1 En 1991, Serge Lebovici demanda à Élisabeth Fivaz de créer, avec Daniel Stern, un réseau de recherche affilié à la waimh sur la triade. Les trajets en train entre la Suisse et Paris, où se réunissait le réseau Inserm sur l’interaction précoce, prêtaient à la rêverie. Pourquoi ne pas réunir un groupe de spécialistes du bébé d’obédiences théoriques différentes pour confronter nos points de vue sur le nourrisson et sa famille ? C’est ainsi qu’est né le réseau « Interfaces, intrapsychique, interactionnel, intergénérationnel », auquel ont été conviés John Byng-Hall, Dieter Bürgin, Antoinette Corboz, Martine Lamour, et bien sûr Serge Lebovici.
2 Le groupe se réunit au Centre d’étude de la famille à Lausanne, une à deux fois l’an entre 1992 et 1996. Il en appela d’emblée à la collaboration d’une famille volontaire qui était suivie dans le cadre d’un programme de recherche sur la communication entre père, mère et bébé. Cette famille accepta de faire partie du groupe de recherche à deux titres : en tant que sujets – ils acceptaient des entretiens avec les membres de l’équipe sur la base des enregistrements de leurs interactions dans le jeu du trilogue lausannois (abrégé ltp) ; et à titre d’observateurs participants à l’étude. Antoinette Corboz était le répondant éthique des relations avec la famille. Cette méthode de travail devait constituer un cadre suffisamment fort pour assurer un consensus sur les observables, et favoriser une communication centrée sur la clinique, dans un langage aussi démuni de jargon que possible.
3 Plus précisément, les entretiens portaient tous sur une séquence particulière du ltp, de manière à assurer l’ancrage dans des observables. Cette séquence devait être celle du « 3 ensemble » où père et mère jouent ensemble avec le bébé (dans un premier temps, à 3 mois, puis à 12 mois). Daniel Stern commencerait par explorer les significations intersubjectives des interactions. Serge Lebovici enchaînerait sur les représentations parentales de l’enfant. John Byng-Hall explorerait les scripts familiaux transgénérationnels et Dieter Bürgin les représentations culturelles. Il s’agissait en effet d’une famille multiculturelle (mère russe, père suisse-allemand, parlant suisse allemand en famille et vivant en Suisse romande).
4 Un imprévu lors du premier entretien imprima une marque indélébile sur le travail du groupe. Pour donner un aperçu du contexte du jeu à « 3 ensemble », la séquence de 30 secondes, pendant laquelle la famille passait du « 2+1 » où mère et bébé jouaient ensemble sous le regard du père au « 3 ensemble », avait été ajoutée à la copie de l’enregistrement vidéo à visionner. Daniel Stern commença son entretien sur cette transition. Ces données se révélèrent si riches qu’il en resta là. En conséquence, les entretiens suivants furent également basés sur cette séquence.
5 Cet heureux hasard focalisa l’attention du groupe sur la thématique de la « triadification », terme proposé par Serge Lebovici pour désigner le passage de deux à trois, du dialogue au trilogue. Il y voyait une métaphore du rôle du père dans le passage de la dyade à la triade. En revanche, les membres du groupe à orientation familiale insistaient sur le caractère triadique du « 2+1 ». Quoi qu’il en soit, cette séquence avait l’avantage d’être significative aussi bien du point de vue interactionnel (coordinations complexes entre les actions des trois partenaires) que du point de vue intrapsychique (significations subjectives et fantasmatiques) et du point de vue intergénérationnel (significations portées par les scripts et les pratiques de la famille).
6 Chacun des entretiens était différent et la famille s’y prêta avec bonne grâce (leur bilan à la fin de l’étude révéla qu’ils avaient beaucoup appris en tant que parents, mais que les débats théoriques ne les intéressaient que modérément). Serge Lebovici aborda sa tâche avec une grande modestie et une grande habileté. Il déclara d’emblée qu’il ne se sentait pas à l’aise pour faire un entretien avec une famille ne présentant pas de problème. De plus, les parents habitués au français suisse romand avaient peine à comprendre un parisien. Cependant, le climat affectif de cet entretien nous a tous marqués.
7 Le groupe garde un souvenir particulièrement intense d’un moment où Serge Lebovici, tout en s’entretenant avec les parents de leurs représentations de l’enfant, communiquait simultanément avec le bébé.
8 Celui-ci avait rampé sous son fauteuil, poursuivant une balle. Serge Lebovici pouvait voir que les parents, tout en lui parlant, observaient leur enfant avec amusement. À un moment donné et sans avoir l’air d’y penser, il souleva les deux jambes pour ouvrir un passage au bébé. Celui-ci passa, puis se retourna et entra en dialogue avec Serge Lebovici. Ce fut un moment intense, chargé d’affect pour tous les participants. Il symbolise la manière qu’avait Serge Lebovici de donner sa place au bébé aussi bien qu’à ses parents. Une belle représentation aussi de son rôle pionnier en France dans la psychiatrie du nourrisson, et de son audace pour dépasser les limites des écoles.
9 Les analyses des données sont rapportées dans un article conjoint des membres du groupe : « The dynamics of interfaces : seven authors in search of encounters across levels of description of an event involving a mother, father and baby » (Fivaz-Depeursinge et al., 1994). Les auteurs concluaient que le processus de triadification constituait un thème central aussi bien au niveau comportemental qu’aux niveaux intra-psychique et intergénérationnel. Pour la première fois, ils envisageaient ensemble que le bébé pouvait, grâce à l’espace physique et symbolique du « nid triadique » (comme l’appelle Martine Lamour) que lui offraient ses parents, se constituer comme agent actif dans la triade. Et qu’il pouvait construire en parallèle des « schèmes d’être à trois » (au sens de D. Stern) qui en retour influençaient ses actions.
10 S’il subsistait des différences dans les accents mis par chacun sur l’importance de l’interactionnel, de l’intra-psychique ou du transgénérationnel, ces différences devinrent progressivement des complémentarités plutôt que des divergences.
11 Et si nous découvrons aujourd’hui que le bébé est d’emblée triangulaire, si nous découvrons comment cette communication se relie à son organisation intrapsychique et au mandat transgénérationnel qu’il reçoit de ses parents, c’est grâce à l’audace de Serge Lebovici. Merci à lui.
Bibliographie
Référence
- Fivaz-Depeursinge, E. ; Stern, D.N. ; Bürgin, D. ; Byng-Hall, J. ; Corboz-Warnery, A. ; Lamour, M. ; Lebovici, S. 1994. « The dynamics of interfaces : seven authors in search of encounters across levels of description of an event involving a mother, father, and baby, Infant Mental Health Journal, 15, 1, p. 69-89.