en compte ce qu’elles-mêmes pensent, éprouvent, ressentent… sans s’aplatir devant un bébé tout-puissant. Alors la rencontre pourra peut-être avoir lieu.
21 Dans cet espace subtil décrit par Winnicott, cet « espace transitionnel », espace psychique où « je » peut rencontrer « tu ». Un espace où chacun des protagonistes peut exister vraiment. Où chacun peut « être ». Dans cet espace, l’autre n’est pas réduit à ce que l’on voudrait qu’il soit. Et vice versa.
22 On accepte l’inconnu, le doute, la surprise. On accepte de ne pas tout savoir ! On accepte de se tromper, de ne pas être parfait… D’avoir des qualités et aussi des défauts. On accepte ses propres limites. On se reconnaît soi-même pour pouvoir reconnaître l’autre. Bref, on vit ! On ne sait pas à l’avance ce qui va se passer, mais on est disponible. À l’écoute.
23 Nous n’avons pas fini d’en parler et d’en reparler de cet « espace transitionnel ». Ce concept a été travaillé, retravaillé. Interprété, réinterprété. Et pourtant, chacun de nous doit pouvoir lire et relire encore les écrits de Winnicott pour continuer d’élaborer ce concept. Les êtres humains sont des êtres de langage.
24 « Le besoin de récit fait sans doute notre spécificité, rappelle Michèle Petit [4] dans son livre Éloge de la lecture. La construction de soi [5], depuis l’aube des temps, il semble que les êtres humains aient tenté de formaliser leurs expériences ou de les transposer, et de raconter des histoires qu’ils se sont transmises les uns aux autres. »
25 Se pourraient-ils que le tout-petit puisse perdre sa capacité à lire le monde ? Se pourrait-il que chacun de nous soit menacé de perdre le goût inné de lire ? Peut-être, si le langage qui nous entoure ne devient plus qu’un code, un simple support d’informations, un instrument, un « outil de communication », un appareil à mesurer nos capacités et nos savoirs.
26 Nous pouvons nous poser la question avec Michèle Petit. Après avoir rappelé que le besoin de récit fait sans doute notre spécifié humaine, elle poursuit : « Cette vérité simple, des lecteurs la redécouvrent chaque jour, qui se nourrissent de narrations rencontrées dans les livres pour devenir un peu les conteurs de leur propre histoire. »
27 Dans les livres d’images, on trouve des histoires de vie. Des histoires qui nous touchent, au-delà des mots et des images, parce qu’elles font écho à l’histoire de notre propre vie. On y retrouve des sentiments que l’on a éprouvés, des pensées qui nous ont habités, des émotions que nous n’avons jamais pu exprimer… et aussi des situations plus légères de la vie quotidienne.
28 Pour les tout-petits, la rencontre avec des livres d’images pourrait n’être qu’une façon d’enrichir leur activité naturelle de lecture.
29 Quand une activité est vitale, on ne se demande pas si on l’aime ! On peut considérer qu’il est vital pour les êtres humains de rencontrer des récits, des histoires de vie. Dans les livres d’images, nous rencontrons des points de vue d’artistes. Nous sommes confrontés à la pensée d’êtres humains, absents, mais bien présents par leurs créations.
30 C’est un vrai plaisir à découvrir qu’il y a quelque part au monde un être qui a traduit en mots et en images des émotions, des sensations qui parlent de moi, de ce que j’éprouve dans l’intimité de mon être et que je ne savais pas formuler. Le talent des artistes, c’est de nous révéler à nous-mêmes. Se révéler ne veut pas dire s’épancher, se répandre, se confier…
31 C’est un bonheur de lire les mots d’un autre et de s’éprouver en retour comme être pensant. Croiser la pensée de l’auteur nous permet de générer d’autres pensées. « Comme c’est simple, j’avais cela en moi et je ne le savais pas [6]. »
32 Nous sommes tous nés lecteurs. Mais il est parfois nécessaire de repasser par les mots des livres pour retrouver cette capacité à lire le monde. Et en ce sens on peut dire que les tout-petits non seulement aiment lire, mais qu’ils ont peut-être la capacité de nous réapprendre à lire. À condition que ces rencontres autour des livres d’images se situent dans un espace de jeu où les notions d’efficacité, de rentabilité, de contrôle, de résultat immédiat soient prohibées.
33 Ce moment est vécu. On ne peut pas le rendre visible autrement qu’en le partageant. Dans ces moments de lectures partagées, il y a de la pensée qui circule entre des êtres qui pensent. Pensées mises en route par la pensée des artistes qui ont créé le livre. Les pensées, cela ne se voit pas, mais cela aide à construire le monde.
34 La lecture rend libre, car elle permet d’affronter la solitude. Elle permet d’affronter cette question essentielle de la vie : « Pourquoi je suis là ? » Elle ne donne pas forcément des réponses, mais elle aide à élaborer la question.
35 Lorsque adultes et tout-petits lisent ensemble des livres d’images, ils partagent des pensées, des émotions, des points de vue sur le monde… Parfois, dans ces moments-là, on sent planer un petit quelque chose qui ressemble à l’amour.
36 Léa remit le marque-page comme il faut et referma le livre. Élie regarda avec étonnement autour de lui.
37 « Où étions-nous ?
38 – Dans le livre, dit Léa. Elle avait l’air très contente. Tu as vu là… tu t’es blessé au cou ! Tu veux un pansement ?
39 – Oui, s’il te plaît, dit Élie. J’aimerais bien savoir comment tu as fait ça. Est-ce que tu peux le refaire ?
40 – Bien sûr, répondit Léa. Mais pas aujourd’hui. Une autre fois, si tu reviens me voir. »
Bibliographie
Livres d’images dont sont extraites les citations
- Barbeau Philippe ; Cinquin, Fabienne. 1999. Le type, L’atelier du poisson soluble.
- Saint-Exupéry, Antoine de. 1946. Le Petit Prince, Gallimard.
- Zolotow Charlotte ; Sendak, Maurice. Monsieur le lièvre, voulez-vous m’aider ? L’école des loisirs, 1970 pour l’édition en langue française. 1962 pour la première édition Mr. Rabbit and the Lovely Present, New York, Harper and Row.
- Alborough, Jez. 2000. Câlin, Kaléidoscope.
- McBratney, Sam ; Jeram, Anita. 1994. Devine combien je t’aime ? Pastel.
- Waddell, Martin ; Benson, Patrick. 1993. Bébés Chouettes, Kaléidoscope.
- Dutertre, Sophie ; Bruel, Christian. 1997. Chonchon, Éditions Être.
- Heidelbach, Nikolaus. 1997. Un livre pour Élie, Le Seuil jeunesse.
- Manushkin Fran ; Himler, Ronald. 1976. Bébé, L’école des loisirs. 1972 pour le titre original Baby, New York, Harper & Row.
- Blake, Quentin. 1999. Zagazou, Gallimard Jeunesse.
Notes
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Dominique Rateau, chargée de mission Livres petite enfance, crla Bordeaux. Dominique. Rateau@ crl. cr-aquitaine. fr
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[1]
Merci à Marianne et Marie-Odile.
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[2]
Essai traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 1998.
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[3]
Quand les livres relient. Le livre et le tout-petit, publication financée par la Fondation du Crédit mutuel pour la lecture, réalisée par un collectif d’associations sous la direction de Juliette Campagne.
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[4]
Anthropologue au ladyss (cnrs/université Paris I).
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[5]
Belin, collection « Nouveaux Mondes », 2002.
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[6]
Marina Yaguello dans Alice au pays du langage. Pour comprendre la linguistique, Paris, Le Seuil, 1981.