Couverture de SPIR_064

Article de revue

Lire et discuter un extrait de roman réaliste en classe de SVT

Construire des savoirs sur la validité des faits saillants en sciences

Pages 85 à 97

Notes

  • [1]
    Littéralement La balade du funiculaire minier. Ce roman n’est pas traduit en français. Avec les élèves participants, nous avons utilisé la version originale en catalan.
  • [2]
    Dans le programme catalan, il n’existe pas à ce niveau de différenciation entre Sciences de la Vie et de la Terre (SVT) et Physique/Chimie Tous ces contenus sont intégrés dans un même cours appelé « Sciences de la nature ».
  • [3]
    En catalan le mot bête signifie un animal, mais il peut aussi être utilisé comme un adjectif qui désigne un animal ou une personne « brute » ou « barbare ». Par contre, « stupide » n’est pas un synonyme.
  • [4]
    Les élèves s’identifient grâce à un numéro, ordonnés du 1 au 83, selon la liste de classe.
  • [5]
    Les débats oraux s’identifient grâce à un numéro qui indique la prise de parole et le groupe qui intervient. Chaque groupe s’identifie par une lettre et ou un numéro : les lettres A, B, C et D identifient les quatre débats en groupe classe, et A1, A2… les débats en petits groupes de chacune des classes.

Introduction

1Lire en sciences est souvent associé à une lecture de textes scientifiques dans une orientation épistémique, c’est-à-dire, une lecture visant un gain cognitif ou encyclopédique (Guernier, 2012). Cette lecture contribue également à une alphabétisation disciplinaire car les élèves apprennent de quelle manière on communique dans une discipline (Shanahan & Shanahan, 2012). Dans cet article, nous adoptons un positionnement un peu différent car nous considérons que si l’on ambitionne de développer un enseignement scientifique destiné à tous les élèves, et pas seulement à ceux qui aspirent à poursuivre une filière scientifique, il est nécessaire d’avoir recours à d’autres types de textes qui permettent d’engager aussi les élèves qui se trouvent plus éloignées du langage scientifique. Dans cette perspective, les récits peuvent être une porte d’entrée au langage scientifique et, parce qu’ils reposent sur un mode narratif plus proche de ces élèves, leur permettre de redécouvrir le sens et l’intérêt d’un tel langage et de la rationalité logique (Adúriz-Bravo, 2015 ; Izquierdo, 2010).

2Nous proposons alors un dispositif didactique basé sur la lecture problématisée d’un extrait de roman de fiction réaliste (Bruguière & Triquet, 2014 ; Soudani, Héraud, Soudani-Bani & Bruguière, 2015), lors d’un cours de sciences. L’objectif de cette lecture n’est pas d’acquérir des connaissances scientifiques mais de questionner, selon un point de vue scientifique, un texte qui a priori n’est pas considéré comme pouvant résonner avec une discipline scientifique. Il s’inscrit dans une vision de l’alphabétisation scientifique qui considère que l’on doit encourager les élèves à utiliser des raisonnements scientifiques dans des situations éloignées des frontières traditionnelles des sciences (Sadler & Zeidler, 2009).

3Plus particulièrement, nous proposons d’analyser la discussion collective en classe qui fait suite à une lecture individuelle, impliquant une analyse textuelle précise, de l’extrait d’un roman de fiction réaliste. Il s’agit d’étudier dans quelle mesure ce dispositif qui conjugue lecture individuelle et interprétation collective permet aux élèves, en interrogeant des indices présents dans le texte et leur interprétation, de construire des savoirs sur la validité de faits saillants en sciences.

Cadre théorique

4Notre étude s’appuie, d’une part, sur des travaux en didactique des sciences qui postulent que la construction des savoirs scientifiques est intimement liée à la construction des problèmes, représentés par des espaces de contraintes qui mettent en tension le registre empirique et le registre des modèles (Orange, 2005). Dans ce cadre, plusieurs auteurs (Orange, Lhoste & Orange-Ravachol, 2008 ; Lhoste, Boiron, Jaubert, Orange & Rebière, 2011) ont montré le rôle cognitif du débat scientifique : l’activité des élèves pendant le débat leur permet, au niveau épistémique et cognitivo-langagier, de construire des concepts scientifiques et des positions énonciatives pertinentes pour penser, parler et agir en sciences. Nous nous situons, d’autre part, dans une épistémologie constructiviste de la science qui considère que les faits sont construits dans un cadre théorique déterminé : « rien ne va de soi, rien n’est donné tout est construit » (Bachelard, 1938). Les faits observables sont préparés par des hypothèses, leur pertinence répond à un questionnement fondé en raison.

5Nous estimons que la problématisation scientifique peut, dans une certaine mesure, être comparée au processus de lecture littéraire sur des textes résistants car cette lecture relève également d’une activité de construction et de résolution de problèmes (Tauveron, 1999). Parmi ces textes, nous nous focalisons sur les textes réticents, c’est-à-dire des textes qui empêchent délibérément une compréhension immédiate ou qui conduisent délibérément à une compréhension erronée (Tauveron, 1999). Une lecture littéraire exige un lecteur cognitivement actif, qui doit remplir le monde décrit par le texte qui est par nature incomplet (Eco, 1979). Plus encore, certains auteurs ont montré qu’une articulation entre problématisation scientifique et lecture littéraire peut s’engager avec des élèves, dès lors que l’on a recours à des récits de fiction réaliste dont l’intrigue met en tension des actions des personnages et des évènements contraints par des lois de la nature (Bruguière & Triquet, 2012) ou par des questions socio scientifiques relevant de la nature des sciences (Adúriz-Bravo, 2015 ; Pau-Custodio, 2017). Dans ce cas, la compréhension de l’intrigue suppose la compréhension des phénomènes scientifiques sous-jacents et la nature des sciences en jeu. Les récits de fiction réaliste peuvent donc, dans certaines conditions didactiques, constituer un levier pour problématiser, questionner et modéliser le monde réel dans une vision scientifique (Bruguière et al., 2014 ; Bruguière & Triquet, 2014 ; Pau-Custodio, 2017 ; Soudani et al., 2015).

6Par ailleurs, nous considérons que l’enseignement scientifique doit engager les élèves dans des pratiques scientifiques qui contribuent à une connaissance profonde des constructions épistémiques et procédurales de la science (Osborne, 2014). Si en sciences toutes les affirmations doivent être justifiées, il s’agit également de les fonder sur des éléments pertinents. Par exemple, le choix de critères de classification suppose de discuter leur pertinence au regard de la théorie de l’évolution (Ravachol & Ribault, 2006). Une des difficultés rencontrées par les élèves est de reconnaître que les mêmes données peuvent faire l’objet de différentes interprétations et qu’elles peuvent alors ne pas avoir toutes la même validité (Jiménez-Aleixandre, 2010). Par conséquent, la fonction problématisante du récit peut être exploitée dans le cadre de la construction d’un réseau d’éléments signifiants par rapport à un problème (Lhoste et al., 2011).

Hypothèse et questions de recherche

7Sur la base du cadre théorique exposé auparavant, nous voulons analyser comment la lecture problématisée d’un extrait d’un roman de fiction réaliste peut amener les élèves à interroger certains éléments du texte, à discuter leurs interprétations et par conséquent à construire des savoirs sur la validité de faits saillants en sciences. À cet effet, nous considérons deux contraintes didactiques sur le texte et l’activité :

8

  • le texte est un récit de fiction réaliste représenté par un texte réticent qui implique une interprétation de la part du lecteur,
  • l’activité didactique qui permet aux élèves de lire le texte et de problématiser leur interprétation prend place lors d’un débat oral en groupe basé sur le dire.

Méthodologie

9Sur le plan méthodologique, nous nous focalisons sur un dispositif didactique construit autour d’un roman de fiction réaliste La balada del funicular mine » (Hernàndez, 2013) [1], primé comme meilleur roman de jeunesse publiée en catalan l’année 2013 par le Conseil Catalan du Livre pour la Jeunesse (ClijCat).

10Ce roman décrit, sur 16 chapitres, les actions d’une bête mystérieuse – dont l’identité reste inconnue pour les personnages ainsi que pour le lecteur – sur la forêt dans laquelle elle a été accidentellement introduite. La force de ce roman tient à ce que le lecteur ne sait pas jusqu’à la fin de l’ouvrage qu’il s’agit d’une panthère noire, même si l’auteur livre certains indices qui pourraient le faire deviner avant. Les divers personnages du roman, sous la conduite du vétérinaire, essaient eux aussi de deviner de quel animal il s’agit, en collectant et interprétant les indices qu’ils trouvent dans la forêt. Plus généralement, le thème scientifique au cœur de l’intrigue de ce roman porte sur les conséquences de l’introduction d’une nouvelle espèce (une panthère noire) sur un écosystème tel que la forêt tempérée, mais également sur la recherche, l’interprétation et la validation d’indices saillants en sciences. L’analyse a priori de ce texte nous a montré sa potentialité en tant que texte réticent – l’auteur cache délibérément l’identité de la bête – mais, qui en même temps, montre une cohérence au niveau scientifique entre les indices et l’identité finale dévoilée par l’auteur.

11Le roman de 204 pages sans illustrations est découpé en 16 chapitres. Nous analysons ; dans cet article ; la première partie du dispositif didactique qui comporte la lecture du premier chapitre du roman (7-10). Dans ces premières pages, l’auteur raconte comment une bête, transportée sous sédation dans un camion, va réussir à s’en échapper lors d’un accident de la route. Cet extrait a été choisi pour deux raisons : il fournit les éléments à l’origine de l’intrigue principale, quand la bête s’enfuit lors de l’accident, et il apporte des éléments de description de la bête qui peuvent être pris comme autant d’indices par les élèves. Ces éléments, donnés par un narrateur omniscient, incluent des attributs que les conducteurs du camion assignent à la bête, des caractéristiques physiques, des comportements ou actions de la bête et d’autres donnés contextuelles (d’où vient le camion, la taille de la boîte qui s’utilise comme cage…).

12Trois activités successives de lecture – qui impliquent une progression au niveau cognitif (Li, Murphy & Firetto 2014) – ont été proposées aux élèves participants : une lecture individuelle au cours de laquelle les élèves repèrent les éléments du texte se rapportant à la description de la bête mystérieuse (10-15 minutes) ; une proposition écrite individuelle justifiant une hypothèse pour l’identité de l’animal (10-15 minutes) ; et une discussion par petits groupes et en groupe classe des différentes interprétations (20-30 minutes). Dans ces discussions, la consigne était de partager ses interprétations et d’essayer d’arriver à un consensus sur l’identité de l’animal.

13Un total de 81 élèves de la classe de 5è (12-13 ans) d’un collège de la Catalogne a participé au dispositif. Les élèves, divisés en quatre groupes-classes d’environ 20 élèves, y ont participé de manière obligatoire pendant une session (1 heure) de leur cours de « sciences de la nature » [2]. L’activité fut présentée par leur professeur et par une des chercheuses, tous les deux ont été présents auprès des élèves pendant les phases de l’activité.

14Pour réaliser l’analyse, nous avons recueilli la totalité des productions écrites des élèves (n = 81) et nous avons enregistré quelques débats en petits groupes, choisis au hasard (n = 12 groupes constitués de 3 à 5 élèves), ainsi que la totalité des débats en classe entière (n = 4 groupes d’environ 20 élèves). L’analyse fut réalisée sur la base d’une transcription des interactions verbales de ces enregistrements.

15L’analyse porte, au niveau épistémique, sur les différentes opérations argumentatives identifiées autant dans les productions écrites que dans les échanges oraux lors des débats en petits groupes ou en classe entière. À cet effet, nous avons divisé chaque phrase ou prise de parole selon l’opération argumentative qu’elle représente en suivant les catégories proposées par Pontecorvo & Girardet (1997 cité par Duschl, 2007) : position, justification, concession et opposition. Ensuite, pour les opérations argumentatives de type positions, nous avons identifié les différents animaux proposés, et pour celle de type justifications, les différents faits retenus définis par un mot-clé. En plus, pour analyser la relation entre les faits retenus dans les justifications et le texte, nous avons déterminé les catégories et sous-catégories suivantes (adaptées de celles de Lin, Horng & Anderson, 2013) :

16

Faits basés sur le texte…
… correctement et totalement basés sur le texte (référence littérale, cohérent avec le texte original).
… correctement mais partiellement basés sur le texte (utilisation de synonymes, cohérents avec le texte original).
… de manière fausse (utilisation de mots ou synonymes du texte, mais manque de cohérence au niveau du sens avec le texte original).
Faits où on n’identifie pas la relation entre faits et texte…
… basées sur un argument d’autorité
… basées sur d’autres arguments.

17D’autre part, en suivant les catégories proposées par Barron (2003), nous avons classifié les faits selon qu’ils étaient évalués ou pas évalués. Parmi les faits évalués, nous avons considéré que le fait était repris s’il s’agissait d’une concession ou opposition sur la relation entre une justification et une position, c’est-à-dire entre un fait et un animal. Cependant, on considère que le fait était discuté s’il s’agissait d’une concession ou opposition sur la justification en elle-même, c’est-à-dire sur la validité d’un certain fait pour être utilisé en tant que tel.

Résultats

De quelle bête s’agit-il ?

18L’analyse des travaux des élèves montre, qu’en fonction du choix et l’interprétation des indices (considérés comme saillants) prélevés dans le texte, les élèves proposent des identités différentes de la bête. Les 81 élèves participants proposent plus de 26 animaux différents ! Ceux qui sont considérés plus fréquemment sont l’ours (25), la panthère (15), le loup (12), le lion (6), le tigre (6), le puma (5) et l’éléphant (4). Cette pluralité met en évidence les diverses interprétations qu’e le texte permet ; cet aspect est renforcé par le fait que 13 élèves n’arrivent pas à se décider pour un animal et en proposent plusieurs. Toutefois, il existe aussi une certaine convergence dans leurs interprétations car il apparaît que la majorité des propositions (72 %) sont de grands mammifères carnivores ayant des griffes (ours, loup, panthère ou autres félins), ce qui est très proche de l’identité de la bête dans l’histoire qui elle est proposée par 15 % des élèves. Par conséquent, même si le texte peut être interprété de plusieurs manières, les quelques éléments qu’il fournit ont permis aux élèves de se rapprocher de l’identité imaginée par l’auteur. Il faut souligner également que la répartition entre les différentes bêtes possibles, identifiées dans les travaux écrits, se maintient lors des débats oraux. Généralement, les élèves n’ont pas proposé de nouvelles identités pour l’animal pendant les échanges, ils ont discuté celles qu’ils avaient déjà exprimées à l’écrit.

Une riche collecte d’indices

19Pour justifier les différentes identités de la bête, les élèves ont dû repérer des éléments du texte, autant dans la phase écrite que dans la phase des débats oraux. Nous présentons d’abord les indices les plus repérés, utilisés comme des faits saillants, indépendamment de l’identité de la bête pour laquelle ils ont était utilisés (Tableau 1) :

Tableau 1 : Indices les plus utilisés dans les justifications dans les travaux écrits (fréq. ≥ 10 élèves) et/ou dans les débats oraux (fréq. ≥ 5 groupes)

Catégorie d’indicesMot-cléTravaux écrits n (élèves)Débats oraux n (groupes)
Bête : Attributs psychologiques ou culturelsTuer3510
Dangereuse347
Bête [3]176
[Envie de] sang et lutte134
Précieux55
Bête : Caractéristiques physiquesGrand corps3512
Foncé3410
Pattes215
Flancs103
Bête : Comportements ou actions[Courir] rapidement3011
Courir197
Respiration lourde122
Attributs externes à la bêteGrande boîte76

Tableau 1 : Indices les plus utilisés dans les justifications dans les travaux écrits (fréq. ≥ 10 élèves) et/ou dans les débats oraux (fréq. ≥ 5 groupes)

20Les résultats nous montrent que les élèves ont utilisé une grande variété d’indices de nature différente, en utilisant indistinctement des indices en relation à des attributs psychologiques ou culturels qu’en relation à des caractéristiques physiques ou à des comportements et actions de la bête. S’agissant des attributs, bien qu’a priori il semble difficile de les utiliser pour justifier l’identité de l’animal – car ils ne relèvent pas de caractéristiques objectives, leur interprétation dépendant fortement du contexte culturel du lecteur) –, cela ne semble avoir posé de problèmes aux élèves qui les ont utilisés très fréquentent pour justifier leur position. Pour ce qui est des caractéristiques physiques, nous soulignons la forte utilisation des mots « grand corps » et « foncé », par presque la moitié des élèves. Il semble que cette haute fréquence se justifie par le fait qu’a priori qu’il s’agit d’indices faciles à repérer, car leur identification peut se faire indépendamment d’une compréhension globale du texte. Ainsi, même les élèves ayant « une faible compréhension du texte » – c’est-à-dire ceux qui font le plus souvent une lecture par juxtaposition de plusieurs structures non connectées (Blanc & Brouillet, 2003 cité par Avel & Crinon, 2012) – pourraient les identifier. En outre, on peut supposer que la large connaissance que les élèves ont de la taille et de la couleur des animaux les aide à les utiliser comme justification. Pour ces mêmes raisons – indice facile à repérer isolément et une connaissance de ce type d’indice chez les animaux – semblent être utilisés les indices relevant de la catégorie comportements ou actions, tels que rapidement ou courir. Il faut souligner que l’attribut grande boîte est utilisé comme étant un indice d’une mesure indirecte de la taille de l’animal, comme signifiant l’idée d’un grand corps.

21Lorsqu’on met en relation les indices de justification et les propositions sur l’identité de la bête, dans les travaux écrits, il apparaît très fréquemment qu’un même indice peut justifier différents animaux. C’est naturellement le cas pour les 13 élèves qui ont fait plus d’une proposition, car ils envisagent différentes identités possibles sur la base des mêmes indices. Mais, c’est aussi le cas pour les élèves qui ont fait qu’une seule proposition, dès lors que l’on considère l’ensemble des réponses. Par exemple, l’indice « être faite pour tuer » s’utilise pour justifier 14 animaux différents, l’indice grand corps pour 12 ou encore l’indice dangereuse pour 11. On retrouve les mêmes résultats lors des débats oraux, mais c’est le fait qu’un même indice puisse justifier différents animaux qui va générer conflit et débat entre les élèves, comme nous l’analyserons dans une prochaine section.

Quel rapport entre les faits retenus et le texte ?

22Les résultats qui portent sur les relations entre les faits utilisés et le texte (Tableau 2) nous montrent que, pour justifier les identités des animaux, les élèves se basent généralement sur des éléments adéquats pris dans le texte et ce aussi bien dans les travaux écrits (94,3 %) que dans les débats oraux (81,6 %). L’écart s’explique par le fait qu’à l’écrit, les élèves reprennent littéralement les mots du texte alors qu’à l’oral, la référence au texte peut être un peu moins stricte.

Tableau 2 : Résultats des relations entre les faits et le texte

Catégories et sous-catégoriesTravaux écritsDébats oraux
n preuves%n preuves%
Faits basés sur le texte…correctement et totalement basées sur le texte31379,410855,4
correctement mais partialement basées sur le texte4912,44724,1
de manière fausse102,542,1
Faits où on n’identifie pas la relation entre faits et texte…basées sur un argument d’autorité4142,1
basées sur d’autres arguments184,63216,4
Total392100195100

Tableau 2 : Résultats des relations entre les faits et le texte

23Les quelques indices incorrects fournis par les élèves relèvent d’indices qui s’appliquent au camion qui transporte la bête ou à son trajet, sans relation possible avec la bête elle-même : par exemple, le fait de considérer que la bête fait un « bourdonnement rauque » alors que dans le texte ce groupe nominal qualifie le camion. Ce type d’erreur pourrait indiquer que les élèves font une lecture partielle et lacunaire du texte, et pas une lecture linéaire et accumulative comme le demandent les récits fictionnels (Guernier, 2012). Parmi les rares justifications qui ne font pas référence au texte, quelques-unes s’appuient sur des arguments d’autorité tels que « cet animal il a toutes les caractéristiques du texte » (e7 [4]) ou « quelqu’un m’a dit [que c’était cet animal] » (e32). D’autres arguments sont utilisés mais généralement seulement par un seul élève. D’une façon générale, les élèves fondent leurs justifications sur des indices pris dans le texte et les interprètent par rapport à ce qu’ils signifient en termes de qualification de la bête : par exemple, l’indice précieux est l’indication que l’animal est en voie d’extinction. Toutefois, il faut préciser que, lorsque les faits utilisés s’éloignent du texte, cela n’implique pas que leur interprétation ne soit pas cohérente du point de vue de leur sens.

Évaluation des preuves dans le débat en groupe

24Si dans les travaux écrits les élèves n’avaient pas connaissance des différents animaux proposés et des diverses interprétations du texte c’est dans les débats en petits groupes et en groupe classe qu’ils en ont pris connaissance. Dans la presque totalité des débats (15/16), c’est l’existence de conflits sur l’identité de l’animal qui a emmené les élèves à discuter entre eux, en justifiant leurs hypothèses et en évaluant celles de leurs camarades.

25Parmi les faits repris nous avons identifié différents types d’évaluation que nous décrivons ci-après.

26a) Par concession ou opposition en reprenant le lien entre un fait et un animal sans apporter d’autre information.

  • 11. C’est rapide [par rapport à l’ours]
  • 12. Ce n’est pas rapide (gB [5])

27b) Par concession ou opposition en reprenant le lien entre un fait et un animal en apportant une information supplémentaire. Cette information peut avoir pour but de discuter un lien de manière générale ou de limiter son utilisation à une certaine condition.

28112. [pattes] s’utilise que pour les animaux et pas pour les humains [pour justifier que l’animal ne peut pas être un humain]

29113. Mais les humains nous sommes des animaux aussi (gA)

  • 57. Les loups ne sont pas éteints
  • 58. Ça dépend de l’endroit (gA3)

30c) Par concession ou opposition en considérant qu’une certaine preuve pourrait s’appliquer à plusieurs animaux et en remarquant que le fait n’est pas concluant.

  • 22. Je pense que c’est un dragon […] Parce qu’il a des pattes.
  • 23. Mais est-ce que les humains nous n’avons aussi des pattes ?
  • 24. Non, nous avons des pieds. (gA2)
  • 7. C’est un puma, parce qu’il a le corps foncé.
  • 8. Ou un loup, parce qu’il a le corps foncé aussi.
  • 9. Oui, mais il n’est pas si dangereux comme le puma. (gC4)
  • 17. Ici il dit qu’il court. [en justifiant qu’il s’agit d’un lion]
  • 18. Ok.
  • 19. Mais l’ours [il court] aussi
  • 20. Oui, mais pour moi c’est le lion qui court le plus (gC1)

31S’agissant des faits discutés, il existe aussi différentes manières de mener cette évaluation.

32a) Par concession ou opposition est discutée la validité du fait en relation à l’ensemble du texte : discussion autour de l’interprétation de façon isolée d’une certaine information et la nécessité de la considérer au regard d’autres informations du texte.

  • 75. Regarde, ici à la fin ils disent un grand corps foncé il est sorti », c’est-à-dire il veut dire qu’il est noir
  • 76. Mais c’est la nuit [information qui apparaît dans le texte avant la fin]
  • […]
  • 79. À la nuit tu vois tout foncé
  • 80. Il peut ne pas être noir (gA)

33b) Par concession ou opposition est discutée la validité du fait en fonction des inférences faites entre le texte et le fait qu’elles peuvent porter sur les sens métaphorique ou littéral de certains passages.

  • 75. Je pense qu’il ne s’agit pas d’un puma parce qu’il n’est pas fait pour tuer et parce qu’un puma ne boit pas du sang, et ici il dit qu’il lui manquait ça soif de sang et de lutte…
  • […]
  • 79. Un moment, ce qu’il dit de sang et lutte… il ne veut pas dire qu’il mange du sang, ça veut dire qu’il veut lutter
  • 81. Cette chose de sang et lutte c’est une expression (gC)

34c) Par concession ou opposition est discutée la validité d’un fait par rapport à la mauvaise compréhension d’un mot ou d’un passage du texte. Cette mauvaise compréhension correspond à l’utilisation des preuves qu’on a classifiées comme des preuves basées sur le texte de manière incorrecte.

  • 75. [Il justifie qu’il s’agit d’une tortue] Il dit « lente de manière anti-naturelle » […]
  • 100. Mais non, il dit sa respiration.
  • 101. C’est la respiration.
  • 102. Il dit, respiration lente de manière anti-naturelle parce qu’elle est sous sédation. (gB)

Discussion des résultats

35Il apparaît que ce dispositif de lecture amène les élèves à adopter deux modalités de lecture – littéraire et à orientation épistémique (Guernier, 2012) – que nous proposons de discuter ci-après

36C’est en adoptant un rôle de lecteur littéraire que les élèves s’engagent à interroger et à interpréter les indices du texte. L’activité de recherche de l’identité de l’animal leur paraît conforme à une activité de lecture littéraire qui tente de donner du sens au texte en mettant au jour ce que l’auteur « ne dit pas » (Eco, 1979). Pour autant, la concordance entre les animaux qu’ils proposent et l’identité imaginée par l’auteur indique qu’il existe aussi une lecture à orientation épistémique. Les élèves ont pris part au jeu d’interprétation du texte en proposant des identités pour la bête en se basant, pour la plupart d’eux, sur des éléments du texte, de façon scientifiquement cohérente.

37En revanche, au niveau du choix des faits saillants, il apparaît que la lecture littéraire est prédominante, car la nature des faits observables ou non, n’a pas été discutée. Les élèves ont repris des attributs que l’auteur donne à la bête (exemple : ce qu’elle pense) sans en discuter leur validité au niveau scientifique (exemple : l’incapacité d’accéder à la pensée de la bête dans le monde réel). Néanmoins, la cohérence scientifique entre proposition et justification (en utilisant les faits repérés) reste intacte. Les faits les plus repérés s’expliquent parce qu’ils représentent une facilité du point de vue littéraire (ce sont des faits faciles à identifier dans le texte), mais aussi du point de vue épistémique (ce sont des caractéristiques des animaux familièrement connus).

38Le rapport entre les faits retenus et le texte montre que les justifications incohérentes sont aussi bien liées à la lecture littéraire (erreurs de compréhension du texte), qu’au travail épistémique (utilisation d’arguments d’autorité de façon non justifiée).

39Lors des débats en groupes, les évaluations des arguments exprimés pour convaincre les camarades relèvent également d’une vision littéraire et épistémique. D’une part, l’évaluation des faits repris (concession ou opposition sur la relation entre une justification et une position) se pose d’un point de vue épistémique car les élèves débattent sur la relation entre certaines caractéristiques et certains animaux du monde réel. D’autre part, l’évaluation des faits discutés (concession ou opposition sur la justification en elle-même) se pose d’un point de vue littéraire car les élèves discutent sur la façon d’interpréter le texte.

40Les résultats montrent donc comment les élèves basculent d’un mode de lecture à un autre pendant toute l’activité, et que ces modes de lecture sont à la fois spécifiques et complémentaires.

41Au niveau spécifique, la posture de lecteur littéraire incite les élèves à défendre leurs opinions, puisque toutes les interprétations sont a priori acceptables du point de vue du lecteur. Le caractère réticent du texte pose un vrai défi aux élèves en tant que lecteurs littéraires. Cela les emmène à argumenter leurs opinons avec des arguments authentiques pour convaincre leurs camarades de leur interprétation tout en s’écartant de l’utilisation fréquente de pseudo-arguments, comme cela est souvent le cas face à leur enseignant, avancés pour être évalués positivement (Berland et al., 2015).

42Par contraste, la posture de lecteur à orientation épistémique les oblige à interroger le monde réel et justifier les relations entre propositions et justifications du point de vue scientifique. Les élèves doivent s’interroger ici sur la relation entre une certaine caractéristique et un animal.

43La complémentarité entre les deux modalités de lecture intervient au moment de discuter la validité des faits saillants, car elle met en tension des arguments différents, selon si on adopte une orientation littéraire ou épistémique. Toutefois, dans le dispositif analysé ici, cette discussion reste superficielle : même si les élèves basculent d’un type de lecture à l’autre, ils n’arrivent pas à réfléchir sur les similitudes et les différences de la validité des faits saillants dans ces deux modes de lecture. Cette faible discussion peut s’expliquer par la consigne du débat – arriver à un consensus sur l’identité de la bête – qui se focalise sur la relation entre proposition et justification, mais pas sur la nature des justifications en elle-même. Il s’agirait de penser une modalité didactique qui engage les élèves à discuter la validité des faits saillant : par exemple, en proposant aux élèves d’endosser un rôle d’un éditeur littéraire ou celui d’un scientifique.

Conclusion

44Notre travail montre que la lecture d’un texte a priori littéraire peut engager les élèves à développer une lecture littéraire mais également une lecture épistémique qui fait du sens en cours de sciences. En plus, on renforce l’idée que la lecture littéraire d’un récit de fiction réaliste (Bruguière & Triquet, 2012) peut, dans une certaine mesure, être comparée à une activité de construction et de résolution de problèmes (Tauveron, 1999), étant donné la position réflexive que les élèves ont adoptée pendant le dispositif.

45Du point de vue de la problématisation, celle-ci fut ciblée sur l’interprétation du texte, en comparant le registre empirique (éléments du texte) avec le registre des modèles, mais de manière spécifique selon la modalité de lecture adoptée : interprétation du texte du point de vue littéraire ou comparaison avec le monde réel du point de vue épistémique. Toutefois, les élèves n’ont pas discuté les éléments du texte avec un modèle plus général, sur la validité des faits saillants en sciences comme il était pourtant attendu.

46Nous concluons que le dispositif a permis aux élèves de s’engager dans une problématisation en relation avec l’interprétation du texte du point de vue littéraire et épistémique mais, en l’absence de consignes didactiques plus particulières, ils n’ont pas discuté la validité des faits saillants en sciences. Des nouvelles reprises de ce dispositif sont à poursuivre pour interroger cet aspect particulier.

Bibliographie

  • Adúriz-Bravo A. (2015) « Teaching the Nature of Science with Scientific Narratives » – Interchange 45 (167-184).
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Mots-clés éditeurs : problématisation scientifique, récit fiction réaliste, lecture

Date de mise en ligne : 02/02/2020

https://doi.org/10.3917/spir.064.0085

Notes

  • [1]
    Littéralement La balade du funiculaire minier. Ce roman n’est pas traduit en français. Avec les élèves participants, nous avons utilisé la version originale en catalan.
  • [2]
    Dans le programme catalan, il n’existe pas à ce niveau de différenciation entre Sciences de la Vie et de la Terre (SVT) et Physique/Chimie Tous ces contenus sont intégrés dans un même cours appelé « Sciences de la nature ».
  • [3]
    En catalan le mot bête signifie un animal, mais il peut aussi être utilisé comme un adjectif qui désigne un animal ou une personne « brute » ou « barbare ». Par contre, « stupide » n’est pas un synonyme.
  • [4]
    Les élèves s’identifient grâce à un numéro, ordonnés du 1 au 83, selon la liste de classe.
  • [5]
    Les débats oraux s’identifient grâce à un numéro qui indique la prise de parole et le groupe qui intervient. Chaque groupe s’identifie par une lettre et ou un numéro : les lettres A, B, C et D identifient les quatre débats en groupe classe, et A1, A2… les débats en petits groupes de chacune des classes.

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