Couverture de SPIR_063

Article de revue

Quand le numérique interroge la culture scolaire

Une étude de cas en éducation au développement durable

Pages 79 à 90

Notes

Introduction

1Cet article examine l’articulation entre les technologies de l’information et de la communication (TIC) et l’éducation au développement durable (EDD) : la scolarisation des TIC en EDD est-elle synonyme d’innovation pédagogique pour former à une écocitoyenneté critique ? Notre contribution pour aborder cette problématique, peu traitée en tant que telle, est construite par l’hybridation d’une démarche praxéologique et d’une réflexion plus théorique sur la matérialité des communications en éducation. Considérant les objets légitimés pour la classe à travers leur nature éducative et communicationnelle (Mœglin, 2004), nous portons un double regard sur une séquence pédagogique relative aux enjeux énergétiques et médiée par des TIC. Tout d’abord, ce cas est analysé d’un point de vue éducationnel, par comparaison avec une séquence sans TIC, via les compétences sollicitées chez les élèves. Puis elle est considérée d’un point de vue communicationnel, par la portée symbolique de la mise en forme des contenus produits au cours de la séquence pédagogique. En montrant comment les TIC interrogent la culture scolaire, dans les rapports qui se nouent entre scripturalisation et légitimation du savoir, nous posons l’hypothèse que l’opérativité socio-sémiotique des médiations informatisées serait en mesure de développer des compétences en EDD, non pas directement, mais par la monstration des signes de leur mise en œuvre.

La question de l’innovation en EDD par les TIC

L’innovation en EDD comme enjeu éducatif et de société

2Dans le système scolaire français, depuis 2004, l’EDD est investie pour former des éco-citoyens et des acteurs économiques en mesure de répondre aux défis socio-environnementaux actuels et futurs. Les discours et les textes cadrant cette éducation augurent la mise en œuvre de nouvelles pratiques pédagogiques (Zwang & Girault, 2012). Pour impulser des pédagogies innovantes, les TIC sont recommandées. En effet, le groupe de travail sur l’éducation du Grenelle de l’environnement écrivait dans son rapport que l’EDD « est un domaine privilégié pour l’innovation pédagogique [et qu’elle] doit s’appuyer sur les possibilités offertes par les TICE […] qui sont les meilleures voies de communication avec les jeunes, surtout lorsqu’elles se départissent d’une forme trop scolaire » (Bregeon et al., 2008 : 11 et 14). Présentée comme novatrice, l’EDD serait de fait améliorée par les TIC, notamment par une remise en cause de la forme scolaire, concept à portée sociologique, qui rend compte du « mode de socialisation caractérisé par une relation […] pédagogique, entre un maître, ses élèves et des savoirs au sein d’un espace et un temps spécifiques, codifiés par un système de règles impersonnelles » (Joigneaux, 2017). Or qu’en est-il des relations entre innovations technologique et pédagogique dans ce domaine éducatif ?

3En EDD, cette question est délicate car elle renvoie non seulement aux causes des problèmes socio-écologiques – où la technique a sa part – mais aussi à nos imaginaires, nourris par des discours contradictoires sur les bienfaits (Berhault, 2011) ou les méfaits (Pruneau et al., 2016) des TIC pour les résoudre. De plus, les recherches qui lient TIC et EDD sont émergentes et à notre connaissance, seul l’institut de formation et de recherche en éducation à l’environnement a réellement problématisé le lien entre les innovations technologiques et pédagogiques dans ce domaine. Il conclut ainsi : « Au final, ce n’est pas l’outil lui-même qui est déterminant mais ce qu’on en fait, la façon dont on s’en sert pour répondre à une intention pédagogique, la démarche dans laquelle on l’inscrit » (Bauer & Girand, 2013 : 127). Cette conclusion, relativement proche d’autres travaux hors du champ de l’EDD (Tricot, 2017), envisage les TIC comme des effecteurs, ce qui est cadré dès les termes de la problématique par l’emploi du mot « outil ». Pour tenter de contribuer à ce débat, nous proposons plutôt ici de les considérer dans leur double nature éducative et communicationnelle (Mœglin, 2004) c’est-à-dire dans leur spécificité de tiers-médian de la relation pédagogique.

Un point de vue éducationnel au prisme des compétences écosociales

4Si l’idée de nouveau est une des composantes de l’innovation, Françoise Cros (2004) précise qu’en matière d’éducation, cette notion est relative au contexte et aux acteurs. En effet, une méthode pédagogique qui est ou qui a déjà été employée dans le système éducatif, paraîtra innovante à ceux qui, pour la première fois, la mettent en œuvre. La subjectivité a donc une grande part dans la définition de l’innovation : en tant que changement intentionnel, mû par des valeurs et des finalités propres, elle est un processus dans lequel l’enseignant engage son rapport à l’inconnu (Marsollier, 2003). De fait, les résultats et les effets de l’action, ne sont pas totalement prévisibles et peuvent ne pas être là où on les attend (Cros, 2004). Pour autant, la portée de la scolarisation d’une innovation technologique, qui est souvent la « substance à laquelle on attribue la vertu novatrice » (ibid. : 17) et qui, en éducation, est un donné technique [1], doit être jaugée à l’aune d’un construit pédagogique qui a ses propres objectifs.

5Notre méthode d’analyse des TIC en EDD s’ancre dans une démarche praxéologique c’est-à-dire dans une conscientisation de l’agir professionnel, soit une production de savoirs issus de l’action (Lhotellier & St-Arnaud, 1994). Or, les valeurs et les finalités qui sous-tendent les actions éducatives en vue de la durabilité peuvent être très différentes selon, notamment, la place accordée par les attendus du marché du travail (Girault et al., 2013). Aussi, la perspective éducationnelle en EDD implique des partis pris. Les nôtres sont de développer des compétences écosociales chez les élèves. Définies et nommées (au singulier) par Lucie Sauvé et Hugues Asselin (2017), ce sont les compétences :

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  • critique, soit l’exercice d’un discernement ;
  • éthique, c’est-à-dire la capacité à clarifier, confronter et remettre en question des systèmes de valeur y compris le sien ;
  • heuristique, en imaginant de nouvelles façons de penser ;
  • politique, dans la prise du conscience du pouvoir-agir dans la cité écologique.

7Interdépendantes, elles concourent à « une citoyenneté consciente des liens entre société et nature, […] créative et engagée, capable et désireuse de participer aux débats publics et à la transformation des politiques et des pratiques écosociales » (ibid. : 236). Aussi, c’est par leur prisme que l’innovation en EDD par les TIC est envisagée.

Un point de vue communicationnel sur la culture scolaire

8Si le rapport du Grenelle liait d’emblée TIC et changement dans les formes courantes d’éducation en milieu formel, cette relation de cause à effet fait actuellement débat (Peraya, 2018). Parallèlement, Angela Barthes et Yves Alpe (2018) considèrent que l’EDD est en mesure de remettre en cause la forme scolaire par un changement de statut et de contenu des savoirs, possiblement hybridés entre les milieux formels et non formels d’éducation. Ceci serait lié aux attributs de l’EDD qui, comme d’autres « éducations à », sont : d’être thématique et non disciplinaire ; de s’ancrer explicitement dans des valeurs et des bonnes pratiques et non pas uniquement dans des savoirs ; et de renvoyer à des savoirs non stabilisés voire controversés. Autrement dit, l’essence de l’EDD est déjà d’impacter la forme scolaire. Dès lors, où rechercher les « effets » des TIC dans ce domaine ?

9Selon nous, à la croisée de la codification et du statut des savoirs, se situe un questionnement sur la culture scolaire. Couramment définie par les contenus transmis à l’école, elle repose sur le fait qu’« enseigner, c’est, étymologiquement, “faire connaître par des signes” » (Chervel, 1998 : 25). Bernard Lahire (2008) a montré qu’à son fondement se situe la scripturalisation des savoirs, laquelle s’inscrit dans des rapports de pouvoir. Son analyse sociolinguistique ne développe pas de regard sémiotique sur ce rapport entre savoir et pouvoir, quand Jack Goody (1978), auquel l’auteur se réfère, s’intéressait précisément aux ordonnancements scripturaux (les listes, les tableaux) sur l’organisation de la pensée. Or cet aspect serait à considérer compte tenu de l’asymétrie symbolique des formes de circulation des savoirs à l’école : le savoir transmis a, au sens propre, une existence livresque – il est éditorialisé – quand le savoir en construction est, le plus souvent, manuscrit. Le texte des livres (scolaires) est issu d’une trans-formation : l’énonciation éditoriale a permis une recomposition graphique d’un énoncé sans mise en forme, en une image concrète visible et lisible qui a également une portée symbolique : le « pouvoir silencieux de “l’image du texte” » (Souchier, 1998 : 141) en conditionne la réception sociale, la légitimité.

10Un regard communicationnel sur la culture scolaire amène donc à interroger les TIC dans la mesure où ces « machines à communiquer » (Perriault, 2002) prennent en charge graphiquement des contenus. Cette approche implique de les considérer comme des « médias informatisés » (Jeanneret, 2011) : ni virtuelles, ni transparentes, les technologies du symbolique ont une matérialité qui fait de la production de signes un espace concret de signification. En cela, elles instituent des types de médiatisation et de médiation où l’objectivation du savoir met en jeu une légitimité. C’est donc à travers la valeur des communications produites matériellement dans la situation éducative que le potentiel novateur des médias éducatifs informatisés pour l’acquisition de compétences écosociales est également examiné. Et ceci à travers une étude de cas comparative. Cette dernière succède à des travaux empiriques sur les enjeux de la matérialité des médiations en EDD (Zwang, 2017). Par conséquent, les résultats articulent un niveau micro d’analyse avec des interprétations plus larges, ce qui peut être jugé paradoxal mais qui, épistémologiquement, s’ancre dans une approche interprétative (Petit, 2018).

Les enjeux energétiques à travers deux séquences

11Le cas étudié est une séquence pédagogique élaborée par des membres du groupe d’intégration pédagogique des TIC en EDD (GIPTIC EDD) que nous coordonnons. Créé en 2015 par la direction au numérique éducatif de l’académie (DANE) de Paris, ses missions se situent entre des injonctions institutionnelles de généralisation de l’EDD et de promotion du numérique. Tant dans ses modalités que dans ses objectifs, le dispositif éducatif était inhabituel et contenait une part de nouveauté autant du côté des enseignants que des élèves. Relativement au contexte et aux acteurs, il s’agissait donc d’une séquence innovante. C’est pourquoi, la dernière séance a été filmée [2] par la DANE afin de la diffuser, ce qui permet également d’y adosser notre analyse.

Présentation de la séquence EDD avec médias informatisés

12Cette séquence, conçue en 2016 pour des élèves de 2nd, s’est déroulée en méthodes et pratiques scientifiques pendant six séances d’une heure et demie. Cet enseignement interdisciplinaire entre sciences physiques-chimie et sciences de la vie et de la Terre se fondait sur des contenus propres, non issus des programmes. L’objectif était de préparer les élèves à un débat sur les enjeux énergétiques. Dans une première partie, ils documentaient différents aspects économiques, géopolitiques, sociaux et environnementaux d’une source d’énergie parmi : les fluides (vent et eau), le nucléaire, le solaire et les combustibles fossiles (conventionnel ou non) en sélectionnant les informations de pages web présélectionnées [3]. Par groupe de trois, ils ont composé un Prezi, c’est-à-dire une présentation en ligne qui permet, à partir d’une vue d’ensemble, d’accéder à des blocs de contenus par un changement d’échelle.

Figure 1 : Un exemple de Prezi réalisé par un groupe d’élèves avant le débat.

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Figure 1 : Un exemple de Prezi réalisé par un groupe d’élèves avant le débat.

13Dans une deuxième partie, la production numérique de chaque groupe a été présentée aux autres élèves, afin de préparer des arguments en fonction des positions à défendre au cours du débat. Les groupes y incarnaient des conseillers en développement durable de quatre partis politiques, nommés par des couleurs – red, blue, black et green party – et dont les orientations étaient différentes : par exemple, hostiles aux énergies fossiles mais favorables au nucléaire et aux énergies renouvelables (blue party) ou au contraire pour les énergies fossiles et nucléaire et moins enclins aux énergies renouvelables (black party).

14La dernière partie, soit le débat, était bâtie autour de la question « quelle(s) énergie(s) pour demain ? ». Le modérateur était le professeur de la classe de 3e devant laquelle les 2ndes devaient débattre. Ils exposaient leurs positions puis répondaient aux questions des 3es. Ils pouvaient consulter l’ensemble des Prezi sur des tablettes connectées à internet. Pour vérifier l’équité du temps de parole de chaque parti, il était comptabilisé par un professeur grâce à l’application « Contrôle du temps de parole ». Puis les élèves de 3e se prononçaient sur la rigueur de l’argumentation scientifique et sur la clarté de la communication de chaque parti politique. Plickers a permis de projeter un questionnaire avec les quatre possibilités de choix entre A, correspondant aux deux critères remplis et D à aucun critère rempli. Les 3e présentaient un QR code qu’ils orientaient selon la lettre de leur choix. Leurs réponses étaient scannées via l’appareil photographique d’un Smartphone connecté à internet. Selon le même principe, une élection finale a eu lieu, chaque parti étant désigné par une lettre. La projection des résultats a ouvert une discussion sur les critères de choix des électeurs.

Figure 2 : Les élèves de 3e votent pour le parti politique qui les a le plus convaincus

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Figure 2 : Les élèves de 3e votent pour le parti politique qui les a le plus convaincus

15Pour discuter de la part des médias informatisés dans le processus éducatif, nous comparons cette séquence à un autre où ils en étaient absents.

Une séquence EDD analogue, sans média informatisé

16En 2006, avec l’association Énergies durables en Ile de France (EDIF), nous avions imaginé un « tribunal des énergies ». Cette séquence, d’une durée totale de quatre heures avait été décrite sur le site Agenda 21 de la cité scolaire dont les archives permettent de la retranscrire ici. Elle s’adressait également à des 2nd, réunis une heure par semaine en atelier interdisciplinaire aux sciences expérimentales. Pendant la préparation, les élèves étaient répartis par groupe de quatre et devaient étudier un dossier contenant des articles spécifiques à une famille d’énergie : fossiles, renouvelables ou nucléaire. Scindés en deux « défenseurs » et deux « accusateurs », ils recueillaient sur papier les informations pertinentes pour préparer leur argumentaire. Trois « jurés » prenaient connaissance de l’ensemble des dossiers. Le débat se déroulait lors d’une séance en trois joutes successives, une pour chaque énergie. Les jurés estimaient le temps de parole avec une montre : à une accusation devait répondre une défense et inversement. Ils prononçaient ensuite leur verdict en exposant les trois arguments les plus convaincants de chaque joute. Une discussion clôturait la séance sur la nécessité des économies d’énergie notamment individuelles.

17Les éléments saillants des deux séquences sont résumés dans le tableau 1.

Tableau 1 : Comparaison en terme de médiation entre les deux séquences pédagogiques.

Éléments saillantsSéquence sans média informatiséSéquence avec médias informatisés
Sources documentairesArticles sur papierArticles sur des sites internet
Synthèse sur l’énergieNotes sur papierRéalisation d’un Prezi
Échanges avant le débatEntre les groupes, sans temps de présentation dédiéPrésentation orale du Prezi devant le groupe-classe
Consultation de contenus au cours du débatLes notes sur papier du groupe (défenseur ou attaquant)Les Prezi sur tablette de tous les groupes
Comptage du tempsAvec une montrePar l’application « Contrôle du temps de parole »
Verdict/VotePrononcé oralement par un public de juré de la même classeExprimé par une autre classe, recueilli et projeté via Plickers

Tableau 1 : Comparaison en terme de médiation entre les deux séquences pédagogiques.

18Les deux séquences ne sont évidemment pas strictement identiques. Mais leur construction et leurs principales visées sont suffisamment comparables pour autoriser, sans trop de biais, une analyse comparative : les médias informatisés ont-ils introduit des innovations d’un point de vue pédagogique ?

Analyses éducationnelle et communicationnelle

Analyse comparative des séquences par les compétences sollicitées

19Dans une première approche comparative, des différences sont à noter entre les deux séquences. Tout d’abord, le temps de préparation au débat a été plus long avec les TIC, non seulement pour la réalisation de la production mais aussi pour des raisons techniques de dépendance au réseau, ce qui est une contrainte classique de l’usage du numérique (Devauchelle, 2017). De plus, faire débattre les élèves de 2nd devant une autre classe, de surcroît en les filmant, n’a pas été neutre et a constitué un enjeu poussant les élèves à s’impliquer davantage. Enfin, la comparaison entre les discussions de fin de débat montre une pratique de l’EDD plus politique des questions énergétiques dans le deuxième alors que le tribunal des énergies se concluait sur une approche plus comportementaliste.

20Dans les deux cas, il n’y avait pas d’évaluation chiffrée mais les compétences travaillées étaient communiquées aux élèves dans la perspective d’une autoévaluation (Zwang & Chamboredon, 2010). Les compétences sollicitées chez les élèves dans les deux séquences – et non pas celles qu’ils ont acquises – rendent compte de notre intentionnalité. Dans le cadre de notre méthodologie praxéologique, ce sont des marqueurs d’une éventuelle transformation de notre pédagogie suite à l’introduction de nouvelles formes de médiations. Reformulées au prisme des compétences écosociales, elles sont décrites dans le tableau 2.

Tableau 2 : Descriptif des compétences sollicitées dans les deux séquences pédagogiques.

Compétences sollicitéesSéquence sans média informatiséSéquence avec médias informatisés
LangagièresS’exprimer à l’oral en maitrisant la syntaxe et l’élocutionS’exprimer à l’écrit et à l’oral en maitrisant la syntaxe, l’orthographe et l’élocution
InformatiquesSans objetMaîtriser techniquement Prezi et savoir manipuler une tablette
CritiqueÉvaluer l’information en fonction du point de vue à défendre
Distinguer une croyance d’un fait
Juger les différents points de vue
Appréhender tous les aspects d’une modalité de production de l’énergie
Distinguer une croyance d’un fait
Juger les différents points de vue
ÉthiqueAssocier un point de vue à un système de valeurAssocier un point de vue à un système de valeur
HeuristiqueImaginer des solutions énergétiques dans le présentImaginer des solutions énergétiques pour demain
PolitiqueArgumenter un point de vue et prendre en compte celui d’autrui
Respecter les règles du débat
Délibérer
Argumenter un point de vue et prendre en compte celui d’autrui
Respecter les règles du débat Voter

Tableau 2 : Descriptif des compétences sollicitées dans les deux séquences pédagogiques.

21Leur comparaison (tableau 2) montre qu’hormis les compétences informatiques qui, incontestablement, constituent une nouveauté, l’introduction de médias informatisés ne semble pas avoir impactée fondamentalement notre pédagogie. Aux variantes près, précisées plus haut, les deux séquences ont permis de solliciter à part relativement égale des compétences écosociales chez les élèves. En effet, ils ont dû faire preuve de compétence critique, soit de discernement lors de la sélection des informations fournies et lors du débat pour jauger les arguments. Les discussions ont mobilisé la compétence éthique par la prise de conscience de systèmes de valeurs sous-jacents aux différents points de vue, comme par exemple, l’opposition aux éoliennes pour protéger la faune aviaire (tribunal des énergies), la défense des gaz de schiste pour des raisons économiques et géopolitiques (quelle(s) énergie(s) pour demain ?) ou encore la limitation des énergies fossiles pour réduire les gaz à effet de serre, comme forme de solidarité internationale (les deux débats). La compétence heuristique a également été mobilisée lorsqu’ils ont imaginé et défendu des alternatives aux gestions énergétiques dominantes : le recours à des unités autonomes de production d’énergie rattachées aux habitations (tribunal des énergies) ou le développement de politiques de mobilités urbaines plus favorables aux transports « doux » (quelle(s) énergie(s) pour demain ?). Dans les deux cas, ils ont développé leur compétence politique en confrontant différents points de vue selon des règles prédéfinies et en exerçant leur pouvoir-agir par l’expression d’un choix. Quant aux compétences langagières, une synthèse écrite et formalisée sur papier avant le « tribunal des énergies », à la place de la préparation de notes pour l’oral, aurait tout autant accentué sur l’expression écrite que la réalisation du Prezi ne l’impliquait.

22Cette comparaison tend donc à montrer que les TIC n’ont pas induit directement un appel à de nouvelles compétences, sauf à celles liées à leur manipulation. De même, nous ne constatons pas qu’elles aient engendrées de nouveauté fondamentale dans l’organisation sociale et pédagogique par rapport au dispositif antérieur. Ces résultats affermiraient donc l’idée que la scolarisation de produits technologiques ne détermine pas d’innovation dans la forme scolaire (Fluckiger, 2018). Pour autant, « la réalité de la nouveauté technique n’est jamais directe » (Jeanneret, 2011 : 78), c’est pourquoi l’apport des médias informatisés est dès lors considéré d’un point de vue communicationnel.

Analyse communicationnelle : médias informatisés, culture scolaire et développement des compétences écosociales

23Tout au long de la séquence, chacun des médias informatisés (tableau 1) permet une objectivation des processus et des idées générées par des signes hybrides, sociaux et techniques, produits de façon synchrone à l’action éducative. En premier lieu, la prise en charge graphique par le technique change les modalités de scripturalisation des contenus scolaires. Par exemple, l’écriture de l’élève dans le Prezi est balisée par des formats éditoriaux prédéfinis. Des architextes (de arkhé, origine et commandement) permettent l’écriture à l’écran dans une représentation régie par les normes d’un programme informatique (Souchier et al., 2003). Comparativement aux notes sur papier l’éditorialisation par le média informatisé donne à la production un aspect, une image, qui ne permet pas d’identifier d’emblée qu’il s’agit d’un travail d’élève (figure 1). Quel que soit le contenu, l’ingénierie textuelle affranchit l’élève de son propre référent scripturaire, forgé au cours du temps scolaire. Il est en mesure de faire connaître par des signes sans que son statut ne soit, de prime abord, signifié.

24En second lieu, à cette dimension techno-sémiotique de la mise en forme logicielle s’ajoute une dimension de médiatisation. Toutes les productions de la séquence peuvent être visibles, lisibles et communicables : les Prezi ont pu être projetés au moment de la présentation orale et ont été accessibles via la tablette, la durée d’intervention de chaque parti a été observable par l’application « Contrôle du temps de parole » (figure 3) et les résultats du vote via Plickers ont été montrés (figure 4). De plus, cette médiatisation s’opère dans le temps de l’action éducative. Elles permettent de faire advenir aux yeux des élèves les signes de leur propre production culturelle : le contenu des Prezi est issu de leur sélection documentaire, l’application permet la monstration de leur temps de parole, Plickers montre le recueil de leur avis.

Figure 3 : Le temps de parole de chaque parti représenté par une couleur (green party, black party, red party, blue party) est montré aux élèves

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Figure 3 : Le temps de parole de chaque parti représenté par une couleur (green party, black party, red party, blue party) est montré aux élèves

25Toutes les informations communiquées au cours de la séquence sont donc le corollaire de la situation pédagogique : elles en sont endogènes et concordantes. Or, par le média informatisé, elles sont enseignées au même titre que le serait un savoir exogène exposé dans un livre scolaire, un diaporama d’enseignant, un film pédagogique, etc. En d’autres termes, elles accèdent au même statut symbolique qu’un savoir sélectionné au cours du temps, constitutif de la culture scolaire classique. C’est pourquoi, nous pensons que l’opérativité des médias informatisés se situe dans leur capacité à changer les régimes de légitimation des savoirs. Leurs incidences scripturales et temporelles sont de « transformer les modalités de l’enseignement scolaire et la nature des savoirs inculqués [ce qui] implique […] une modification des modalités d’exercice et de la distribution du pouvoir » (Lahire, 2008 : 58). De notre point de vue, c’est donc du côté du rapport à la culture scolaire induit par des formes matérielles et scripturales de médiation que réside l’innovation pédagogique par les médias informatisés.

Figure 4 : Projection des résultats et commentaire au cours de la séquence

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Figure 4 : Projection des résultats et commentaire au cours de la séquence

26Nous émettons donc l’hypothèse qu’en EDD, la plus-value des médias informatisés pour le développement des compétences écosociales, se situe dans la monstration des signes de leur mise en œuvre au cours d’une activité pédagogique. Au cours de la séquence, la scripturalisation sociotechnique a permis d’enseigner des contenus comme le résultat de compétences : critique par, notamment, l’organisation de l’énoncé du Prezi ; politique par, entre autres, l’assujettissement à une durée d’expression mesurée ; éthique et dans une moindre mesure, heuristique par la matérialisation d’un choix en fonction de valeurs explicitées et de solutions imaginées par les partis. De plus, la médiatisation des résultats du vote a servi de supports à de nouveaux dialogues, comme autant de potentiels catalyseurs d’une réflexion critique et politique chez les élèves (figure 4). L’exercice scolaire du débat a donc gagné en potentialités pédagogiques.

Conclusion

27Par cette étude de cas, nous avons voulu montrer que la plus-value éducative des médias informatisés est à considérer du côté de leurs propriétés communicationnelles par leur capacité à donner une matérialité aux processus et aux idées endogènes à la séquence pédagogique. Cette consubstantialité du technique et du social pourrait alors soutenir le développement de compétences écosociales, non pas directement mais par le truchement de l’exposition de leur mise en œuvre, leur donnant ainsi symboliquement une légitimité. La médiatisation des traces de la coopération et du débat entre pairs comme concrétisations signifiantes d’une pensée collective et d’un pouvoir-agir dans le temps de l’action éducative contribuerait à une acculturation des élèves à des dispositions d’auteur en EDD (Lange et al., 2013). En rendant tangibles des éléments de leurs propres actions, les médias informatisés semblent ainsi pouvoir appuyer les capacités des élèves à créer leur propre histoire au sein d’un collectif, c’est-à-dire à accompagner leurs capacités à innover en vue d’une transition écologique.

28Plus largement, cette analyse montre que la médiation éducative par « le numérique » est davantage à considérer dans les dimensions symboliques de la culture scolaire. Il s’agirait donc de penser la communication par les technologies à l’école non pas uniquement comme un moyen mais comme une valeur. Au moment de l’ingénierie pédagogique, l’évidence de la médiatisation par les TIC serait substituée par l’attention aux modalités de production des signes comme enjeu éducatif. Cette démarche décale la question de l’innovation pédagogique posée dans un lien direct entre technologie et éducation, vers le cadre d’une relation dialogique entre communication et éducation.

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Mots-clés éditeurs : éducation au développement durable, médias informatisés, compétences écosociales, Innovation, culture scolaire

Date de mise en ligne : 02/02/2020

https://doi.org/10.3917/spir.063.0079

Notes

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

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