Notes
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[*]
Pierre Le Coz, membre du Comité consultatif national d’éthique, professeur de philosophie à la faculté de médecine de Marseille.
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[1]
Cf. P. Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon, 1960.
-
[2]
A. Smith, Théorie des sentiments moraux, Paris, puf, coll. « Léviathan », trad. M. Biziou, [1759], 1999, p. 306.
-
[3]
D. Hume, La morale. Traité de la nature humaine. Livre III, trad. P. Saltel, Paris, GF-Flammarion, [1740], 1993.
-
[4]
H. Jonas, Une éthique pour la nature, Desclée de Brouwer, p. 116.
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[5]
J.-J. Rousseau, Émile, t. II, Paris, Librairie Larousse, [1762], 1972, p. 49.
-
[6]
M. Scheler, Nature et formes de la sympathie. Contribution à l’étude des lois de la vie émotionnelle, (trad. M. Lefebvre), Paris, Payot [1913], 1950, p. 29.
-
[7]
Ibid., p. 47.
-
[8]
Ibid.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
D. Marcelli, L’enfant, chef de famille. L’autorité de l’infantile, Paris, Albin Michel, 2003.
-
[11]
F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. R. Derathé, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 1998.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
Ibid.
-
[14]
Ibid., § 173 add. p. 208.
-
[15]
Cette expression est souvent utilisée à titre d’argument pour poser des limites en matière d’assistance médicale à la procréation. Elle est reprise par le Comité consultatif national d’éthique dans son avis n° 75 : « Questions éthiques soulevées par le développement de l’icsi », du 12 décembre 2002, dans Les cahiers du ccne , n° 35, avril 2003, p. 18 : « Vouloir un enfant est le désir le plus légitime du monde. Cette légitimité n’existe et ne doit être prise en compte que si l’enfant est voulu pour lui-même et si son intérêt prime sur le seul désir de s’assurer une filiation génétique. »
-
[16]
I. Théry, Couple, filiation et parenté aujourd’hui, Paris, Odile Jacob, « La documentation française »,1998, p. 38.
-
[17]
Ibid., p. 37.
-
[18]
I. Théry décrit la situation contemporaine comme suit : « Les deux moteurs de long terme que sont l’égalité des sexes et la personnalisation du lien à l’enfant sont certes deux manifestations du processus de promotion de l’individu caractéristiques des sociétés démocratiques. Mais l’un joue dans le sens de la contractualisation du lien, et l’autre dans le sens d’une inconditionnalité » (ibid.).
-
[19]
Cf. sur ce point T. Hermange, L’enfant soi-disant roi. Pour une nouvelle culture de la parentalité, Paris, Albin Michel, 1999.
-
[20]
Histoire, n° 19, 1980, p. 85. Pour un aperçu de la sensibilité parentale au vécu de l’enfant, cf. entre autres R. Carron, Enfant et parenté dans la France médiévale, x e-xiii e siècle, Genève, Droz, 1989, J. Verger (s.d), « Éducation médiévale. L’enfance, l’école, l’église en Occident (v e-xv e) ».
-
[21]
I. Théry, op. cit., p. 169. L’auteur emprunte ici une définition de la filiation à C. Labrusse-Riou.
1 On a souvent répété, au cours de ces dernières années, que la modernité avait inventé l’amour de l’enfant. Cette croyance dans la formation tardive d’une relation d’affection personnalisée à l’enfant est liée à la diffusion des positions défendues par l’historien Philippe Ariès [1]. Ainsi tombe dans l’escarcelle du culturel le dernier sentiment prétendument naturel : pas plus que l’instinct maternel, l’amour des enfants n’est à mettre sur le compte de l’inné. Cessons d’y chercher l’innocence de la spontanéité ; c’est le produit d’une culture. Et pas n’importe quelle culture : la nôtre…
2 Idée bien douteuse à vrai dire, qui nous conforte sans doute dans le préjugé de notre « supériorité morale » sur les civilisations traditionnelles mais qui, comme tout ce qui flatte le narcissisme, mérite d’être auscultée de près. Posons-nous trois questions naïves : un enfant peut-il à tout le moins survivre sans être un tant soit peu aimé de ceux qui l’éduquent ? Si l’amour des enfants n’avait aucune base naturelle, par quel miracle aurait-il pu surgir à un moment donné de l’histoire ? Et comment expliquer les marques d’attachement filial que manifestent les habitants de notre planète qui n’ont pas été façonnés par la culture moderne ?
3 L’amour de l’enfant n’est pas une entéléchie qui tombe des cintres. Ce dont témoigne l’histoire de la philosophie. Les textes de l’enseignement d’Épictète (i er siècle après Jésus-Christ) portent l’empreinte de la douleur de perdre un enfant : comment survivre à cette inconsolable perspective ? La réponse du philosophe stoïcien était qu’il fallait apprendre à se détacher de ses sentiments, preuve que l’attachement existait déjà à cette époque. Plus tard, Descartes écrira à un correspondant qu’il a pleuré deux fois au cours de sa vie : la première lors de la mort de son père, la seconde à l’occasion du décès de sa fille Francine, emportée par la maladie à l’âge de 5 ans. Nous ne sommes alors qu’en 1640. Au siècle suivant, Adam Smith nous dépeindra un sentiment qui s’accorde mal avec l’idée commune selon laquelle nos aïeux étaient « familiarisés » avec la mort de leurs enfants : « Ordinairement un vieil homme meurt sans être regretté par quiconque. Rarement un enfant meurt sans que le cœur de quelqu’un en soit déchiré [2]. » Quant à son ami David Hume, il observe comme une banalité qu’il n’est pas de sentiment plus répandu que l’amour des enfants. Quel père, dit-il en substance, ne serait pas prêt à donner tout par amour pour son enfant ? En existe-t-il qui gardent pour eux la plus grosse partie de ce qu’ils gagnent ? Si nous avons le devoir d’aimer nos enfants, écrit le philosophe écossais, c’est aussi parce que nous avons naturellement tendance à être affectueux à leur égard [3].
4 Ce n’est pas l’amour filial en lui-même que l’époque moderne a inventé, mais la valorisation de cet amour en tant que paradigme de l’amour authentiquement désintéressé. C’est le premier point que nous aborderons. Mais la modernité présente une autre spécificité : elle a inventé une réflexion sur l’essence de l’amour filial pour discriminer l’amour véritable de ses dangereux faux-semblants. Tel sera l’objet du deuxième point d’un cheminement où il nous restera à nous interroger sur la réalisation dans la pratique de ce que les experts en pédagogie ont accompli au niveau de la théorie : la dissociation de l’amour filial et de l’amour conjugal.
L’amour de l’enfant conçu comme paradigme de la responsabilité
5 L’amour des enfants est devenu le modèle de l’amour vrai, pur et durable, à l’inverse de l’amour-passion entre adultes dont l’intensité n’a d’égale que son éphémérité. Dans le champ de la philosophie, cette majoration inédite de l’amour de l’enfant apparaît sous la plume de Hans Jonas. Cet auteur contemporain en fait le prototype de la relation de responsabilité. Celle qui nous aide à comprendre le sens de la responsabilité qui nous est assignée par la dégradation de l’environnement. Depuis l’avènement de la civilisation mécanicienne, en effet, les progrès techniques se sont accompagnés d’une maîtrise croissante de la nature au point que les rôles ont été permutés : jadis toute-puissante, la nature s’est retrouvée dans une position de faiblesse et de vulnérabilité, malade de la dévastation de ses paysages et du pillage de ses ressources par l’homme. Il nous faut désormais la protéger comme on protège un enfant auquel on est attaché. La protection du nourrisson, blotti entre les bras de celle qui lui a donné la vie, nous offre l’image emblématique de la responsabilité que nous avons à exercer au bénéfice des générations futures.
6 Plus qu’un fait d’expérience, l’amour de l’enfant est donc le paradigme de la relation éthique à l’autre dont l’humanité a besoin pour se sauver de la catastrophe vers laquelle son aveuglement actuel est en train de la conduire. Le désintéressement dont les adultes sont capables de faire preuve à l’égard des enfants est cela seul qui peut nous aider à ne pas désespérer de l’humain, à croire en la possibilité de sa conversion éthique. C’est parce que l’adulte est capable d’aimer un enfant qui n’est pas de son sang, d’éprouver de l’affection pour un petit d’homme dont il ne sait rien, simplement en le regardant rire aux éclats ou jouer dans un bac à sable, parce qu’il se sent absolument tenu de lui porter secours s’il l’aperçoit en danger de mort, qu’on ne doit pas se laisser aller au pessimisme concernant l’avenir de la planète. L’amour pour un enfant prouve que nous pouvons agir en faveur d’un autre sans attendre la réciproque. Dans la prise en charge immédiate d’un prématuré en urgence, par exemple, s’éprouve ce type d’expérience de la responsabilité qui ne relève pas de l’espace juridique de la mutualité des droits et des devoirs. Ce n’est pas parce qu’il a des droits que les membres de l’équipe soignante se sentent responsables de l’enfant qui vient de naître. Le nourrisson « est bien évidemment aussi un sujet de droit (par exemple en matière d’héritage) qui requiert qu’on le représente aussi longtemps qu’il ne pourra se représenter lui-même. Mais ce qui est prioritaire, c’est une relation absolument unilatérale de la responsabilité à l’égard d’un homme en devenir […], quelque chose de beaucoup plus fondamental : le souci réel d’une vie qui nous est confiée [4] ». La présence du nouveau-né, dans son dénuement total, ne nous donne pas d’autre choix que de le protéger, quand bien même nous n’aurions à attendre de lui en retour aucune contrepartie, pas même un simple remerciement. C’est un fait de nature, nullement un effet de culture. L’expérience de l’attachement immédiat et passif à l’enfant qui vient de naître est une expérience ontologique qui nous fait retrouver une connivence perdue avec la nature.
Les modèles de compréhension « protectionniste » et « autonomiste » de l’amour filial
7 À travers la consécration qu’il reçoit ainsi dans « l’éthique du futur » de Hans Jonas, l’amour filial trouve dans la protection son trait caractéristique le plus essentiel. Mais précisément l’époque moderne ne se caractérise pas seulement pas l’emprise technique de la nature ; elle est aussi, entre mille autres choses, la remise en question d’une thématisation de l’amour de l’enfant en termes de « protection ». Certes, chacun s’accordera à faire de la protection une donnée constitutive de la relation parentale. Protéger l’enfant, c’est reporter à plus tard la rencontre avec l’altérité et la laideur du monde. Le moi doit dessiner ses contours propres en découvrant le non-moi sur un mode progressif, sans brûler les étapes. Nul ne contestera ce scrupule protecteur à l’âge de la violence télévisuelle. Cependant, la protection conçue comme ressort essentiel de l’amour filial tombe sous le coup d’une critique souvent réitérée au cours du xx e siècle qui voit dans l’attitude protectrice une entrave pernicieuse au développement des capacités adaptatives de l’enfant. Il faut que l’enfant tombe, se cogne et pleure. C’est le credo de la pédagogie de Rousseau : « Qui ne sait pas supporter un peu de souffrance doit s’attendre à beaucoup souffrir [5]. »
8 Épargnée aujourd’hui, la frustration n’en sera que plus vivace demain. Plus dure sera la chute dans le trou noir de l’adolescence. Contre cette conception « protectionniste » de l’amour filial s’est affirmée une version « autonomiste » qui soustrait l’enfant à la bienveillance malavisée de ses parents. S’agissant plus spécifiquement de l’amour maternel, Max Scheler, dès 1913, propose de distinguer « relation d’amour véritable » de « contagion affective [6] ». L’amour est porté par une visée séparatrice qui interdit de faire de l’autre un prolongement de soi-même. Ce retrait en soi qui ouvre un espace à l’autre est la marque propre de l’amour, ce qui lui donne sa coloration émotionnelle propre. À l’inverse, la contagion affective est une transmission en chaîne des affects qui ne s’accompagne pas de la conscience d’une différence entre soi et l’autre. Cette absence d’écart est l’effet d’une passivité à l’égard de soi qui se répercute chez celui qui subit la contagion : « Les soins incessants des mères qui, sous ce rapport, apparaissent comme les plus “maternelles”, s’opposent souvent à tout développement psychique indépendant de l’enfant et entravent son épanouissement [7]. » N’écoutant que son instinct pur, la mère aspire à faire rentrer son enfant dans son corps protecteur. Dans son épanchement, elle signifie à son enfant l’amour qu’elle a pour lui en lui disant qu’elle voudrait « le manger », suscitant des représentations qui font barrage au mouvement d’éclosion de ses virtualités. La réincorporation qui ramène imaginairement à l’utérus celui qui en est à tout jamais sorti assujettit l’avenir à un passé prénatal. Ce n’est pas sans raison, écrit Max Scheler, que « la langue courante qualifie d’“amour de singe” cette sollicitude et cette tutelle exagérées, cette tendresse dépassant tout but [8] ». Au rebours, le véritable amour maternel est celui qui suspend cet instinct de couvage et se concentre sur l’enfant considéré comme être indépendant. Il se caractérise par l’effort de connaître l’aspiration profonde de l’enfant « à émerger de l’obscurité de la vie purement organique pour atteindre progressivement à la clarté de la conscience [9] ». Aimer réellement l’enfant, c’est le propulser vers la lumière du monde extérieur, l’ouvrir à la temporalité qui baigne le monde surprenant des choses et des autres.
9 Aimer mal, c’est se condamner en retour à être mal aimé. Les enfants éduqués dans une atmosphère affective fusionnelle voient le monde à travers les yeux de leurs parents, ils parlent et agissent comme eux. Ils n’aiment pas en toute connaissance de cause, ils s’attachent en aveugle, sans le moindre discernement. Il n’y a pas suffisamment de distance entre eux et leurs géniteurs pour parler de « véritables intentions affectives ». Ils subissent des états émotionnels plus qu’ils ne mettent en œuvre leur fonction affective.
10 La mise en garde contre l’étouffement affectif est également récurrente dans les doctrines libertaires hostiles aux pédagogies disciplinaires du travailleur infatigable. Axées sur l’émancipation de la spontanéité naturelle de l’enfant, elles voient dans l’argument de la protection l’alibi d’une rigidité éducative qui méconnaît les vertus propres à l’enfance. Le protectionnisme, envisagé dans sa version paternaliste, aboutit à l’idée qu’il faudrait protéger l’enfant contre lui-même, contre les penchants immédiats de son être « barbare », en assumant le risque de faire naître en lui un ressentiment provisoire (« il nous remerciera quand il sera en âge de comprendre »). Dialectique bien aventureuse à vrai dire, qui voit dans le fait d’avoir éloigné l’autre de soi l’assurance de s’être rapproché de lui. Faire le bien d’autrui serait le délivrer du mal qui l’assiège. Le mal étant ce qui l’empêche de grandir, d’être autre chose que ce qu’il est dans l’immédiat de sa vie. Contre cette variation autour du proverbe « Qui aime bien châtie bien », M. Scheler souligne que « l’enfant n’est pas seulement destiné à évoluer vers l’âge adulte mais [qu’] il présente en lui une valeur autonome et irremplaçable ». La version maternaliste de la protection (contagion affective) trouve sa justification au regard de son pendant paternaliste (autoritarisme), l’un étant la contrepartie de l’autre. Là où le père sanctionne, la mère pardonne et l’amour qui donne compense la loi qui ordonne. La rigidité de l’un appelle le laxisme de l’autre, dans un cercle vicieux symptomatique d’un rapport tronqué à la temporalité : si la mère ne voit en l’enfant que l’image du passé, le père est polarisé sur l’avenir. Que l’on aime en lui un fœtus éternel ou un adulte virtuel, dans les deux cas l’enfant n’est jamais aimé pour lui-même, pour ce qu’il est hic et nunc. C’est pourquoi la critique « autonomiste » de la première version du protectionnisme va de pair avec celle de l’autre.
11 On connaît la suite de l’histoire. Les excès que la pédagogie autonomiste a pu produire lors de l’ère émancipatrice des années 1960-1970 ont conduit à remettre en cause la vulgate rousseauiste de l’enfant dénaturé par une culture familiale et scolaire aliénante. Ce qui était reproché à la thèse protectionniste – pervertir le sens véritable de l’amour– s’est retourné contre ceux-là mêmes qui en avaient promu la critique. Le pédopsychiatre D. Marcelli affirme aujourd’hui en ce sens que l’enfant émancipé de l’autorité est plus « idéalisé » qu’il n’est véritablement aimé [10]. La protection se trouve ainsi réhabilitée comme manifestation d’un amour intelligent de l’enfant. Elle se définit comme la réponse à un besoin de limites qui guide l’enfant dans son exploration du monde extérieur. On en revient au bon sens : aimer l’enfant n’est pas nécessairement lui faire plaisir. Ne confondons pas l’autorité avec l’autoritarisme. Parallèlement à cette revalorisation de l’autorité protectrice, on assiste dans la littérature des professionnels à une révision à la baisse du potentiel de créativité dont avait été (hâtivement) créditée la spontanéité infantile. La psychologie à la Dolto, tendanciellement centrée sur la prétendue incomparable richesse de l’enfant, aboutissait à faire de l’adulte un enfant ayant mal tourné, la pâle copie de ce qu’il avait été durant ses jeunes années.
L’enfant aimé en tant qu’enfant de l’amour
12 Qu’elles mettent l’accent sur la protection ou sur l’autonomie, les théories de l’amour filial ont en commun de penser le rapport parental à l’enfant indépendamment du lien d’alliance. Ce faisant, elles dissocient des expériences affectives intrafamiliales, au risque de perdre de vue le lien obscur qui les articule entre elles. Parce que l’analyse a montré que la relation à l’enfant est d’une tout autre nature que celle qui lie entre eux les parents, il a semblé que l’on pouvait admettre que la faiblesse d’un lien affectif avec un des membres de la cellule familiale ne pouvait en rien entamer la force de l’autre. Poussée à la limite, cette vision analytique peut conduire à affirmer la possibilité d’être à la fois un bon père et un mauvais mari (« il frappe sa femme devant ses enfants mais Dieu sait s’il les aime ! »). Est-il sûr que l’amour pour l’enfant puisse se concevoir séparément de l’amour conjugal ?
13 Pour retrouver une approche globale où l’amour filial se trouve replacé dans le droit fil de l’amour conjugal, il faut remonter à la doctrine de la famille que Hegel a élaborée dans ses Principes de la philosophie du droit [11]. Ce qui détermine le type de rapport à l’enfant est ce qui s’est passé avant lui. L’enfant survient dans une histoire en substitut d’objets matériels ou symboliques qui l’ont précédé : une bague, une alliance, un contrat de mariage, une location d’appartement, une propriété, etc. Il est la sublimation d’un amour qui s’est donné avant lui d’autres modes de manifestation. À travers la venue au monde de l’enfant, dit Hegel, l’unité du mariage qui n’était encore « qu’intimité et disposition d’esprit » atteint « l’objectivité véritable [12] ». Elle prend la forme d’une réalité extérieure que les parents ont sous les yeux : « Dans leurs enfants, ils ont devant eux le tout de leur union. » Tandis que dans la constitution d’un patrimoine commun, l’unité de l’homme et de la femme « ne se réalise que dans une chose extérieure » (une maison, par exemple), « dans les enfants, elle se réalise dans quelque chose de spirituel, dans quelque chose où les parents sont aimés et qu’ils aiment également [13] ».
14 Plus qu’à l’aide des catégories de protection ou d’émancipation, le lien filial s’éclaire à la lumière d’un processus de métamorphose de l’amour conjugal. La présence d’une objectivité de l’union dans le temps surmonte la séparation dans l’espace des deux époux qui demeuraient encore maintenus l’un en face de l’autre. Ce qui est essentiel à l’enfant est la conscience intuitive de l’amour qui lui est porté comme parachèvement d’un amour né avant lui. Paradoxalement, l’enfant n’est véritablement aimé que s’il n’est pas aimé pour lui-même : « Dans son enfant la mère aime son mari et, de même, le père aime sa femme dans son enfant [14]. » Manière de dire qu’une naissance ne se définit pas comme l’apparition dans l’espace d’un individu naturel s’additionnant à d’autres individus qui étaient déjà là avant lui. Fruit d’une transformation de la discontinuité qui séparait deux êtres dans l’espace en une continuité qui les réunit dans le temps, la chair du nouveau-né a l’épaisseur d’une histoire d’amour qu’il couronne sous la forme de sa présence métaphysique.
15 Ainsi envisagée, la filiation n’est pas fondée sur le seul amour de l’enfant mais plus exactement sur l’amour de l’enfant conçu comme reflet de l’amour des parents. Il n’y a pas d’un côté l’alliance et de l’autre la filiation, mais l’amour filial se nourrit de l’amour conjugal. De ce point de vue, l’enfant n’est pas désiré « pour lui-même [15] ». Il accomplit le rêve des parents de donner une forme extérieure à l’attachement qu’ils éprouvent l’un pour l’autre. En ce sens, on pourrait dire que si l’homme descend du singe, l’enfant descend du songe. Il donne corps à un imaginaire parental, il rend visible l’invisible monde des sentiments et des désirs. Et c’est ainsi qu’il désire être aimé.
La rupture entre l’amour conjugal et l’amour filial dans la culture individualiste contemporaine
16 Accompli pour les besoins de l’analyse, le processus de dissociation entre les formes d’amour intrafamiliales a trouvé son corrélat empirique à l’époque contemporaine : la multiplication des divorces a consacré la séparation de l’amour filial et de l’amour conjugal. Force est de constater qu’il en va dans les mœurs autrement que dans la philosophie de Hegel, où l’amour des enfants n’est pas conçu indépendamment de l’amour réciproque de ses parents. Le divorce s’est banalisé et l’amour conjugal semble désormais revêtir un caractère provisoire et relatif qui jure avec le lien durable et indélébile qui rattache les parents à leur(s) enfant(s). Parallèlement au processus de désacralisation du principe de l’indissolubilité du mariage, l’évolution culturelle de la civilisation occidentale a concouru à une réhabilitation de la valeur de l’enfant au sein de la famille. « En se personnalisant et en s’affectivant, le lien de filiation s’affirme toujours davantage comme un lien inconditionnel. Ce que l’on doit désormais à son enfant, c’est l’aimer, le soutenir, le protéger quoi qu’il arrive, rester son parent quoi qu’il arrive, que l’enfant soit beau ou pas, intelligent ou pas, handicapé ou pas, et même d’une certaine façon délinquant ou pas [16]. »
17 Cette valorisation de l’amour de l’enfant n’entre pas nécessairement en collision avec la recherche individualiste de l’épanouissement personnel qui orchestre la culture narcissique contemporaine. Avoir un enfant, l’aimer et l’éduquer est une perspective qui peut en effet constituer une pièce dans le jeu de construction du projet d’être soi. La réussite scolaire de son enfant devient pour le parent qui l’élève une métaphore de sa propre réussite, une marque tangible de ses propres compétences intellectuelles, éducatives et culturelles : « L’enfant est reconnu d’autant plus comme une personne qu’il est vécu comme un autre soi-même et un prolongement de soi. Il est d’autant plus valorisé qu’il est la part de soi que chaque parent veut voir s’épanouir, parfois avec d’autant plus de force qu’il ne l’a pas réalisée lui-même [17]. »
18 Où l’on voit que la quête individualiste de l’accomplissement égotique n’aboutit pas nécessairement à abandonner le sort de l’enfant au cours capricieux des désirs personnels d’indépendance de ceux qui l’ont mis au monde. Cette force de l’attachement à l’enfant, redoublée par la composante narcissique qui l’alimente en secret, constitue un principe de pérennisation de l’union conjugale qui contrebalance la désacralisation du principe de l’indissolubilité du lien matrimonial. Dès lors, ce n’est plus le couple mais l’enfant qui fonde la famille. C’est lui qui la prémunit contre la menace de la dislocation. Le désir d’offrir à l’enfant le meilleur équilibre possible doit en effet logiquement se traduire par celui de protéger l’équilibre du couple. La perspective des retombées préjudiciables sur la santé psychique de l’enfant, l’anticipation de son chagrin d’avoir à vivre avec des parents séparés constituent des mobiles de révision des disputes conjugales dans le sens d’une réconciliation. L’enfant est ainsi la tierce présence qui s’intercale dans le face-à-face conjugal [18]. Il permet en le déplaçant de sauvegarder le principe de l’« indissolubilité du lien » et par là même la transcendance de l’entité familiale sur le bon vouloir des membres qui la composent.
19 La fréquence des foyers monoparentaux et des familles recomposées suffit toutefois à montrer que, pour avoir été intronisé « pilier » de l’édifice familial, l’enfant n’en est pas pour cela devenu une nouvelle figure de l’Absolu. L’amour pour l’enfant ne résiste pas à l’épreuve du désamour conjugal. Seuls ceux qui ont souffert d’avoir été enfants de parents divorcés peuvent aspirer à épargner à leur enfant la frustration d’une séparation parentale en multipliant les précautions susceptibles de prévenir la faillite des sentiments. La réalité sociologique invite à complexifier la problématique de « l’autorité de l’infantile », de l’« enfant roi » adulé et sacré pour lequel on serait prêt à tout souffrir, éventuellement même à sacrifier sa jouissance privée [19]. Plus valorisé qu’il ne l’a été par les siècles passés, l’amour filial n’en est pas pour cela devenu inconditionnel. L’amour parental n’est pas aussi différent de ce qu’il a pu être autrefois comme on se plaît à le répéter pour se donner bonne conscience. Non seulement il est faux de dire que nos aïeux ont manqué d’affection pour leurs enfants mais les dizaines de milliers d’enfants maltraités chaque année en France sont là pour témoigner, si besoin était, de la légèreté des slogans sur la prétendue inconditionnalité de l’amour filial contemporain. La thèse de l’enfant qui aurait été l’objet de la sollicitude parentale seulement à partir de la modernité a été battue en brèche depuis par maints travaux d’historiens des mentalités qui ont montré que cette prétendue indifférence à l’enfant à l’âge prémoderne relevait du préjugé. Philippe Ariès l’a reconnu lui-même puisque dans la réédition de son livre en 1973 (Paris, Le Seuil), il nuancera ses positions tout en déclarant dans un entretien accordé à la revue Histoire : « Je regrette de ne m’être pas mieux informé sur le Moyen Âge, dont mon livre parle trop peu [20]. »
20 Il est banal de le constater : la présence d’enfants au sein d’une famille ne constitue nullement un rempart assuré contre la désintégration rapide de la cellule familiale. Qu’ils soient loin d’être indifférents au sort de leurs enfants ne signifie pas que les parents d’aujourd’hui soient prêts à tout souffrir pour leur offrir les meilleures conditions d’épanouissement possible. Si le qualificatif « inconditionnel » décrivait adéquatement l’amour filial contemporain, dans la mesure où il renferme l’idée d’un sacrifice de soi au profit de ce qui est tenu pour sacré, le taux de divorce n’atteindrait probablement pas les proportions qui sont actuellement les siennes.
21 Le divorce pose aux enfants de nouveaux problèmes de filiation. La filiation est une institution qui permet à chaque individu de s’identifier en se positionnant au sein d’une géographie familiale. Chacun se construit une identité en fonction d’une place « unique et non interchangeable, au sein d’un ordre généalogique culturellement construit ; cet ordre inscrit la personne dans le temps et dans la longue lignée des vivants et des morts [21] ». Or, dans les familles qui se sont recomposées après un divorce ou une séparation (comme c’est le cas majoritairement), l’enfant peine souvent à se repérer au sein d’un champ d’affiliation opaque où sa place est moins assurée du fait que celle des autres est plus indéterminée. Jadis, les remariages étaient issus du veuvage précoce : « Substitut menaçant du mort, le beau-parent était une sorte d’usurpateur nécessaire, dans un contexte où il était quasiment impossible à une femme ou à un homme seul de mener sa vie et sa maison. » Si le changement que notre époque a apporté au statut du beau-père lui a été personnellement favorable, il n’en a pas toujours été de même pour l’enfant, lequel s’est trouvé confronté à des difficultés inédites de repérage généalogique : « De plus en plus nombreux, les beaux-parents refusent de se considérer comme des parents de substitution. Mais aucune référence déjà disponible ne vient les aider à énoncer la place absolument originale qui pourrait être la leur. » À plus forte raison, l’enfant ne peut-il savoir au juste comment se situer par rapport à celui qui n’occupe pas une place clairement définie sur l’échiquier familial. Il ne sait s’il doit (ou jusqu’où il doit) obéissance au beau-père ou à la belle-mère par exemple.
Conclusion
22 Concluons donc que l’amour de l’enfant est le fruit d’un apprentissage qui concerne aussi l’amour de l’être par la grâce duquel il est venu au monde. L’effort quotidien que nous sommes capables d’entreprendre pour optimiser les conditions familiales dans lesquelles il est appelé à s’épanouir n’est-il pas la meilleure preuve d’amour que l’on puisse donner à un enfant ? Cela passe nécessairement par la quête d’une harmonie conjugale. Une telle harmonie suppose la reconnaissance réciproque de l’égale valeur de l’un et de l’autre des conjoints. De cette égalité, l’enfant est le premier bénéficiaire. L’égalisation des conditions homme/femme a en effet favorisé une plus grande souplesse dans la détermination des pôles assignés aux parents puisque, parallèlement à l’accès des mères aux fonctions d’autorité, le père a cessé d’être assujetti au stéréotype de l’incarnation de la Loi. Le fait d’occuper des rôles malléables échappant à des codifications trop strictes permet aux parents d’échapper aux schémas culturels trop standardisés. Sans doute, à un homme qui voit dans l’indépendance personnelle la plus haute forme de liberté, qui estime n’avoir à intervenir dans le temps d’éducation des enfants que sous la forme ponctuelle de sermons destinés à rétablir « l’ordre familial », l’égalité des sexes apparaîtra comme une destitution personnelle de souveraineté. Mais si l’on définit la famille comme espace d’effectuation des possibilités propres à chacun de ses membres, il semble que l’enrichissement de la relation à l’enfant – le rapport affectif et charnel – permet à la paternité de s’élargir au-delà de la seule fonction de « transmission de la Loi » qui coupait jadis le père de ses sentiments. Le principe de l’autorité commune offre au père la possibilité de susciter chez son enfant d’autres affects que la seule émotion de crainte. Ce qu’on appelle la crise de la paternité correspond en réalité à sa désaliénation.
23 Les conditions culturelles sont donc aujourd’hui réunies pour que l’amour de l’enfant atteigne la plénitude de sa signification. Mais lorsque la liberté du quant-à-soi est vécue comme un horizon ultime par l’un et/ou l’autre des conjoints, le lien matrimonial tend à s’infléchir dans le sens d’un « face-à-face » entre deux êtres défendant chacun leur droit à la singularité affranchie. Ma liberté cesse là où commence celle de mon conjoint. Hegel voyait dans l’indépendance subjective un simple moment de la liberté ; la conscience postmoderne est tentée de faire de l’indépendance individuelle une valeur indépassable. Une valeur qui dépasserait même celle de l’enfant. Le divorce est le point d’aboutissement de cette compréhension individualiste du rapport à l’autre. Dans le contexte conflictuel qui résulte fréquemment de la rupture de l’alliance, l’amour de l’enfant est exposé à toutes les figures du parasitage : objet de séduction ou enjeu de rapports de force, lot de consolation du narcissisme ou cache-misère de la solitude.
Notes
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[*]
Pierre Le Coz, membre du Comité consultatif national d’éthique, professeur de philosophie à la faculté de médecine de Marseille.
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[1]
Cf. P. Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon, 1960.
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[2]
A. Smith, Théorie des sentiments moraux, Paris, puf, coll. « Léviathan », trad. M. Biziou, [1759], 1999, p. 306.
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[3]
D. Hume, La morale. Traité de la nature humaine. Livre III, trad. P. Saltel, Paris, GF-Flammarion, [1740], 1993.
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[4]
H. Jonas, Une éthique pour la nature, Desclée de Brouwer, p. 116.
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[5]
J.-J. Rousseau, Émile, t. II, Paris, Librairie Larousse, [1762], 1972, p. 49.
-
[6]
M. Scheler, Nature et formes de la sympathie. Contribution à l’étude des lois de la vie émotionnelle, (trad. M. Lefebvre), Paris, Payot [1913], 1950, p. 29.
-
[7]
Ibid., p. 47.
-
[8]
Ibid.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
D. Marcelli, L’enfant, chef de famille. L’autorité de l’infantile, Paris, Albin Michel, 2003.
-
[11]
F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. R. Derathé, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 1998.
-
[12]
Ibid.
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[13]
Ibid.
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[14]
Ibid., § 173 add. p. 208.
-
[15]
Cette expression est souvent utilisée à titre d’argument pour poser des limites en matière d’assistance médicale à la procréation. Elle est reprise par le Comité consultatif national d’éthique dans son avis n° 75 : « Questions éthiques soulevées par le développement de l’icsi », du 12 décembre 2002, dans Les cahiers du ccne , n° 35, avril 2003, p. 18 : « Vouloir un enfant est le désir le plus légitime du monde. Cette légitimité n’existe et ne doit être prise en compte que si l’enfant est voulu pour lui-même et si son intérêt prime sur le seul désir de s’assurer une filiation génétique. »
-
[16]
I. Théry, Couple, filiation et parenté aujourd’hui, Paris, Odile Jacob, « La documentation française »,1998, p. 38.
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[17]
Ibid., p. 37.
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[18]
I. Théry décrit la situation contemporaine comme suit : « Les deux moteurs de long terme que sont l’égalité des sexes et la personnalisation du lien à l’enfant sont certes deux manifestations du processus de promotion de l’individu caractéristiques des sociétés démocratiques. Mais l’un joue dans le sens de la contractualisation du lien, et l’autre dans le sens d’une inconditionnalité » (ibid.).
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[19]
Cf. sur ce point T. Hermange, L’enfant soi-disant roi. Pour une nouvelle culture de la parentalité, Paris, Albin Michel, 1999.
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[20]
Histoire, n° 19, 1980, p. 85. Pour un aperçu de la sensibilité parentale au vécu de l’enfant, cf. entre autres R. Carron, Enfant et parenté dans la France médiévale, x e-xiii e siècle, Genève, Droz, 1989, J. Verger (s.d), « Éducation médiévale. L’enfance, l’école, l’église en Occident (v e-xv e) ».
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[21]
I. Théry, op. cit., p. 169. L’auteur emprunte ici une définition de la filiation à C. Labrusse-Riou.