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Article de revue

Les sentirs projectifs : un idéal paradoxal ?

Pages 73 à 84

Notes

1Cet écrit s’inscrit dans une démarche inductive inspirée de la méthodologie de la « théorie enracinée ». Il met en avant une production conceptuelle matérialisée par l'émergence d’un néologisme : les sentirs projectifs. Sommairement, ces sentirs désignent le ressenti au sens de la sensibilité, c'est-à-dire ce qui est perceptible par les sens. Cela renvoie également à l'idée d'éprouver une sensation, de percevoir une impression. La dimension projective des sentirs, quant à elle, correspond à la notion de projection en termes de représentation de projet et de prévisions.

2Nous nous accordons sur la pertinence de la technique employée lors du travail dans la rue. « Aller vers » assure un déplacement direct, au contact des jeunes et des populations qui ne se déplaceraient pas vers les institutions de droit commun. Toutes trois estimons que le travail dans la rue permet de se rendre visible, d’être identifiable auprès de ce public. Etre au cœur des problématiques de territoire permet, selon nous, de se saisir d’un quartier et de désamorcer les conflits.

3Comme précédemment évoqué, l'objet de notre recherche s’axe sur « le travail dans la rue ». Par cette formulation, nous regroupons les pratiques professionnelles liées à l'animation socioculturelle et la prévention spécialisée se déroulant dans l'espace public que constitue la rue. Au départ de notre réflexion, nous avons ciblé nos recherches et, par conséquent, nos documents (qui constituent notre matière première de référence) sur le travail de rue des éducateurs de prévention spécialisée. Nous avions pourtant connaissance que le "travail dans la rue" ne se résume pas au "travail de rue". C'est pourquoi nous nous sommes efforcées de varier les thématiques et approches du sujet. Très rapidement, nous avons décelé une différence non négligeable entre "travail de rue" et "travail dans la rue"; le "travail de rue" étant une des formes possibles du "travail dans la rue". En effet, nous avions à l’esprit d'autres aspects constitutifs des pratiques professionnelles dans la rue telles que les fêtes de quartier, les animations de quartier dans l'espace public, Médiation Nomade [1], entre autres. Cependant, nous ne soupçonnions pas la pluralité des modalités d'interventions possibles dans la rue, à l'exemple des maraudes.

4Ce travail de recherche exploratoire nous aura permis de découvrir la Méthode de la Théorisation Enracinée (MTE) [2]. Après quelques semaines de pratique et, maintenant, de recul, nous pouvons témoigner de nos représentations tantôt négatives, tantôt positives quant à l’utilisation de cette méthode.

5Lors de nos mémoires, nous avions pu effectuer des recherches documentaires, pour ensuite les coder, mais sans véritablement aller au terme de cette méthode. C’est en procédant à une analyse comparative des différentes sources documentaires et en particulier, des entretiens, qu’émergent des concepts phares, des notions clés.

6Il permet de dégager des axes prioritaires, une direction de recherche ou, tout simplement, de cibler et de synthétiser les éléments principaux sur lesquels la recherche se fonde.

7Dans un premier temps, nous avons eu quelques difficultés à nous familiariser avec la méthode de la théorie enracinée. Celle-ci nous paraissait très abstraite et nous ne savions pas vers où nous nous dirigions. Petit à petit, nous nous sommes prises au jeu et nous avons vu apparaître des résultats. En effet, ce travail de codage est long et fastidieux. Malgré un travail qui nous semble très pertinent (celui de partir de résultats obtenus après l’élaboration d’études des données), nous avons pu ressentir de la frustration, car l’objet de recherche initial se déplace. Nous ne nous posions plus la même question qu’au départ. La réponse finale répondra à une toute autre question. À ce stade du travail, nous restions toutes les trois curieuses de nous rendre compte de l’évolution de notre production et de la conceptualisation de notre recherche.

Première partie : Le sentir projectif : un idéal paradoxal?

Déconstruction sémantique

Le(s) sentir(s) et la sensibilité

8Au sens littéral, le verbe « sentir » désigne « la perception de quelque chose par l’odorat » [3]. Sentir, c’est également « percevoir une impression physique par les organes de la sensibilité » ou « connaître quelque chose plus ou moins confusément et de manière intuitive » [4]. On peut donc sentir une odeur ambiante ou, pour reprendre l’expression bien connue, « sentir que le vent tourne ». C’est ainsi que le sentir renvoie à la faculté olfactive, mais aussi à une perception intuitive qui renseigne sur le milieu extérieur. Sentir, est également relatif à la dimension du sensible. Sentir, c’est prendre conscience, « comprendre en profondeur tout en permettant de révéler les caractères » [5]. La sensibilité permet de subodorer, reconnaître, de « percevoir en soi une disposition d’ordre physique, intellectuel et moral » [6]. La sensibilité est en corrélation avec le verbe « sentir ». Il s’agit de « l’aptitude à s’émouvoir, à éprouver des sentiments d’humanité, de compassion de tendresse pour autrui ». La sensibilité est intimement liée aux émotions, au ressenti.

9Dans le domaine de la recherche qualitative, la sensibilité peut recouvrir différentes formes. Toutefois, les avis divergent quant à son appréciation. En effet, certains auteurs estiment que la sensibilité pragmatique réside en la sagesse appliquée sur un terrain donné [7] (Cassell, Bishop, Symon, Johnson & Buehring, 2009). D’autres, tels que Glaser (1978) ou Strauss & Corbin (1990), pensent que « la posture sensible réside dans la capacité du chercheur à se saisir des subtilités des données issues du terrain » [8]. Malgré un manque de visibilité sur la notion de sensibilité, deux courants de sens émergent. D’une part, un premier courant met en exergue trois stades de sensibilité avec « […] la capacité de sensation et de perception comme on pourrait le dire du côté de la souffrance, d’un point névralgique ; la capacité de vie affective intense qui renvoie à l’émotivité ou qui caractérise les personnes impressionnables ; le fait de se laisser toucher, d’être réceptif ou, techniquement, de réagir au contact comme les plaques sensibles ou des appareils de haute précision » [9]. D’autre part, un autre courant rapproche le sensible de « ce qui peut être identifié par les sens ». Les sens tiennent donc une place primordiale dans les recherches, à l’image des « sensory researches » qui assurent la contribution majeure de l’anthropologie de l’olfaction et des méthodes visuelles ou encore, des approches ethnographiques sensorielles de Pink [10].

10Lors des entretiens, notre conception de la « sensibilité » a pu s’enrichir au gré des témoignages recueillis. En effet, le ressenti, au sens de la sensibilité, peut être utile, notamment dans l’écoute qui assure la création d’une base de données informatives sur l’environnement dans lequel chaque professionnel du champ social doit (se) projeter, tout en opérant un travail de sensibilisation auprès des partenaires et des collègues.

11Si le sentir reflète donc la sensibilité de chacun, il n’existe pas un sentir mais plutôt des sentirs propres à chaque personnalité, chaque parcours, chaque vécu. Ce constat s’établit par la diversité des trajectoires individuelles. La prise de conscience s’effectue à la mesure du temps passé sur un quartier et de l’utilisation des ressentis éprouvés sur ce même terrain d’intervention. Les savoirs acquis en formation ne sont plus suffisants, ni même déterminants. En un mot, il faut faire preuve de savoir-être et de sensibilité construite sur la conjoncture d’éléments divers et variés : l’expérience, le terrain d’intervention et ses problématiques, les émotions propres à tout un chacun.

Le projectif au sens de projection

12Le projectif n’a pas de définition propre, mais peut appartenir à de multiples champs. En psychologie, il désigne « les techniques ou les tests dont l’objectif principal est l’établissement d’un diagnostic différentiel de l’organisation de la personnalité » [11]. En géométrie, le projectif s’applique aux « propriétés qui se conservent quand on réalise la projection d’une figure » [12]. Dans le domaine de la linguistique, la grammaire dite « projective » correspond à « l’ensemble de règles grammaticales établies à partir d’un échantillon de la langue susceptible d’être projeté sur un ensemble plus vaste des phrases de la langue » [13].

13Dans le cadre de notre étude, le projectif est à comprendre au sens de « projection ». La projection est l’action de projeter ses sentiments sur autrui mêlée à « l’action de projeter quelque chose vers le futur ou sur quelque chose, quelqu’un d’autre » [14]. Néanmoins, le professionnel du social ne doit pas projeter sa propre expérience sur les autres. Autrement dit, il ne doit pas calquer les réalités que sont les siennes sur un groupe d’individus. Si le projectif est de l’ordre de l’opinion liée à la compréhension individuelle, le professionnel a le devoir d’en user avec humilité, impliquant l’instauration d’une distance.

14Le projectif fait également allusion à la place de l’acteur sur le territoire. Le projectif est envisagé comme le fait de se projeter en tant que professionnel sur un lieu d’intervention. C’est en ce sens que la projection s’opère par l’acquisition des repères de chacun, à la reconnaissance de l’acteur par le public pour lequel il œuvre, mais aussi, par l’idée que l’on se fait d’un quartier et de son évolution pour établir des objectifs à atteindre, des actions à mettre en place. La dimension du projectif prend alors tout sens. Il est essentiel de déjouer la projection de soi, tout en parvenant à projeter sa propre entité sur une zone géographique donnée, afin de penser à des projets applicables à cette même zone.

Oscillation entre individuel et collectif

15 Si le concept de « sentirs projectifs » incorpore deux termes a priori contradictoires, cet aspect paradoxal se poursuit dans le va-et-vient constant entre l’individu et le groupe, l’unicité et la diversité ; en un mot, le singulier et le pluriel.

16Ainsi, l’expérience d’un individu n’est pas forcément applicable aux problématiques de la population. La pratique personnelle d’un territoire doit être constamment appréciée à l’aune de celle des autres membres de son équipe. L’intuition peut se confronter aux constatations géographiques, démographiques et socio-économiques observées sur un territoire. La perception individuelle au sens large, à savoir la connaissance personnelle et professionnelle ou le vécu, n’est pas applicable aux autres. L’oscillation nécessite une adaptation perpétuelle, un ajustement inévitable entre ce qui est propre « à soi » et ce qui est relatif « aux autres ». Les sentiments personnels doivent être partagés et mutualisés, tandis que la multiplicité des acteurs complique l’adaptation du professionnel aux formes d’appropriation de l’espace public.

17Les sentirs projectifs symbolisent ainsi un dosage parfaitement maîtrisé et une analyse distanciée de ce qui est à soi et pour soi, de ce qui est caractéristique des autres et en leur faveur, tout en apportant son sentiment à ceux des professionnels travaillant au sein d’une même équipe. En un mot, les sentirs projectifs représentent la mise en commun des sensibilités au service de l’Intérêt général.

Le ou les sentir(s) projectif(s)

18De prime abord, notre analyse s’est concentrée sur un concept unique dans sa forme ainsi que dans sa définition. Le sentir projectif nous paraissait correspondre à un ressenti, une perception, une sensibilité se rapportant à un territoire. Or, chaque individu est différent dans sa manière de percevoir les éléments. Il faut se référer à son passé, sa personnalité, en bref, à son histoire ainsi qu’à ses compétences analytiques et émotionnelles. Il n’y a donc pas « un » sentir projectif, mais « des » sentirs projectifs du fait de la diversité des individus. Les sentirs projectifs se multiplient en fonction de la diversité des terrains d’exercice et des publics avec lesquels le professionnel est en lien.

Les sentirs projectifs comme vecteurs de développement

La dimension professionnelle des sentirs projectifs

19Au travers de notre travail de recherche, nous nous sommes questionnées sur la place des sentirs projectifs au cœur la dimension professionnelle. De par nos expériences et nos analyses tout au long de notre travail de codage, nous avons pu mettre en évidence l’influence de notre singularité dans l’exercice de nos missions. À titre d’exemple, notre participation aux soirées de Médiation Nomade ne faisait pas émaner les mêmes impressions, les mêmes attentes ou les mêmes appréhensions. Ces disparités ont été mises en lien avec nos expériences personnelles et professionnelles.

20En effet, les échanges avec les professionnels interrogés ont conforté cette idée. En nous faisant part de leurs regards sur le projectif, ils ont mis en lumière « l’histoire de chacun ». Il faut alors comprendre que chaque professionnel a une histoire singulière, un bagage propre à son parcours, construits au fil des expériences personnelles comme professionnelles. Les caractéristiques de l’identité professionnelle se fondent en fonction du cadre de travail, des missions conférées au professionnel, des politiques d’intervention et des orientations de pensées de ses collègues. C’est ainsi que se structure une culture institutionnelle mêlée au sentiment d’appartenance au groupe de professionnels, dont la vision collective influence la conception de chacun. Cette dernière impacte largement sa vision du territoire, son ressenti, son appréhension des particularités ainsi que les problématiques repérées. Cela contribue à la définition de ses pratiques professionnelles et, par là même, de son identité professionnelle. Les sentirs projectifs sont considérablement emprunts de toutes ces dimensions du champ professionnel.

21Les sentirs projectifs sont donc ancrés dans une dimension professionnelle, d’autant que la question de la légitimité en tant qu’acteur du territoire se pose. Les sentirs projectifs changeront, selon la place de l’acteur. Ils dépendent également de sa reconnaissance auprès de la population et des institutions. Le lien de proximité induisant une confiance réciproque entre les acteurs du territoire, y compris la population, est une condition sine qua non pour que la légitimité s’exerce. Elle s’applique aussi en fonction de la place occupée par l’acteur sur le territoire et de la marge de manœuvre qui lui est permise. De ce fait, les sentirs projectifs en sont modulés.

22De plus, les années d’exercices sur un même territoire, les savoirs-être professionnels, la reconnaissance des compétences et de l’identité professionnelle, sont vecteurs de légitimité. L’identité professionnelle est en perpétuelle construction et se nourrit de la légitimité attribuée au professionnel. Selon le degré de reconnaissance et de légitimité acquis, les professionnels perçoivent différemment l’ensemble des composantes du territoire. Les sentirs projectifs ne pourront pas être similaires.

La dimension territoriale des sentirs projectifs

23Les sentirs projectifs disposent d’une dimension territoriale. La projection du professionnel ne peut être identique en fonction de la zone géographique d’intervention. En effet, la singularité des territoires engrange des processus hétéroclites, du fait des potentialités diverses en matière d’urbanisme, de population, de sociabilité et des fonctions attribuées et vécues du territoire.

24Les sentirs projectifs sont vecteurs de développement dans la mesure où le territoire les détermine. En effet, ils peuvent être soumis à de nombreux phénomènes tels que la désertion de l’espace public, en particulier par les jeunes. L’espace public est considéré comme l’espace de tous les dangers. Les jeunes ont une présence relativement limitée sur cet espace puisqu’ils le fuient en préférant se retrouver dans d’autres lieux que ce de leur domicile. Cet état de fait s’explique par la stigmatisation de certaines activités présentes sur les lieux d’habitation tels que les squats de hall ou les points de deal. L’espace public est très normé en termes d’aménagements et de modes d’usages, mais il n’est pas suffisamment pensé comme un espace pouvant provoquer la rencontre. Autrement dit, l’espace public est trop peu ouvert à la spontanéité urbaine. Le territoire soulève la question de la ville. Aujourd’hui, il manque des espaces accueillants appartenant à tout un chacun. Il s’agit de la question de la ville hospitalière ou non, conditionnant les sentirs projectifs ressentis sur un territoire donné.

25Si l’adaptation des professionnels influence les sentirs projectifs, cette même adaptation aux fonctions du territoire et aux manières dont les habitants s’approprient l’espace public n’est pas négligeable. La concurrence de territoires limite l’adaptation des professionnels pourtant bien effective.

26La mobilité est également à prendre en considération : la ville ne se résume pas à ses limites administratives. Elle dépasse le simple cadre territorial d’un secteur d’habitation ou d’un quartier. C’est en référence à cela que la différence entre « territoire administratif » et « territoire vécu » par les habitants est souvent évoquée. La population va parfois trouver des expériences et usages sur d’autres villes que celle sur laquelle elle est implantée. Les sentirs projectifs peuvent alors être brouillés, voire lésés. Mais si ces éléments perturbateurs de perception existent, ils peuvent également l’orienter.

27Les sentirs projectifs s’apparentent à un processus d’action et un processus réflexif impulsant une dynamique de projet. En effet, ils permettent une projection des professionnels sur un territoire. Leur exercice assure, par extension, et notamment via la méthodologie de projet, de travailler sur des problématiques repérées dans l’objectif de l’amélioration des conditions de vie. Les sentirs projectifs peuvent être assimilés à une aptitude ou une pratique professionnelle, idéalement considérée comme une voie de développement pour les acteurs de terrain. Cela suppose qu’ils soient partagés par tous. La diffusion de cette voie de développement nécessite l’objectivation des sentirs projectifs.

Deuxième partie : Les sentirs projectifs peuvent-ils être objectivables ?

28Lorsque l'on questionne l'objectivation des sentirs projectifs, nous sommes amenées à nous interroger sur les différentes composantes de ce concept. Nous avons pu constater que les sentirs projectifs sont indissociables et donc inhérents aux notions de territoire, de singularité et d’espace public.

La connaissance partielle du territoire

29En premier lieu, il semble opportun de définir la notion de territoire. Parlons-nous de territoire administratif ? De territoire ressenti ? De territoire vécu ? Tout espace physique n'est-il pas un territoire ? Est-il possible que le simple arrêt de bus soit considéré comme un territoire ? Dans cet article, nous nous sommes attachées au territoire en tant que lieu d'exercice des missions professionnelles. En effet, nous nous sommes concentrées sur une dimension territoriale dite « administrative » puisqu’inhérente au travail. Lorsque nous évoquons le territoire, nous faisons allusion au lieu, à l'espace physique au sein duquel le professionnel exerce ses missions, c'est-à-dire les quartiers sur lesquels il a compétence. Il s'agit bien là d'un découpage administratif.

30Néanmoins, le territoire d'intervention est constitué de nombreuses composantes telles que les caractéristiques de la population, les institutions en présence, les infrastructures en place et les manques potentiels relevés sur le territoire.

31Après un certain temps d'exercice, le professionnel de terrain acquiert une connaissance non négligeable du territoire sur lequel il intervient. Il se familiarise avec les habitants, connait les institutions en présence ainsi que les professionnels qui y travaillent. Les ressources et potentialités sont alors repérées et, outre les leviers, le professionnel identifie les éventuels freins. Tous ces éléments nous permettent de déterminer qu’un travail de diagnostic a probablement été effectué. Au moment de la prise de poste, les premiers temps de travail sont fréquemment dédiés à l’observation et à la découverte du territoire.

32Toutefois, cette connaissance est en évolution continue. Les partenaires changent, leurs missions évoluent. Les populations migrent et de nouvelles familles s’installent. Autrement dit, les caractéristiques du territoire varient. Les politiques se réforment, progressent ou se confirment. Le professionnel n’est pas en mesure de garantir une connaissance exhaustive et constante du territoire.

33Comme précédemment abordé, les sentirs projectifs s'appuient sur la connaissance du territoire. En effet, sans cette dernière, il est impossible de "sentir", puis de "s'y projeter". Fort de ce postulat, il convient pourtant de le nuancer. La connaissance du territoire ne peut être que partielle. Par exemple, en tant que professionnel, il est compliqué de connaître tous les habitants d’un même quartier. Cela renvoie à la question "des invisibles", c’est-à-dire aux habitants silencieux, qui ne se manifestent pas auprès des institutions. La représentation du territoire est galvaudée si la voix d’une partie de la population est inconnue. De ce fait, posons-nous la question relative à la majorité silencieuse, celle qui ne s'investit pas dans les associations et qui n'est pas présente dans l'espace public.

La méfiance vis-à-vis de l'intuition

34Les sentirs projectifs font appel à une part du sensitif qui renvoie, quant à elle, à la question de l'intuition. La notion d'intuition correspond à une appréciation spontanée et directe, a contrario de la logique et du raisonnement. L’intuition est généralement associée à la question du pressentiment. En effet, elle est liée à l'action de sentir, de deviner sans recourir à des étapes analytiques, logiques et réflexives. Or, dans l'intuition, il existe une part d'incertain. L'intuition se confirme ou s'infirme, et relève d'un caractère très subjectif. Elle est propre à chacun et dépend des caractéristiques personnelles de chaque individu. Il semblerait donc que cette intuition soit difficilement objectivable.

35D’autre part, l'intuition peut être altérée par l'expérience et l'habitude. Le professionnel s'appuie davantage sur son expérience et sur ses habitudes de perception plutôt que de s’attacher à ses perceptions. À force d’être présent sur un quartier, une prise de conscience se déclenche et les ressentis s’usent. Le fait de « penser connaître », permet de se référer à son intuition. Toutefois, la projection est réalisée en fonction de ce que l’on souhaite voir.

36L’expérience couplée à la connaissance d’un territoire peut dénaturer la vision du professionnel. La remise en question est de rigueur, car toute nouvelle perception s’opère avec un passif et un capital d’expériences. Le lien avec l’équipe de travail n’est jamais acquis : sans cesse réactualisé, le professionnel doit être vigilant quant aux mimétismes, aux similitudes avec d’éventuels projets antérieurs ou déjà existants. Les projets doivent donc être façonnés, réorientés, repensés, ce qui peut considérablement déstabiliser le professionnel qui doit agir en respectant les délais du temps imparti au projet. Cette dimension d’ajustement suppose d’être sans cesse dans le jugement.

La singularité des sentirs projectifs

37L’objectivité correspond au fait de se rapporter au monde extérieur. Qu’en est-il des sentirs projectifs ? Ne sont-ils pas trop singuliers pour l'être? Les sentirs projectifs faisant appel au sens, la sensibilité diffère selon les individus. Tout le monde n'a pas la même façon d’appréhender les évènements, ni les rapports aux autres. La connaissance du territoire relève de rencontres, d'expériences et d'habitudes. Les sentirs projectifs s’inscrivent donc dans une dimension intuitive et personnelle difficilement partageables.

38Par ailleurs, il semblerait que les sentirs projectifs fonctionnent en adéquation avec la connaissance de soi. Ils s’associent à la capacité de bien se connaître et d’évaluer ses limites en termes de fatigabilité. Cette tendance à l’épuisement peut être engendrée par la souffrance de l’autre et se révéler psychologiquement usante. Il s’agit alors de prendre du recul et de ne pas tomber dans la banalisation. D’une certaine manière, si l’on ne parvient plus à s’émerveiller d’une rencontre, le risque de passer à côté du projectif est encouru. De plus, il faut être dans des dispositions favorables et propices au sentir, puis à la projection.

La polysémie de l'espace public

39Les sentirs projectifs s'inscrivent dans une dimension territoriale et, plus particulièrement, dans le champ de l'espace public.

40Relevons la polysémie de la notion : il existe plusieurs définitions de l’espace public. Ce dernier pourrait être vulgairement évoqué comme « l’espace de la rue ». L’espace public déborde de ce terrain limité et représente un espace de participation. En tant que lieu physique, il se distingue donc de l’espace privé (comprenant pavillons, appartements et logements sociaux) : il peut s’apparenter à un espace participatif, permettant la création d’espaces tiers, de « mi-lieux » qui reflètent les politiques développées par les élus municipaux. C’est ainsi que la notion d’espace public désigne des espaces situés hors du cadre privatif familial ou d’activités professionnelles d’entreprises. Renvoyant à la citoyenneté, c’est en son sein qu’est atteint l’objectif de vivre ensemble.

41La notion de « vivre ensemble », quant à elle, fait référence à la démocratie. Elle est intimement liée aux espaces de lien social au cœur desquels la société se structure, évolue, et exprime sa vitalité. La rue implique l’importance du cadre de vie. C’est ainsi que l’espace public en tant que rue appartient à chaque individu. Cependant, sur certains espaces et quartiers, la rue est essentiellement investie par les hommes.

Conclusion

42Le concept de sentirs projectifs est le fruit d’une recherche ancrée dans la méthodologie de la théorie enracinée. Il s’articule autour d’une notion plurielle, puisqu’il émane des différences entre individus et de leurs divergences de perceptions. La notion se compose de l’association de deux termes a priori antagonistes, aboutissant à un idéal paradoxal entre individuel et collectif. Le concept s’appréhende sous le prisme des dimensions territoriale et professionnelle. Il est donc envisageable d’imaginer que cette notion pourrait représenter une voie possible de développement professionnel qui pourrait être employée comme un outil de travail par les acteurs de terrain. Cette utilisation suppose donc une objectivation du concept afin d’être compris de tous, pour que chaque professionnel puisse aisément l’exploiter. La connaissance partielle du territoire, de la méfiance vis-à-vis de l’intuition, de la singularité des sentirs projectifs et de la polysémie de l’espace public viennent remettre en question l’objectivation de la notion de sentirs projectifs.

43Outre la possible voie de développement qu’ils peuvent représenter, les sentirs projectifs ne sont-ils pas plutôt un savoir-être professionnel alimentant la pratique professionnelle individuelle dans le cadre du travail social au sens large ?


Date de mise en ligne : 06/08/2019

https://doi.org/10.3917/spec.014.0073

Notes

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

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