1 Les recherches psychologiques et les études psychanalytiques ont démontré de manière de plus en plus nuancée le rôle irremplaçable de la mère dans le développement somatique et psychique du bébé et du petit enfant. Bien que chaque mère s’occupe de son bébé d’une manière différente selon ses propres expériences, selon sa personnalité et selon les courants acceptés par elle, il y a vraiment quelque chose de commun, quelque chose d’irremplaçable dans la relation entre « la mère suffisamment bonne » et son bébé.
2 La littérature professionnelle – lorsqu’elle analyse la relation émotionnelle et l’interaction –, parallèlement au mot « mère » utilise souvent l’expression : « le substitut de la mère » ; l’opinion publique, même professionnelle accepte difficilement que le substitut de la mère puisse être tout aussi significatif pour le bébé dans son développement, et qu’il puisse être aussi la garantie du bien-être du nourrisson ou du petit-enfant.
3 On rencontre une résistance encore plus grande pour faire admettre que, dans les conditions d’un institut aussi, en cas de besoin, une relation personnelle peut être établie entre le soignant et le bébé qui garde saine la personnalité de ce dernier.
4 Les raisons de ce scepticisme sont avant tout les expériences passées si mauvaises, presque tragiques, auxquelles s’ajoute la pitié envers le petit enfant privé de sa mère.
5 L’expérience personnelle primaire de la relation parent-enfant entraîne des difficultés à accepter que, dans certaines conditions, lorsque c’est nécessaire, les fonctions les plus importantes de la mère doivent et peuvent être assurées, même dans le cadre d’un institut.
6 La famille est le milieu naturel d’un enfant. Dans le cas d’un enfant privé des soins maternels et du milieu familial, la solution définitive est le (re)placement dans une famille. L’institut où l’enfant séjourne quelques mois, voire quelques années, jusqu’à ce que l’on trouve pour lui une solution définitive, est chargé d’une responsabilité importante.
7 Le rôle de l’institution n’est pas simplement d’assurer un lieu où l’enfant passe le temps dans l’attente d’une autre solution ; il faut faire en sorte que le placement en pouponnière, en tant que lieu thérapeutique, ait un sens pour lui. La préparation de l’enfant à son adaptation dans une famille suppose avant tout que son bien-être corporel et psychique soit assuré, qu’il soit actif, intéressé, digne d’amour et capable d’aimer et qu’il arrive dans cet état dans la famille future.
8 Les observations accumulées depuis plus de cinquante ans dans notre institut, systématiquement analysées ultérieurement et démontrées par des recherches catamnéstiques, prouvent que cet objectif est réalisable.
Les éléments importants
9 Pour réaliser cela, la tâche est complexe et difficile. Je développerai quelques éléments importants.
Des relations interpersonnelles, stables, continues et intimes entre l’enfant et un nombre restreint d’adultes bien connus, ainsi qu’une relation affective privilégiée avec une personne de référence
10 C’est ce qui arrive au bébé et au jeune enfant dans le cadre d’une relation stable, d’un échange réel qui lui permet de prendre conscience de la personne qui s’occupe de lui en même temps que de lui-même ; c’est ainsi qu’il peut intégrer la conscience de soi, de son identité personnelle et de son intégrité individuelle.
11 Le caractère personnel de la relation peut être amplifié lorsque chaque nurse est plus particulièrement responsable d’une partie du groupe ; chaque enfant est ainsi plus particulièrement attaché à sa nurse de référence. Celle-ci qui est responsable du bien-être de deux à trois enfants du groupe, leur assure une relation stable, continue, authentique et chaleureuse. La relation privilégiée avec un adulte permanent est la condition fondamentale de la réussite de la socialisation primaire dans la petite enfance.
Des soins de bonne qualité
12 Dans l’accueil du bébé et du petit enfant, le soin quotidien dispensé par l’adulte joue un rôle particulier. Le bien-être corporel du bébé est le résultat immédiat de bons soins, mais ce résultat n’est pas toujours facile à atteindre. Dans ce domaine, le bébé est absolument dépendant de l’adulte ; la mère rencontre souvent beaucoup de difficultés et a le sentiment de ne pas être compétente, si, par exemple, elle ne peut pas arriver à calmer l’enfant et à obtenir son bien-être. Dans le rôle de la mère, la tâche de bien soigner l’enfant, de satisfaire ses besoins corporels, d’avoir un bébé qui va bien, occupe une place centrale.
13 Pendant le soin, les premières interactions entre le bébé et sa mère ou son père se réalisent. Le soin qui se répète chaque jour, plusieurs fois, est une rencontre importante entre l’enfant et son parent, au cours de laquelle s’effectue un apprentissage mutuel, nourri par l’amour et par la sensibilité de la mère pour répondre au bébé.
14 En institution aussi, le soin est non seulement le moyen d’assurer le bien-être corporel du bébé, mais c’est de plus la source des premières expériences d’interactions entre le bébé et le soignant.
15 Ces deux points sont communs au soin donné par la mère et à celui dispensé par le soignant professionnel. Néanmoins, il y a des différences importantes entre ces deux situations. L’adulte qui soigne l’enfant en institution n’est pas sa mère. La nurse est motivée pour s’occuper de petits enfants, mais pour s’intéresser individuellement à toutes les expressions, les réponses et tous les appels venant de l’enfant, elle a besoin d’un soutien continuel.
16 Les bébés et les petits enfants séparés de leurs parents, surtout de leur mère, sont des enfants qui souffrent, même si cette souffrance n’est qu’un manque, une déprivation. Ces enfants ont besoin d’un traitement, d’une thérapie. Il faut leur offrir des situations intimes, privilégiées, qui rendent possibles, et soutiennent même, stimulent leurs capacités à profiter de ces moments, à participer activement aux interactions en attirant, « gagnant » l’adulte pour une relation intime avec lui. La proposition de coopération donne l’occasion d’une vraie rencontre ; il existe aussi un dialogue des attentions et pas seulement un dialogue gestuel.
17 Être en établissement pour une journée, pour quelques jours ou pour quelques mois peut blesser durablement l’enfant. Il faut donc le traiter comme un enfant hypersensible et lui donner une sécurité que je qualifierais de quasi absolue. Nous essayons de soigner l’enfant (au sens d’une thérapie et d’une prévention) en lui donnant cette sécurité, c’est-à-dire que tous les mouvements, tous les gestes doivent être précis : par exemple, pour soulever un enfant, nous demandons aux nurses de ne pas laisser pendre la tête, de soutenir son dos, de ne pas se dépêcher, de parler avec lui et de s’adresser à lui par le regard et par la parole.
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Pour nous, dans le soin, certains principes sont importants :
- s’assurer que le bébé se montre à l’aise, en sécurité, détendu et dans une situation confortable. À cet effet, nous attachons beaucoup d’importance à la façon de tenir le bébé, de soutenir son corps avec des gestes doux, de le toucher avec une main sensible, de tenir compte de la sensibilité dont il témoigne à l’approche, au contact et aux manipulations de l’adulte ;
- accorder le rythme des soins au rythme de l’enfant : lui donner le temps et l’aider à percevoir et à prévoir ce qu’on fait avec lui, par exemple en lui montrant les objets, en lui parlant, en lui racontant, etc. ;
- laisser son espace à l’enfant, qu’il puisse se mouvoir librement et adopter les postures qui lui conviennent pour s’intéresser aux divers éléments de la situation (l’environnement, l’adulte, son propre corps, l’action de l’adulte, le savon ou le verre). Être attentif à son intérêt spontané, à son initiative, l’accompagner, sans pour autant négliger la tâche à accomplir dont la découverte et la prise de conscience sont intéressantes pour lui ;
- repérer et respecter la capacité de l’enfant à faire par lui-même ce qu’il a envie de faire et ce qu’il est capable, au moins en partie, d’accomplir, sans cependant le lui demander ou l’exiger ; par exemple lorsqu’il tend le bras vers l’adulte qui est en train de l’habiller, lui laisser sa part d’initiative et l’inviter à participer sans insister, en lui laissant la liberté de répondre ou non.
Le respect de l’activité libre
19 L’activité libre proposée aux enfants est un élément de l’accueil préventif ou thérapeutique qui appartient au soin en général et dont les enfants ont particulièrement besoin quand ils vivent en institution.
20 Le temps passé dans un environnement bien adapté à leurs besoins est un élément important de notre projet. Là l’enfant, suivant son propre rythme de développement, approprié à son état de l’instant, peut passer un temps absolument libre, relaxé. Il peut développer sa capacité à être seul, être ouvert aux sensations qui viennent du dedans et du dehors. Il peut, avec tranquillité, se permettre de se risquer à expérimenter, tout comme il peut aussi librement arrêter, rêver, ou commencer une autre expérience. Tout cela – c’est important pour nous – se déroule dans les positions corporelles qui lui conviennent, et non dans les positions prescrites par l’échelle de développement.
Un environnement stable et prévisible, le soutien pour lui permettre de trouver ses repères
21 L’une des conditions primordiales de la prévention des carences affectives dans l’éducation des jeunes enfants séparés de leur famille est l’effort constant pour éviter les changements répétés des personnes s’occupant d’eux, afin d’éliminer ainsi les contacts superficiels et les soins dépersonnalisés, responsables au premier chef du manque de sécurité affective, du retard intellectuel et des troubles ultérieurs de la personnalité des jeunes enfants en institution. Sans cet effort constant, l’enfant passe entre les mains de tant d’adultes au cours des premières années qu’il ne pourra pas distinguer les personnes connues des étrangères. Il peut ainsi perdre à jamais sa capacité de nouer des liens intimes et chaleureux. Lorsque trop d’adultes se partagent les soins d’un petit enfant, aucun ne passe suffisamment de temps avec lui pour bien le connaître et pour développer de l’intérêt personnel à son égard. La nurse qui, à cause des absences et de l’organisation improvisée de l’horaire de travail, en raison de la réorganisation des groupes d’enfants, ou pour d’autres raisons, travaille alternativement avec des enfants différents, ne peut bien connaître aucun des enfants qui lui sont confiés.
22 Si tout au long de leur séjour en institution, dès l’admission jusqu’au départ définitif, de petits groupes stables d’enfants (de six à huit enfants au maximum) sont pris en charge par un nombre très restreint d’adultes, quatre au maximum, une relation affective riche et continue peut se développer entre eux sur la base d’une connaissance mutuelle.
23 La nurse qui ne prend en charge que les mêmes enfants, sur la base de la connaissance et de la compréhension mutuelles, peut s’occuper d’eux d’une manière nuancée et personnalisée, en répondant aux signaux et aux réactions individuelles.
24 Le besoin de continuité concerne aussi bien l’environnement matériel (aménagement des locaux afin que l’enfant se trouve dans des lieux connus), l’environnement social (vivre avec des adultes et des enfants connus), que l’enchaînement des événements, en évitant ou tout au moins en réduisant le plus possible les improvisations.
25 Le meilleur des instituts, le soin le plus attentif dans une relation stable et sécurisante avec la nurse n’enlève pas malgré tout que vivre dans une institution pour un bébé ou pour un jeune enfant, c’est être dans un environnement artificiel. Pour nous, c’est une expérience quotidienne qu’un bon institut, une bonne pouponnière est capable d’assurer le bien-être physique et psychique de l’enfant, le développement de la personnalité saine. Mais une famille suffisamment bonne ne peut pas être remplacée dans toute sa complexité par le meilleur institut du monde.