Couverture de SPIR_060

Article de revue

Des incertitudes socio-épistémiques aux incertitudes professionnelles

Les enseignants face à la question socialement vive de la transition agroécologique

Pages 49 à 58

Notes

  • [1]
    Parmi les 4 enseignantes interrogées, 3 sont des femmes. Dans le reste de l’article, nous appliquons donc la règle de majorité dans l’accord du nom générique qui les désigne.
  • [2]
    Chaque entretien est une discussion individuelle avec Marie, Jérôme, Virginie et Marine, les prénoms étant fictifs afin de garantir l’anonymat des enseignantes.
  • [3]
    BOEN n° 4 du 29/04/2010 et BOEN n° 9 du 30/09/2010.
  • [4]
    La vivacité perçue de la question / Parcours et expériences / Point de vue sur la question / Le rapport à l’information / Réponses possibles à la question / Parler « incertitude » / La vivacité dans la classe / Projection dans l’enseignement / Interactions professionnelles / La formation professionnelle.

Introduction

1L’École, en tant qu’institution éducative, a été définie – notamment par les lois Ferry fondatrice d’une certaine vision de l’École à la fin du XIXe – comme le corollaire de transmission de l’identité « d’une nation qui se voulait homogène, moderne et républicaine » (Dubet, 2014 : 14). Alors, homogénéiser une nation par le vecteur éducatif ne correspond-il pas à établir un processus pédagogique stabilisé, quel que soit le contexte d’enseignement ? Au service de cet horizon institutionnel, nous pouvons supposer qu’un certain nombre de certitudes ont été utilisées pour consolider la transmission du récit national : certitudes sur la pertinence de tel ou tel sujet, méthode, contenu, et par conséquent du rôle instructeur des professionnel de l’enseignement. Le contexte a évolué. Le métier d’enseignant a connu de fortes évolutions, voyant ses repères liés à l’exercice de l’autorité, à la stimulation de l’enthousiasme des élèves et à l’organisation du temps, troublés et remis en cause par une double exigence toujours aussi vive, de la part de l’institution comme des parents d’élèves (Lantheaume & Hélou, 2008). Dès lors, quelle est la place du professeur au sein d’une École désingularisée et désacralisée ? Comment la perçoivent-ils, en tant qu’enseignants, et quelle idée se font-ils de leur propre rôle ? Ce questionnement constitue un problème qui peut être considéré comme transversal à différentes approches de recherche en sciences de l’éducation. Dans notre travail, nous en proposons un éclairage particulier à partir d’une problématique prenant pied dans l’enseignement des sciences. Des objets émergents tels que les « éducations à » (Barthes & Alpe, 2012) et les Questions Socialement Vives (Simonneaux & Legardez, 2011) y reconfigurent ainsi les logiques éducatives, dénotant à la fois la montée en puissance des revendications environnementales et sociales, et la porosité entre l’École et l’actualité des sociétés. Nous émettons alors l’hypothèse que la présence croissante des Questions Socialement Vives (QSV) dans les référentiels et les pratiques d’enseignement des sciences participe d’une certaine manière à la crise d’identité des professionnels de l’éducation, notamment en accentuant le sentiment perçu d’incertitude quant à la représentation de leur rôle et quant aux types de savoirs mobilisés en classe. Les enseignants ressentent-ils et expriment-ils vraiment ce glissement ? Comment appréhendent-ils les incertitudes véhiculées par ces objets d’enseignement ? Quels facteurs influencent leur manière de les appréhender et de définir leur place dans ce contexte ? Il s’agit tout d’abord de détailler notre approche théorique de la notion d’incertitude, à la lumière de la spécificité de l’enseignement des QSV. Dans le cadre d’un travail doctoral et à l’aide d’une méthode d’enquête empruntant aux outils qualitatifs de l’anthropologie, nous nous sommes immergés dans un environnement de formation initiale de l’Éducation Nationale où les enseignants-stagiaires étaient confrontés à la question vive de la transition agroécologique. Nous nous appuyons sur l’analyse d’entretiens avec des enseignantes-stagiaires [1] pour proposer des pistes d’interprétations caractérisant la perception des incertitudes de la question chez ces actrices. D’un point de vue de la posture éducative, cette analyse nous permet de plaider pour une vision favorable de l’introduction des incertitudes des controverses dans le milieu scolaire, celles-ci étant constitutives de la vie sociale et potentiellement sources de motivation, de pouvoir d’agir, plutôt que d’une indécision qu’il faudrait tenter de réduire à tout prix à l’aide d’une rationalisation scientifique illusoire.

Des incertitudes spécifiques à l’enseignement des questions scientifiques socialement vives

À l’origine, une crise épistémologique

2Le statut de la certitude scientifique a largement été réinterrogé depuis le cogito de Descartes, qualifié de « première certitude » (Piclin, 1984). Les débats qui ont traversé la philosophie des sciences ont en effet grandement altéré la prétention du projet positiviste à établir des certitudes ayant valeur de vérités universelles. Bachelard (1927) avance le fait que toute connaissance scientifique n’est qu’une forme d’approximation. Kuhn (1983), puis Latour (1989), parmi de multiples approches en sociologie des sciences, montrent comment les savoirs scientifiques sont socialement construits par le biais d’alliances, de trahisons, de passions. De surcroît, la mise en débat des technosciences, de leurs conséquences, de leurs finalités nourrissent des controverses qui ont un rôle de catalyseur et « accroissent la visibilité de ces incertitudes » (Callon, Lascoumes, & Barthe, 2001 : 37).

L’École, espace de vivacité traversé d’incertitudes

3Ces questions liées aux grands enjeux de notre temps – nucléaire, transhumanisme, pesticides, changement climatique, etc – et qui agitent l’espace social touchent aussi l’École, par ricochet. En effet, « l’actualité entre tous les matins avec les élèves dans la classe » (Meirieu, 2011 : 11). Une QSV est alors caractérisée à partir d’un triple niveau de vivacité (Legardez & Simonneaux, 2006 ; Simonneaux & Legardez, 2011) :

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  • une vivacité dans la société (suscite la réaction et l’engagement d’individus et de groupes sociaux, provoque le débat, implique des valeurs, des arguments, est médiatisée) ;
  • une vivacité dans les savoirs de référence (mobilise les acteurs des champs professionnels et disciplinaires concernés par le sujet, est expertisée) ;
  • une vivacité dans les savoirs scolaires (transpose le débat au sein de la classe, pose la question de son traitement dans les référentiels et le processus d’enseignement-apprentissage).

5Dès lors, l’approche par les QSV propose de s’emparer de ce type de questions pour permettre aux apprenants de se doter des outils informationnels et argumentatifs qui forgent une citoyenneté critique et raisonnée.

6À propos du rapport entre les enseignants et les incertitudes des QSV, les travaux existants ont montré que certains enseignants estiment que « c’est mieux de séparer les faits scientifiques prouvés de l’incertitude » (Simonneaux & Simonneaux, 2008), l’absence de vérité universelle face à la question pouvant apparaître comme une difficulté d’enseignement (Albe, 2009). On imagine alors ce que peut provoquer la présence omniprésente de ces incertitudes, remettant en cause la posture classique de sachant dévolue au professeur. C’est l’un des objectifs de notre recherche que de clarifier la perception de ce glissement par les acteurs que nous avons rencontrés.

Les formes d’incertitudes socio-épistémiques

7À partir de trois regards sociologiques traitant explicitement des incertitudes dans les technosciences (Beck, 2001 ; Callon et al., 2001 ; Chateauraynaud, 2006), nous différencions donc 5 formes d’incertitudes véhiculées par les Questions Socialement Vives, sans prétention à l’exhaustivité :

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  • une incertitude épistémique liée à la nature et à la pluralité des savoirs mobilisées dans le débat ;
  • une incertitude des effets quant aux conséquences (sociales, économiques, environnementales, etc.) du développement technoscientifique ;
  • une incertitude des décisions et de leurs modalités politiques quant aux orientations à prendre pour le futur en réaction à ces effets ;
  • une incertitude des acteurs impliqués dans la controverse concernant leur place, leur légitimité et leur responsabilité dans la question posée ;
  • une incertitude de l’incertitude, forme réflexive qui touche à la manière dont nous, sociétés, scientifiques, acteurs sociaux, appréhendons ce phénomène.

Méthode d’enquête

Anthropologie bricoleuse et posture compréhensive

9Nous adoptons une méthode empruntant aux outils de la socio-anthropologie, assumée comme un « bricolage » méthodologique (Steinberg & Kincheloe, 2012). La métaphore bricoleuse désignant ici une forme de « savoir-faire » (De Sardan, 2008 : 44), un artisanat du chercheur qui emprunte à différentes ressources et champs disciplinaires. En outre, dans nos interactions avec les acteurs, nous adoptons pour une part la démarche compréhensive formulée par Kaufmann, ce qui nous amène à définir l’entretien comme une discussion et à penser que « les hommes ne sont pas de simples agents porteurs de structures mais des producteurs actifs du social, donc des dépositaires d’un savoir important qu’il s’agit de saisir de l’intérieur » (2011: 24). Concrètement, cela implique pour nous, enquêteurs, d’adopter une attitude empathique à l’égard des acteurs et de mettre en place des conditions volontairement informelles de discussion.

Terrain d’investigation

10Nous avons choisi, pour articuler nos questionnements avec notre expérience de terrain, d’analyser quatre entretiens [2] issus d’un travail doctoral. Les données sont issues d’une immersion vécue en mars et avril 2016 dans une situation de formation initiale d’enseignantes-stagiaires en deuxième année de Master Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation Sciences de la Vie et de la Terre, à l’École Supérieure du Professorat et de l’Éducation (ESPE) de Montpellier.

La question vive de la transition agroécologique

11Afin d’ancrer notre travail de terrain, nous avons échangé avec les enseignantes-stagiaires sur la base de la thématique qu’elles avaient à traiter en formation : « quelle(s) agriculture(s) pour nourrir la planète ? » (notamment incarnée par les thèmes « Enjeux planétaires contemporains » et « Nourrir l’humanité » du curriculum [3]). Sur le plan de notre recherche, nous avons recadré cette question autour de l’enjeu de la transition agroécologique, l’agroécologie étant ici entendue dans son acception large de science, de mouvement social et d’ensemble de pratiques agricoles différenciées (Wezel et al., 2009). Le terme de transition n’est pas non plus anodin et définit un chemin socio-technique (Geels & Schot, 2007) de passage d’un état à un autre, ce qui se révèle pertinent pour décrire les évolutions agricoles en cours. Ce processus de passage est lesté d’incertitudes axiologiques et sociales car il interroge la ou les directions prises par le processus transitoire (Dupuy & Le Blanc, 2001). Avec le prisme de notre approche théorique, nous pouvons donc constater que cette transition en cours fait émerger des incertitudes :

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  • quelles sont les savoirs à prendre en compte dans le traitement de la question et la définition de l’horizon agroécologique ? (incertitude épistémique) ;
  • quelles sont les conséquences des pratiques agricoles sur notre environnement, notre alimentation, notre santé ? (incertitude des effets) ;
  • quelles sont les orientations à donner aux politiques agricoles ? (incertitude des décisions) ;
  • qui peut et doit décider de ces orientations et selon quel niveau de participation à la décision ? (incertitude des acteurs) ;
  • quelle est la part d’incertitude dans notre perception de ces incertitudes et les réponses que la société tente d’apporter, par les prospectives agricoles par exemple ?

13Ce cadrage très large de la question de la transition agroécologique nous a permis d’évoquer avec les enseignantes-stagiaires des questions agro-environnementales dont les enjeux sont davantage contextualisés (OGM, populations d’abeilles, produits phyto-sanitaires, etc), tout en étant inclus dans la question générale donnée.

Progression de l’analyse

14Notre analyse emprunte aux modalités de l’analyse thématique de contenu, la thématisation étant entendue comme « l’opération centrale de la méthode, à savoir la transposition d’un corpus donné en un certain nombre de thèmes représentatifs du contenu analysé et ce, en rapport avec l’orientation de recherche » (Paillé & Mucchielli, 2003 : 162). Alors, l’analyse a été menée en quatre étapes successives :

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  • retranscription partielle des entretiens ;
  • codage manuel multithématique (Ayache & Dumez, 2011) de nature abductive où les catégories sont à la fois issues de la réflexion théorique et du matériau empirique lui-même, à la façon de la théorie ancrée ;
  • analyse du corpus thématisé par le biais d’indicateurs structurés par deux dimensions de recherche : le rapport individuel aux incertitudes et la projection dans l’enseignement de la question ;
  • interprétations issues de cette analyse vis-à-vis de la problématique générale.

Résultats : des incertitudes socio-épistémiques aux incertitudes professionnelles

Contenu des entretiens

16Après raffinage des catégories thématiques, nous avons stabilisé dix thèmes [4] recoupant l’ensemble du contenu des discussions et organisé en plusieurs sous-catégories. À propos de la problématique soulevée et partant de l’analyse de ce contenu, voici les points saillants qui ont été dégagés.

Une immensité informationnelle qui nourrit l’indétermination

17Dans la façon dont les enseignantes se forment une opinion sur la question soulevée, le traitement de l’information est une phase délicate. Pour trois enseignantes sur quatre, les informations disponibles relatives à la question sont tellement nombreuses, plurielles et mouvantes, qu’elles expriment une grande difficulté à construire leur point de vue sur le sujet, ne serait-ce qu’en tant que citoyennes. Une forme de saturation est parfois exprimée quant au volume d’informations reçues ayant trait à la question : « Moi souvent, quand y a trop d’infos comme ça, je sais pas. Comme je sais que les médias sont plus ou moins orientés en fonction de, ou pour faire du buzz, ou parce qu’il y a un enjeu politique derrière, c’est vrai que je suis un peu en difficulté de me faire un point de vue aux premiers abords quand j’ai un lot d’informations » (Valérie). Pour contextualiser, cette remarque portait sur la question des Organismes Génétiquement Modifiés (OGM) qui a connu des épisodes de médiatisation intense, notamment lors de l’affaire Séralini. Toutefois, de manière plus générale, le point commun entre les trois enseignantes à qui le traitement de l’information pose problème se situe davantage dans un sentiment d’incomplétude du raisonnement face à l’étendue des ressources disponibles, étendue dont elles ne semblent pas pouvoir en distinguer les limites. D’autres expriment plus spécifiquement du scepticisme sur la nature des savoirs communiqués par certaines études, à l’instar de Jérôme : « et en plus quand on voit les études qu’ils font et que certaines par exemple les tests statistiques sont pas bons ou sont truqués ou ce que vous voulez… (Soupir) Comment se faire un avis ? Enfin moi, c’est un truc je peux pas. » L’incertitude épistémique ici identifiée nous apparaît alors comme un élément bloquant dans la dynamique d’exploration de la controverse. Si, en tant que citoyenne, l’enseignante éprouve déjà une grande difficulté à traiter l’information relatée, il semble peu probable qu’elle soit ensuite encline, en tant que professionnelle, à organiser un traitement de l’information dans une perspective pédagogique. Afin d’esquisser d’ores-et-déjà des perspectives, ce phénomène mériterait d’être analysé à la lumière des évolutions des pratiques informationnelles en situation de controverse, tout particulièrement dans un contexte où l’outil numérique rend paradoxalement tangible l’étendue des informations assimilables sur une controverse donnée.

Une perception implicite des incertitudes des QSV

18La notion d’incertitude est peu explicite pour les enseignantes, qui perçoivent des incertitudes, en tout cas selon notre définition, mais sans les nommer telles quelles. Une seule enseignante sur les quatre, Marine, a affirmé que le terme d’incertitude lui semblait tout à fait compréhensible. Les autres disent ne pas situer sa signification, tout en proposant plus tard une interprétation particulière. Nous parlerons donc de perception implicite des incertitudes des Questions Socialement Vives, tout en précisant que cette perception est souvent restreinte à une, deux ou trois formes maximum d’incertitudes socio-épistémiques. Jérôme définit en effet l’incertitude comme une zone de flou qui empêche de percevoir la « vérité » sur différents aspects de la question posée. Valérie entend les incertitudes comme les effets potentiels d’applications techniques sur le long terme, citant l’exemple de l’impact de certains pesticides sur les populations d’abeilles, ou encore l’effet de l’exposition prolongée des organismes humains aux ondes électromagnétiques par la téléphonie mobile. L’incertitude est donc entendue dans son cas comme le fait de ne « pas être sûr de ce que ça peut provoquer ». Cependant, tout en proposant cette définition, elle affirme ne pas identifier d’incertitudes dans la question localisée des abattoirs d’Alès, où des cas de maltraitance animale ont été révélés par l’association L214 en octobre 2015. Précisons qu’elle avait auparavant exploré cette question lors de la formation suivie à l’ESPE, et qu’elle avait donc profité d’une activité conséquente de recherche d’informations sur le sujet. Il est ainsi intéressant de constater qu’après un temps d’exploration structuré, le sentiment d’incertitude peut considérablement se réduire, alors même que les incertitudes socio-épistémiques n’ont pas disparu (sur le cas de la dignité animale, de nombreuses incertitudes traversent encore la controverse quant à la définition scientifique de la souffrance animale, le rôle et la responsabilité des associations de protection animale ou des industriels, les solutions possibles, de meilleures conditions d’abattage au choix du véganisme, etc).

Incertitude et risques d’enseigner

19L’intentionnalité d’enseignement des QSV est forte. Pour autant, aucune enseignante n’affirme que la tâche lui semble facile : dans la totalité des cas, le fait d’enseigner des QSV est considéré comme une activité pédagogique plus difficile à mettre en place qu’un enseignement autour d’un objet scientifique plus stabilisé, plus "froid" et donc moins emprunt d’incertitudes. Les explications données à ce propos concernent pour bonne part des risques liés à la gestion de la classe. En raison de la capacité particulière d’une question vive à toucher les affects des élèves, certaines enseignantes expriment une véritable angoisse de voir la situation leur échapper : « J’aurais toujours peur que ça dérape […] et que j’arrive pas à me dépêtrer de la situation dans laquelle j’aurais pu… j’aurais pu être mise en difficul… enfin, dans laquelle j’aurais pu être » (Valérie). Pour nous, derrière cette « peur » se cache un enjeu majeur pour l’enseignante, celui de sa capacité à encadrer l’activité, de sa compétence professionnelle en somme et, par rebond, de sa légitimité. La seule à en parler de manière ouverte est Marie, exprimant sa réticence à aborder certaines questions considérées comme trop vives pour ses élèves, comme celle de la condition animale. Elle précise qu’elle préférerait choisir une autre question moins sensible dans un but d’enseignement, afin de ne pas risquer de voir une situation pédagogique lui échapper et de devoir ensuite affronter les réactions de ses collègues, du chef d’établissement ou des parents d’élèves : « Je suis d’accord, sur le papier […] c’est super de faire ça. Sauf que le problème, c’est quoi ? C’est que moi il m’arrive ça, le gamin il voit la vidéo [prise en caméra cachée par l’association L214 dans les abattoirs d’Alès] et le gamin il ressort de là, il est choqué, il fait des cauchemars pendant trois jours… Ben j’ai les parents qui viennent me voir ! » D’un point de vue transversal, c’est un désir de contrôle de l’activité qui est projeté par anticipation par les enseignantes-stagiaires. Jérôme, qui relate quant à lui une expérience d’enseignement d’une question vive toute autre – le genre – qui s’est avérée enthousiasmante, explique qu’il était en capacité de répondre à la moindre interrogation des élèves sur la dimension scientifique du sujet, et que sa préparation de cours avait pour une grande part consisté à « bosser le dossier à bloc », en d’autres termes à maîtriser les savoirs attenants. Il s’agit ici de prendre également en compte leur niveau d’expérience : une des préoccupations majeures d’un apprenti enseignant est avant tout de pouvoir gérer la classe, d’anticiper ses réactions, de les réguler. Si l’enseignement des QSV reconfigure la dynamique d’attention et d’investissement des élèves dans l’activité, du fait de leur caractère ouvert et incertain, il est logique qu’il soit alors considéré par des professeurs débutants comme un enseignement risqué. C’est dans ce sens que nous considérons que les incertitudes socio-épistémiques des QSV s’articulent avec les incertitudes professionnelles d’enseignement des QSV.

Conclusion

20Ces résultats proposent un éclairage particulier sur la façon dont les enseignants-stagiaires peuvent appréhender les incertitudes des QSV et de leur enseignement. Une analyse plus poussée des contextes qui influencent ces points de convergence serait complémentaire (rapport au curriculum, spécificité des groupes classes, expérience de vie détaillée de l’enseignant). Et que diraient à ce sujet des enseignants en poste depuis plusieurs années, pour qui la gestion du groupe classe est un acquis professionnel ? Comment projetteraient-ils ce type d’enseignement dans des filières comme l’enseignement technique ou l’enseignement agricole ?

21En outre, la saturation informationnelle ressentie par les enseignants, si elle apparaît pour l’instant tel un phénomène contraignant, doit aussi appeler à renforcer et à adapter la formation à l’éducation aux médias, et à articuler ces compétences avec d’autres acteurs de la communauté, professeurs documentalistes au premier plan. Les difficultés exprimées quant au traitement des informations sont aussi une opportunité d’exploration de la nature des sciences, du statut des savoirs en société, bref de mise en débat de ce qui alimente les controverses dans l’espace public. Malheureusement, dans le champ de l’éducation aux sciences, les travaux sont pour l’instant uniquement orientés sur la bonne compréhension de l’incertitude épistémique via un travail autour des incertitudes de mesures en sciences-physiques (Séré, Journeaux & Winther, 1998) ou en statistiques (Régnier, 2003). Cela créé, selon nous, une forte réduction des moyens et des finalités éducatives dans la dynamique de compréhension de l’incertitude. De ce point de vue, l’intérêt de l’enseignement des QSV réside alors dans une prise en compte élargie des incertitudes ayant le potentiel pour outiller les professeurs de science au-delà de l’unique maîtrise du contenu scientifique (outillage nécessaire, mais insuffisant au regard des enjeux sciences-sociétés du XXIe siècle).

22De manière générale, ces réflexions nous amènent à développer une vision stimulante de la présence et la visibilité des incertitudes en enseignement des sciences, à l’instar de « l’éducation à l’incertitude » appelée par Morin (1999). Voir l’incertitude, la comprendre, la situer, s’y plonger pourrait ainsi constituer une activité à haute valeur éducative : ce qui est incertain n’est pas déterminé et laisse ainsi toute latitude à une action de réappropriation, notamment concernant les orientations futures de l’innovation technique et scientifique.

Bibliographie

Bibliographie

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  • Ayache M. & Dumez H. (2011) « Le codage dans la recherche qualitative une nouvelle perspective ? » – Le Libellio d’Aegis 7, 2 (33-46).
  • Bachelard G. (1927) Essai sur la connaissance approchée. Paris : Vrin.
  • Barthes A. & Alpe Y. (2012) Les « éducations à… », un changement de logique éducative ? L’exemple de l’éducation au développement durable à l’université » – Spirale 50 (197-209).
  • Beck U. (2001) La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité. Paris : Aubier.
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  • Kaufmann J.-C. (2011) L’entretien compréhensif. Paris : Colin.
  • Kuhn T. (1983) La structure des révolutions scientifiques. Paris : Flammarion.
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  • Paillé P. & Mucchielli A. (2003) L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales. Paris : Colin.
  • Piclin M. (1984) « Descartes et la première certitude » – Les Études philosophiques 1 (23-36).
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Mots-clés éditeurs : incertitudes, questions socialement vives, transition agroécologique, formation des enseignants, controverse

Mise en ligne 02/02/2020

https://doi.org/10.3917/spir.060.0049

Notes

  • [1]
    Parmi les 4 enseignantes interrogées, 3 sont des femmes. Dans le reste de l’article, nous appliquons donc la règle de majorité dans l’accord du nom générique qui les désigne.
  • [2]
    Chaque entretien est une discussion individuelle avec Marie, Jérôme, Virginie et Marine, les prénoms étant fictifs afin de garantir l’anonymat des enseignantes.
  • [3]
    BOEN n° 4 du 29/04/2010 et BOEN n° 9 du 30/09/2010.
  • [4]
    La vivacité perçue de la question / Parcours et expériences / Point de vue sur la question / Le rapport à l’information / Réponses possibles à la question / Parler « incertitude » / La vivacité dans la classe / Projection dans l’enseignement / Interactions professionnelles / La formation professionnelle.
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