Notes
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[1]
Recommandation n° 10 : Valoriser et outiller les approches fondées sur le « pouvoir d’agir » des familles et des jeunes ; les considérer comme co-auteurs des interventions et assurer une traçabilité de leur point de vue à toutes les étapes de ces dernières ; accorder une place spécifique à la parole de l’enfant ; développer les co-formations familles/jeunes/professionnels (Gueydan et al., 2019).
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[2]
Pour aller plus loin sur les déterminants et manifestations des approches participatives, voir la recension des travaux de recherche à ce propos présentée dans l’article.
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[3]
Qui se manifeste par la multiplication des mouvements de protestation à l’échelle locale et la diffusion de reportages chocs mettant en cause ce dispositif, ayant conduit à la nomination d’un secrétaire d’État et à un niveau de production inédit de rapports sur ces questions ces deux dernières années.
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[4]
Selon les estimations présentées dans le rapport de la démarche de consensus sur les interventions de protection de l’enfance à domicile (Gueydan et al., 2019), 5 000 à 6 000 enfants seraient concernés aujourd’hui par une mesure de placement à domicile. Leur part parmi les enfants accueillis, si elle est très faible – 2,8 % en 2017 –, a augmenté d’1 point depuis 2015 (DREES, 2017).
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[5]
Source : Rapport d’activité départemental, janvier 2018.
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[6]
Que l’on appelle également « hébergement élargi ».
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[7]
Sur les modalités de partage de responsabilité, voir Capelier (2016).
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[8]
Cette absence de cadre juridique, et l’hétérogénéité des modes d’intervention qui en découle, explique le dissensus majeur dont fait l’objet le placement à domicile, notamment sur sa capacité à pouvoir garantir la protection effective de l’enfant à son domicile. Le rapport annuel 2019 du CNPE renvoie l'adoption de l’avis à un travail préalable d’approfondissement tandis que le rapport Gueydan-Séverac fait état de l’absence de consensus sur les conditions de mobilisation de cette modalité d’intervention.
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[9]
Si certaines autorités mandatent spécifiquement un service dédié en sus de l’ouverture permanente des DVDH, d’autres choisissent de mandater des services de milieu ouvert classiques (AED ou AEMO) ou des professionnels du Département pour assurer le suivi des familles.
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[10]
L’action éducative en milieu ouvert (AEMO) avec hébergement est une mesure d’assistance éducative précisée à l’article 375-2 du Code civil. Cette intervention, se déroulant en pratique majoritairement au domicile des familles à un rythme hebdomadaire, prévoie la possibilité d’héberger temporairement ou périodiquement l’enfant bénéficiaire de la mesure.
-
[11]
Si les entretiens ont pu être réalisés avec l’ensemble des familles au début de l’observation, la sortie prématurée de deux familles du dispositif ne nous a pas permis de réaliser les entretiens de fin d’observation.
-
[12]
Deux types d’intervention constituent le milieu ouvert classique : l’AED et l’AEMO. L’action éducative à domicile (AED) est une prestation définie dans l’article L222-2 et 3 du CASF accordée à la demande de la famille lorsque « la santé de [l’enfant], sa sécurité, son entretien ou son éducation l'exigent ». L’Action Éducative en Milieu Ouvert (AEMO) est une mesure d’assistance éducative (article 375 du Code civil) ordonnée par le juge des enfants. Ces mesures impliquent généralement la visite d’un éducateur une à deux fois par mois en moyenne.
-
[13]
Accueil de jour, AEMO avec possibilité d’hébergement.
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[14]
Centres parentaux, tiers de confiance administratifs, procédure de délaissement parental…
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[15]
Cf. Rapport de la démarche de consensus sur les interventions de protection de l’enfance au domicile, p. 53 : « Selon le questionnaire adressé en 2019 par la mission relative aux délais d’exécution des mesures judiciaires, 61 % des 53 répondants déclarent désormais disposer d’AEMO renforcées, dans des proportions variables et qui dépassent exceptionnellement 25 % de l’offre (cf. la Haute Savoie) et 75 % disposent de PAD qui représente moins de 10 % des mesures de placement dans un peu plus de 40 % des départements répondants, et entre 10 et 25 % des placements dans un peu plus de 20 % des départements ».
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[16]
Cf. 14e Rapport annuel de l’Observatoire National de la Protection de l’enfance (2020), figure 5, p. 23.
-
[17]
Assistant social de formation et systémicien, Guy Hardy forme aujourd’hui de nombreux services d’intervention socioéducative à l’aide contrainte, selon les principes développés dans son ouvrage S’il te plait ne m’aide pas (2001).
-
[18]
Psychothérapeute systémicien.
-
[19]
Article L. 221-2-1 du CASF.
Introduction
1C’est dans un contexte de mutations profondes du dispositif de prévention et de protection de l’enfance que de nouvelles pratiques professionnelles émergent et, pour certaines, font l’objet d’un intérêt croissant des pouvoirs publics. Ainsi, le rapport de la démarche de consensus relative aux interventions de protection de l’enfance à domicile (Gueydan et al., 2019) encourage, dans sa recommandation n°10, à « Valoriser et outiller les approches fondées sur le « pouvoir d’agir » des familles et des jeunes » [1]. Présentées dans ce rapport comme « permettant de mettre la famille en situation d’exprimer sa vision et ses enjeux, ainsi que d’une méthodologie d’entretien permettant qu’elle projette ses solutions » (ibid. : 71), ces approches, s’appuyant sur le concept de « développement du pouvoir d’agir » (DPA) théorisé par Yann Le Bossé, constitueraient pour partie la « colonne vertébrale de l’intervention » (ibid.) à domicile. Désignée comme « la possibilité de mener à terme un changement souhaité et défini par la personne concernée et ne devant pas être confondue avec l’exercice d’un pouvoir « sur autrui » » (Vallerie et al., 2006), l’application de la notion de « pouvoir d’agir » au travail social sous mandat s’avère pourtant complexe, ce qu’atteste la littérature. De nombreux travaux de recherche se sont intéressés à l’émergence de nouvelles pratiques professionnelles en protection de l’enfance, reposant sur des approches participatives (Sellenet, 2008 ; Pouchadon, 2015 ; Boucher, 2015 ; Lacroix, 2015), d’empowerment (Beau, 2014 ; Lemay et al., 2015 [2], Defaux, 2015) ou plus largement en faveur de l’autonomisation et/ou de l’émancipation des personnes accompagnées (Vallerie et al., 2006 ; Le Bossé, 2003). S’ils présentent des hypothèses différenciées sur l’effectivité de ces approches, tous s’accordent en premier lieu sur la difficulté à déployer ces paradigmes naviguant autour de la notion du pouvoir d’agir, du fait du registre singulier d’intervention (Touahria-Gaillard, 2014). Ce plébiscite témoigne néanmoins, plus qu’un simple intérêt, d’une véritable nécessité de déployer ce type d’approches dans un contexte de crise du dispositif de protection de l’enfance [3]. Dans le sillage de ces réflexions, cet article vise donc à comprendre en premier lieu le contexte puis les conditions de développement de ces approches dans le champ de la protection de l’enfance, pour ensuite, au travers d’une description de ces pratiques, mettre en exergue ce mouvement d’ajustement constant des professionnels, entre aide émancipatrice et réponse aux injonctions du mandat d’intervention.
Contexte et objet de la recherche
2Cette analyse est issue d’une recherche doctorale commencée en 2017 portant sur l’étude des pratiques professionnelles et de leur perception par l’ensemble des acteurs, dans le cadre d’interventions conduites en faveur du retour de l’enfant au domicile au sein de sa famille d’origine, après un accueil administratif ou judiciaire prononcé dans le cadre d’une mesure de protection. Son objectif est de comprendre en quoi ces pratiques professionnelles contribuent au succès du processus de retour en famille après un accueil en protection de l’enfance, c’est-à-dire à la protection effective et pérenne de l’enfant.
3Cependant le retour en famille fait l’objet de diverses modalités d’intervention dans les Départements. Nous avons donc choisi de centrer ce travail de recherche sur l’étude du placement à domicile, que nous présenterons ci-après. En effet, cette modalité d’intervention est mobilisée de manière croissante à l’échelle locale [4] pour favoriser le maintien de l’enfant dans son environnement familial ou accompagner le retour en famille. Plus encore, celle-ci semble faire preuve d’un succès important, s’agissant des retours pérennes à domicile. L’étude du devenir des mesures de placement à domicile un an après leur échéance au sein de notre Département d’étude montre en effet un retour au droit commun, soit une absence de mesure de protection de l’enfance, pour 65 % des situations [5]. Elle constitue pour cela un objet de recherche pertinent.
4Le placement à domicile est une modalité d’intervention singulière au sens où elle ne constitue pas une prestation définie dans le Code de l’action sociale et des familles (CASF). Elle repose sur des modalités d’interprétation précises de l’article 375-7 du Code civil, à savoir l’octroi de droits de visite et d’hébergement (DVDH) permanents [6] à l’un ou les détenteurs de l’autorité parentale. Elle s’appuie également sur l’article L222-5 du CASF qui ouvre la possibilité d’un accueil, à la demande des parents, administratif et modulable. Concrètement, les enfants bénéficiant de cette modalité sont hébergés à titre permanent au domicile de leur parent mais restent confiés au Département, ce qui implique un partage de responsabilité de l’enfant entre les parents et le service de l’Aide sociale à l’enfance [7]. Cette modalité permet également de retirer immédiatement l’enfant de sa famille en cas de danger avéré. Cependant, l’absence de cadre juridique [8] régissant cette modalité induit une forte hétérogénéité des modes d’intervention déployés à partir de cette modalité de placement en France [9]. Si l’objet de l’analyse n’est pas ici de discuter cette hétérogénéité et son impact sur les pratiques, elle explique cependant les choix méthodologiques opérés dans ce travail de recherche.
Méthodologie
5Nous avons donc souhaité en premier lieu dresser un panorama des services intervenant de manière renforcée au domicile et de leurs pratiques, de manière à comprendre le contexte institutionnel d’intervention, les choix opérés quant aux modes d’intervention et leurs déterminants ainsi que les pratiques qui en résultent. Pour ce faire, nous avons conduit des entretiens individuels et collectifs avec des responsables de service (n = 10) ainsi que certaines de leurs équipes (n = 7) intervenant à partir de modalités différentes de placement à domicile (n = 6) mais également d’AEMO renforcée avec ou sans hébergement [10] (n = 4). Nous avons fait le choix dans un second temps d’aller sur le terrain des pratiques. L’approche ethnographique, peu mobilisée dans les recherches en protection de l’enfance, se révèle en effet incontournable pour « ouvrir la boîte noire de la famille » (Bruggeman, 2011) et investiguer le terrain principal du travail éducatif. Cette étude ethnographique s’est déroulée de janvier 2019 à septembre 2019 au sein de deux services éducatifs renforcés à domicile (SERAD). Créés il y a près de 10 ans au sein d’un Département, ces services interviennent auprès de jeunes enfants âgés de 0 à 6 ans pour le premier et d’enfants et d’adolescents âgés de 3 à 18 ans pour le second, à raison de trois visites en moyenne par semaine au domicile, en lieu neutre ou au sein du service. Six familles ont été suivies sur la période d’intervention s’étalant de janvier 2019 à septembre 2019. Toutes ont connu une expérience de séparation, selon des modalités variables. L’ensemble de l’activité du service, des réunions hebdomadaires aux temps d’analyse des pratiques, a été observé à raison d’une semaine de présence dans les services par mois. L’observation a été complétée par la conduite d’entretiens miroirs avec les familles suivies au début et à la fin de l’observation [11] (n = 6). Les résultats présentés ici constituent une première analyse des carnets ethnographiques issus de cette période d’observation et des entretiens réalisés avec les professionnels et les familles.
De l’émergence d’un modèle de protection hors-les-murs comme facteur de renouvellement des pratiques professionnelles
Une évolution des réponses de protection liée à une évolution de reconnaissance des parents en protection de l’enfance
6Pour comprendre l’émergence de pratiques professionnelles mobilisant des approches novatrices, revenons sur l’histoire de la protection de l’enfance en France. Tandis que la séparation de l’enfant avec son milieu familial d’origine constituait le mode d’intervention prépondérant, privilégiant une logique d’assistance, puis de substitution-protection (Verdier, 2012), les innovations socio-éducatives ont commencé à apparaître au cours des années 1970, pour véritablement se développer au cours de la décennie suivante (Breugnot, 2011). L’avènement de la culture du « milieu ouvert [12] », qui désigne dans le dispositif français les modalités d’intervention au domicile de la famille, est intrinsèquement lié à une reconnaissance progressive de la place des parents, autrefois les grands oubliés du dispositif de protection de l’enfance.
7Le vrai tournant de l’histoire de la protection de l’enfance se situe donc au début des années 1980, avec la publication du rapport Bianco-Lamy. Celui-ci fait le constat que
« les enfants et les familles ne tiennent pas, dans la réalité́, la place primordiale qui est la leur dans la doctrine. Ils interviennent moins souvent qu’il ne serait souhaitable dans les décisions, et sont parfois totalement exclus d’échanges ou de projets qui n’existent qu’en leur nom. »
9La loi du 6 juin 1984, vient ensuite, dans la droite lignée de ce rapport, reconnaître de nouveaux droits aux parents, désormais reconnus comme usagers de la protection de l’enfance. Reste que cette consécration par le droit est encore loin d’être effective dans les pratiques comme le rappelle le rapport Naves-Cathala en 2000. La participation est par conséquent vécue sur différents registres : dépossession, silence, isolement, disqualification de la parole et conflit de pouvoir (Sellenet, 2007). La loi du 5 mars 2007 vient en partie répondre à ces difficultés en introduisant le principe de subsidiarité de l’intervention de l’autorité judiciaire, qui favorise ainsi les mesures suscitant l’accord de la famille. Elle définit également dans le CASF de nouvelles réponses d’interventions renforcées au domicile, se situant entre les réponses de milieu ouvert classique et de placement [13]. Plus récemment, la loi du 14 mars 2016 opère un recentrage sur l’enfant et poursuit l’institutionnalisation de réponses alternatives au placement dans les murs [14]. Ces évolutions législatives majeures, qui s’appuient, selon Verdier, sur la logique de la citoyenneté de par la place croissante accordée à l’enfant et à sa famille dans l’intervention, constituent selon nous les prémisses d’un glissement vers une logique de protection hors-les-murs.
De l’expérimentation à l’institutionnalisation d’un nouveau paradigme d’intervention en protection de l’enfance
10Si, plus de 12 ans après la promulgation de la loi du 5 mars 2007, les interventions à domicile représentent une part résiduelle des dépenses de protection de l’enfance, soit entre 7 et 10 % du total global (Gueydan et al., 2019), leur place dans le spectre global des réponses de protection tend à évoluer. De nombreux Départements ont développé des réponses intermédiaires au domicile entre les mesures classiques de milieu ouvert (AED, AEMO) et le placement [15]. Cette évolution témoigne du mouvement ancien et toujours influent de remise en cause du placement, questionnant sa pertinence éducative, ses enjeux éthiques et plus encore son efficience (Boucher, 2015 ; Breugnot, 2012 ; Verdier, 2012) mais aussi des enjeux institutionnels en présence. Le resserrement des contraintes budgétaires, lié à l’accroissement constant du nombre de mesures de protection (renforcement de l’efficacité du repérage, augmentation du nombre de mineurs non accompagnés…) [16] conjugué à l’objectif de réduction des dépenses du Pacte de Cahors peut être considéré comme des facteurs de basculement majeur, la version à domicile du placement divisant par exemple par trois en moyenne le coût journalier de la mesure de protection. Ce contexte a non seulement participé à l’émergence d’innovations socio-éducatives mais a surtout accéléré leur institutionnalisation, favorisant l’apparition d’un nouveau paradigme d’intervention que nous dénommons « éducation à la protection ».
11En effet, Pascale Breugnot, reprenant la typologie d’interventions socio-éducatives dressée par Paul Durning à partir des positions éducatives des professionnels, situait en 2012 les innovations socio-éducatives entre les interventions en milieu ouvert : « ceux qui aident les parents ou le groupe familial à assurer leurs tâches éducatives » et les interventions de suppléance familiale « ceux qui, intervenant auprès des parents pour pallier leurs défaillances, assument souvent à titre temporaire l’essentiel des activités familiales d’éducation » (Breugnot, 2012 : 60). Au regard de l’évolution du dispositif de prévention et de protection de l’enfance et de l’institutionnalisation de ces innovations socio-éducatives et de nouvelles réponses, nous proposons une nouvelle typologie d’interventions dans le schéma ci-dessous, qui intègre le paradigme d’éducation à la protection.
12Ce paradigme d’intervention repose selon nous sur l’hybridation des postures professionnelles d’aide, de soutien, de guidance et de palliement des défaillances parentales (Fablet, 2009), non pas sur un mode « substitutif » (faire à la place) mais « transférentiel » (faire avec), dans le cadre d’interventions proposées principalement au domicile des familles (Habran et al., 2019). Il s’agit dans cette optique pour les professionnels d’engager un travail éducatif, à partir des éléments de danger exposés dans le mandat d’intervention, sur les différentes dimensions de la protection définies dans l’article L. 112-3 par la loi du 14 mars 2016 à savoir « la prise en compte des besoins fondamentaux de l’enfant, [le soutien de] son développement physique, affectif, intellectuel et social et [la préservation de] sa santé, sa sécurité, sa moralité et son éducation, dans le respect de ses droits ». L’observation de ce travail éducatif réalisé au sein des familles a pu faire émerger le constat qu’il est principalement dirigé sur les parents comme a pu également le montrer Frédérique Giuliani (2009), positionnant l’enfant – pourtant objet du mandat d’intervention – comme destinataire indirect des interventions. Repartant de la signification étymologique du concept d’éducation (ex-ducere : « guider, conduire »), ce travail éducatif consiste à accompagner les parents dans un processus de changement, à l’appui d’une démarche praxéologique (Freire, 1974). Or le développement puis l’institutionnalisation de ce nouveau paradigme d’intervention ont nécessité la mise en place de nouvelles approches pour répondre concrètement aux difficultés familiales (Breugnot, 2011) et aux exigences du mandat. Ce sont pour ces raisons que les caractéristiques de ces nouvelles formes d’intervention décrites par Pascale Breugnot (ibid.) présentent de nombreux points de convergence avec les approches centrées sur le DPA, que nous présenterons ultérieurement à l’appui des données recueillies sur le terrain d’investigation.
Des conditions favorables au déploiement d’approches centrées sur le développement du pouvoir d’agir
13Comme évoqué en introduction, le déploiement de ce type d’approches peut sembler paradoxal dans l’intervention au sein de situations pour lesquelles le niveau de danger a été évalué comme suffisamment élevé pour justifier une intervention intensive (à raison d’une à trois visites par semaine), prévoyant un étayage conséquent (mise à disposition de solutions de repli et d’une astreinte téléphonique), voire un partage de responsabilité de l’enfant (pour le placement à domicile). Ce paradoxe est d’autant plus important au regard des modalités de définition du problème, non pas par les personnes concernées mais par l’ordonnateur (le juge) et/ou le prescripteur (le Département).
14Au-delà d’un contexte de reconfiguration des modes d’intervention dans le champ de la protection de l’enfance, nous faisons l’hypothèse que d’autres paramètres favorisent la mobilisation d’approches centrées sur le DPA :
La nature hybride des processus engagés dans l’innovation socio-éducative
15Tandis que les travaux de Pascale Breugnot (2011) et de Stéphanie Maj (2016) font état de deux parcours de création d’innovations socio-éducatives différenciés, entre celles « issues du terrain » et « issues d’une commande », les dispositifs étudiés dans le cadre du terrain ethnographique sont le fruit d’un processus de création hybride entre le Département et les acteurs de terrain, propice à l’institutionnalisation de nouvelles approches. Une éducatrice interrogée souligne ainsi l’existence d’« un rapport de confiance mutuel, qui fait qu’on peut expérimenter » (entretien collectif, service 1). Pour ces deux services, la formation à l’aide contrainte dispensée par l’organisme YCI-même et notamment Guy Hardy [17] et Patrick Entras [18], s’est également révélée déterminante pour accompagner le changement de positionnement et de pratiques (Maj, 2016) de professionnels ayant exercé pour la plupart en établissement d’accueil. Cette possibilité d’expérimenter conjuguée à une démarche de formation continue a permis de co-construire une culture professionnelle fondée sur des approches valorisant le pouvoir d’agir des familles et des jeunes.
Un écosystème d’intervention qui positionne les travailleurs sociaux comme agents de changement
16Cette nouvelle culture professionnelle s’inscrit en outre dans un écosystème d’intervention qui contribue à positionner les professionnels des services comme « agents de changement » (Vallerie et al., 2006).
17En effet, lorsque le juge prononce un placement avec droits de visite et d’hébergement élargis, il confie l’enfant au service de l’Aide sociale à l’enfance qui se situe dès lors en position de responsabilité. Le juge mandate ensuite un service de placement à domicile pour assurer l’accompagnement de la famille. L’écosystème montre une pluralité d’acteurs impliqués dans la sphère de protection, qui peuvent être garants, responsables ou contributeurs de la protection de l’enfant. Or, le service est positionné à l’interface de ses différentes parties prenantes sans être toutefois situé dans la sphère de la contrainte, contrairement à l’autorité judiciaire et au service gardien. Dans l’écosystème étudié, c’est donc l’Aide sociale à l’enfance qui endosse la posture d’autorité sur la base des bilans formalisés par le service avec la famille, au regard de son niveau de responsabilité et de décision. À ce titre, le référentiel d’intervention départemental de placement à domicile précise que, lors de la présentation formelle aux parents, « le cadre garant de la mesure SERAD rencontre la famille pour lui présenter la mesure, la notion de placement, de coresponsabilité. Il s’agit de poser le cadre et d’incarner l’autorité administrative et la responsabilité qui en découle ». La notion de coresponsabilité est par ailleurs déclinée dans le contrat SERAD, où est détaillée la liste des engagements des titulaires de l’autorité parentale, et celle des engagements du Département. La mobilisation du service découle d’un des engagements du Département, s’agissant de « proposer un accompagnement aux titulaires de l’autorité parentale afin de les aider dans l’évolution de leur situation ».
18Le service ne fait donc pas autorité auprès de la famille mais doit à la fois rendre compte, à l’appui d’une évaluation constante du niveau de danger, et dans le même mouvement s’affilier avec la famille pour favoriser son évolution au regard des objectifs fixés par le mandant pour garantir la protection de l’enfant. Cet exercice d’équilibriste requiert toutefois de la part des professionnels un effort de transparence, fortement valorisé par les familles :
« Je leur fais confiance, elles sont claires c’est ça l’essentiel, quelqu’un qui est clair avec vous, vous n’avez pas peur et je sais qu’elles aiment bien et veulent le bien pour mes enfants » (entretien retour, famille 3). « Il y a la franchise déjà. Ce n’est pas un outil matériel, mais c’est bien la franchise quand il y a quelque chose qui leur semble… qu’il semble important de nous dire, ils nous disent » (famille 1, entretien retour, en réponse à la question sur les outils utilisés par le service) ; « il y a des moments où on a besoin quand même de se rassurer, de savoir si on a fait des erreurs ou pas, qu’on nous dise les choses sans qu’on nous mette directement ouais l’enfant il va être placé »
20Cet écosystème positionne donc les professionnels comme agents de changement, au sens où ils participent de cette mise en mouvement, sans exercer de contrôle, ni de pouvoir de décision direct sur le système familial.
21La dissociation des rôles semble bien comprise par les familles au cours de la mesure. Évoquant le rôle d’une référente de l’Aide sociale à l’enfance, chargée du suivi et de la mise en œuvre du Projet pour l’enfant [19], une famille explique « Elle laisse faire le SERAD et puis, s’il y a quoi que ce soit, le SERAD l’informe et puis elle revient vers nous » (entretien retour, famille 5). Toutefois, elle peut être mise à mal en cas de défaillance de l’autorité administrative, comme ça a pu être le cas pour la famille n° 4. Accompagnée par le service dans le cadre d’un placement à domicile judiciaire faisant suite à un retour en famille, la famille n°4 fait état d’une affiliation forte avec les professionnelles de l’équipe : « le courant passe bien. Il y a plein de centres d’intérêt communs, il y a plein d’affinités donc c’est plus facile de discuter » (entretien retour, famille n° 4). Au cours de l’été lors duquel nous réalisons notre observation, la famille est une nouvelle fois confrontée au turn-over de leur référent « Disons qu’on n’en a vu beaucoup » (id.) et à l’absence d’interlocuteur. La survenue d’un incident à cette période a par conséquent amené la cheffe de service à intervenir directement auprès de la famille, pour effectuer un recadrage qui incombe à l’ASE dès lors que des éléments de danger surgissent dans la situation (cf. procédures précisées dans le référentiel départemental) :
« Quand elle est venue, c’était assez clair, c’était vraiment des menaces… (parent 1). Elle s’est déplacée, c’était pas pour faire les papiers » (parent 2). « La dernière fois où elle est venue à la maison, c’était pour les recadrer » (parent 1). « Et du coup évidemment… » (parent 2). « On aurait dû la mettre à la porte (enfant). »
23Cette défaillance de l’autorité administrative pose donc un risque de compromission des équipes auprès des familles mais aussi une confusion des postures : « après moi je mettrais l’ASE au même niveau que le SERAD alors qu’en théorie ils sont censés être un échelon au-dessus d’après ce que l’on a cru comprendre alors que nous, on ne l’a pas perçu comme cela, pas du tout. » (ibid.). Confirmant l’hypothèse d’une « fragilité constitutionnelle » de cet écosystème d’intervention (Gueydan et al., 2019), nous considérons cependant qu’il est propice au déploiement d’approches centrées sur le DPA à plusieurs conditions :
- la transparence des acteurs sur leurs actions respectives et sur la transmission d’informations aux autorités ;
- une clarté du rôle et des attributions des acteurs impliqués ;
- la fluidité du dispositif et le respect des processus définis dans les référentiels dédiés.
Appropriation et mobilisation des approches centrées sur le dpa par les professionnels
25S’inscrivant dans un contexte singulier et soumises à des conditions de déploiement spécifiques, les approches centrées sur le DPA sont mobilisées et appropriées par les professionnels de façon multiple. Nous essaierons ici d’en présenter quelques exemples concrets à partir des quatre axes du DPA proposés par Vallerie et Le Bossé (2006) et des caractéristiques des innovations socio-éducatives identifiées par Pascale Breugnot (2012)
L’adoption de l’unité d’analyse « acteur en contexte »
26Cette unité d’analyse vise pour les professionnels à identifier les obstacles concrets s’opposant au changement mais aussi les capacités d’adaptation des personnes concernées (Vallerie & Le Bossé, 2006). Dans les services observés, l’adoption de cette unité repose sur un travail d’analyse partagée de la situation familiale, qui s’exerce à différents moments de l’intervention et à partir de divers supports.
27La trame de recueil d’information lors de la présentation de la mesure, annexée au référentiel d’intervention départemental, comprend par exemple un item sur le contexte et l’histoire familiale mais aussi deux autres visant à identifier les personnes-ressources mobilisables autour de la famille et les compétences des familles et des enfants. Ainsi est entendue dans les capacités d’adaptation des personnes concernées l’existence de ressources, qu’elles soient individuelles ou environnementales, caractéristique que Pascale Breugnot désigne comme « appui sur les potentialités » (2011).
28Dans le service n° 2, nous avons assisté au « passage de commande ». Cette rencontre entre le référent de l’enfant, le service, la famille et l’enfant vise à clarifier le cadre d’intervention du service avant le lancement de la mesure mais constitue surtout une première opportunité d’analyse partagée de la situation :
« Cette rencontre intervient après un échange en réunion de service sur la base des informations communiquées par le service de l’Aide sociale à l’enfance. Elle se déroule dans les locaux du Département en présence de la référente ASE, la référente AED, la cheffe du service de placement à domicile et la maman, sans sa fille qui nous a fait faux bond. À la surprise de la maman, que nous percevons sur son visage, la rencontre ne se centre pas sur la présentation de l’intervention mais sur une première analyse de la situation. La cheffe de service, qui animera principalement la discussion, questionne la maman sur ses attentes, sur ses ressources et ses difficultés, sur ce que la maman perçoit de l’intervention qui lui est proposée et la manière dont elle pourrait répondre à sa demande
30L’animation de l’échange est ici marquée par une incitation à la verbalisation, à la fois de l’expérience et de ses enjeux, mais aussi de ce qui est important pour la maman. Dans cette interaction, les professionnels ouvrent la voie au « pouvoir dire » et ainsi la reconnaissance d’une des capacités fondamentales définies par Ricœur (2004) mais s’attachent également à faire émerger le désir, facteur motivationnel des personnes concernées dans l’intervention.
31Dans le service n° 1, une des éducatrices nous rapporte quant à elle la puissance de l’immersion dans la sphère intime familiale pour appréhender les conditions de changement « Quand j’arrive au domicile, j’oublie tout, j’essaie de perdre mes repères pour fondre dans le fonctionnement familial, pour le comprendre, l’appréhender » (échange informel avec une éducatrice, carnet ethnographique). Cette approche expérientielle participe d’une tendance à l’horizontalisation du rapport entre les professionnels et les familles dans ce registre d’intervention sous contrainte.
Négociation de la définition du changement visé et de ses modalités avec les personnes concernées
32Cet axe du DPA se fonde sur la reconnaissance d’une complémentarité entre l’expertise professionnelle et celle des personnes concernées, rejetant ainsi l’approche prescriptive. La notion « d’objectifs négociés » apparaît d’ailleurs explicitement dans le référentiel d’intervention. Cette reconnaissance se traduit dans les services observés par le rejet d’une posture de « sachant » auprès des familles. Les professionnels interrogés du service n° 2 affirment ne plus « transmettre leur compréhension de la situation », au sens d’une lecture individuelle et subjective de celle-ci, et se positionnent comme « vecteurs » plutôt que « porteurs » (entretien collectif, service 2). Les familles interrogées soulignent d’ailleurs cette absence de prescription dans l’intervention : « c’est toujours sur la suggestion en fait aussi c’est pas vous devez faire comme ça » (entretien retour, famille 1), décrivant majoritairement l’intervention des professionnels dans le registre du « conseil » et de « l’écoute ».
33Dans cette articulation des expertises, la mobilisation des outils joue un rôle majeur. Ces outils diversifiés (carte des besoins, jeux ludiques sur la parentalité, manuels destinés aux enfants et aux parents sur l’estime de soi par exemple) constituent un support neutre d’intervention, permettant de véhiculer les connaissances intrinsèques au processus d’éducation à la protection sans être identifié comme en étant le porteur. Cette stratégie est différente de celle des professionnels décrite dans les travaux de Giuliani, porteurs notamment des théories sur l’attachement de l’enfant. Les professionnels observés dans notre recherche privilégient en effet ce qu’elle décrit comme des modes d’appréhensions du réel, à partir d’une « prise en compte » (Breugnot, 2011), pour engager le processus de négociation de la définition du changement, comme l’illustre l’interaction suivante :
« Après s’être informée sur le déroulement du week-end, l’éducatrice tente d’évoquer la question de l’alimentation, qui fait partie des axes de travail fixés par le mandant. Le papa parait très sur la défensive, montrant la manière dont il nourrit sa fille, ce qu’il met en place pour qu’elle diversifie son alimentation. L’éducatrice tente de rectifier le tir en expliquant qu’il ne s’agit pas de dire que les enfants sont en danger, et de remettre en cause ce que font les parents mais d’apporter des conseils pour améliorer la prise des repas. Le papa s’isole dans la cuisine, laissant la maman seule avec l’éducatrice, qui en profite pour confier que la difficulté à accepter les questions sur l’alimentation est aussi liée à la peur subsistante du placement. L’éducatrice profite de cette situation pour repréciser l’objet de son intervention avec le couple parental. »
35La complexité de cette articulation des expertises réside pour les professionnels dans l’intégration des objectifs du mandant dans la définition du changement visé par les personnes concernées, nécessitant un effort de traduction concrète et préhensible de ces objectifs, mais aussi la prise en compte des priorités d’action pour la famille (dans cette situation la gestion des colères) et son besoin de réassurance face au placement.
Prise en compte des contextes d’application
36Cet axe du DPA constitue selon nous le lieu de la praxis, au sens d’une parole qui articule action et réflexion, entre le « devenir conscient » et le « devenir acteur » (Gueydan et al., 2019). Cœur du processus d’éducation à la protection, cette praxis vise à l’auto résolution des problématiques identifiées par le mandant, selon les objectifs négociés avec la famille. La perception de ce travail éducatif par les familles repose majoritairement sur cette recherche de « solutions », terme qui apparaît dans quatre des six entretiens conduits :
« Eux, ils essayent aussi d’aider à leur façon, des solutions que nous forcément (auxquelles) on ne pense pas non plus mais après c’est permettre aux familles… c’est d’aider à trouver des solutions après ce n’est pas non plus le coup de baguette qui change tout. »
38Il s’agit dans la pratique d’une expérimentation à tâtons, une « démarche pas à pas formulée à partir d’objectifs concrets, palpables, atteignables » (Breugnot, 2011). Plusieurs étapes ont été identifiées dans le cadre de l’observation. Le professionnel accompagne la famille dans l’identification du problème (ex : l’enfant refuse de prendre son dîner si la maman ne le fait pas manger), du besoin associé (alimentation, sécurité), des causes de ce problème (l’enfant associe le dîner à un moment privilégié où il capte l’attention de ses parents) et à la recherche de solutions (instaurer un temps de jeu avant le repas), en fonction des possibilités et des capacités de la famille à répondre à ce problème.
39Cette recherche peut partir d’une proposition d’action, que la famille ajuste ensuite seule et réajuste dans l’échange avec les professionnels :
« Dans un premier temps, les éducatrices qui sont venues ont fait les punitions pour ma fille, les étapes pour les parents, pour voir comment ils ont réglé le problème avec l’enfant et elles ont donné aussi des conseils […] Avec le temps, […] elles ont remarqué que les parents ont appliqué l’échange »
41ou prendre la forme d’une guidance à partir d’une première proposition de solution formulée par la famille :
[décrivant l’appui du SERAD sur l’instauration d’un dialogue avec l’enfant] « un peu les clés de non les clés c’est trop fort oui la voie nous guider un peu sur les paroles, les paroles qu’on doit utiliser pour ou comment l’expliquer en fait aussi »
43Ces modes de faire décrits par les familles viennent ainsi contredire le postulat de l’inefficacité de la logique d’éducation présente dans certains types d’interventions, mêlant apprentissage de nouvelles compétences parentales et un transfert de connaissances (Le Bossé, 2003). Plus encore, les échanges observés autour ce processus d’expérimentation font état d’un travail d’analyse partagé des conditions d’échec et de réussite de ces expérimentations, positionnant par ce biais les familles dans une posture de réflexivité et leur donnant conjointement la capacité à se positionner comme acteur de leur propre changement (Le Bossé, 2012).
Introduction d’une démarche conscientisante
44Le soutien au développement de cette posture de réflexivité par les professionnels se traduit notamment par un travail de relecture des difficultés mais aussi des réussites expérimentées par les parents dans leur quotidien. Une famille confie sur ce point :
« Ils nous donnaient une autre vision des problèmes que l’on avait à la maison » (parent 1). « Ça nous a permis d’avoir une autre perception des choses. D’apprendre à percevoir comment les enfants percevaient les choses, à mieux communiquer, à échanger… »
46Ce travail s’appuie, selon cette même famille, sur :
« Déjà tous les écrits, les échanges qu’on a pu faire et puis après le fait d’avoir la psy […] ça a beaucoup aidé parce que du coup très souvent, elle s’est mise à la place des enfants, avec la perception de l’enfant et du coup, effectivement, nous ça nous fait réfléchir différemment » (parent 1). « Et on se dit : oui vu comme cela, effectivement, c’est peut-être pas la meilleure chose à faire » (parent 2). « Du coup, on a pu reprendre et effectivement on essaye de réfléchir à deux fois avant de faire quelque chose en se disant : « si je fais ça, ça va être interprété comment ? Comment l’enfant va réagir ? Est-ce que c’est utile ? Est-ce que je peux le faire autrement ? Est-ce que c’est pressant ? Ça a permis de lâcher prise sur beaucoup de choses »
48Il se fonde également sur un travail de valorisation des réussites familiales, notamment par le biais d’outil comme la spirale des réussites. L’outil ci-contre est intégré au cahier des familles, transmis à ces dernières en début d’intervention par le service n° 2. L’objectif co-défini par les travailleurs sociaux et la famille est inscrit à l’embouchure de la spirale. Les familles sont invitées, dès lors qu’elles identifient une réussite, à l’inscrire à partir du point central de la spirale. Le but de cet outil est ainsi d’offrir une représentation graphique des petits pas permettant d’atteindre l’objectif fixé en début d’intervention. S’il paraît anecdotique, il participe de la démarche de conscientisation en ce qu’il permet l’identification par les familles de leurs réussites et a fortiori de leurs déterminants.
49L’analyse des résultats de cette recherche doctorale a pu montrer non seulement le caractère protéiforme des tentatives de mise en œuvre des approches centrées sur le DPA mais aussi une certaine homogénéité de la perception de ces approches par les familles. Cette contradiction témoigne en réalité du travail d’ajustement opéré par les professionnels de ces approches dans des contextes d’intervention variables en fonction du service, de l’âge de l’enfant, des problématiques familiales et surtout du contenu du mandat d’intervention. Pour autant, l’observation a pu aussi soulever un certain nombre d’enjeux voire un certain échec de la mobilisation de ces approches dans certaines situations familiales, questionnant leur dimension protectrice.
Discussion
50Le déploiement d’approches centrées sur le DPA n’est toutefois pas sans poser question dans le contexte d’interventions renforcées au domicile au sein de situations faisant état de problématiques complexes et d’une adhésion variable à la mesure.
Un mandat d’intervention qui limite la capacité d’action des professionnels
51Comme l’a souligné Frédérique Giuliani (2009), les familles accompagnées dans le cadre de ces interventions font face à des difficultés multiples, faisant l’objet d’autres types d’intervention sociale. Les familles que nous avons suivies ont, pour certaines, été confrontées à des faits de violence conjugale, une vulnérabilité socio-économique ou bien l’absence de logement pérenne. Or, nous avons fait le constat pendant l’observation que les professionnels, du fait de leur fréquence d’intervention auprès des familles assimilée à une forme de proximité, sont régulièrement interpellés par les partenaires sur des problématiques qui dépassent pourtant le mandat de leur intervention, comme l’illustre l’exemple suivant :
« La journée au service a été marquée par le récit des déboires de Mme L, en difficulté avec son bailleur pour des dégradations qui n’auraient pourtant pas été occasionnées par cette dernière. Le service a été convié à une réunion de concertation avec le bailleur par le secteur, ce qui ne manque pas d’agacer les professionnels, dénonçant les injonctions au contrôle émanant non seulement des mandants mais aussi des partenaires. »
53L’agacement dans cette situation est révélateur non pas seulement d’une absence de volonté des professionnels, conscients de l’impact de ces difficultés sur l’enfant, mais du rôle de contrôle social qui leur est attribué, se conjuguant paradoxalement à leur sentiment d’impuissance. Ils ne disposent en effet ni de la légitimité (périmètre d’intervention), ni de la possibilité et de la capacité d’agir, du fait de leur ancrage institutionnel mais aussi de leur formation initiale et de leur niveau d’expérience. Par conséquent, leur capacité à agir sur les causes structurelles des problématiques de la famille, définies comme « conséquences directes des forces macroéconomiques qui façonnent les conditions de vie de chacun » (Vallerie et al., 2006 : 89) et considérée comme fondamentale dans les approches centrées sur le DPA, se révèle limitée.
Des approches centrées sur le développement du pouvoir d’agir sous couvert d’une injonction à l’autonomisation ?
54« On fait un métier qui est là pour ne plus exister ». En affirmant aux familles leur vocation à disparaître dans les interventions observées, les professionnels peuvent formuler implicitement une injonction à l’autonomisation de celles-ci, dans l’exercice, la pratique et l’expérience de leur parentalité (Houzel, 1999). Si dans les objectifs présentés dans l’un des documents du service apparaît l’affranchissement des familles, celui-ci semble passer paradoxalement par une « injonction au travail sur soi » (Giuliani, 2009 ; Lacroix, 2015), notamment dans le processus d’auto résolution des problématiques promu par les professionnels :
« après, des fois, on aimerait un peu plus de réponses. Il y a des moments où je suis d’accord qu’il faut que l’on trouve nos propres solutions sauf qu’il y a des moments où il faut des trames » (parent 1). « On nous dit : « vous allez y arriver », mais, en fait, on ne nous apporte pas de solutions concrètes et parfois, c’est compliqué (parent 2). Des fois, des pistes un peu plus… (parent 1). « Des fois, on aimerait bien avoir des solutions toutes faites (parent 2). Ou au moins une piste à suivre, que ce soit plus cadré »
56Bien que les professionnels s’appuient sur la valorisation des ressources parentales et des réussites familiales, cet encouragement « vous allez y arriver » peut aussi témoigner d’un phénomène de surdétermination des compétences parentales (Le Bossé, 2003) susceptible de générer un sentiment d’impuissance chez les familles. La mise des familles en posture de responsabilité, présentée dans les objectifs d’intervention, peut en ce sens constituer un facteur d’aliénation des familles dans un contexte de désengagement de l’État (Robin, 2010), loin de la visée émancipatrice recherchée.
Des approches centrées sur le développement du pouvoir d’agir véritablement protectrices ?
57L’injonction à l’autonomisation, évoquée précédemment, suggère dans son acception étymologique, l’intégration de normes relatives à la protection de l’enfant. Ces normes font partie intégrante du mandat d’intervention et font l’objet ensuite d’une négociation entre le service et la famille dans la définition du changement visé. Or, le succès de cette négociation dans les approches centrées sur le DPA repose sur la compréhension et l’acceptation de ces normes, au travers de la définition du « bien commun » (Le Bossé, 2012), qui a fait défaut dans l’une des situations observées. Dans celle-ci, le mandat d’intervention portait sur la question de la violence intrafamiliale multidirectionnelle (des parents vers les enfants et entre les enfants). Cette violence fait l’objet d’une appréhension différenciée entre la famille :
« Il y avait l’objectif sur la violence nous envers les enfants. On a compris depuis qu’on a été en garde à vue. Donc il reste juste la violence entre eux. Je pense que ce ne sont pas les seuls dans ce cas-là. Tous les enfants se battent. Tout ce que je peux voir se battent entre eux, entre frères et sœurs. Après, il y a un degré entre se chamailler et se battre »
59et les professionnels impliqués dans la situation qui évaluent la persistance des faits de violence comme un élément de danger pour les membres de la fratrie. Pour amener la famille à comprendre ce qui fait danger dans ces manifestations, plusieurs stratégies ont été mobilisées par ces professionnels : l’identification des besoins des enfants (carte des besoins) et notamment ceux impactés par la violence, la projection des parents dans leur enfance et leurs ressentis associés, mais aussi l’organisation de temps de réflexion avec l’ensemble de la famille à partir de l’interrogation suivante « à quoi sert la violence ». Si ces stratégies ont permis de mieux comprendre le rapport à la violence des membres de la famille, elles ont en revanche échoué à faire évoluer leur perception de la violence et sa reconnaissance comme élément de danger, témoignant d’un conflit persistant entre les normes institutionnelles et les normes familiales.
60L’approche non prescriptive des approches centrées sur le DPA ne risque-t-elle pas de laisser de côté certains éléments de danger, dès lors qu’ils se réfèrent à une norme familiale ? La prise en compte du facteur motivationnel et de la notion de désir dans les réponses d’éducation à la protection, bien qu’elle soit motrice de changement, implique-t-elle de devoir travailler avec la famille sur une forme de protection sélective ? La problématique se situe moins dans l’incompatibilité d’approches centrées sur le DPA avec le mandat d’intervention, qu’avec l’impératif de protection inhérent à l’intervention, ce qu’il faudrait explorer plus largement.
Conclusion
61L’institutionnalisation d’innovations socio-éducatives, apparues pour certaines il y a quarante ans, a été à l’origine de l’émergence d’un nouveau modèle de protection hors-les-murs, entre milieu ouvert et placement. Ce renouvellement profond de la philosophie d’intervention a amené les professionnels du champ de la protection de l’enfance à penser de nouveaux paradigmes d’intervention, dont l’éducation à la protection. La transformation des écosystèmes d’intervention dans ce paradigme contribue à renforcer la mobilisation d’approches assimilables au DPA. Si nous avons montré en quoi le déploiement de cette approche était possible dans le cadre d’interventions renforcées au domicile et la manière dont celles-ci se manifestaient dans les pratiques professionnelles, d’autres questionnements restent en suspens. Sous quelles conditions peut-on développer ce type d’approches, dans un secteur d’intervention aux prises de logiques gestionnaires et organisationnelles de plus en plus contraignantes ? Comment peuvent-elles se déployer dans le contexte d’une injonction croissante à la responsabilisation ? Quelles sont les garanties pour qu’elles puissent contribuer à une protection effective de l’enfant ?
Bibliographie
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Notes
-
[1]
Recommandation n° 10 : Valoriser et outiller les approches fondées sur le « pouvoir d’agir » des familles et des jeunes ; les considérer comme co-auteurs des interventions et assurer une traçabilité de leur point de vue à toutes les étapes de ces dernières ; accorder une place spécifique à la parole de l’enfant ; développer les co-formations familles/jeunes/professionnels (Gueydan et al., 2019).
-
[2]
Pour aller plus loin sur les déterminants et manifestations des approches participatives, voir la recension des travaux de recherche à ce propos présentée dans l’article.
-
[3]
Qui se manifeste par la multiplication des mouvements de protestation à l’échelle locale et la diffusion de reportages chocs mettant en cause ce dispositif, ayant conduit à la nomination d’un secrétaire d’État et à un niveau de production inédit de rapports sur ces questions ces deux dernières années.
-
[4]
Selon les estimations présentées dans le rapport de la démarche de consensus sur les interventions de protection de l’enfance à domicile (Gueydan et al., 2019), 5 000 à 6 000 enfants seraient concernés aujourd’hui par une mesure de placement à domicile. Leur part parmi les enfants accueillis, si elle est très faible – 2,8 % en 2017 –, a augmenté d’1 point depuis 2015 (DREES, 2017).
-
[5]
Source : Rapport d’activité départemental, janvier 2018.
-
[6]
Que l’on appelle également « hébergement élargi ».
-
[7]
Sur les modalités de partage de responsabilité, voir Capelier (2016).
-
[8]
Cette absence de cadre juridique, et l’hétérogénéité des modes d’intervention qui en découle, explique le dissensus majeur dont fait l’objet le placement à domicile, notamment sur sa capacité à pouvoir garantir la protection effective de l’enfant à son domicile. Le rapport annuel 2019 du CNPE renvoie l'adoption de l’avis à un travail préalable d’approfondissement tandis que le rapport Gueydan-Séverac fait état de l’absence de consensus sur les conditions de mobilisation de cette modalité d’intervention.
-
[9]
Si certaines autorités mandatent spécifiquement un service dédié en sus de l’ouverture permanente des DVDH, d’autres choisissent de mandater des services de milieu ouvert classiques (AED ou AEMO) ou des professionnels du Département pour assurer le suivi des familles.
-
[10]
L’action éducative en milieu ouvert (AEMO) avec hébergement est une mesure d’assistance éducative précisée à l’article 375-2 du Code civil. Cette intervention, se déroulant en pratique majoritairement au domicile des familles à un rythme hebdomadaire, prévoie la possibilité d’héberger temporairement ou périodiquement l’enfant bénéficiaire de la mesure.
-
[11]
Si les entretiens ont pu être réalisés avec l’ensemble des familles au début de l’observation, la sortie prématurée de deux familles du dispositif ne nous a pas permis de réaliser les entretiens de fin d’observation.
-
[12]
Deux types d’intervention constituent le milieu ouvert classique : l’AED et l’AEMO. L’action éducative à domicile (AED) est une prestation définie dans l’article L222-2 et 3 du CASF accordée à la demande de la famille lorsque « la santé de [l’enfant], sa sécurité, son entretien ou son éducation l'exigent ». L’Action Éducative en Milieu Ouvert (AEMO) est une mesure d’assistance éducative (article 375 du Code civil) ordonnée par le juge des enfants. Ces mesures impliquent généralement la visite d’un éducateur une à deux fois par mois en moyenne.
-
[13]
Accueil de jour, AEMO avec possibilité d’hébergement.
-
[14]
Centres parentaux, tiers de confiance administratifs, procédure de délaissement parental…
-
[15]
Cf. Rapport de la démarche de consensus sur les interventions de protection de l’enfance au domicile, p. 53 : « Selon le questionnaire adressé en 2019 par la mission relative aux délais d’exécution des mesures judiciaires, 61 % des 53 répondants déclarent désormais disposer d’AEMO renforcées, dans des proportions variables et qui dépassent exceptionnellement 25 % de l’offre (cf. la Haute Savoie) et 75 % disposent de PAD qui représente moins de 10 % des mesures de placement dans un peu plus de 40 % des départements répondants, et entre 10 et 25 % des placements dans un peu plus de 20 % des départements ».
-
[16]
Cf. 14e Rapport annuel de l’Observatoire National de la Protection de l’enfance (2020), figure 5, p. 23.
-
[17]
Assistant social de formation et systémicien, Guy Hardy forme aujourd’hui de nombreux services d’intervention socioéducative à l’aide contrainte, selon les principes développés dans son ouvrage S’il te plait ne m’aide pas (2001).
-
[18]
Psychothérapeute systémicien.
-
[19]
Article L. 221-2-1 du CASF.