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Article de revue

Manifeste pour la résilience

Pages 77 à 82

Notes

  • [*]
    Boris Cyrulnik est neurologue, psychiatre, cofondateur du Groupe d’éthologie humaine, auteur de Mémoire de singe et paroles d’hommes, des Nourritures affectives, L’ensorcellement du monde, Sous le signe du lien, Un merveilleux malheur qui ont été d’immenses succès.
    Boris Cyrulnik livre une participation majeure dans La Résilience : le réalisme de l’espérance, ouvrage rassemblant les travaux des principaux chercheurs sur le concept de résilience, et qui vient de paraître aux Éditions Érès sous l’égide de la Fondation pour l’Enfance.
    Propos recueillis et publiés par la Fondation pour l’Enfance dans sa lettre n° 24 du quatrième trimestre 1999.
  • [1]
    E.J. Anthony, C. Chiland, C. Koupernik, L’Enfant vulnérable, puf, 1982.
  • [2]
    P.A. Michaud, « La résilience : un regard neuf sur les soins et la prévention », Archives pédiatriques, 6, 1999, p. 827-831.
  • [3]
    E. Werner, « Children of the Garden Island », Scientific American, avril 1989, p. 76-89.
  • [4]
    M. Rutter, « Psychosocial resilience and protective mechanisms », dans J. Rolf, A.S. Masten, D. Cicchetti, K.H. Nuechterlein, S. Weintraub, Risk and Protective Factors in the Development of Psychopathology, Cambridge University Press, 1990, p. 179-281.
  • [5]
    E. Werner, R. Smith, Over Coming the Odds : High-Risk Children from Birth to Adult Hood, New York, Cornell University Press, 1992.
  • [6]
    A. Freud, R. Spitz, J. Bowlby, F. Dolto, C. Koupernik, C. Chiland et J. Anthony en ont évoqué les prémices. E. Werner, M. Rutter, N. Garmezy, A. Masten, D. Cichetti et S. Weintraub ont structuré les bases de ces travaux. M. Manciaux, S. Tomkiewicz, M. Lemay, M. Toussignant, S. Vanistendael, J.-P. Pourtois, B. Cyrulnik et un nombre croissant de praticiens-chercheurs ont pour ambition d’analyser, de comprendre et d’appliquer le processus de résilience.

1 Fondation pour l’Enfance : Quel est ce concept de « résilience » ?

2 Boris Cyrulnik : Il y a quelques années, je ne connaissais pas ce mot et je ne savais même pas que je le cherchais. À cette époque, je commençais à être quelque peu étonné : dans des conditions de fracas familial ou social, quelques enfants ne devenaient pas du tout ce qu’on avait prévu. Dans des conditions incroyablement adverses, ils s’épanouissaient, étudiaient, apprenaient un métier, fondaient une famille et devenaient des adultes apparemment épanouis. Anna Freud et Françoise Dolto qui avaient eu le même étonnement, soulignaient que le mot « apparemment » n’était pas sans importance puisqu’il permettait de signifier qu’une relation superficielle donnait une apparence d’épanouissement, mais qu’une réflexion plus intime, un travail plus fouillé auraient permis de retrouver les traces de la blessure, des difficultés initiales enfouies, surmontées, métamorphosées, mais organisant tout de même le développement d’une certaine personnalité.

3 Il fallait trouver un mot, afin de préciser cette impression. Il fallait mettre au point une méthode d’observation pour analyser les moyens psychologiques et relationnels qui permettraient un tel développement.

4 C’est alors que j’ai pris connaissance des textes de James Anthony, Colette Chiland et Cyril Koupernik [1]. Les articles rassemblés dans ces deux volumes étaient passionnants. Le style des recherches était nouveau puisqu’il s’agissait de travaux réalisés sur le terrain par des praticiens de différents pays. L’ouverture intellectuelle aussi réchauffait le lecteur qui pouvait côtoyer un article de compréhension psychanalytique, suivi d’une étude de population, de la description clinique réalisée par un pédiatre, de la rigueur d’un constructiviste piagétien, ou du surgissement d’un chiffre provoqué par un sociologue. Le ton était donné, ainsi que la manière de parler. Bien que je ne connaisse pas toutes ces disciplines, je pouvais pourtant lire tous ces articles. J’avais été formé ainsi, pour étudier la médecine et la psychologie clinique.

5 Ces éclairages multiples mais coordonnés rendaient compréhensible un objet précis : l’enfant en devenir. L’attitude de chercheur praticien était différente de celle du chercheur qui, pour faire une carrière, a besoin d’accumuler des connaissances de plus en plus larges sur un objet de plus en plus étroit. Les recherches des praticiens permettaient d’éviter les attitudes figées qui stigmatisent un enfant blessé. Au contraire, il fallait s’inspirer « de concepts clés de l’épidémiologie clinique, descriptive et analytique, celui de facteur de risque [2] ».

6 Quelques années plus tard, le concept s’est précisé quand, sous l’emblème de Norman Garmezy, la psychopathologie du développement réunit des médecins, des psychologues et des psychosociologues afin de définir les facteurs de risque et les facteurs de protection.

7 Ce sont essentiellement Emmy Werner et Michaël Rutter qui ont donné vie au concept de résilience. Depuis 1955, Emmy suivait le devenir de 698 enfants d’une île hawaïenne extrêmement défavorisée [3]. Trente années plus tard, elle constatait que des enfants qui, de 10 à 18 ans, avaient été très altérés physiquement, psychologiquement et bien sûr socialement, avaient, à l’âge de 30 ans, pu réparer une grande partie de leurs troubles.

8 Michaël Rutter précisait le terme et les méthodes d’observation en donnant la parole à des échographistes (stress en fin de grossesse), à des spécialistes des systèmes familiaux, à des sociologues du divorce, et surtout à des psychosociologues afin de repérer les différences de résilience individuelle et familiale dans des conditions adverses [4].

9 Dans la langue anglaise, le concept est quotidien, ce qui témoigne peut-être de l’attitude d’une culture face aux épreuves de la vie. Et pourtant, ce mot est français ! En physique, il définit l’aptitude d’un corps à conserver sa structure quelles que soient les pressions du milieu. Mais en latin, le verbe resilio ajoute une notion de ressaut, le fait de revenir en sautant ; peut-être rebondir après avoir subi le recul du coup ?

10 Quoi qu’il en soit, l’avalanche actuelle de ces recherches de praticiens ne nous propose qu’une seule idée : une vie est encore possible après la blessure du traumatisme. Comment la relancer ? À quel prix ?

11 Fondation pour l’Enfance : Comment devient-on résilient ? Quels sont les facteurs qui peuvent aider une personnalité même blessée à reprendre son développement ?

12 BC : Cette question est l’enjeu des réflexions et des recherches sur la résilience. Quand on comprendra comment certains enfants ont pu devenir des adultes épanouis malgré des conditions adverses, nous deviendrons capables de dire comment nous devons organiser nos familles et nos sociétés pour aider nos enfants à mieux se développer.

13 Aucun problème humain n’a de réponse unique. Il faudra s’entraîner à donner la parole à diverses disciplines, et surtout à raisonner avec le mot « devenir ». Il faudra mettre en chantier des études longitudinales, suivre pendant des vies entières la trajectoire existentielle d’enfants à risques, élevés par des parents altérés, survivant à des familles détruites par la guerre, jetés à la rue, maltraités, pour découvrir que près des deux tiers de ces enfants ont réussi à surmonter leurs épreuves [5], donc n’ont jamais été suivis dans les consultations ou institutions spécialisées. Les qualités qui permettent cette résilience pourraient se catégoriser de la manière suivante : au moment du fracas, l’enfant doit être déjà échaffaudé. Ceux qui ont connu un premier maillage lors des interactions précoces sont imprégnés par l’affectivité parentale qui a structuré en eux une stabilité affective. Cette confiance primitive leur donne une aptitude à aller chercher eux-mêmes les substituts affectifs dont tout enfant a besoin pour se développer.

14 Quand le fracas arrive, ces enfants-là sont blessés, mais ont déjà appris à mettre en place des mécanismes de défense tels que le refuge dans la rêverie, l’intellectualisation, le déni ou le clivage qui permettent de mieux se protéger et de partir, malgré les blessures, en quête de substituts qui leur fourniront de nouveaux tuteurs de développement. Ces mécanismes d’adaptation à une agression constituent une amputation momentanée du développement, mais permettent de prendre un virage difficile et douloureux dans leur trajectoire existentielle.

15 Pour reprendre leur développement, il faut qu’autour d’eux, la société ait disposé une nouvelle niche écologique, affective, comportementale et institutionnelle.

16 Enfin, le regard social prendra un grand pouvoir façonnant en offrant à l’enfant des lieux et des possibilités d’exprimer sa blessure. Dans ce cas, les mécanismes de défense coûteux, tels que le déni, le clivage ou le secret honteux perdront leur bénéfice adaptatif. L’enfant, se retournant sur son passé, pourra, en s’exprimant par la parole, l’écriture, le dessin, le théâtre, l’altruisme ou tout autre mode d’expression culturelle, effectuer un travail de remaniement cognitif qui lui permettra de lever son déni et son clivage et de redevenir entier, cohérent. Son identité narrative enfin apaisée lui permettra de se poser en disant simplement « Je suis celui qui a connu le fracas, qui a plus ou moins bien cicatrisé, c’est avec ça que vous aurez à établir vos nouvelles relations ».

17 Ce qui revient à dire que les travaux sur la résilience auront à porter sur quatre champs :

  • l’échaffaudage précoce (musculation du moi) ;
  • les réactions adaptatives au fracas (coûteuses mais défensives) ;
  • la nouvelle niche écologique proposée par la culture (facteurs de protection, nouveaux tuteurs de développement) ;
  • expression de l’identité narrative (cohérence du moi, nouvelles relations).
Ainsi seront élaborés les bénéfices de la métamorphose, et ce cheminement de la résilience proposera à tous les enfants des modèles apprenant à transformer la souffrance en œuvre d’art. Il ne s’agit ni de s’y résigner, ni de s’en délecter, mais puisqu’elle est inévitable, il faudra apprendre à la transformer.

18 Fondation pour l’Enfance : La résilience est-elle une notion acquise pour la vie ? N’existe-t-il pas des effets secondaires ? En un mot, tout ne se paie-t-il pas dans la vie ?

19 Tous ceux qui ont commencé à élaborer ce concept [6] ont abouti à une même conclusion : ces enfants peuvent reprendre un développement et réapprendre à être heureux si, au fond d’eux, on a imprégné une confiance affective, si, autour d’eux, on a remis en place des tuteurs de développement et si, après le fracas, on les a invités à remanier leurs émotions provoquées par la représentation de l’épreuve en leur offrant des lieux d’expression.

20 La résilience donne à ces adultes une personnalité particulière marquée par le traumatisme qui leur sert de référence morale et développementale. Si bien que l’on peut dire que la résilience est une aptitude durable, mais non acquise pour la vie. Cette aptitude à se défendre d’abord, puis à se réparer, puis à remanier la représentation de sa blessure, nécessite la durée, comme tout processus. Ce qui ne veut pas dire invulnérabilité. Le processus de réhabilition peut durer toute une vie, organisant une peronnalité particulière, intéressante, créatrice et vulnérable, puisque c’est une blessure qui sert de référence. C’est autour d’une souffrance surmontée ou enfouie que s’organise la reprise du développement de la personnalité. La résilience est possible si les interactions précoces ont charpenté une personnalité de base, mais la reprise évolutive dépend autant des ressources internes échaffaudées dans l’enfant avant le traumatisme, que des ressources externes disposées autour de l’enfant après le traumatisme.

21 Les bénéfices sont nombreux quand la souffrance a été surmontée : l’activisme, l’altruisme, le pouvoir de rêver, une certaine philosophie face à la souffrance qui n’est ni magnifiée, ni évitée, mais qui, affrontée, finit par composer un certain caractère. L’humour qui tourne la tristesse en dérision, la créativité et l’intellectualisation donnent un certain charme à ces enfants blessés. Mais les maléfices sont contenus dans ces mêmes mécanismes de défense : l’activisme peut devenir extrême, le pouvoir de rêver peut se transformer en refuge où l’enfant évite d’affronter le réel. Quant au passé recomposé qui utilise le déni et le clivage de la personnalité, nécessaire après le traumatisme, il peut se transformer en amputation de la personnalité quand ces défenses, trop durables, n’ont pu trouver un mode ou un lieu d’expression pour recoudre les deux parties du moi déchiré.

22 Ce qui revient à dire que les ressources internes imprégnées dans l’enfant au cours des petites années permettent d’affronter le fracas et d’impulser la quête d’un lien reconstructeur. Mais si, autour de l’enfant, on ne dispose pas quelques tuteurs de développement en guise de ressources externes, ces mécanismes de défense se transformeront en personnalité déviée. La résilience externe de l’enfant dépend alors de ses rencontres affectives, institutionnelles et sociales. Mais on ne rencontre que les objets auxquels on a été rendu sensible. Cette sensibilité, acquise au cours de la constitution de la charpente du moi, constitue la force de la résilience interne.

23 Il s’agit donc d’un tricotage constant entre l’enfant et ses milieux où tout se rejoue à chaque rencontre. Un enfant constamment stabilisé par son milieu peut rater une maille, il en fera une autre. Mais un enfant résilient, lui, est contraint au maillage à chaque événement. Ça peut tenir toute une vie, mais ça peut aussi se démailler quand un évenement touche le point faible et douloureux de cet échaffaudage.

Notes

  • [*]
    Boris Cyrulnik est neurologue, psychiatre, cofondateur du Groupe d’éthologie humaine, auteur de Mémoire de singe et paroles d’hommes, des Nourritures affectives, L’ensorcellement du monde, Sous le signe du lien, Un merveilleux malheur qui ont été d’immenses succès.
    Boris Cyrulnik livre une participation majeure dans La Résilience : le réalisme de l’espérance, ouvrage rassemblant les travaux des principaux chercheurs sur le concept de résilience, et qui vient de paraître aux Éditions Érès sous l’égide de la Fondation pour l’Enfance.
    Propos recueillis et publiés par la Fondation pour l’Enfance dans sa lettre n° 24 du quatrième trimestre 1999.
  • [1]
    E.J. Anthony, C. Chiland, C. Koupernik, L’Enfant vulnérable, puf, 1982.
  • [2]
    P.A. Michaud, « La résilience : un regard neuf sur les soins et la prévention », Archives pédiatriques, 6, 1999, p. 827-831.
  • [3]
    E. Werner, « Children of the Garden Island », Scientific American, avril 1989, p. 76-89.
  • [4]
    M. Rutter, « Psychosocial resilience and protective mechanisms », dans J. Rolf, A.S. Masten, D. Cicchetti, K.H. Nuechterlein, S. Weintraub, Risk and Protective Factors in the Development of Psychopathology, Cambridge University Press, 1990, p. 179-281.
  • [5]
    E. Werner, R. Smith, Over Coming the Odds : High-Risk Children from Birth to Adult Hood, New York, Cornell University Press, 1992.
  • [6]
    A. Freud, R. Spitz, J. Bowlby, F. Dolto, C. Koupernik, C. Chiland et J. Anthony en ont évoqué les prémices. E. Werner, M. Rutter, N. Garmezy, A. Masten, D. Cichetti et S. Weintraub ont structuré les bases de ces travaux. M. Manciaux, S. Tomkiewicz, M. Lemay, M. Toussignant, S. Vanistendael, J.-P. Pourtois, B. Cyrulnik et un nombre croissant de praticiens-chercheurs ont pour ambition d’analyser, de comprendre et d’appliquer le processus de résilience.
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