Introduction
1Les technologies numériques semblent progressivement se faire une place à l’école, tant du point de vue du matériel de plus en plus présent que des pratiques et des représentations enseignantes sur les technologies numériques. Mais, à regarder de plus près ce qui se passe dans les classes, la réalité est plus complexe. Les choses bougent sans doute, mais les enseignants sont encore trop souvent dans de réelles difficultés dans l’utilisation des technologies informatisées en classe, pour leur intégration dans leurs pratiques et celles de leurs élèves, et dans la compréhension des enjeux et des finalités de leur présence en classe.
2Loin des promesses sur des technologies dociles et facilitatrices pour les apprentissages et l’enseignement, celles-ci sont avant tout des perturbateurs de l’activité en classe (Béziat & Villemonteix, 2012). Pour pouvoir les utiliser, l’enseignant doit repenser sa pratique, sa perception de l’activité des élèves, voire l’organisation de sa classe. Il doit innover, à son échelle. Il cherche à « affecter un usage » (Alter, 2001) aux objets numériques dans son cadre professionnel d’activité.
3A contrario de la plainte souvent formulée – et déjà relevée dans la littérature – par les enseignants sur l’absence de formation pour une intégration des technologies numériques dans les pratiques de classe, des travaux menés par Villemonteix et Béziat (2013, 2016) montrent que les enseignants qui s’en sortent le mieux, et de manière créative, sont ceux qui n’attendent pas d’avoir les compétences techniques suffisantes pour s’engager dans l’action. Ils placent le projet pédagogique en premier. Ils se forment ensuite aux compétences dont ils ont besoin pour la conduite des activités qu’ils mettent en œuvre. Ils ne font pas qu’apprendre en faisant, ils identifient des difficultés techniques à résoudre, quelques compétences nécessaires, puis ils s’autoforment ou se font former par des proches, des collègues, des formateurs.
4Ce faisant, ils subissent moins que les autres les contraintes techniques et leurs aléas. Ce sont leurs représentations sur les technologies éducatives qui vont être déterminantes sur leur capacité à les utiliser en classe (Béziat, 2012). Ils sont dans la position de cet innovateur ordinaire décrit par Alter (ibid.) qui va donner un sens social – pour nous ici, un sens éducatif – à des objets techniques nouveaux.
5Cette contribution s’appuie sur les travaux de la recherche ANR DALIE (didactique et apprentissage de l’informatique à l’école). Cette recherche s’est donné pour objectif l’observation sur une année et en milieu scolaire standard de pratiques informatiques à l’école primaire. Pour cela, des séances pédagogiques ont été filmées dans plus d’une vingtaine de classes, en France et en Grèce, de la petite section de maternelle aux dernières classes de l’école élémentaire. Le corpus analysé par l’équipe de chercheurs est donc composé de plus d’un millier de vidéos, de retour d’enquêtes faites dans les ESPE, des entretiens réalisés avec les enseignants qui ont participé à ce programme de recherche et des focus-group réalisés avec les élèves des classes participantes. Nous reviendrons dans ce texte sur le cadre de cette recherche.
6Ce texte ne cherche pas à faire un état méthodologique exhaustif de la recherche ANR DALIE, ni à en présenter l’ensemble des résultats qui touchent, sur l’ensemble du corpus, autant aux élèves et leurs apprentissages, aux aspects instrumentaux des situations observées et aux pratiques enseignantes elles-mêmes. Nous nous intéressons ici à certains aspects de ces pratiques observées, du côté des enseignants. Elles ne valent pas pour généralités, mais elles nous permettent d’ouvrir la réflexion sur certains invariants empiriquement observables dans les classes, en milieu naturel. L’idée est de discuter à la fois de la part de technicité supplémentaire qu’impose l’utilisation d’objets informatisés en classe, et du travail de tâtonnement, d’interprétation et d’adaptation qu’ont à réaliser les enseignants d’école primaire qui se mettent à utiliser ces objets. Ces pratiques, parfois hésitantes, relèvent potentiellement de dynamiques innovantes. C’est sur ce point que les cas observés sont intéressants à débattre.
Innover, une activité ordinaire en contextes ordinaires
7Dans le sens commun, la notion d’innovation est porteuse de l’idée de progrès, de nouveauté, de modernité, de mieux. Ce terme est pourtant porteur de sens plus subtils « qui lui permettent d’être utilisé aussi bien par les responsables politiques que par les praticiens… » (Cros, 1998). Nous reprenons ici l’approche d’Alter (ibid.) pour qui l’innovation est inscrite dans une dialectique de « changement conservateur ». En ce sens, elle est davantage un mouvement, un processus, qu’un produit. Elle marque le passage d’un état à un autre plus qu’elle ne destine la forme, le résultat, de cette évolution. Elle n’est donc pas conduite par la certitude d’un résultat, mais plutôt par la conviction qu’un changement, qu’une évolution est nécessaire. « L’innovation est toujours une histoire, celle d’un processus. Il permet de transformer une découverte, qu’elle concerne une technique, un produit ou une conception des rapports sociaux, en de nouvelles pratiques. »
8Dans le cadre que nous posons ici, l’innovation ne relève donc pas d’applications de résultats de recherches ou de pratiques exemplaires, mais est plutôt le fruit d’une adoption d’objets techniques par des acteurs de terrain. Ici, innover n’est donc pas faire nouveau, mais introduire dans un milieu donné ces objets en leur conférant un sens. Est innovant non pas « le potentiel abstrait représenté par la nouveauté mais la possibilité de lui affecter un usage, compte tenu du système social dans lequel [l’innovation] intervient » (Alter, ibid.). En ce sens « l’innovation, tout en faisant croire appartenir à la mouvance contemporaine, constitue en réalité le maintien des fondements sociaux » (Cros, ibid.).
9Parler d’innovation n’est donc pas parler de changement, mais plutôt d’un processus, d’un mouvement incertain défini par un déficit de régulation sociale, dans notre cas ici, défini par les espaces d’incertitudes que créent l’introduction d’objets techniques nouveaux dans les pratiques de classe. L’innovation n’est donc pas nécessairement inédite ou nouvelle. Elle participe à une dynamique par laquelle on peut traiter de contraintes nouvelles dans des contextes donnés, en développant de nouvelles compétences. Dans l’innovation, ce qui est nouveau « n’est pas l’objet en question, son contenu, mais essentiellement son introduction dans un milieu donné. […] L’innovation est de l’ordre de la connaissance opérationnelle… » (Adamczewski, 1996). Chez les enseignants, l’innovation relève donc de processus d’interprétation et d’adaptation de techniques, d’objets, de ressources dans les contextes qui leur sont familiers et qu’ils maitrisent, du moins suffisamment pour conduire leur classe au quotidien.
10Classiquement, les auteurs distinguent deux ensembles d’innovations : les innovations technologiques et les innovations sociales. Les innovations technologiques font référence aux objets matériels, leur invention, leur production et leur insertion dans le marché socio-économique. Ce type d’innovations inclue l’innovation technique en elle-même et le discours qui l’accompagne.
11L’innovation sociale est un mouvement vers un autre état et ce mouvement est un désordre (Alter, ibid.). Il s’agit d’un processus d’appropriation qui donne du sens et de l’utilité pour le corps social. Mœglin (2002) parle d’appropriation tactique, en ce sens que chaque offre technologique est contestée, du point de vue de son emploi, par des acteurs qui lui opposent leur vision et des projets différents. Innover, c’est faire autrement (Chambon et al., 1982), combiner usages sociaux et nouvelles ressources. L’innovation sociale relève donc d’un processus de remise en cause des rapports sociaux existants, elle s’inscrit dans la vie sociale des gens ordinaires (Cros, ibid.), elle relève d’innovations populaires (Mœglin, ibid.). Procédant de subversions minuscules (Chambon et al., ibid.), elle est portée par des passeurs, d’abord marginaux puis à l’origine de l’inversion des normes et qui souvent, ne se vivent pas eux-mêmes comme des innovateurs (Alter, ibid.).
12Une innovation, quand elle prend, finit toujours par participer à une autre conception de l’ordre. Elle représente ainsi une activité non prescriptible mais banale. Même si l’innovation postule l’évolution vers quelque chose de mieux, elle n’est pas nécessairement porteuse des valeurs progressistes et universelles de la modernité.
Pratique pédagogique et technicité
13L’action éducative relève toujours d’une certaine technicité, mobilisant à la fois les aspects didactiques et disciplinaires de l’activité, les éléments matériels de la situation, la gestion du groupe et les modèles pédagogiques d’appui. De plus, la présence de matériels et de ressources numériques dans les classes conduit les enseignants à développer des habiletés spécifiques à l’utilisation des ces objets et de ces supports pour la conduite de classe. Les processus de genèse instrumentale (Rabardel, 1995) par lesquels les enseignants adoptent et s’approprient ces nouveaux matériels ont pour effet leur intégration par l’usage.
14Dans les situations observées par la recherche DALIE, nous ne sommes pas dans des situations de simple adoption de nouveaux instruments à visée utilitariste, mais dans un contexte d’appropriation d’objets techniques pour l’enseignement de notions techniques et informatiques. Dans le contexte de l’enseignement scientifique et technologique, Martinand (1994) relève les limites d’un argumentaire centré sur « l’intérêt de la démarche, voire de l’esprit scientifique, en dehors de toute acquisition de connaissance ou de savoir-faire. » Ce type d’argumentaire impose une tension, une « contradiction explosive », en soumettant l’évaluation de l’activité aux compétences évaluables, visibles, manipulatoires, au détriment des objectifs affichés d’un enseignement scientifique et technique qui forme tout autant à agir qu’à penser dans le domaine.
15C’est cette tension que nous avons observé dans la recherche DALIE, dans laquelle les enseignants ont dû s’adapter rapidement à un enseignement pour lequel ils n’étaient pas formés, pour lequel ils n’avaient que peu de représentations et dans un cadre institutionnel très flou sur la question. Ils ont privilégié un pilotage de l’activité à partir de leur zone de sécurité, c’est-à-dire à partir de leur expertise de pédagogue et des aspects tangibles et matériels des situations pédagogiques qu’ils proposent. Ce faisant, certains d’entre eux ont évolué dans leurs représentations et leur pratique pour l’utilisation des robots en classe et l’enseignement de notions informatiques, ou du moins, identifiées comme tel. À notre sens, il s’agit bien ici d’une innovation ordinaire à l’œuvre, pour l’adaptation de nouveaux objets techniques et de nouveaux contenus d’enseignement aux contextes de classe.
16Pour analyser ce processus, nous nous appuyons sur les quatre registres de technicité proposés par Martinand : maîtrise, participation, interprétation, modification. Nous y reviendrons dans ce texte. Nous avançons ici l’idée que les enseignants confrontés à des objets et des contenus nouveaux, vont avoir recours à chacun de ces registres de technicité, à la fois pour s’appuyer sur ce qu’ils savent faire – leur expertise pédagogique – et explorer ce sur quoi ils se forment et évoluent – les processus d’innovation – pour pouvoir retrouver des formes stables d’activité avec de nouveaux instruments et de nouveaux objectifs d’enseignement.
17Dans le champ très général de nos sociétés techniques, Combarnous (1982) voit dans la technicité les aspects matériels, idéels, comportementaux et culturels de l’activité. Nous proposons de le citer in extenso (pp. 227-228) :
« Les activités techniques reposent sur l’existence d’une aptitude de l’homme à résoudre des problèmes concrets d’une manière originale : les hommes ont constitué des associations de connaissances raisonnées et empiriques, toutes éprouvées par la pratique, qui assurent l’efficacité des actions et permettent de concevoir, de réaliser, d’utiliser des dispositifs de caractère technique. »
19Ce caractère technique est la technicité (aujourd’hui tout le monde perçoit la plus ou moins grande technicité d’un engin ou d’une solution). Dans le langage courant le mot technicité englobe des aptitudes aux créations techniques, des comportements favorables à leurs emplois et des capacités de compréhension des réalisations. La technicité est donc à la fois une aptitude individuelle et un comportement collectif. »
20Bien qu’elle ait une existence globale, Combarnous définit trois composants qui caractérisent la technicité :
- un composant « d’apparence philosophique », idéel, et qui relève de la rationalité technique, d’une certaine pensée technique ;
- un composant matériel, lié aux outils, aux instruments, aux machines, aux équipements… et à leur emploi ;
- un composant sociologique, qui définit la façon dont l’activité technique est organisée, les différents niveaux de spécialisation qu’elle impose, leur inscription dans les organisation de travail et les contextes sociaux.
22La réunion de ces composants forme un système qui définit la base de toutes les activités techniques, et par la même, la technicité des acteurs et des collectifs.
23Pour ce qui est de l’éducation, sur le terrain et de manière empirique, nous pouvons observer majoritairement des pratiques qui relèvent davantage d’une approche « outil », utilitariste, au service des autres apprentissages. Nos travaux ont déjà montré que les enseignants qui restent campés sur une approche outil, n’entrent pas dans une démarche d’appropriation dynamique et évolutive des technologies numériques. Les enseignants qui se les approprient, qui évoluent dans leurs pratiques instrumentées et qui les font utiliser par leurs élèves, vont avoir recours à des approches problématisées de ces technologies, ils vont, à leur manière, développer une pensée technique en contexte, à partir de leurs besoins éducatifs. Ils se donnent les moyens de réussir les activités menées avec les instruments numériques et techniques choisis.
24Nous avons formalisé ce constat dans le modèle ICA (Figure 1) (Béziat & Villemonteix, 2012) pour désigner le processus Instrumentation-Contextualisation-Acculturation entre les trois attracteurs pour une utilisation scolaire des technologies numériques : outils, savoirs, objets. Ces trois attracteurs s’inscrivent dans un continuum, à travers la capacité de l’enseignant à utiliser et faire utiliser les instruments numériques (instrumentation), et aussi sa capacité à donner un sens à ces usages (contextualisation) et à fournir toutes les informations et les connaissances dont les élèves ont besoin pour un usage conscient et maitrisé (acculturation). Les trois termes du processus ICA peuvent être rapprochés des composants caractérisant la technicité tels que définis par Combarnous : matériel (instrumentation), idéel (acculturation) et sociologique (contextualisation). Dit autrement, pour pouvoir intégrer les technologies numériques en classe et enseigner de l’informatique, les enseignants doivent développer une technicité spécifique : en appréhender en situation et de manière dynamique les aspects utilitaires, épistémiques et didactiques.
Figure 1 : Processus ICA et attracteurs scolaires des TI (Béziat et Villemonteix, 2012)
Figure 1 : Processus ICA et attracteurs scolaires des TI (Béziat et Villemonteix, 2012)
25Le modèle ICA pose comme principe qu’aucun des attracteurs ne peut à lui seul suffire à constituer une éducation aux et avec les technologies informatisées. Dans le cas de la recherche DALIE, il s’agit d’enseigner de l’informatique en école primaire. Pour cela, les enseignants ont eu à choisir des robots et produire des séquences pédagogiques. Le degré de complexité du robot choisi (du Beebot, robot très simple, au Thymio, robot complexe) nous donne une indication sur le degré de difficulté technique que l’enseignant est prêt à intégrer dans l’activité de sa classe, et sur ce qu’il comprend lui même de ce qu’il peut faire du robot et de l’informatique, ou ce sur quoi il est prêt à se former.
26Les situations sont ordinaires : les enseignants prennent un nouveau matériel, et lancent des séquences de manipulation, de découverte et de travail par les élèves comme ils le feraient dans d’autres disciplines, en sciences, en lecture, en sport… Quant à eux, les contenus sont nouveaux, la nature technique des supports d’activité aussi. Nous allons voir à travers deux exemples (E1, E2) que les particularités techniques des activités robotiques et des matériels utilisés contrarient les prévisions des enseignants, et ce faisant, les amènent à reconsidérer l’activité, ou parfois plus directement, les objectifs de la tâche. La situation résiste, ce faisant, les enseignants sont amenés à revoir leurs plans, à apprendre à partir des situations de classe et de leur évolution et à proposer de nouvelles approches. Les processus d’innovation sont ici tangibles, à travers le travail de recherche et d’adaptation que les enseignants réalisent pour un objet et un domaine qu’ils maitrisent peu, voire pas.
27Cette résistance liée aux situations éducatives instrumentées par des technologies numériques est à la fois normale, et finalement assez peu anticipée par les enseignants, nous le verrons dans le texte à travers les exemples choisis. L’action technique convoque des savoirs pratiques, organisationnels et théoriques (Simondon, 1958), et elle est soumise aux aléas de l’action elle-même et des effets de l’environnement. Enseigner en contexte technique suppose de maîtriser cette part de technicité dans la tâche, elle-même construite à partir d’objectifs éducatifs explicites, en référence à des pratiques connues et éprouvées. Lebeaume (2000) formalise (figure 2) cette relation entre les objectifs éducatifs, les pratiques de référence et la tâche demandée. Dans un contexte de pratiques instrumentées, la technique est partie prenante de l’activité : l’action avec des artefacts relève d’une certaine rationalité technique, et donc des conditions d’efficacité de l’action éducative avec des objets techniques : « A cette efficacité correspondent toujours des processus de choix, de décision, d’anticipation, d’optimisation dans des situations complexes sous contraintes » (Lebeaume, ibid., p. 88).
Figure 2 : Tâche de nature technique (Lebeaume, 2000)
Figure 2 : Tâche de nature technique (Lebeaume, 2000)
28Ce schéma peut être compris d’un point de vue didactique, mais aussi social, culturel ou institutionnel. Dans le cas des technologies informatisées, et notamment de la robotique, nous en sommes encore à l’école à des pratiques sans culture d’usage (Baron & Bruillard, 1996). Les enseignants ont un objet, le robot, qu’il faut comprendre en situation, à partir duquel ils vont construire des séances pédagogiques. Ces séances sont construites sans que les enseignants maitrisent les objectifs éducatifs liés à l’informatique, ni l’informatique elle-même, ni que les programmes scolaires n’en donnent réellement les enjeux et les finalités. L’activité est encore nouvelle, le champ disciplinaire aussi, les pratiques de référence font défaut. De fait, ils ont besoin d’innover.
29Dans ce texte, nous nous appuyons sur une partie étroite du corpus vidéo collecté par la recherche DALIE : sur trois classes de niveau cours élémentaire deuxième année (CE2), une des classes est en double niveau (CE2/CM1), les vidéos prises en compte ici concernent donc des élèves de 8 à 10 ans.
30Le corpus de vidéo que nous utilisons dans ce texte est ainsi constitué :
- Enseignante 1 (E1) : classe de C2/CM1, Académie de Poitiers, 11 séances sur 6 mois, soit 12h30 de vidéo, robot choisi : BlueBot (version Bluetooth de Beebot).
- Enseignant 2 (E2) : classe CE2, Académie de Versailles, 4 séances sur 3 mois, soit 9h05 de vidéo, robot choisi : Thymio.
- Enseignant 3 (E3) : classe de CE2, Académie de Versailles, 6 séances sur 3 mois, soit 12h15 de vidéo, robot choisi : Thymio.
32Nous avons donc des élèves de même niveau scolaire qui utilisent soit un robot très simple à manipuler (Beebot), soit un robot complexe (Thymio). Nous allons voir que ce n’est pas la complexité du robot qui rend l’activité intéressante, mais la capacité de l’enseignant à les mettre en situation intéressante de résolution de problème quelle qu’en soit sa simplicité ou sa complexité.
33Dans les trois classes choisies pour cet exposé, les enseignants ont globalement bien réussi la conduite de leur activité du point de vue des consignes données aux élèves, des tâches à réaliser, le plus souvent sous forme de situationproblème. Pour les apprentissages des élèves, c’est différent. Ils sont capables de réussir les tâches demandées, de reproduire certaines modalités de résolution, mais faute d’une formalisation explicite, ils n’ont le plus souvent pas acquis la notion formelle et explicative de la réussite. Les apprentissages restent le plus souvent empiriques, sans ancrage effectif dans le domaine de référence, l’informatique.
34Deux des enseignants observés ont rencontré quelques difficultés d’ordre technique. Nous en relevons deux ici : E1, dans la mise en place du code graphique pour écrire les programme, ne fait pas immédiatement le lien entre ce qui est demandé au robot et ce qu’il peut effectivement faire, le code est, dans un premier temps, déconnecté des actions possibles de Beebot ; E2 pose des consignes impossibles à faire réaliser à Thymio. Nous détaillons plus bas ces deux situations. Quant à lui, l’enseignant E3 s’en tient aux séquences qu’il a préparé en mettant systématiquement les élèves dans des démarches de type essai-erreur, ce faisant, il se donne la possibilité de questionner la situation avec les élèves sans avoir l’obligation d’expliciter les notions informatiques sous-jacentes, l’objectif est de réussir la consigne.
35À travers ces mises en situation d’objets techniques nouveaux pour des contenus mal identifiés et dans des activités « sans enjeu » (les apprentissages que l’on pourrait réaliser avec la robotique ne sont pas perçus comme fondamentaux), nous pouvons voir certaines tensions productives en termes d’évolution des pratiques et des représentations sur l’enseignement dans des domaines et des environnements techniques.
DALIE, une recherche en milieu ordinaire
36Pour discuter de ce travail d’adaptation d’enseignants d’école primaire à l’évolution des programmes scolaires en direction des technologies numériques et de l’informatique, nous nous appuyons sur les travaux de la recherche ANR DALIE, nous l’avons dit. Cette recherche a été menée entre 2015 et 2017. Un de ses objectifs a été d’observer des situations de robotique et de programmation pour l’enseignement de l’informatique à l’école primaire, dans des classes lambda, c’est-à-dire avec des enseignants non formés à l’informatique ni à son enseignement et qui exerce en condition standard (un enseignant/une classe), donc, des enseignants « ordinaires » dans le contexte institutionnel français actuel.
37Ces enseignants, volontaires pour participer à la recherche DALIE, ont mis en œuvre des situations pédagogiques à partir de leurs compétences effectives d’usagers plus ou moins à l’aise avec les technologies informatisées et des représentations partielles, flottantes, voire inexistantes, qu’ils ont de l’informatique. Ils ont produit et animé des séances pédagogiques à partir de leurs propres représentations de ce qu’est l’informatique, et de ce qu’ils pensaient devoir en enseigner. La différence avec les disciplines historiques et légitimes est que, pour l’informatique, la robotique et les technologies numériques en général, ces représentations ne sont pas ancrées dans une certaine culture scolaire, du moins pour l’école primaire. Contrairement aux disciplines classiques, les enseignants d’école primaire n’ont pas, a priori, un ensemble constitué et disponible de représentations sur la manière d’enseigner de l’informatique, ni pourquoi le faire. Ils doivent construire ad hoc un ensemble de représentations pour pouvoir se projeter dans des situations pédagogiques numériquement instrumentées qui puissent potentiellement déboucher sur des apprentissages de type informatique.
38L’équipe de chercheurs a ainsi observé dans plus d’une vingtaine de classes d’écoles primaires des usages de robots pédagogiques par des enseignants non experts en informatique. Ils savent tous se servir d’un ordinateur, de manière plus ou moins avancée, ils sont connectés, mais ils n’ont pratiquement pas de représentations efficientes de ce qu’est l’informatique, en tant que domaine de connaissances et de compétences (Béziat & Villemonteix, 2012 ; Grugier & Villemonteix, 2017). Sur l’ensemble de nos observations, nous avons produits 1440 vidéos de moments de classes durant une année scolaire, allant de l’école maternelle à la fin de l’école élémentaire. Ces moments filmés montrent sur des durées allant de quelques minutes à presque une heure des séquences frontales avec l’enseignant, des interactions entre élèves par petits groupes ou des élèves seuls avec un robot.
39Les enseignants ont eu le choix des robots dont ils souhaitaient être équipés : Beebot/Bluebot, ProBot ou Thymio. Ils ont dû construire leurs séances pédagogiques et les animer en classe. Nous avons donc observé la faisabilité de l’intégration dans l’enseignement primaire d’éléments informatiques, en situation naturelle, avec des enseignants n’ayant pas de compétences informatiques particulières. La durée des observations, sur un semestre scolaire en moyenne a fait que nous avons pu observer des séances préparées de manière avancée et d’autres davantage improvisées, dans la continuité des séances d’une semaine sur l’autre. Ce faisant, nos observations se sont faites en milieu ordinaire, avec des temps forts et des temps faibles, pour un champ disciplinaire nouveau pour l’école, et pas nécessairement accepté par tous les enseignants.
40Ce texte se centre sur une partie très étroite du corpus, ne reprenant que quelques vidéos pour illustrer dans un premier temps comment certaines erreurs et approximations techniques peuvent conduire les enseignants dans certaines impasses, puis, dans un deuxième temps, comment parfois, ils compensent leur maladresse et leurs hésitations techniques par leur savoir-faire pédagogique pour mettre les élèves en situation d’apprendre dans un domaine qu’ils maitrisent peu, ou pas. Ce faisant, se dessinent des lignes pour des pratiques éducatives instrumentées innovantes.
Des pratiques instrumentées, une question de contexte
41Nous nous intéressons donc ici à trois des enseignants du corpus collecté. Les classes sont de niveaux comparables. L’enseignante E1 a choisi de travailler avec le robot BlueBot, de manipulation simple. Il embarque sur son dos cinq commandes : Avance, Recule (par pas de 15 cm), Tourne à droite ou à gauche (angle de 90°), et une touche pause (pour quelques secondes). Une sixième touche de fonction sert à vider la mémoire. Les élèves d’environ 9 ans de la classe de E1 en ont appréhendé facilement les fonctionnalités et la manipulation. Le fait d’avoir choisi Blueboth, à l’allure plus technique (la transparence de la coque permet de voir les composants électroniques) et non pas Beebot, à l’allure plus enfantine (coque jaune à l’allure d’une petite abeille) permet à des enfants d’âge élémentaire de s’intéresser à l’objet au premier contact : dans les vidéos, aucun rejet, aucune allusion ou comparaison à des jouets « pour les petits ». Cela a été un des critères de choix de l’enseignante.
42Les enseignants E2 et E3 ont décidé d’utiliser Thymio. Sa manipulation est plus complexe et peut se faire à différents niveaux : en utilisant la base de comportements prédéfinis et en manipulant le robot à partir de l’environnement que l’on pose autour de lui (ce qu’on fait tous les enseignants de la recherche DALIE ayant choisi Thymio), ou en le programmant à partir de l’interface Aseba, en mode graphique ou en mode langage de programmation (quelques enseignants ont utilisé Aseba en mode graphique). Programmer ce robot, muni de capteurs, revient à définir une base de comportement à partir de laquelle il réagira dans l’environnement dans lequel on le fait évoluer.
43Chacune de ces trois classes a été dotée de plus d’une dizaine du robot choisi (entre 12 et 15). Il est donc facile pour chaque enseignant, d’organiser des petits groupes de travail autour d’un robot. Les deux types de robots sont de difficultés et d’approches très différentes. Pour Bluebot, la maitrise du langage ne pose pas de problème particulier pour des enfants de cet âge, pour le Thymio, apprendre à maitriser le langage et le robot est en soi un objectif.
44On aurait pu s’attendre à ce qu’il y ait une grande différence d’intérêt et de motivation pour la tâche entre les classes, selon la simplicité ou la complexité du robot qui leur était proposé. Les vidéos nous montrent qu’il n’en est rien : quel que soit le robot proposé, simple ou complexe, les élèves d’une même catégorie d’âge s’intéressent à l’activité proposée. Nous l’avons dit, l’enjeu ne se situe pas dans l’adéquation d’un matériel donné à un âge particulier, mais dans la capacité de l’enseignant à proposer des situations pédagogiques intéressantes. Ce faisant, par la production de ces situations et de ce qu’il comprend du robot et de l’informatique, l’enseignant relie ses compétences techniques réelles à des situations qu’il sait pouvoir maitriser et qui permettent à l’élève de développer des cheminements qui l’engage dans des processus de résolution de problème.
Bluebot en CE2/CM1
45Bluebot est un robot simple à manipuler pour des élèves de 8 à 10 ans. Il ne possède que des fonctionnalités simples (sur la base d’un langage Logo très basique), immédiatement programmable. Les séances de découverte sont rapides, en début d’année, pour en comprendre les fonctionnalités et les touches. L’enseignante développe ensuite des activités qui mettent l’accent sur les scénarios dans lesquels sont manipulés les robots. La complexité de la tâche ne vient pas du robot, mais de sa mise en situation. Les élèves travaillent en petites groupes avec un robot, le plus souvent un grand carton quadrillé, de quoi écrire et si nécessaire de quelques accessoires.
46L’enseignant prend comme thème le moyen-âge (thème choisi pour la fête de fin d’année), et va proposer d’une séance sur l’autre, différents types d’activités : trajets et labyrinthes dans lesquels le robot doit évoluer ; des chasses au trésor avec échange de programmes codés entre équipes ; créer des scénettes et des chorégraphies à plusieurs robots. Dans chacune de ces situations, les élèves produisent par tâtonnement le programme à effectuer, doivent l’écrire, puis tester le programme écrit. Ces programmes écrits sont les seules traces gardées du travail effectué.
Thymio en CE2
47Les deux enseignants qui ont choisi d’utiliser le robot Thymio dans leur classe ont été observés sur une période plus courte. Les activités ont été centrées sur la maitrise du robot. Les activités de déplacements ou de traces graphiques proposent différentes opportunités pour interroger la façon d’utiliser ou de programmer Thymio.
48Les enseignants E2 et E3 ont d’abord organisé des séances de découverte du robot : les touches et les capteurs, et ses comportements préprogrammés. Dans les deux classes, l’observation du robot fait l’objet d’un compte rendu écrit. E3 est plus à l’aise avec la manipulation de Thymio et sa programmation. Dans les phases de découverte, il présente le lien entre Thymio et l’interface Aseba à partir de laquelle il est programmable. Les élèves manipulent Aseba en mode graphique pour constater la possibilité de programmer le robot, mais ce mode de programmation n’est pas réellement exploité par l’enseignant. E2 est plus hésitante sur la programmation elle-même, et se contente, en phase de découverte, de signaler aux élèves qu’à chaque réaction de Thymio « correspond un ligne de programme » et que « le programme est déjà dans la machine » sans pouvoir en dire plus sur la nature de ce programme.
49Pour les activités de manipulation en petits groupes, E2 et E3 ont une approche différente : pour les premières séances, E2 fait écrire les actions demandées au robot par collage de vignettes ; pour E3, tous les élèves de sa classe sont équipés de tablettes, ils manipulent Thymio et gardent trace de leur activité en filmant ou photographiant avec la tablette. De plus, les deux enseignants utilisent pour chaque atelier un support écrit que les élèves gardent dans un dossier en fin d’activité.
50Pour E2, sur la période d’observation, deux phases ont été observées : 1/ Thymio évolue dans des parcours ; 2/ Thymio dessine des formes géométriques. Pour E3, nous retrouvons ces deux phases, mais avec une graduation plus fine des difficultés en faisant varier les contraintes.
51Pour faire une synthèse de ces descriptions rapides, dans les trois classes prises en compte dans ce texte :
- Pour BlueBot, les élèves comprennent vite comment manipuler le robot. Certains arrivent rapidement à le programmer « à vue », c’est à dire en le tenant dans une main et en entrant les commandes à partir du parcours visualisé mentalement sur le plateau. Autrement dit, le robot n’est pas en soi un obstacle, il est simple à appréhender. La complexité dans l’activité robotique vient de la tâche à réaliser, de la situation-problème posée par l’enseignante. La complexité est exogène au robot.
- Pour Thymio, l’activité pédagogique est centrée sur le robot lui même. Il est porteur d’une complexité endogène qu’il convient d’appréhender par sa mise en situation. L’activité est intéressante pour ce qu’elle permet de découvrir du robot et de sa propre capacité à le maitriser.
53Quelques invariants entre les trois classes observées
- l’alternance de temps dirigés et de temps autonome d’activité, en petits groupes ou en individuel ;
- une démarche par tâtonnements et par essai/erreur et des temps de formalisation et de synthèse en grand groupe ;
- l’aide apportée aux groupes d’élèves, dans une démarche bienveillante, encourageante, en pointant les erreurs et les réussites ;
- l’enseignant questionne avec les élèves les situations : de manière inductive, il participe à la formulation d’hypothèses, ou bien met l’accent sur certains aspects spécifiques de la situation ;
- une approche de type pédagogie par projet.
55Les 3 enseignants ont des niveaux de compétences techniques différentes dans leurs usages personnels des technologies numériques. Par contre, ils ont en commun de n’avoir que des représentations très partielles, très lacunaires, de ce que peut être l’informatique. Ils sont volontaires pour participer à la recherche DALIE, ils font donc l’effort de produire et de mener des séquences pédagogiques pour mobiliser l’intérêt des élèves sur les robots choisis et leur manipulation.
56Indépendamment de leur niveau de maitrise technique déclarée, ils se retrouvent parfois en difficulté pour conseiller leurs élèves, du moins par des apports spécifiquement informatiques. Les situations sont parfois débloquées pour le robot à partir de quelques bricolages, quelques adaptations matérielles de la tâche, quand la notion fait défaut pour analyser le problème et le résoudre d’un point de vue technique.
57Pour autant, les élèves réussissent à utiliser les robots dans les tâches données, de manière parfois très empiriques. Mais les compétences qu’ils développent en situation sont transférées d’une séance à l’autre. Quant à lui, l’enseignant maitrise la conduite de l’activité par la maitrise de ses aspects matériels et tangibles. Ceux-ci sont à la fois l’environnement et les contraintes d’évolution du robot, et les critères de réussite à la tâche. Elle est réussie quand la consigne est respectée. Il n’y a pas, ou peu, de la part de l’enseignant, d’analyse sur les différentes solutions possibles pour un problème posé, il n’y a pas non plus d’analyse des spécificités et des contraintes techniques du robot. Le plus souvent, les objectifs de production prennent le pas sur les objectifs de compréhension.
58Dans le cadre donné par l’enseignant, les élèves ont à prendre des décisions d’ordre méthodologique, avec les moyens matériels et cognitifs disponibles. Pour les enseignants eux-mêmes, l’usage qu’ils font des ressources pédagogiques, les situations qu’ils proposent, et la façon dont ils les animent sont autant de marqueurs de leur rapport à la technique et du cadre qu’ils sont capables de poser pour l’enseignement de notions dans un domaine qu’ils ne conceptualisent que faiblement.
Une expertise enseignante et quelques impérities techniques
59Après avoir posé le cadre général des trois classes observées, nous présentons ici deux extraits où l’analyse technique par l’enseignant de la situation fait défaut, la tâche devient alors impossible ou incomprise. Regarder ces impérities nous permet de porter un regard en creux sur l’activité de l’enseignant, elles sont le marqueur à la fois de la méconnaissance de l’informatique de la part des enseignants, et des stratégies qu’ils utilisent pour contourner le problème. En rapportant cette tension connaissance/méconnaissance sur le modèle ICA : pour réussir la conduite de l’activité avec les robots, l’enseignant doit dépasser une simple vision matérialiste du robot (entrée « Outil ») et en appréhender ce qui relève des connaissances propres au domaine (entrée « Savoirs » : des éléments formels de langage, les conséquences techniques sur la mobilité du robot…) et la nécessité de leur apprentissage, pour les élèves comme pour lui même (entrée « Objet »).
60Les deux situations présentées :
- E1. CE2/CM1, Bluebot – Difficulté à décomposer une action en séquence de commandes.
- E2. CE2, Thymio – Consigne non adaptée aux possibilités du robot.
Premier cas – E1
62L’enseignante E1 veut que les élèves posent un code commun pour écrire les programmes avec Bluebot. Pour cela, elle s’appuie sur l’analyse d’une activité sur quadrillage pour amener les élèves à dire et à formaliser graphiquement ce qu’ils ont fait avec le robot, et comment. La touche « Recule » a été peu utilisée dans l’activité, les élèves se sont davantage occupés à faire avancer le robot. Au cours de la séance de langage, ils comprennent très bien le rôle de cette touche et une élève propose un signe qui reproduit à l’identique la touche de Bluebot : une flèche qui pointe vers le bas. Un autre élève émet l’idée que l’on peut faire faire un demi tour au robot, tel que montré sur l’illustration 1 : une flèche courbée.
Illustration 1 : Classe E1, l’élève dessine une flèche courbée au tableau
Illustration 1 : Classe E1, l’élève dessine une flèche courbée au tableau
63Cette commande n’existe pas, et doit être décomposée en une séquence de commandes telle que celle ci :
Séquence qui revient à demander à Bluebot :Avance/Tourne droite/Tourne droite/Avance |
64L’enseignante en a l’intuition, mais n’est pas sûre de la représentation à donner à cette séquence d’actions. Elle répond à l’élève : « Ton idée est bonne, il faut que tu essayes, mais transforme le pour qu’on comprenne avec les boutons. » L’élève ne comprend pas ce que l’enseignante demande.
65L’écriture n’est pas intuitive par rapport à l’action demandée (revenir en arrière, faire un demi tour) : pour demander au robot de faire un demi tour, il faut mettre dans la séquence deux fois la commande avance et deux fois la commande Tourne droite (ou Tourne gauche). L’enseignante préfère ne pas répondre, et laisse la classe devant un certain flou sur le problème posé : pour revenir sur ses pas, le robot doit-il reculer ou faire demi tour, et comment ? Les deux actions sont elles équivalentes ?
Deuxième cas — E2
66Dans de deuxième exemple, l’enseignante E2 veut que les élèves trouvent comment faire faire un carré à Thymio. Pour cela, de grosses briques de Lego sont posées en forme de carré. Thymio est posé à l’intérieur du carré et équipé d’un crayon pour la trace. Les bords en Lego ne sont pas là pour servir de bordures utilisables par les capteurs du robot, mais pour dessiner un cadre carré que les élèves doivent respecter en manipulant le robot avec les touches qu’il a sur le dos. Cette activité ne peut pas marcher : 1/en changeant de direction, le robot vire et ne dessine donc pas des angles droits, mais courbes ; 2/les capteurs ne sont pas programmés pour prendre en compte les bords, les Lego sont en permanence bousculés ; 3/les élèves ne peuvent pas appuyer sur les touches au moment précis où le robot va faire un angle à 90°. Ces trois points sont illustrés par l’illustration 2.
Illustration 2 : L’élève tente diriger le robot Thymio à l’aide des briques de Lego posées en forme de carré
Illustration 2 : L’élève tente diriger le robot Thymio à l’aide des briques de Lego posées en forme de carré
67Dans la manipulation du robot, l’élève est encouragée à appuyer sur les touches de direction du robot pendant qu’il se déplace. La maitresse constate que cela ne fait pas vraiment un carré (les angles sont arrondis et pas droits) et qu’elle ne peut donc pas obtenir le résultat qu’elle attend des élèves. Elle ne sait pas quoi expliquer aux élèves, l’activité s’arrête.
68Une des solutions pour ce type de consignes, après une analyse technique de la situation et des contraintes du robot, peut être de programmer les capteurs pour que le robot suive les bordures. Le robot peut alors dessiner un carré à angle arrondis sans avoir besoin que l’on appuie sur les touches de direction.
Entre hésitations techniques et conduite de classe
69Les vidéos de classe de E3 ne montrent pas l’enseignant en situation d’embarras technique particulier. Il maitrise la manipulation de Thymio et suit une progression pédagogique pour la maitrise du robot par les élèves. Il s’en tient, dans la conduite des ateliers à amener les élèves à regarder et à analyser Thymio en action, en référence aux commandes données et au résultat attendu. Sa conduite de classe semble vouloir essentiellement aider les élèves dans l’organisation de la pensée dans la tâche technique.
70Dans le cas de E1, peut être s’agit-il d’un manque d’habitude. L’enseignante est hésitante : elle a l’intuition de la décomposition de l’action « demi tour » en séquences d’actions de base, mais elle doute de la manipulation, des actions elles mêmes qui, visuellement, vont à contre sens de l’idée d’un retour en arrière. Elle ne veut pas aller plus loin devant les élèves. Ici, le problème est de pouvoir basculer rapidement dans l’abstraction que représente le programme, la représentation de la séquence d’action.
71Pour E2, l’enseignante sait comment fonctionne globalement Thymio. Elle n’a apparemment pas pris le temps de mettre à l’épreuve la consigne qu’elle donne aux élèves. La situation réelle vient heurter l’idée qu’elle s’en faisait, et elle n’a pas de solution de repli, et ne peut que constater que les coins sont arrondis. Un traitement proprement informatique (programmation des capteurs, adaptation de l’environnement physique aux contraintes du robot ; l’angle droit est possible en faisant faire une rotation sur lui même à Thymio dès que le capteur face perçoit un obstacle) lui aurait permis de réussir l’activité.
72Dans chacun de ces exemples, les tâches sont gérées en rapport à la consigne donnée. Celle-ci sert de cadre à l’enseignant pour la conduite de l’activité. Quand la situation résiste, on cherche à revenir à la consigne donnée plus qu’aux raisons du dysfonctionnement constaté. Les tâches sont traitées de manière formelle (la consigne à respecter), au détriment d’une analyse technique de la situation. Le tâtonnement expérimental voulu par les enseignants débouche sur une gestion factuelle de la consigne donnée, avec plus ou moins de réussite.
73L’utilisation observée des robots est très empirique, dépendante des aspects visuels et formels de la tâche, sans compréhension réelle des processus techniques en jeu dans l’activité, en amont comme en aval. Le contrôle de la tâche est visuel, à partir des indices perceptifs de la tâche demandée (ça ressemble à ce qui est attendu ou pas), et non pas à partir d’une compréhension d’ensemble et interne du processus en cours, à la fois du point de vue des contraintes techniques et mécaniques du robot, et des commandes qui servent à le manipuler. La difficulté qu’ont les enseignants à ramener les difficultés observées dans un domaine de compréhension technique et informatique laisse parfois les élèves dans le doute pour la résolution des problèmes posés. Les exemples choisis pour cet exposé nous montrent des enseignants qui maitrisent la conduite de classe, produisent des situations pour la manipulation de robots par les élèves, mais qui se trouvent parfois en difficulté par manque d’anticipation ou par déficit de représentation de la tâche dans ses aspects techniques.
74D’un point de vue didactique, les enseignants vont compenser leur inexpertise technique par leur expertise pédagogique. Celle-ci permet de contourner la difficulté posée par le robot, sa manipulation et son domaine de référence mal maitrisé. Les enseignants sont efficaces pour faire émerger le désir d’agir et d’apprendre chez les élèves, « de créer l’énigme » (Meirieu, 1990), moins pour formaliser les notions mobilisées dans l’activité. En l’état, les situations sont productives, les élèves agissent, comprennent comment faire, trouvent des solutions, expérimentent leurs intuitions. Elles sont donc constructives (Rabardel, 1995), même si parfois, elles restent trop collées à l’expérience, pas toujours conceptualisée, au point que certains élèves ne dépassent pas le constat de l’action réalisée, du moins pour les séquences que nous avons pu observer.
75Les enseignants observés conduisent leur classe dans les activités proposées, principalement à partir des éléments matériels disponibles et les consignes données, comme ils le feraient pour toute autre domaine d’apprentissage. Sur les aspects techniques de la tâche et des apprentissages à réaliser, ils opèrent une certaine déprise. Ils lâchent en partie sur les éléments de connaissances propres au domaine informatique pour se concentrer sur la qualité du travail de recherche et de résolution des problèmes posés aux élèves, en se mettant parfois eux mêmes en situation de chercheur avec les élèves. Cette part de déprise procède de leur expertise pédagogique. Elle permet sans doute aux enseignants de conduire des séquences pédagogiques dans un domaine qu’ils connaissent mal et pour lequel ils n’ont encore que peu de ressources sur lesquelles s’appuyer.
Quelques détours pédagogiques et une technicité à conquérir
76Ces trois enseignants, choisis dans l’ensemble du corpus DALIE pour discuter de cette innovation ordinaire à l’œuvre au cœur des pratiques de classe, nous parlent de la capacité qu’ils ont à créer des situations qui font sens, même dans des domaines qu’ils maîtrisent insuffisamment. Cela impose des limitations à leurs pratiques, parfois à leur capacité à répondre aux élèves au plus juste sur les problèmes posés, mais les élèves sont en activité, ils font, échangent, apprennent. Les enseignants possèdent des routines efficaces pour mettre au travail leurs élèves, les mobiliser sur une tâche et qu’ils en fassent quelque chose. En ce sens, la classe d’école primaire est un écosystème spécifique, où la polyvalence de l’enseignant et la transversalité de la conduite de classe conduit l’enseignant à développer des postures qui lui permettent de faire classe à partir de plusieurs entrées possibles – disciplinaire, pédagogique, matérielle, sociale… – et selon son niveau de maîtrise de la discipline enseignée. À cette technicité pédagogique, dans des contextes numériquement instrumentés tels que la robotique, s’ajoute une technicité dans la tâche, en référence à la dimension technique des appareils utilisés.
77Reprenons les 4 niveaux de technicité de Martinand pour poser un modèle d’analyse des processus d’adoption d’objets techniques dans la classe – dans notre cas, des robots – (figure 3, page suivante), sur lesquels les enseignants s’appuient pour tester des situations nouvelles, d’autres instruments, évoluer dans leurs pratiques, etc.
78Dans le cas des enseignants pris en compte dans cette étude, il s’agit bien de bricolage appropriatif qui les amène à se lancer dans l’activité, à chercher à comprendre les ressources techniques utilisées pour les manipuler avec les élèves. Ce bricolage est à comprendre dans le sens de Levi-Strauss (1962/2014), l’enseignant va travailler à son échelle instrumentale : ce qu’il a matériellement à disposition et ce qu’il en sait. Le projet pédagogique qu’il se donne va lui permettre de faire converger cet ensemble, dans un premier temps, non pas vers des apprentissages informatiques bien identifiés, mais vers un niveau de maitrise individuelle et collective un peu plus important des éléments matériels et techniques convoqués dans la tâche. En ce sens, le bricolage évoqué ici est appropriatif, ce que décrit le processus de genèse instrumentale de Rabardel (1995). Ainsi, le résultat obtenu est contingent de la conduite de l’activité par l’enseignant, de l’adhésion des élèves, et des moyens matériels mobilisés.
Figure 3 : Les 4 registres de technicité (Martinand, 1994) pour l’analyse du processus d’adoption des robots et de l’évolution des pratiques
Figure 3 : Les 4 registres de technicité (Martinand, 1994) pour l’analyse du processus d’adoption des robots et de l’évolution des pratiques
79Autrement dit, les connaissances que peuvent en tirer les enseignants et les élèves sur l’informatique restent très empiriques, ancrées dans l’action et les situations proposées, elles sont rarement explicitées et objectivées. Cet empirisme artisanal est en tension dans le modèle proposé : partir dans une activité nouvelle à partir de ce que l’on maitrise, et évoluer dans sa manière de faire à partir de l’expérience vécue. De ce point de vue, le processus d’innovation apparait être une réponse à un excès de contraintes, à une nécessité ou une curiosité. Dans ce processus, le projet pédagogique est premier. Par l’activité et les découvertes qu’elle permet, les enseignants vont chercher les compétences et les connaissances dont ils ont besoin. Ils se forment en lien avec les situations produites et vécues. Ainsi, leur travail d’innovation est ancré dans la réalité sociale de leur milieu professionnel. Ils apportent des solutions possibles d’usage des technologies informatisées en classe.
80Ce faisant, ils problématisent les usages des technologies informatisées en classe. C’est-à-dire qu’ils s’approprient ces technologies par un jeu d’inférences sur ce qu’elles sont et en références à leurs contexte d’action (Dewey, 1938/1993). En effet, celles-ci ne sont pas la solution à un problème éducatif particulier, elles sont un problème à traiter en tant que tel (Simondon, 1958). Problématiser revient à mettre en évidence la marge d’interprétation laissée par l’absence de maitrise technique et la méconnaissance de l’objet. Les compétences professionnelles instrumentées sont situées, contingentes aux contextes de pratiques et aux objectifs d’usages et éducatifs. Malgré l’évolution des programmes scolaires, la relative vacuité du cadre officiel quant à l’usage de ces technologies conduit ceux qui s’en servent activement et de manière créative à développer des postures d’expert, au sens de Schön (1993) ou de Tochon (2004) : s’en servent le mieux ceux qui conceptualisent davantage, et qui prennent leur autonomie par rapport au cadre institutionnel et aux injonctions technicistes. Ce sont des innovateurs, des praticiens réflexifs.
81L’activité de problématisation permet à l’enseignant de construire de nouvelles représentations « émergentes, s’engrammant à leur tour dans le système d’images par lequel se reconnait la complexité de la situation modélisée » (Morin & Le Moigne, 1999 : 279). Construire une approche experte de la classe avec les technologies informatisées, c’est entrer dans un processus de représentations qui prenne en compte les réalités des contextes d’intervention (Weill-Fassina et al., 1993), et la complexité des objets techniques utilisés. Les processus d’innovation ordinaire évoqués ici le permettent.
82La prise en compte de la pratique enseignante est essentielle pour comprendre le travail d’adaptation, de conception, d’autoformation des enseignants face à l’évolution de leur environnement instrumental d’activité. Pour Martinand (1994) former les enseignants n’est pas un problème d’application de grands principes, de solutions, de procédés. Il faut penser la formation comme un problème à résoudre. Former les enseignants revient donc à appréhender de manière critique les situations qui se présentent à eux. Ainsi, pour cet auteur, tout est didactique. Les contenus à enseigner sont certes directeurs, mais trois orientations coexistent : 1/ l’orientation didactique praticienne centrée sur les compétences et les coutumes de la pratique enseignante ; 2/ l’orientation didactique normative centrée sur les contenus et les démarches du curriculum prescrit ; 3/ et « l’orientation critique et prospective, incarnée par les chercheurs et les innovateurs, qui est bien incapable de permettre le fonctionnement de l’enseignement, mais qui assure le rôle irremplaçable de rendre son dynamisme au système et à ses agents. »
83Pour les innovateurs dont nous parlons, les séances tiennent d’un point de vue didactique, en appui à leurs compétences dans la conduite de classe et leur capacité à entrer dans des démarches de recherche, dans la mise en œuvre de situations nouvelles, parfois hasardeuses, mais porteuses de remise en cause, de réflexion et, à terme, d’évolution dans la pratique. Pour les activités robotiques à l’école primaire, ils ne peuvent s’appuyer sur une prescription institutionnelle claire, sauf à aller chercher et adapter des ressources disponibles par ailleurs, des fiches pédagogiques chez les éditeurs ou autres.
84Dans la continuité du système éducatif, les enseignants innovateurs s’approprient activement les technologies informatisées, en inventant des situations, des solutions d’usages (activisme intégrateur), et en s’appropriant certains matériels, certaines interfaces en fonction de leurs objectifs pédagogiques, de leur curiosité (dynamique d’opportunité). L’innovation est constitutive de ce travail de réflexion, de tâtonnement et d’adaptation. Ce faisant, ces enseignants proposent des solutions efficaces, adaptables et flexibles pour l’utilisation de robots éducatifs en milieu ordinaire, à l’école primaire.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : technicité, pratiques instrumentées, école primaire, pensée technique, activité enseignante, robotique
Mise en ligne 02/02/2020
https://doi.org/10.3917/spir.063.0091