1Du plus loin que l’on cherchât dans la famille, des collatéraux ou des aïeux, il n’y avait jamais eu de tétine pour clore le bec d’aucun enfant que ce fût.
2Tout a commencé avec Gustave, le puîné, et s’est aggravé avec Justin, le cadet. Évidemment Charlotte, l’aînée, était parfaite, silencieuse et vive. Quand son regard enamouré se posait sur ses parents, il les rassurait définitivement quant au bienfait de la procréation. (« Comment a-t-on pu vivre si longtemps sans elle, Chéri ? ») D’ailleurs elle ne pleurait jamais, n’était jamais malade, « faisait ses nuits » à 2 mois, l’allaitement avait été suffisamment long pour épanouir sa mère, mais suffisamment bref pour ne pas lui ruiner le décolleté. On envisageait pour Charlotte un brillant avenir en scrutant son minois intelligent et ses mimiques expressives, preuves formelles d’une hérédité plutôt rassurante. Par comparaison, la populace des bébés scotchés à leur tétine provoquait chez ses parents d’une part un sentiment de toute-puissance pour s’en être sorti sans ersatz, et d’autre part un dégoût certain pour cette chose enlaidissante qui empêchait forcément un apprentissage rigoureux du langage et donnait un air stupide... Avouons d’ailleurs que ce couple, issu d’une gauche terriblement caviardisée, considérait la tétine comme l’apanage des classes laborieuses.
3Après dix-huit mois de ce régime amoureux, on avait cherché une solution de continuité à cette triangulation quelque peu étouffante et dû se rendre à l’évidence : il fallait s’y remettre et donner à Charlotte un compagnon de jeux. On avait donc mis en route le second afin d’apprendre à la princesse le sens du partage (« Tu comprends chéri, il ne faudrait pas qu’elle devienne égocentrique, cela gâcherait sa perfection »). C’est à ce moment que l’idylle parentale a cessé et que tout s’est gâté...
4Le puîné était terrible, hurlant de rage dès les premières minutes de vie. Quand son regard furieux se posait sur ses parents, il provoquait chez eux une intense bouffée de culpabilité, de frustration ou de colère... voire pire. On était si tranquille avant, après on s’est mis sous tranquillisants. Ce zizi sur pattes venait bouleverser définitivement nos certitudes d’être des parents parfaits.
5On a tenu trois semaines puis couru à la pharmacie acheter une tétine, les tympans tannés comme des peaux de bique burkinabées et les nerfs tressés en corde à chameau. Bien sûr, la décision avait été prise en couple, dans l’union des cœurs et des pensées, après une longue discussion psycho-neuro-philosophico-stomatologique :
6« Pense au substitut de téton maternel que nous lui offrons pour trois euros, je me sens déjà moins coupable de ne pas l’avoir allaité et c’est moins cher qu’une analyse.
7– Je suis sûr que cela va influencer positivement sa sensibilité labiale, voire améliorer ses performances de succion.
8– Et comme disait Descartes, Sugeo ergo sum, s’il tète bien, il aura la tête bien faite.
9– N’oublions pas l’antepulsion du maxillaire supérieur de ta famille et le micrognatisme de ma grand-mère : en évitant qu’il suce son pouce, on fera une décennie d’économie orthodontique » (au fait, l’aînée s’était mise à sucer son pouce de façon frénétique depuis l’arrivée de Gustave).
10Bref on était bien décidé, tout juste si on n’a pas laissé les enfants à une baby-sitteuse, et on est allé à la pharmacie.
11La première étape de l’humiliation fut de trouver la bonne tétine : caoutchouc ou silicone, une vitesse ou deux, premier ou deuxième âge, jaune ou bleue. (« Pas rose chéri, ça va faire fille !) On a choisi la silicone.
12Notons bien que la première tétine s’achète toujours en pharmacie ; à la douzième tétine égarée, on s’est généralement calmé sur l’hygiène, la couleur et le goût, on fouille le fond de la caisse à jouet, au cas où... et au pire on achète un lot de cinquante tétines en simili plastique chez Tout à Dix Francs.
13De retour, et sans dramatiser mais avec un minimum de cérémonie, on a doucement et sans forcer, introduit « la chose » dans le mégaphone qui servait d’orifice buccal à Gustave. À ce moment, devant la réticence initiale de Bébé, une évidence s’est imposée à nos esprits pragmatiques : pourquoi n’avait-on pas inventé la tétine au goût de lait de mère puis de lait maternisé et pourquoi pas de carotte-bœuf-petits-pois ou de chocolat-guimauve-canelle ?
14Et après ?
15Après ce fut le silence.
16Quelques secondes.
17Et puis tout s’est de nouveau gâté. Il faut savoir qu’une tétine dans une bouche de nourrisson, ça ne tient pas tout seul, ça tombe toutes les deux minutes malgré le génie inventif paternel : on coince le tout avec un coussin, une couche culotte, une ficelle, voire du sparadrap. Quand la tétine tombe, cela réveille brutalement le bébé en cours d’endormissement et les cris reprennent de plus belle. Parfois, c’est pire qu’avant : bébé est habitué à sa tétine, il devient exigeant et il faut se lever huit fois par nuit pour lui enfourner la silicone dans la bouche, avec délicatesse pour ne pas le réveiller davantage mais fermeté pour que « ça tienne ». On n’a plus affaire à un courant décibélique continu mais à un hurlement atroce et alternatif.
18Cependant, au tout début, la tétine reste dans le lit la journée et les parents pensent encore maîtriser la situation. Après cela se gâte très nettement.
19Bébé jette tout et donc jette sa tétine le soir quand il ne veut pas se coucher et la nuit lorsqu’il a envie d’une compagnie. Voilà donc les parents à la recherche de l’objet honni à trois heures du matin dans une chambre piégée par les Duplo et autres jouets suprêmement douloureux pour la plante du pied. Le parent étant a priori un être intelligent et consommateur multiplie donc les tétines puis les cachettes à tétines.
20Après deux enfants tétinophiles, je peux affirmer que la chance de retrouver une tétine à trois heures du matin en phase de sommeil profond est inversement proportionnelle à la volonté qu’on y met, sans rapport avec le nombre de tétines en réserve dans la maison, et somme toute, sensiblement nulle quoiqu’on y fasse.
21On découvre alors au rayon puériculture, le cordon à tétine censé empêcher la perte de l’objet : à ce point de l’histoire bien entendu, il n’y a plus trace de culpabilité ni même de méfiance à laisser dormir un enfant avec une ficelle autour du cou. De toute façon, si ce n’est pas le cordon qui étrangle le fiston chéri, ce sera nous. Mieux vaut un accident domestique qu’un infanticide. Tout va mieux pendant quelque temps.
22Notons bien que, sensiblement, l’idée d’un sevrage précoce de la silicoïnomanie s’éloigne de la pensée parentale, dopée par une relative tranquillité conjugale et l’arrêt des pétitions du voisinage.
23Après cela se gâte de nouveau... Vers 12 mois, bébé cesse systématiquement d’être un ange dès qu’on le pose dans un véhicule motorisé. Jusque-là, il s’endormait au premier carrefour, désormais il klaxonne au premier tournant. Le moindre trajet devient un remake de Dien Bien Phu, d’autant que l’aîné n’est généralement pas en reste.
24Surgit alors la deuxième et fatale utilisation de la chose : le faire taire aussi pendant la journée. Évidemment, c’est l’engrenage, mais les parents épuisés et complètement sourdingues s’y engagent avec un masochisme peu à peu teinté de perversité. En effet, ils commencent à débattre en public de l’intérêt d’utiliser la tétine pour le développement harmonieux de la psyché, voire de l’intellect, de bébé, espérant faire entrer dans la secte, des ex-bien éduquant, des intellectuels, des étudiants en deug psycho et même des amis. L’erreur partagée est toujours plus facile à assumer.
25Peu à peu, le bouchon oral devient le plus sûr obstacle aux cantiques ondulatoires et corpusculaires de Gustave, confirmant le bien-fondé absolu de la théorie parentale : le meilleur moyen pour avoir la paix quand on enlève la tétine, c’est de la remplacer par n’importe quel élément calorique ou masticatoire : gâteau, pain, biberon, girafe en caoutchouc... et finalement re-tétine.
26Notons bien que se pose ici une vraie question métaphysique : est-ce la tétine qui sert de substitut mamelonnaire ou est-ce le contraire ?
27Le choix sémantique a été long et difficile : « sucette » c’était déjà cariogène, « tottote » cela faisait prolo, « tututte » c’était ridicule, « suçotte » c’était équivoque, « turlutte » cela faisait film X. Finalement on a opté pour tétine, cela cachait mieux son jeu. Au début on avait des pudeurs de primo-usager ; on disait plutôt : « Passe-moi le truc... Où est le machin... Tu as vu le bidule ? » Depuis cette époque néandertalienne, il nous arrive, dans les moments de relâche, de dire « tototte », ce qui montre bien l’aspect sociologiquement et lexicalement fédérateur de l’objet. L’étape ultime de dépendance et de décérébration parentale fut franchi quand nous nous vîmes épeler le mot, à certains moments menaçants : « Chéri, on a oublié la t.e.t.i.n.e à la maison, il va falloir tenir les 300 km jusque chez ta mère...
28– Tais toi, j’ai l’impression qu’il comprend. »
29Dans le silence retrouvé, Charlotte put enfin s’exprimer, puisque son langage était bien entendu très avancé et qu’on avait fait le deuxième pour apprendre à l’aînée le sens du partage et pas le contraire (où l’on commence à entrevoir les délicates suite affectives d’une relation fraternelle fâcheusement gérée).
30Or donc, l’aînée parlait et le second tétait. Il téta jusqu’à 3 ans.
31En effet malgré certaines velléités, malgré le regard réprobateur des instits, des grands-mères, des parrains, des marraines et de la boulangère, il est plus difficile de faire quitter sa tétine à un silicone-addict qu’un os à une mâchoire de pit-bull. À ce moment, les parents désorientés faillirent s’inscrire à un groupe de Succédanés Mammaires Anonymes. Avec un certain bon sens et pas mal de démagogie, ils se décidèrent finalement pour une stratégie de chantage : « Tu choisis : la tétine ou la cape de Zorro. » Heureusement, à 3 ans, les garçons se prennent déjà pour des héros.
32C’est alors que tout se gâte définitivement quand arrive Petit Cœur.
33Pour Gustave, il semble, après réflexion, que nous avions encore des excuses de mélomanes, des théories pseudo-médicales, des attentions justifiées à la jalousie de Charlotte, des angoisses sécuritaires au volant et même peut être besoin d’une aide pour gérer le stress comme disent les drh.
34Mais pour Justin, dit Petit Cœur, plus d’excuse. Le cadet était silencieux et vif, ne pleurait jamais et n’était jamais malade, faisait ses nuits à deux mois et fut allaité suffisamment longtemps pour épanouir sa mère et assez brièvement pour ne pas aggraver sa ptose mammaire. Malgré cela, Justin fut embouchonné comme Gustave et de plus belle si c’est possible.
35Phobie de l’obésité, expérience pacificatrice du puîné, vieillissement parental, laxisme ambiant, défaite de la pensée... Il n’y eut cette fois, certainement pas trois semaines d’hésitation avant l’achat de la première tétine. En parapharmacie cette fois et avec un choix époustouflant : tétines premier, deuxième et troisième âge ; tétine par 2, par 3, par 12, tétines Mickey, Goldorak ou Babar, tétines en forme de machine volante ou de Cater Pillar, tétines aristocratiques (fleur de lysée) ou populaires (avec marteau et faucille), tétines morpho-adaptées ou auto-éjectantes, tétines assorties aux yeux de l’enfant, tétines anti-chute, anti-rot, anti-capitons, anti-transpirante... J’avais l’impression délicieuse et rassurante de me retrouver dans le rayon parfumerie-cosmétique de mon grand magasin préféré.
36Toute honte bue, il fut relativement aisé et rapide de refranchir les différentes étapes du bon usage de la tétine : au lit, en voiture, à la maison, à l’extérieur, chez les voisins et plus si affinités.
37Nous avions même inventé le collier à tétines : poussés par l’exigence passionnée, bruyante mais bien compréhensible du pauvre Petit Cœur qui souhaitait utiliser toutes ses tétines en même temps, nous avions réuni six tétines sur un ruban, attaché à son cou. Justin passait alors ses journées à téter successivement et dans l’ordre, la bleue, puis la parme, puis la trois vitesses, puis la spéciale prématuré, puis la favorite (vert translucide avec une voiture jaune). C’était un plaisir de le voir aller de l’une à l’autre, repu de succion, étranger à toute frustration, le regard vif et enamouré posé sur ses parents qui constataient tous les jours le bien-fondé de la procréation et la sérénité de la triangulation fraternelle et extraconjugale.
38Justin acquit le langage précocement. Afin de garder toujours la prothèse en bouche, il s’inventa un articulé de théâtre puisque ses parents prétendaient le mal comprendre ; il trouva des stratégies gingivo-dentales pour mâcher efficacement ; il apprit à bâiller, à roter et téter en même temps ; il découvrit le cri primal et le chant abdominal ; il faillit réussir à siffler par les oreilles, bref, il inventa presque la déglutition à glotte fermée.
39Autour de nous, les couples amis et néanmoins multipares avaient peu à peu cédé aux mêmes exigences de lutte antibruit et nous déculpabilisaient par un juste retour de bons conseils. On partageait les mêmes ambivalences esthétiques devant ces jolies tétines pailletées à usage unique, vissées aux becs de nos mouflets respectifs. Il y avait les pour depuis plusieurs générations, les contre depuis Mai 68, les convertis de la première heure et les reconvertis par la force des choses, et bien sûr les intégristes des deux bords. On est tous restés quand même bons amis.
40À 3 ans, il n’a pas été possible de faire quitter à Justin sa tétine, parce que le héros de Justin n’était pas Zorro mais Peter Pan. Et que Peter Pan n’avait pas demandé à grandir... lui.
41Heureusement, à 4 ans révolus, Justin a découvert Zorro, son épée, son fouet, son poignard et autres fétiches virils et contondants. Petit Cœur a donc quitté ses tétines contre l’attirail complet du justicier masqué.
42Au grand soulagement de Freud et de ses parents.