Couverture de SPI_025

Article de revue

Un début de carrière

Pages 17 à 38

Notes

  • [*]
    Geneviève Appell, psychologue, présidente d’honneur de l’association Pikler Lóczy de France.
    gappell@wanadoo.fr
  • [1]
    Françoise Picard-Créange, éducatrice de jeunes enfants et Marcelle Geber, médecin (fondation Parent de Rosan), Jacqueline Cuisiniez, assistante sociale, directrice du bureau d’études des questions sociales (sncf), Malou Klein, puéricultrice, directrice (pouponnière Amyot), Marie-Françoise Pain, infirmière, instructrice (centre de formation du personnel de l’hôpital psychiatrique de Soisy-sur-Seine). Élisabeth Scheurer, psychologue (placement familial d’action thérapeutique de Soisy-sur-Seine).
  • [2]
    J. Roudinesco, G. Appell, « Le syndrome de stabulation hospitalière des jeunes enfants », Journées d’études d’hygiène mentale, Paris, juillet 1949.
  • [3]
    Pour plus de détails, voir ici même le texte de Myriam David lors de la remise de son « Award » à l’occasion du Congrès de la waimh, à Amsterdam en 2002.
  • [4]
    J. Roudinesco, G. Appell, film Monique ou les effets de la carence de soins maternels chez les jeunes enfants, Association pour la santé mentale de l’enfant, 1953.
  • [5]
    J. Roudinesco, M. Geber, « De l’utilisation du test de Gesell pour l’étude du comportement des jeunes enfants », Enfance, 1951, 4. p. 309-322. M. David, G. Appell, « Observation et traitement d’un cas d’arriération psychogène », Revue de psychiatrie de l’enfant, Zurich, 1951, 18-6, p. 205-214. D. Rosenbluth, J. Bowlby, J. Roudinesco, Séparation d’avec la mère en tant qu’expérience traumatisante subie par l’enfant : quelques notes sur la manière de recueillir une anamnèse pertinente, courrier cie, novembre 1951, I.11, p. 9-15. M. David, F. Créange, « Les jardins d’enfants dans une collectivité d’enfants séparés de leur famille », Sauvegarde de l’enfance, 1952, 10, p. 1-8. J. Roudinesco, M. David, J. Nicolas, J. Bowlby, J. Robertson, Réactions immédiates des jeunes enfants à la séparation d’avec leur mère, courrier cie, 1952, II, 2, p. 66-78, II-3, p. 131-142. Revue de l’infirmière et de l’assistante sociale, décembre1952-janvier1953, 10. J. Roudinesco, M. David, Peut-on atténuer les effets nocifs de la séparation chez les enfants placés en institution ? courrier cie 1952, II, 5, p. 255-267
  • [6]
    J. Aubry, La carence de soins maternels, Paris, 1955. 2e éd. Éditions de la parole, 1965.
  • [7]
    B. Martino, film Lóczy, une maison pour grandir, association Pikler Lóczy de France Paris, 1999.
  • [8]
    M. David, L’enfant de 0 à 2 ans et L’enfant de 2 à 6 ans, Toulouse, Privat, coll. « Mésopé », 1956.
  • [9]
    M. David, J. Ancelin, G. Appell, « Étude d’un groupe d’enfants ayant séjourné un mois en colonie maternelle », Informations sociales, n? 8, septembre 1957, p. 825-893.
  • [10]
    M. David, G. Appell, Présentation sur le sommeil au cours des trois premiers mois de la vie, Centre de santé mentale du XIIIe arr. de Paris. Jamais publié.
  • [11]
    M. David, G. Appell, « Études des facteurs de carences affectives dans une pouponnière », La psychiatrie de l’enfant, vol. IV, fasc.2, 1962, p. 407 à 442.
  • [12]
    M. David, G. Appell, Les réactions au retour, étude non publiée.
  • [13]
    M. David, G. Appell, « La relation mère-enfant. Étude de 5 patterns d’interaction entre mère et enfant à l’âge d’un an », La psychiatrie de l’enfant, vol. IX, fasc. 2, puf, 1966, p. 445 à 531. Communication non publiée sur le sommeil du bébé et les étapes de développement du bébé de la naissance à trois mois.
  • [14]
    M. David, G. Appell, Lóczy, ou le maternage insolite, Le Scarabée, 1972, nouvelle édition avec postface d’Anna Tardos, 1996.
  • [15]
    A. Tardos, M. David, « De la valeur de l’activité libre du bébé dans l’élaboration du self », Devenir, vol. 3, 1991, n?4. M. David (sous la direction de), Le bébé, ses parents et leurs soignants, Spirale, n? 5, Toulouse, érès, 1997. M. David, « Pour une meilleure connaissance du bébé. Contribution de l’Institut Emmi-Pikler », dans Agnès Szanto-Feder (sous la direction de), Lóczy : un nouveau paradigme ? Paris, puf, coll. « Le fil rouge », 2002, p. 31-50.

1Patrick Ben Soussan et Alberto Konicheckis m’ont demandé de parler de l’œuvre de Myriam David et de ma collaboration avec elle. Pour ce faire, il me faut emmener le lecteur loin en arrière dans le temps. Le début de sa carrière en France et notre rencontre datent de 1950, à son retour des États-Unis. Or, pour témoigner de sa contribution, je dois remonter encore quelques années auparavant afin de décrire le contexte dans lequel elle est arrivée.

2Avant cela je souhaite remercier les « compagnes de route » que j’ai rencontrées pour écrire ces lignes. La convergence de nos expériences et de nos souvenirs m’a rendu aisée la synthèse des apports que nous pensons propres à Myriam [1].

Action à la fondation Parent de Rosan

3L’histoire, pour moi, commence en 1948, à la fondation Parent de Rosan, une annexe du « dépôt » de l’Assistance publique, rattachée au service de pédiatrie de l’hôpital Ambroise-Paré (alors rue Boileau) dont Jenny Roudinesco est devenue chef de service en 1946. Deux pavillons où arrivent presque quotidiennement des enfants âgés de 1 à 4 ans, tandis que d’autres repartent pour le « dépôt » d’où ils seront, accompagnés par des inconnues, envoyés par convois « en nourrice », dans des campagnes lointaines. Ces pavillons peuvent accueillir soixante enfants. Ils sont agréables mais totalement inadaptés à leur fonction, à l’exception d’un grand jardin où les enfants ne vont guère. Jamais l’hiver parce qu’il fait froid et que la « vêture » ne prévoit que des petites capes bleu marine insuffisantes et que, parfois, les chaussures manquent – la guerre est encore proche et les restrictions encore là –, rarement l’été parce que, entre autres, ils abîmeraient les fleurs.

4Ces enfants viennent à cause du départ de leur mère pour la maternité (plus de 50 % des dépôts) ou l’hôpital, de l’attente d’un logement, de l’emprisonnement des parents..., quelques-uns sur ordre du juge. Il y a de nombreux « délaissements », mais pas d’abandons clairement exprimés. La durée de leur séjour est toujours indéterminée. Certains sont depuis quelques jours séparés de leur mère pour la première fois, d’autres ont connu des mois d’errance d’hôpital en hôpital ou de placement nourricier en placement nourricier avec chaque fois un passage au dépôt central. Les liens avec leurs parents sont proches, distants, absents... On s’en préoccupe peu ou pas.

5Leur état n’est jamais bon. Les uns sont en pleine souffrance d’une séparation récente, non préparée, d’avec leur famille et vivent un premier « transfert » auquel nul ne prête attention. À l’époque, personne ne pense aux conséquences possibles de telles pratiques. Leur souffrance s’exprime par des troubles somatiques, des comportements variés, non identifiés comme signes de détresse. D’autres, dès leur arrivée, présentent de grandes arriérations, des états catatoniques, des stéréotypies, toute une série de symptômes particuliers, sans troubles organiques décelables. Comme on ignore les effets de la carence de soins maternels, leur état est mis sur le compte de « tares » dues à leur milieu d’origine défavorisé, à leurs parents alcooliques, syphilitiques, malades mentaux... Les plus atteints sont jugés irrécupérables. Dans ce contexte, il n’existe aucune considération à l’égard des parents, ils sont surtout objets de critiques et/ou ignorés.

6Les pavillons sont situés en dehors de l’hôpital et si les internes et externes du service de pédiatrie assurent le suivi médical des enfants, c’est pour eux une fonction un peu en marge. Le personnel, composé de trois infirmières et de « filles de salle », se sent à l’abandon et d’une certaine façon de peu de valeur, à l’image de la population des enfants qu’il accueille et de leurs parents. Alors il fait ce qu’il peut avec ces enfants, mais le tableau est saisissant !

7Sans cesse trimballés d’un étage, d’une pièce à l’autre, pour être levés, couchés, pour aller manger ou jouer, les enfants semblent, comme les adultes d’ailleurs, en attente perpétuelle. De quoi ? Du moment suivant qui n’apportera rien de plus sauf la fin du jour. Les plus jeunes restent couchés, certains sont attachés et peuvent être changés de lit pour commodité. Ils sont douchés, ce qui les terrorisent, mais un bain prendrait trop de temps. Les plus âgés sont gardés en groupe nombreux, d’âges mélangés. Tous sont entourés par des adultes affairés, aux gestes et parlers rudes, qui ne s’adressent pas vraiment à eux et, quelquefois, ne connaissant pas leur nom, ils se servent pour les identifier du numéro attaché à leur collier. Ils apprennent à manger avec de grandes cuillères à soupe parce que les petites cuillères, disparaissant plus facilement à la poubelle, manquent ensuite à l’inventaire... !

8Les jouets sont absents, quelques abaisse-langue en bois, quelques catalogues déchirés, une poupée par-ci par-là jonchent le sol. Les enfants levés déambulent sans but, gauches, atones, plutôt silencieux jusqu’au moment où éclate un conflit violent, dévastateur. Ceux qui ont encore la force de chercher refuge auprès d’un adulte le trouvent parfois mais le perdent toujours rapidement, ce qui les plonge dans une nouvelle détresse. Beaucoup ne cherchent plus le secours de l’adulte et même discrètement fuient le contact. Il y a aussi ceux qui, encore plus mal, demeurent là, allongés, assis ou debout, inertes ou plus souvent absorbés dans des balancements sans fin. Que de formes peuvent prendre ces stéréotypies dont l’interruption plonge quelques enfants dans des rages autodestructrices effrayantes !

9Madame Roudinesco, bouleversée par l’état des lieux, se bat et obtient : rénovation des peintures, un minimum d’équipement adapté, une légère augmentation du personnel dont un poste de « jardinière d’enfants ». Les travaux de René Spitz, John Bowlby, Anna Freud paraissent et, lors d’un voyage aux États-Unis, elle rencontre Arnold Gesell. À son retour, elle obtient une bourse de l’Institut national d’hygiène, huit heures par semaine, et elle m’embauche en me demandant de tester les enfants. Les résultats sont accablants.

10Quelques enfants sont impossibles à tester, pour d’autres les résultats sont inclassables et, lorsqu’il est possible de les calculer, les quotients de développement baissent inexorablement au cours du séjour. Les observations qui accompagnent les tests confirment les dégradations qualitatives du contact, de l’attention...

11Toutes les tentatives d’amélioration semblent vouées à l’échec. Après un an, la jardinière quitte le poste, Françoise Picard-Créange qui lui succède se trouve aussi démunie. Les jouets encore rares sont détruits. Lorsque pour les stimuler j’offre aux enfants des temps individuels, ils font des demandes qui me débordent et, s’ils sortent quelque peu de leur marasme, certains deviennent violents. Le personnel a du mal à modifier sa routine et les propositions de changement mal perçues se retournent le plus souvent contre les enfants. Par exemple, sortis des lits, ils sont laissés seuls en situation inconfortable et menaçante pour eux. Nous dérangeons plus que nous aidons.

12Pour l’heure, l’impuissance règne, aucun éclairage n’est apporté par les différents collègues que Jenny Roudinesco sollicite. Cette dernière accepte et soutient mon désir de filmer certains de ces enfants. Le 16 mm vient juste de faire son apparition et il me semble que l’étude des images devrait nous permettre d’une part de témoigner de leur souffrance et d’autre part de mieux comprendre ce dont ils souffrent. Pour un temps cela ne donne rien. Ou plutôt si, un drame. Quelques images montrées au directeur de l’Assistance publique pour partager avec lui notre préoccupation conduisent au renvoi intempestif et injuste de la surveillante. Cela détériore le climat. Une violence sourde est là, prête à surgir à tous niveaux. Il semble que cesser de regarder ces enfants comme des êtres tarés, voués au rebut, soulève désarroi et culpabilité qui s’expriment en colère.

13En 1949, grâce à une communication aux Journées d’études d’hygiène mentale sur les résultats des tests, la « Patronne », comme on l’appelle amicalement, parvient à retenir l’attention du professeur Robert Debré alors directeur du Centre international de l’enfance [2]. Le cie décide de financer une recherche sur « les effets de la séparation et de la stabulation hospitalière chez les jeunes enfants ». Elle sera confiée en Angleterre à John Bowlby et en France à Jenny Roudinesco.

14Dans le même temps, cette dernière visite, aux États-Unis, le James Jakson Putnam Children Center et y rencontre Myriam David. Celle-ci y est psychothérapeute de jeunes enfants et a commencé une formation psychanalytique. Elle se prépare à rentrer en France et elle est chaudement recommandée par les directrices du Centre [3]. Jenny Roudinesco lui propose de venir travailler à mi-temps à la fondation Parent de Rosan, lui demandant d’organiser la recherche, d’introduire les psychothérapies et de superviser l’équipe.

15Lors de sa première visite à Parent de Rosan, Myriam, silencieuse, écoute. À peine quelques questions et en partant : « Cela m’intéresse, je reviendrai. » Je suis perplexe, vaguement inquiète. J’ai été tant de fois déçue par les visiteurs. Suivent d’autres visites, des entretiens avec chacun, Myriam se décide, la recherche commence. À ce stade, Françoise et moi-même envisagions de partir, à l’étranger, espérant y trouver les réponses à nos questions. Nous comprenons vite que cela ne sera pas nécessaire.

Premières interventions thérapeutiques

16Les interventions de Myriam se font dans plusieurs directions. Aujourd’hui elles paraîtraient banales, voire évidentes, mais en 1950 elles sont nouvelles et pour certaines révolutionnaires.

171. Envers le personnel soignant, dont le comportement indigne est violemment critiqué, Myriam a une tout autre attitude. Elle perçoit que la plupart de ces femmes sont en grande souffrance. Pour beaucoup, leur propre enfant est placé tandis que leur sont confiés ces enfants peu attirants, mal développés, voire anormaux. Elles ne peuvent être réceptives à nos suggestions, conseils et recommandations. Nous devons nous intéresser à elles, les écouter, les entendre...

182. Pour les enfants, plusieurs mesures sont prises pour limiter les déplacements internes. Deux salles sont réservées aux entrants. Ils y restent de quinze jours à un mois, ce qui couvre les courts séjours. Ceux dont les séjours se prolongent sans date de départ prévisible iront, après préparation, dans l’autre bâtiment, dans une chambre où un lit sera le leur.

19Pour aider ces enfants à trouver ou retrouver leur capacité à jouer, il faut concevoir le jardin d’enfants comme un lieu thérapeutique : enfants en plus petit nombre, au niveau de développement relativement homogène ; la « jardinière » doit avoir une attitude non plus stimulante, ce qui est vécu comme une menace intrusive par ces enfants, mais attentive et soutenante de leurs plus petites initiatives. Il lui faut aussi apprendre à gérer l’agressivité endémique et pour cela comprendre la souffrance de l’agresseur tout autant que celle de l’agressé. Les enfants capables de marcher sont regroupés autour de Françoise. Plus tard, une seconde jardinière ouvrira un jardin d’enfants pour ceux qui ne marchent pas encore.

20René Spitz a montré que les enfants carencés découragent toutes tentatives de maternage, ce que confirment ceux que nous accueillons. À l’époque il pense qu’aucun traitement ne peut sauver les plus atteints. Le projet de la recherche est de tenter des psychothérapies. Elles montreront qu’en effet ils ne s’agit pas de troubles réactionnels, cédant aux seuls « bons soins », mais de troubles structurés qui vont s’améliorer au cours des traitements.

21Personnellement, la supervision m’aide à comprendre pourquoi mes tentatives antérieures de temps seule avec ces enfants n’apportaient rien de ce que j’avais espéré. Mes quelques connaissances en psychologie dynamique prennent vie progressivement dans la compréhension de ce que ces enfants m’expriment lors des séances, et je découvre une approche thérapeutique nouvelle pour moi. Mes premières prises d’images montraient l’état carentiel des enfants, elles sont maintenant complétées par d’autres montrant l’évolution favorable de leurs troubles du contact, la reprise de leur activité ludique et de leur développement global. C’est-à-dire la réversibilité au moins partielle des troubles. En témoigne le film Monique ou les effets de la stabulation hospitalière chez les jeunes enfants[4]. Quelques enfants pris en psychothérapie n’iront pas mieux. Était-ce dû à des carences trop précoces et massives ou celles-ci étaient-elles venues se greffer sur une autre pathologie ? Nous n’avons pu le savoir.

22Le travail autour des tests est poursuivi par le Dr Marcelle Geber qui connaît l’institution et rejoint l’équipe de recherche. Pour l’heure nous sommes donc trois personnes à temps partiel, avec Françoise Picard-Créange qui est étroitement associée.

233. Envers les parents, le même changement d’attitude qu’envers le personnel s’opère. Ils sont là avec leur lot de difficultés qu’il faut oser regarder ; il convient de les accueillir lorsqu’ils viennent en visite et d’aller à la recherche de ceux qu’on ne voit jamais. L’arrivée d’une stagiaire assistante sociale, Jacqueline Ancelin, permet de commencer ce travail et de découvrir la misère de cette population dans cet après-guerre où règne encore la pénurie et sur laquelle pèsent les séquelles de blessures de toutes sortes. Il apparaît que les causes du placement de l’enfant sont souvent multiples et plus complexes que celles énoncées.

244. Une collaboration avec l’administration et les services sociaux s’amorce autour des parents comme au sujet des enfants. Des bilans détaillés et réguliers sont écrits sur l’état des enfants et leur évolution.

25De façon intéressante, la recherche est un levier qui facilite une mise en place assez rapide des changements d’organisation, mais c’est l’amélioration du travail clinique qui reste toujours l’objectif central. Pour cela, des observations sont mises en place : quotidiennes à l’arrivée des enfants et les jours qui suivent, plus espacées ensuite, régulières aux jardins d’enfants et lors des séances de psychothérapie et des tests. Elles sont toujours rédigées et reprises en supervision individuelle avec Myriam

26Myriam, comme elle le fera toujours par la suite dans toutes ses entreprises, participe personnellement à chacun des axes de travail : elle fait des observations d’enfants à leur arrivée, prend des enfants en psychothérapie, assure des préparations et des accompagnements lors des changements, voit des parents... Je le mentionne parce que rétrospectivement cela nous est apparu d’une grande richesse.

27Marcelle Géber et Françoise Picard se souviennent : Myriam s’intéressait à chacun, quelle que soit sa place sur l’échiquier. Il n’y avait pas de hiérarchie dans son écoute et chacun sentait que sa parole avait de l’importance... même si pour quelques instants elle pouvait paraître un peu lointaine ! « Il n’était pas question d’enseignement à proprement parler, guère plus de conseils, mais par ses remarques nous avancions dans la compréhension de la situation que nous décrivions et de la place que nous y avions prise. » « Elle nous aidait à découvrir par nous-mêmes la signification du comportement de l’enfant et ensuite devant lui nous trouvions des réponses mieux adaptées. Nos connaissances naissaient de nos expériences. » « Il était possible de suivre notre intuition parce que nous savions que tout serait retravaillé, dans une responsabilité totalement partagée. Cela apportait une grande sécurité. » Chacun avait sa place mais ne faisait pas cavalier seul et lors de réunions hebdomadaires, qui regroupaient l’équipe autour de Jenny Roudinesco, s’élaborait une compréhension de l’enfant et de sa situation dans leur complétude. « Ce que chacun connaissait d’un enfant était présenté et nous repartions enrichis par l’apport de l’autre qui dynamisait notre rencontre suivante avec l’enfant. »

28Après quelques temps, un interne est affecté de façon régulière à la fondation Parent de Rosan, une assistante sociale est recrutée et de nouvelles personnes intéressées par les observations et/ou les psychothérapies permettent d’augmenter le nombre d’enfants traités. Tous participent à la recherche. Quelques articles paraissent [5].

29Les rencontres entre les équipes anglaise et française sont extrêmement stimulantes. Elles nous obligent à clarifier nos idées et les enrichissent. Ce sont des temps forts. Par exemple, les réactions immédiates à la séparation sont décrites et répertoriées. Or les observations des deux équipes conduisent à des constats différents et c’est l’analyse approfondie de ces différences qui permet de démêler le rôle joué par les divers facteurs intervenant lors d’un placement : l’âge de l’enfant lors de la séparation, la durée et les causes de celle-ci, les circonstances qui l’ont entourée et la qualité des soins offerts. Complétés par les présentations de cas suivis en psychothérapie ces travaux permettent un début de compréhension des processus psychiques à l’œuvre dans les situations de carences. À l’époque, tout cela représente des acquis importants qui conduisent à des publications.

30Il va sans dire que l’ensemble de ce travail ne se déroule pas sans difficultés, heurts ou tensions, voire crises importantes, cependant quelques enfants vont moins mal et très lentement le climat de l’institution s’améliore. « D’un lieu de mort et de destruction, Parent de Rosan était devenu un lieu de vie. » Il s’agit bien d’une recherche-action même si cette dénomination n’existe pas encore.

31Après quatre ans, en 1954, Myriam est en mesure d’écrire un rapport général avec la contribution de plusieurs des acteurs de cette recherche. Il prendra corps dans le livre publié par Jenny Aubry-Roudinesco en 1955, La carence de soins maternels[6].

Présence de la psychologie dynamique dans les services sociaux

32J’ai retracé longuement cette première expérience parce qu’elle a, je le percevais à l’époque, profondément touché Myriam. Son expérience personnelle d’Auschwitz-Birkenau est encore là, tout à vif, et ces enfants vivent pour elle une véritable déportation avec une intolérable expérience concentrationnaire. Elle en témoignera publiquement, avec une vive émotion... cinquante-six ans plus tard lors d’un symposium à Budapest (1996) [7]. C’est, il me semble, dans ce creuset que s’est ancrée sa conviction de l’absolue nécessité de s’attaquer à ce problème. Cela a orienté tous ses travaux et l’a emmenée vers des chemins atypiques, quelque peu éloignés d’une carrière classique de psychiatre d’enfants.

33Pour elle, il devient primordial de :

  • progresser dans la connaissance du bébé, des tout premiers processus de développement et de la construction des premiers liens ;
  • travailler en amont du placement, prévenir les séparations et, lorsqu’elles doivent se faire accompagner enfants et parents pour qu’elles n’ajoutent pas leur poids de souffrance au mal qu’elles sont censées traiter ;
  • lutter farouchement contre cette folle habitude de « déplacements » multiples à laquelle tout semble concourir. L’importance de la stabilité n’est alors dans aucune tête ;
  • travailler avec les accueillants. En particulier les soutenir dans leur relation complexe à l’enfant accueilli. Comment peuvent-ils construire une relation authentique et chaleureuse sans s’y laisser engloutir, en gardant la juste place ? Envisager une relation « professionnelle » avec un jeune enfant est un concept pratiquement inacceptable dans les années 1950-1960 ;
  • développer d’autres moyens d’aide aux familles et mettre en place d’autres services pour traiter les dynamiques parentales destructrices pour l’enfant ;
  • faire savoir à tous les niveaux, enseigner, former les différents acteurs psycho-médico-sociaux... sans oublier les administratifs.
Progressivement, Myriam, avec cette vision constante et conjointe de l’ensemble et du détail qui lui est si caractéristique, va, en divers lieux, tisser un faisceau où elle fait avancer les connaissances, les enseigne, en tire les implications concrètes sur le terrain et veille à leur application, tout en cherchant à comprendre et à surmonter les forces qui s’y opposent.

34Une formation de « case work » lui est demandée par les écoles de service social et les services sociaux de l’Union nationale des caisses d’allocations familiales (uncaf), de la sncf, par des services sociaux provinciaux et plus tard par le tout nouveau service de prévention. Elle y consacre une journée par semaine pendant une vingtaine d’années. Pour ce travail, elle fait appel à des experts en sciences humaines et s’associe avec Marta Cassirer, assistante sociale américaine. Celle-ci enseigne les techniques nouvelles d’entretien tandis que Myriam introduit non sans peine et fracas les principes de base d’une psychologie dynamique inspirée par les apports de la psychanalyse.

35À différents niveaux, je participe à ces actions et observe comment elle embrasse le problème dans sa globalité et invente un mode de réponse propre à chaque besoin repéré. À la sncf, par exemple, comme le raconte Jacqueline Cuisiniez, directrice du service, « Myriam commence par un perfectionnement fondé sur des études de cas, ensuite crée un cours avancé avec supervision pour ceux/celles qui veulent aller plus loin, enfin une formation de superviseurs. Pour la cohésion du service, il ne faut laisser personne en dehors de ce mouvement, alors elle invente les consultations psychosociales où ceux/celles qui ne se sont pas lancé(e)s dans le cursus ou se sont arrêté(e)s à un certain stade peuvent venir consulter à leur rythme. Les cadres du service ne peuvent être laissés de côté, notamment les cadres intermédiaires qui doivent être porteurs du projet pour que l’ensemble soit efficace. Des réunions régulières sont instaurées au cours desquelles leur sont présentés les enseignements et où ils peuvent exprimer leurs attentes, leurs inquiétudes et formuler leurs besoins auxquels il sera cherché réponse. Ainsi, sans perdre de vue les objectifs du service, toute une dynamique se met en place. Lorsqu’un noyau de professionnelles peuvent prendre la relève, Myriam passe la main et le service continue ».

36Dans le cadre d’une école de service social à Toulouse, Georges Hahn (Éditions Privat), à l’occasion d’un séminaire sur « Le développement de l’enfant », demande à Myriam d’écrire sur ce thème. Ainsi naîtront, au cours de ces années, deux petits livres terminés en 1955 : L’enfant de 0 à 2 ans et L’enfant de 2 à 6 ans[8]. Écrire ne lui est pas aisé, elle est en difficulté pour démêler le foisonnement de ses idées ; elle, si silencieuse, oublie pour un temps de parler de l’acquisition du langage verbal ! Mais quel plaisir chaque fois qu’il m’est donné de lire ses premières productions. J’y retrouve à l’œuvre toute sa subtile intuition devant l’enfant et sa fine perception des étapes du développement. C’est, entre autres, de cela qu’elle nourrit la recherche à Parent de Rosan et nous fait avancer.

37Également issue de cette collaboration avec les services sociaux, a lieu en 1956 une brève mais passionnante étude sur les « colonies de vacances maternelles » (enfants de 3 à 6 ans). Elle est commanditée par l’uncaf dont le directeur, M. Lebel, alerté par les travaux récents sur la séparation, souhaite voir évalués le bien-fondé et les risques éventuels de ce nouveau mode d’aide, proposé de plus en plus fréquemment aux familles et à leurs très jeunes enfants. Ce sont des enfants bien portants, un peu plus âgés que ceux de Parent de Rosan, issus de tous milieux, séparés pour une cause apparemment simple et pour une durée déterminée, un mois. Après deux visites préalables à leur domicile, dix enfants sont suivis pendant tout leur séjour et lors de leur retour en famille. Tous ont des réactions immédiates intenses et, si tous finalement s’adaptent, c’est selon des rythmes et modes extraordinairement divers avec une qualité variable. Des observations occasionnelles sur huit enfants complètent les résultats [9].

38Cette étude est suivie de travaux réguliers sur les observations d’enfants avec les instructeurs des Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (cemea), organisateurs de centres de vacances et formateurs de personnel.

39Lorsque se termine la recherche à Parent de Rosan, j’assure depuis deux ans déjà des vacations de psychologue à la pouponnière Amyot. Vingt nouveau-nés y sont accueillis dans un cadre plaisant, avec un grand souci de bien faire, et le service a été conçu comme lieu de stage pilote pour les élèves infirmières et assistantes sociales de l’Institut de service social (Montrouge). En ces années, lorsqu’un de ses parents est récemment guéri de la tuberculose, le seul moyen de protéger un bébé d’une rechute éventuelle est la séparation immédiate pendant le temps de la vaccination bcg, de la naissance à 3 mois environ. Sur le plan de la recherche, c’est une situation presque exemplaire où le facteur séparation est isolé, l’âge de l’enfant et la durée étant déterminés par une cause unique et clairement identifiée. Il ne s’agit pas de « cas sociaux », même s’ils s’en trouvent quelques-uns, les bébés sont en bonne santé. De plus, le conseil d’administration, les auxiliaires, la directrice et la pédiatre accueillent avec intérêt l’idée d’une recherche à laquelle chacun est prêt à coopérer.

Recherches cliniques sur les effets de séparation à la naissance et sur les dyades mères-enfants

40Soutenue par John Bowlby, Myriam entreprend une démarche auprès de l’Organisation mondiale de la santé (oms) en vue d’obtenir des fonds pour une recherche clinique fondamentale sur « Les effets immédiats et lointains d’une séparation à la naissance pour une durée de trois mois ». En 1955, l’oms accepte de la financer en partie, à condition qu’elle soit accompagnée d’une « Étude épidémiologique sur les séparations et placements des jeunes enfants ». La Foundation Funds for Research in Psychiatry participe au financement de la partie clinique.

41Myriam m’associe aux deux volets de cette recherche et Ève-Marie Léger nous rejoint pour les observations d’enfants à la pouponnière Amyot.

  1. L’enquête épidémiologique sur les placements d’enfants, en nourrice ou en institution, a lieu dans l’Aisne à partir du Centre de guidance de Soissons. Elle va confirmer d’une façon alarmante l’importance numérique des placements d’enfants, la gravité de leurs conséquences et l’ignorance généralisée de ces problèmes. Apparaissent, par exemple, la facilité avec laquelle un placement est proposé à une famille, les difficultés des parents à reprendre leur enfant et l’absence de l’aide psychosociale dont ils auraient besoin pour pouvoir le faire, la fréquence des séjours interminables qui, faute de suivi, se transforment en abandons implicites, les situations de carences dans toutes les institutions d’enfants visitées... [10] ;
  2. À la pouponnière, une étude pilote porte sur huit bébés, elle permet d’élaborer une méthodologie de recherche qui sera appliquée à l’étude longitudinale de deux groupes composés également de huit bébés : un groupe pris en charge comme à l’accoutumée (A) et un groupe expérimental de soins « renforcés » (B).
Sont mis en place :

421. Une étude des temps de proximité soignant-enfant, biberons, bains, changes et divers autres moments où un soignant va vers un enfant. Ils sont examinés selon cinq paramètres : qui intervient, leur durée, ce qui les motivent, leur nature et leur qualité.

432. Les observations des bébés

44a) Pendant le séjour à la pouponnière.

45Chaque bébé est observé trois fois par semaine d’un biberon à l’autre, soit trois heures environ ; une des observations doit toujours comporter un bain. Ces observations sont descriptives, sans idées préconçues, chronométrées. Les notes prises sur le vif sont dictées après. Un test a lieu une fois par mois. Ce sont les seuls moments, hormis l’interaction visuelle, où le chercheur entre en interaction avec l’enfant.

46b) À la maison.

47Lors du retour du bébé chez ses parents, les visites d’une durée moyenne de trois heures sont quotidiennes la semaine où il rentre, puis hebdomadaires jusqu’à l’âge de 6 mois, bi-mensuelles jusqu’à 14 ou 15 mois, mensuelles entre 14 mois et 2 ans et demi. La plupart des enfants ont été revus à l’âge de 3 ou 4 ans. La technique d’observation de l’enfant est la même qu’à la pouponnière. Toutefois la prise de notes est suspendue lorsque la mère s’engage dans une conversation. Sa transcription est faite dans l’après-coup, ainsi que la description de la conduite de l’enfant pendant ce temps.

483. Les rencontres avec les parents

49Lorsque l’admission de leur enfant à la pouponnière est prévue, une participation à la recherche est proposée. En cas d’acceptation, ses modalités sont discutées.

50Chacune des trois chercheurs assure le suivi d’un bébé et de sa famille depuis le premier jusqu’au dernier contact. Comme à Parent de Rosan, un partage régulier des observations a lieu avec Myriam, individuellement ou à trois.

514. Le travail avec le personnel

52Le personnel est étroitement associé à la recherche, et très particulièrement la directrice Malou Klein. Des réunions et des entretiens réguliers avec les unes et les autres permettent de traiter les difficultés introduites par la recherche, notamment par la mise en place du groupe B.

53Myriam prend particulièrement soin de cette dimension. Malou Klein se souvient : « Chaleureuse, non jugeante, elle laissait chacun aller à son rythme, soutenant ce qui en lui était prêt à s’épanouir et lui faisant sentir qu’il avait des ressources encore non utilisées. » « Progressivement, on pouvait parler vraiment, sincèrement. » « Dans le même temps, elle voulait de la rigueur dans le travail. Ses exigences, parfois pénibles, étaient utiles et finalement valorisantes. » « Cette rigueur était acceptée parce que en contrepartie on recevait beaucoup. »

54Progressivement, la qualité des soins s’améliore non seulement pour le groupe B mais pour tous les enfants de la pouponnière. L’engagement des auxiliaires s’approfondit à l’égard de ces nouveau-nés. Elles en sont plus proches tout en étant plus détendues, comme ayant trouvé la juste distance qui rend ce travail moins difficile pour elles. Les relations avec les parents deviennent plus tolérantes et chaleureuses. Aujourd’hui encore, Malou Klein exprime l’aide qu’elle a trouvée pour elle-même et pour encadrer son personnel.

55Dès le groupe pilote, l’étude des soins montre que, dans ce lieu au climat si radicalement différent de celui de Parent de Rosan, les mêmes facteurs de carences affectives sont à l’œuvre : multiplicité des intervenants, rapidité des soins sans communication réelle avec le bébé en dépit de la gentillesse exprimée, longs temps d’abandon du bébé seul dans son lit. Et c’est l’écoute de ce personnel plus ouvert, plus jeune, plus estimé aussi, et la mise en place du groupe B qui permettent d’aller plus loin dans la compréhension des mécanismes à l’œuvre. Les intervenantes peuvent dire les émotions soulevées en elles par les soins à ces bébés qui ne sont pas les leurs et qu’elles perdent au moment où ils deviennent gratifiants. Leur trouble lorsque, commençant à s’attacher, elles se sentent coupables à l’égard de la mère privée de son enfant par la maladie. Leur trouble plus menaçant encore, lorsque ne parvenant pas à s’intéresser au bébé elles s’inquiètent de leurs futures qualités maternelles.

56On comprend alors, et c’est bien là l’essentiel, comment le développement de soins institutionnels, routiniers et dépersonnalisés est une réponse inconsciente aux besoins des soignants pour se protéger de leurs émotions. Comment alors, dans un cercle vicieux, le travail se vide d’intérêt, devient ennuyeux et peut à bas bruit être professionnellement, voire personnellement, destructeur [11].

57À ce point, une certitude déjà acquise à Parent de Rosan se trouve confirmée : toute institution de jeunes enfants, accueillante ou soignante, doit conjointement à son travail clinique organiser un soutien continu à son personnel (entretiens individuels, supervisions, réunions...) et sous une forme ou une autre un regard régulier sur son travail (recherche, études, bilans, films, écrits ...) ; un volet nourrissant l’autre dans un feed-back permanent. Cela permet à une institution de rester vivante, à la qualité du travail de progresser et au personnel de s’impliquer et de s’enrichir.

58Les visites régulières pendant la séparation révèlent combien la plupart de ces mères avaient besoin de parler de leurs souffrances, de leurs peurs liées à la maladie et de leurs inquiétudes autour de la séparation. Elles disent leurs difficultés à venir visiter leur bébé, derrière ces vitres inéluctables, sans contact possible (absence de visite par ailleurs si critiquée par le personnel et remplacée par des appels téléphoniques anxieux qu’il vit comme des manques de confiance). Chez plusieurs mères, la pauvreté de leur évocation du bébé révèle leur difficulté à « penser l’enfant absent » et à s’y intéresser. Comme nous le connaissons bien, nos visites sont l’occasion de parler de lui en détail. Entre mère et chercheur une relation de confiance se noue qui favorise la simplicité des visites avec observations lorsque l’enfant rejoint ses parents. Presque toutes les mères expriment combien il est important que nous venions les voir, comment ces visites les soutiennent. Les mois passant, elles expriment leur déception lorsque les visites s’espacent puis leur regret lorsque la recherche s’arrête.

59Lors de l’arrivée de chaque bébé à la maison, et bien que nous le sachions, nous sommes bouleversés de voir à quel point la situation dans laquelle il est plongé est différente de celle de la pouponnière, d’observer la désorganisation plus ou moins importante que provoque en lui le changement et les processus d’adaptation qu’il met en place pour y faire face. La recherche a montré que, à cet âge, l’angoisse de l’inconnu était nettement atténuée chez les bébés ayant bénéficié d’une relation privilégiée (groupe B) et que leur engagement dans la relation au couple parental en était facilité [12].

60En ce qui concerne les observations recueillies lors des visites au domicile, leur exploitation s’avère des plus complexes. Une méthodologie doit être inventée. Heureusement, dès 1959, nos rencontres avec les éthologues, lors des quatre séminaires organisés à Londres par John Bowlby sur « L’étude des interactions mère-enfant », non seulement nous confortent dans notre assurance envers la valeur des observations dans le milieu naturel de vie, valeur alors souvent contestée, mais aussi nous ouvrent à la notion de « chaîne » pour étudier l’interaction.

61Nous nous centrons sur cinq dyades mère-enfant lorsque ce dernier a 1 an. Après avoir identifié les chaînes d’interaction, nous en faisons une analyse descriptive selon leurs : quantité, forme, mode de début et de terminaison, modalité, tonalité et contenu. Nous regardons ensuite comment elles se répartissent dans les diverses situations de vie : interdépendance dans la proximité des soins, activités séparées, relations de l’enfant ou de la mère avec des tiers connus ou inconnus, situations de séparation. Enfin les cinq dyades sont soumises à trois sortes de comparaison : les mères entre elles, les enfants entre eux, les enfants par rapport à leur mère.

62Ces diverses analyses font émerger pour nous la notion de « pattern » d’interaction [13]. Je cite ici quelques lignes de notre conclusion : « En définitive, ces observations et l’étude des interactions mère-enfant permettent de saisir sur le vif comment les attitudes maternelles jouées directement et constamment sur l’enfant, en toutes circonstances, à travers un pattern d’interaction qui leur est tout à fait personnel, contribuent à orienter le développement de la personnalité de l’enfant. Comment tous les aspects du “Moi” de l’enfant en voie de développement sont touchés et influencés par la relation maternelle, force active qui façonne l’enfant mais qui est aussi dirigée par ce qu’est l’enfant et ce qu’il évoque pour elle. [...] L’interaction est donc à la fois expression et régulateur de la relation qui existe entre la mère et l’enfant. Tandis qu’au travers de son pattern cohérent et permanent la mère trouve pour elle un équilibre précieux et indispensable, l’enfant, lui, y trouve pour son développement une force vitale qui à chaque instant donne un sens et une direction à ce qu’il fait, à ce qu’il sent, à ce qu’il est et fait de lui une personne. »

Collaborations avec l’Institut Emmi-Pikler

63En 1968, à la suite d’une rencontre avec Judit Falk et d’une première visite à l’Institut Pikler (Lóczy), Malou Klein et moi sommes pleines d’admiration mais aussi d’incertitudes envers le travail accompli en ce lieu. Après avoir mis deux ans pour la convaincre, j’entraîne Myriam à Budapest. Elle pose deux conditions : une méthodologie de la visite sera proposée à Emmi Pikler – celle-ci l’accepte – et nous écrirons un rapport. Une mini-recherche en somme. Les études précédentes nous servent de base pour aller à la rencontre de cette institution. Nous découvrirons en outre qu’avec de riches observations en milieu naturel de vie, l’Institut Pikler fonde son travail sur le « trépied » qui paraît essentiel : travail clinique, formation et soutien permanent des soignants, recherches scientifiques. Toutefois, à ce stade, ce qui retient notre attention, c’est l’approche pédiatrique et psycho-pédagogique de l’accueil offert aux enfants. C’est le regard psychodynamique qu’y porte Myriam qui va enrichir la compréhension de sa valeur [14].

64Patick Mauvais et Julianna Vamos évoquent dans ce volume les suites franco-hongroises de cette rencontre : les échanges et les travaux communs (journées scientifiques, textes, films), l’enrichissement mutuel, le développement de formations pour les intervenants psycho-médico-socio-éducatifs... Les années passant, la contribution personnelle permanente de Myriam devant les découvertes et propositions « lócziennes » va dépasser l’analyse de ce qu’elles nous ouvrent au plan de l’éradication des carences en milieu institutionnel pour s’orienter vers leur utilisation en vue de :

  • la compréhension des premiers processus de développement de l’être humain ;
  • l’affinement de la notion d’« environnement suffisamment bon » avec l’importance du soin global ;
  • la différenciation entre relation maternelle et relation professionnelle.
Tout cela toujours travaillé sous l’éclairage des apports de la psychanalyse avec le souci de faire apparaître la complémentarité de ces deux approches [15].

65À la fin des années 1960, Myriam et moi nous impliquons chacune dans des lieux différents, sans cesser toutefois de partager nos expériences professionnelles au cours d’occasions diverses et particulièrement au cours de rencontres concernant les travaux de l’Institut Pikler.

66Ce sont donc d’autres que moi qui parleront du centre familial d’action thérapeutique (cfat) et de l’unité de soins spécialisés à domicile pour jeunes enfants. Toutefois, pour tenter d’être complet, ce récit doit mentionner deux autres expériences, absentes de ce numéro de Spirale, conduites par Myriam dans le cadre du Centre de santé mentale du XIIIe arrondissement de Paris, qu’elle rejoint au début des années 1960 :

  • Philippe Paumelle lui confie la création d’un centre de formation interne pour les soignants de toutes catégories de l’hôpital psychiatrique de Soisy-sur-Seine (infirmiers psychiatriques, infirmières diplômées d’État, moniteurs d’activités...) ;
  • Serge Lebovici lui demande de créer une antenne de Santé mentale auprès des services de la petite enfance de l’arrondissement. Ce sera la consultation au Centre de pmi Masséna et le travail avec les divers « modes de garde ». Je ne peux m’y étendre puisque que je n’ai pas vécu ces expériences à ses côtés, mais Myriam y fait souvent référence comme ayant contribué à compléter sa connaissance des malades mentaux d’une part et du travail en pmi avec des familles « tout venant » d’autre part.

En conclusion : témoignages des « compagnes de route »

67Pour terminer, je reviens aux témoignages des « compagnes de route », particulièrement à ceux des plus récentes d’entre elles, Marie-Françoise Pain et Élisabeth Scheurer. Nous avons tenté de formuler ensemble ce qui s’est construit ou conforté pour Myriam, sur le plan professionnel, au cours de ces quinze à vingt premières années de carrière. Elle va le mettre en œuvre dans ses nouvelles actions et c’est ce que retiennent celles qui ont alors travaillé avec elle.

68Myriam fait confiance au potentiel de chacun et à son désir de s’engager au-delà de sa formation de base. Ainsi, elle confie volontiers des fonctions identiques à des personnes de branches professionnelles différentes. Pour elle, la diversité des acquis antérieurs enrichissent le travail.

69Sa vision du traitement est globale. Si son approche est avant tout fondée sur la compréhension des processus psychiques, Myriam a parallèlement le souci de comprendre comment ils s’inscrivent dans la réalité quotidienne des patients : enfants, malades mentaux ou parents en grande difficulté. Elle attache de la valeur aux gestes concrets comme les soins physiques, les accompagnements et les aides matérielles. Des recherches, elle a acquis la certitude du bien-fondé des visites à domicile en tant qu’élément d’évaluation, de compréhension des dynamiques familiales et en tant que mode d’accompagnement thérapeutique. Elle pense donc utile la complémentarité d’une visite à domicile et d’une consultation au centre : aller vers et accueillir. De même, offrir au patient les opportunités d’expression et de travail sur lui-même qu’offrent un entretien individuel et des activités ou discussions de groupe sont à mettre en place dès que l’indication s’en fait sentir. Toute cette « panoplie » est à mettre en synergie en vue du traitement. Alors elle cherche à en équiper ses services en argumentant auprès des administrations pour obtenir des postes et les prises en charge nécessaires.

70S’il est nécessaire et/ou indiqué que différentes personnes assurent ces diverses actions, ce doit être dans le cadre de cette vision globale du traitement. Ce n’est pas chose simple alors que les perceptions des soignants diffèrent fréquemment les unes des autres. En cas de désaccord, Myriam cherche ce qui, en arrière-plan, les motive. Ayant compris que leurs origines se trouvent le plus souvent en l’enfant ou en l’adulte lui-même et/ou dans la pathologie familiale, elle demande des précisions, encourage à aller plus loin dans les détails et souvent débusque la dynamique sous-jacente. Un pas important est franchi. Il ne s’agit pas d’un consensus par concessions mutuelles mais bien d’une nouvelle vision de la problématique en jeu. Elle résulte d’une recherche en commun à laquelle chacun apporte sa pierre et où chacun est obligé de prendre en considération celle apportée par l’autre. Il est alors possible de réfléchir à nouveau, sur d’autres bases. Elle œuvre pour démontrer l’absolue nécessité de ces concertations et obtenir des bilans réguliers intra- et interservices.

71Cela fait dire d’elle, en plaisantant, qu’elle veut et peut « concilier l’inconciliable ». Car avec Myriam on plaisante aussi. Elle a de l’humour, beaucoup d’humour. Pas un humour ironique, encore moins sarcastique, non, un humour gai, utile, un humour qui permet de prendre la juste distance avec l’émotion qui vient et la tension qui monte, ou juste pour rire, pour le plaisir.

72Au terme de ce récit, je crains une certaine idéalisation qu’elle-même désapprouverait. Myriam n’aurait-elle ni défaut ni faiblesse ? N’aurait-elle fait aucune erreur, commis aucune maladresse, jamais échoué ni blessé personne ? N’aurait-elle jamais été blessée ? Non bien sûr, et qui pourrait le penser ? Ce n’est pas le désir de faire un portrait d’elle qui m’a animée pour accepter d’écrire ce témoignage. J’ai souhaité partager avec le lecteur ce que j’ai connu de la richesse de travaux faits en commun de 1950 à 1970, autour de questions cruciales concernant les jeunes enfants et leurs parents, et, comme conclut Jacqueline Cuisiniez, « ce fut un don de la vie d’une grande richesse que de connaître Myriam David et de travailler avec elle ».

Dicté par les oiseaux Extraits

Je ne peux parler de toi sans évoquer les Fromions où nous nous sommes si souvent rencontrés. [...] Mais j’en arrive à l’essentiel. [...] Je dois révéler au monde cette triste vérité. Tu n’as pas écrit ton livre sur le placement familial !
Je t’observais te promener avec ta petite table et ta chaise, de prés accueillants en sous-bois rafraîchissants. Sur la table gisait un tas de feuilles noircies par la pensée.
Ça sert à ça la pensée, noircir la blancheur d’une idée lumineuse. Et sur la table une paire de jumelles. Eh oui ! Myriam a écrit son livre avec une paire de jumelles ! Cela est anormal. Je la voyais l’œil rivé à ses jumelles observant l’oiseau de passage sautillant d’insouciance. Je compris rapidement que les oiseaux dans leur infinie bonté lui dictaient chapitre après chapitre l’ouvrage susdit :
  • Le pinson a payé la rançon du chapitre onze.
  • Le rouge-gorge quant à lui s’arroge le chapitre deux.
  • Le bruant sur un pas de deux sautille dans le chapitre trois.
  • La pie en habit de gala déclame le chapitre quatre.
  • La sittelle joue la ritournelle du chapitre seize.
Je crois même que le hêtre, arbre subtil sans son H, a laissé tomber sur tes feuilles un tournoiement d’encres vertes qui se sont chargées du chapitre sept.
Mais grèbe de plaisanterie.
Myriam, j’ai acheté des jumelles,
J’ai ancré une table sous un saule,
J’y ai déposé des feuilles pourtant si belles,
Mais dans mes jumelles, les oiseaux, ils rigolent !
23 mars 1997, à l’occasion des 80 ans de Myriam David.
Jean-Robert Appell

Notes

  • [*]
    Geneviève Appell, psychologue, présidente d’honneur de l’association Pikler Lóczy de France.
    gappell@wanadoo.fr
  • [1]
    Françoise Picard-Créange, éducatrice de jeunes enfants et Marcelle Geber, médecin (fondation Parent de Rosan), Jacqueline Cuisiniez, assistante sociale, directrice du bureau d’études des questions sociales (sncf), Malou Klein, puéricultrice, directrice (pouponnière Amyot), Marie-Françoise Pain, infirmière, instructrice (centre de formation du personnel de l’hôpital psychiatrique de Soisy-sur-Seine). Élisabeth Scheurer, psychologue (placement familial d’action thérapeutique de Soisy-sur-Seine).
  • [2]
    J. Roudinesco, G. Appell, « Le syndrome de stabulation hospitalière des jeunes enfants », Journées d’études d’hygiène mentale, Paris, juillet 1949.
  • [3]
    Pour plus de détails, voir ici même le texte de Myriam David lors de la remise de son « Award » à l’occasion du Congrès de la waimh, à Amsterdam en 2002.
  • [4]
    J. Roudinesco, G. Appell, film Monique ou les effets de la carence de soins maternels chez les jeunes enfants, Association pour la santé mentale de l’enfant, 1953.
  • [5]
    J. Roudinesco, M. Geber, « De l’utilisation du test de Gesell pour l’étude du comportement des jeunes enfants », Enfance, 1951, 4. p. 309-322. M. David, G. Appell, « Observation et traitement d’un cas d’arriération psychogène », Revue de psychiatrie de l’enfant, Zurich, 1951, 18-6, p. 205-214. D. Rosenbluth, J. Bowlby, J. Roudinesco, Séparation d’avec la mère en tant qu’expérience traumatisante subie par l’enfant : quelques notes sur la manière de recueillir une anamnèse pertinente, courrier cie, novembre 1951, I.11, p. 9-15. M. David, F. Créange, « Les jardins d’enfants dans une collectivité d’enfants séparés de leur famille », Sauvegarde de l’enfance, 1952, 10, p. 1-8. J. Roudinesco, M. David, J. Nicolas, J. Bowlby, J. Robertson, Réactions immédiates des jeunes enfants à la séparation d’avec leur mère, courrier cie, 1952, II, 2, p. 66-78, II-3, p. 131-142. Revue de l’infirmière et de l’assistante sociale, décembre1952-janvier1953, 10. J. Roudinesco, M. David, Peut-on atténuer les effets nocifs de la séparation chez les enfants placés en institution ? courrier cie 1952, II, 5, p. 255-267
  • [6]
    J. Aubry, La carence de soins maternels, Paris, 1955. 2e éd. Éditions de la parole, 1965.
  • [7]
    B. Martino, film Lóczy, une maison pour grandir, association Pikler Lóczy de France Paris, 1999.
  • [8]
    M. David, L’enfant de 0 à 2 ans et L’enfant de 2 à 6 ans, Toulouse, Privat, coll. « Mésopé », 1956.
  • [9]
    M. David, J. Ancelin, G. Appell, « Étude d’un groupe d’enfants ayant séjourné un mois en colonie maternelle », Informations sociales, n? 8, septembre 1957, p. 825-893.
  • [10]
    M. David, G. Appell, Présentation sur le sommeil au cours des trois premiers mois de la vie, Centre de santé mentale du XIIIe arr. de Paris. Jamais publié.
  • [11]
    M. David, G. Appell, « Études des facteurs de carences affectives dans une pouponnière », La psychiatrie de l’enfant, vol. IV, fasc.2, 1962, p. 407 à 442.
  • [12]
    M. David, G. Appell, Les réactions au retour, étude non publiée.
  • [13]
    M. David, G. Appell, « La relation mère-enfant. Étude de 5 patterns d’interaction entre mère et enfant à l’âge d’un an », La psychiatrie de l’enfant, vol. IX, fasc. 2, puf, 1966, p. 445 à 531. Communication non publiée sur le sommeil du bébé et les étapes de développement du bébé de la naissance à trois mois.
  • [14]
    M. David, G. Appell, Lóczy, ou le maternage insolite, Le Scarabée, 1972, nouvelle édition avec postface d’Anna Tardos, 1996.
  • [15]
    A. Tardos, M. David, « De la valeur de l’activité libre du bébé dans l’élaboration du self », Devenir, vol. 3, 1991, n?4. M. David (sous la direction de), Le bébé, ses parents et leurs soignants, Spirale, n? 5, Toulouse, érès, 1997. M. David, « Pour une meilleure connaissance du bébé. Contribution de l’Institut Emmi-Pikler », dans Agnès Szanto-Feder (sous la direction de), Lóczy : un nouveau paradigme ? Paris, puf, coll. « Le fil rouge », 2002, p. 31-50.

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