Notes
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[1]
Arrêté du 31 juillet 2009 relatif au diplôme d'Etat d'infirmier modifié par l’Arrêté du 26 septembre 2014.
https://www.legifrance.gouv.fr -
[2]
Décret n° 2010-1123 du 23 septembre 2010 relatif à la délivrance du grade de licence aux titulaires de certains titres ou diplômes relevant du livre III de la quatrième partie du code de la santé publique. https://www.legifrance.gouv.fr
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[3]
Circulaire Interministérielle N°DHOS/RH1/DGESIP/2009/202 du 9 juillet 2009 relative au conventionnement des instituts de formation en soins infirmiers (IFSI) avec l’université et la région dans le cadre de la mise en œuvre du processus LMD. http://social-sante.gouv.fr
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[4]
Feuille de route de la "Grande conférence de la santé" » Février 2016. http://social-sante.gouv.fr
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Lire à chaque fois infirmier et infirmière
Introduction
1Au delà d’une transmission de connaissances apparaissant comme très relative de nos jours, le formateur en soins infirmiers est confronté à trois évolutions majeures. La première est la réingénierie de la formation, conséquence d’un changement réglementaire, la seconde est l’introduction massive des apprentissages numériques et la troisième est la confrontation à une population d’étudiants communément appelée par les sociologues génération « Why ».
2Le contenu et les méthodes utilisés pour accomplir cette mission de formation sont encadrés réglementairement notamment au niveau européen par les accords de Bologne signés le 19 juin 1999, (accords définitifs d’avril 2002), ayant pour but d’harmoniser les études supérieures dans les 47 pays les ayant ratifiés. Cette réglementation induit la réingénierie du programme de formation en soins infirmiers pour donner naissance au référentiel de 2009 [1]. Celui-ci inscrit la formation dans le dispositif Licence-Master-Doctorat [2] (LMD) depuis 2012, permettant ainsi aux étudiants d’obtenir un grade Licence conjointement au Diplôme d’Etat d’Infirmier. Il entraine également la création d’un Département en Sciences Infirmières dans les Universités (DUSI) [3] rattaché aux Instituts de Formation en Soins Infirmiers (IFSI) plaçant les universitaires devant une obligation d’adaptation au même titre que les formateurs en soins infirmiers. La feuille de route de février 2016 [4] issue de la « Grande Conférence en santé » renforce l’adhésion des formations paramédicales à l’enseignement supérieur et à la recherche. Le programme de 2009 s’appuie sur une forme de pédagogie, basée sur la construction du savoir par l’étudiant et l’approche par compétences selon un modèle socioconstructiviste où la méthode de la « situation problème » est privilégiée. Ainsi, « l’élève construit ses connaissances à partir de ce qu’il sait déjà dans une dialectique qui s’établit entre les anciennes et les nouvelles connaissances » (Jonnaert, 2009, p.30).
3De nos jours, les techniques de l’Information et de la Communication (TIC) font partie du quotidien des individus. L’outil informatique et plus particulièrement Internet habitent le quotidien des générations en formation, notamment les Why. Cette génération est née avec Internet ou a minima manipule les outils du web depuis l’adolescence (Rollot, 2012). Les formateurs ne peuvent s’en absoudre dans la formation des étudiants s’ils veulent être en adéquation avec l’évolution actuelle.
4Ces constats font le lit de multiples questionnements que ce soit sur la personnalité du formateur, sur l’évolution de son identité professionnelle, sur l’acceptation d’un nouveau paradigme épistémologique de formation et enfin sur la question du e-Learning, a priori dépourvu d’interaction sociale mais a fortiori inévitable. Force est de constater que le formateur n’est plus le seul détenteur du savoir ce qui n’est pas sans soulever de multiples questionnements.
5Parallèlement, il convient de s’interroger sur l’étudiant d’aujourd’hui, sa personnalité, sa façon d’apprendre, son rapport au savoir et l’évolution de sa mémorisation.
6« Désormais, la tête étêtée de Petite Poucette diffère des vieilles, [têtes] mieux faites que pleines» (Serres, 2012, p. 29). La « tête bien faite» selon Montaigne ne suppose pas une tête vide, mais elle doit être le siège de la connaissance et pouvoir recevoir celle-ci. Pour autant la « tête bien pleine » de Rabelais n'est pas réellement opposable à la « tête bien faite » si elle se caractérise par la richesse d'une culture maîtrisée. Tout dépend de la façon dont les savoirs s’organisent en une « tête bien faite ». Les deux exigences se révèlent plutôt complémentaires dès lors que l’acquisition de connaissances s’associe à la sagesse qui en finalise la raison d'être. De tout ce processus se détache une question de recherche et une hypothèse : En quoi les méthodes d’apprentissage issues du numérique peuvent-elles être une menace pour l’identité professionnelle du formateur en Institut de Formation en Soins Infirmiers dans le cadre de l’universitarisation ? L’hypothèse retenue est que ce processus qui se met en place avec l’approche numérique et l’e-Learning peut devenir un atout pour la formation.
Une formation basée sur les compétences
7Le programme de formation en soins infirmiers de 2009 introduit l’approche par compétences et définit un référentiel reprenant l’ensemble des compétences à acquérir au cours de la formation permettant « d’être compétent par rapport à » (Zarifian, 2001, p. 22). Selon Wittorski (2007), la construction de la compétence répond à différentes thèses notamment que celle-ci relève de l’action et qu’elle est le résultat d’un apprentissage intériorisé générant : « des conduites types, des procédures standards » (Montmollin, 1984 cité par Wittorski, 2007, p. 53). Qualification et compétence sont souvent confondues dans le sens commun. Afin de clarifier la différence entre ces deux concepts, Zarifian (2004, p. 13) utilise la métaphore de la boite à outils pour désigner de manière accessible à tous, les notions de compétence et de qualification : cette dernière représente la boite à outils détenue par l’individu et « la compétence désigne la manière d’utiliser concrètement cette boite à outils, de la mettre en œuvre ».
Un modèle d’apprentissage basé sur le socioconstructivisme
8Le programme de 2009 impulse un nouveau paradigme épistémologique dans la formation où les méthodes d’apprentissage s’appuient sur des modèles socioconstructivistes. Ce modèle pédagogique est lui-même issu du constructivisme, modèle défini par Bruner (1960, cité par Chaptal, 2003) à partir des idées de Piaget (1922). Il part du postulat que l’éducation est un processus de découverte et que le développement de l’intelligence est le résultat d’un processus d’adaptation où l’inné et l’acquis interagissent. En conséquence, l’adaptation à l’environnement est un équilibre entre ces deux mécanismes entrainant une régulation entre le sujet et le milieu, au niveau biologique, affectif, mental ou social. Pour les constructivistes, l’individu construit ses connaissances à partir des expériences vécues dans son environnement.
9En outre, la construction de connaissances requiert une interaction avec l’enseignant et avec les pairs à savoir, les autres étudiants (Jonnaert, 2009). Ces interactions sociales sont donc un maillon essentiel du socioconstructivisme, qui néanmoins nécessitent l’articulation de trois dimensions qui ne peuvent fonctionner indépendamment l’une de l’autre. D’abord la dimension socio entrainant des conflits sociocognitifs nécessaires à la construction des savoirs, ensuite l’environnement social requérant d’être finalisé à l’école en favorisant l’interaction, enfin, la responsabilité éthique de l’apprenant construisant ses propres connaissances (Jonnaert, 2009, p. 75).
10En s’appuyant sur le concept du constructivisme de Piaget et sur le philosophe Kuhn, Jonnaert (2009) précise qu’il faut se détacher de la pédagogie par objectif pour épouser une forme de pédagogie basée sur les connaissances de l’étudiant et non sur des programmes scolaires. Il met toutefois en garde contre l’exclusivité de l’utilisation de cette méthode.
Le e-learning dans l’apprentissage
11Il est difficile de trouver un consensus permettant de définir l’e-Learning, celui-ci appartient à la Formation Ouverte à Distance (FOAD) mais les définitions sont légion. En mars 2000, la Commission Européenne lance une initiative e-Learning débouchant sur le rapport Chaptal (2003) :
« L’utilisation des nouvelles technologies multimédias de l’Internet pour améliorer la qualité de l’apprentissage en facilitant d’une part l’accès à des ressources et à des services, d’autre part les échanges et la collaboration à distance. »
13Carré et Caspar (2011) retiennent la définition de Clark et Mayer (2007, p. 446) « Toute formation qui est délivrée via un ordinateur » ; cette définition a le mérite d’être généralisable à toutes les formations délivrées par voie numérique que ce soit en direct ou en différé. Une seule certitude apparait, c’est le profond changement de civilisation auquel nous assistons, véritable révolution culturelle comparable à celle de l’avènement de l’écriture ou de l’imprimerie. Comme le décrit Frayssinhes (2013),
« Nous sommes entrés progressivement dans ce que les uns appellent la société cognitive, les autres, l’économie du savoir ou de la connaissance ».
15Delaby (2006) met en avant les atouts du cours en ligne, celui-ci rendant l’apprentissage actif et permettant une « gestion immédiate et adaptée de l’erreur » (p.110) en évitant les éléments négatifs liés à la faute devant le groupe. Les cours en ligne permettent de s’affranchir des contraintes de lieu et de temps, d’individualiser l’apprentissage, chacun allant à son propre rythme. Ils favorisent un certain type « d’interaction pédagogique » entrainant un échange d’informations entre l’ordinateur et l’élève. Cependant, Perriault (2002) porte un regard critique sur l’accès au savoir en ligne car cet accès au savoir vertical s’accompagne du côté inattendu de la recherche. Actuellement nous ignorons les conséquences de ce « brassage de connaissances » sur les réseaux (p. 14).
16Cependant, la culture du web ne fait pas appel au même type d’intelligence. Selon Serres (2012), la génération actuelle ne développe pas les mêmes zones corticales que celles stimulées par la lecture ou l’écriture.
« Ces enfants habitent le virtuel. Les sciences cognitives montrent que l’usage de la toile, la lecture au pouce des messages [...] n’excitent pas les mêmes neurones ni les mêmes zones corticales que l’usage du livre, de l’ardoise ou du cahier. Ils peuvent manipuler plusieurs informations à la fois. »
18En effet, des études réalisées grâce à l'imagerie médicale démontrent que la plasticité du cerveau évolue en fonction de l’utilisation de certaines régions cérébrales. Ainsi, si une région du cortex est sollicitée par une activité précise et répétée, elle se développe mais si l’activité cesse, cette même région cérébrale régresse. De ce fait, l’usage exclusif du numérique comme source d’apprentissage risque de provoquer une régression de certaines zones corticales (Vidal, 2007)
L’évolution du rôle du formateur vers l’accompagnement
19Les programmes de formation successifs, l’évolution du sujet social ainsi que des méthodes d’apprentissage entrainent inexorablement un changement du rôle du formateur. A partir du triangle pédagogique de Houssaye, Novic (2010, p. 87) redéfinit le métier de formateur, nécessitant d’être davantage dans l’accompagnement. Les formateurs doivent s’inscrire dans le processus de « former » et non plus d’« enseigner ». Jonnaert (2009) insiste sur l’importance d’analyser sa pratique en tant que formateur, de faire « un retour sur image » permettant de réajuster sa pratique :
« L’enseignant doit vivre une rupture épistémologique par rapport au savoir de référence et par rapport à ses propres connaissances sur ce savoir, pour être capable de prendre en considération les conceptions des élèves et leurs théories dans la tête à propos de ce même savoir».
21A partir de ses erreurs et de sa conception du savoir, l’étudiant construit ses connaissances. Ce processus doit être accompagné par le formateur et nécessite une remise en question du savoir de celui-ci, afin de l’adapter à l’étudiant. L’appropriation du savoir quelle que soit sa forme et la méthode utilisée pour l’acquérir n’est pas une simple opération de « réception » ou de « répétition intensive et répétée », (Meirieu, 1987, p. 54), elle requiert des opérations intellectuelles se révélant différentes selon les sujets et l’objectif recherché. Pour Meirieu (1987, p.55), l’interaction entre le projet et les informations sont la clé de voute de l’apprentissage, cette interaction étant « création de sens » pour le sujet. Le rôle de l’enseignant est donc, d’aider l’étudiant à trier les savoirs offerts tous azimuts sur la toile et à faire en sorte que ceux-ci deviennent pertinents en écartant les croyances ; les modalités de décryptage devenant l’apanage du formateur. Le formateur est celui qui accompagne l’apprenant en lui permettant d’articuler les savoirs issus de l’expérience, de l’action, de la théorie, de la méthodologie et « surtout à travailler la question du sens dans ses trois acceptions de direction, de signification et de sensibilité » (Roquet, 2009, p. 4).
La génération Y en formation
22L’étude des générations présentes en formation aujourd’hui s’avère nécessaire afin de comprendre les interactions existant entre les apprenants, les formateurs, les professionnels des services de soins et les universitaires. Mentré (1920) cité par Attias-Donfut (1988) se base sur l'observation des changements sociaux et distingue quatre types de générations dont « la génération sociale ». D’après lui, une génération apparaît tous les dix ans et dure trente ans.
23Les étudiants en formation aujourd’hui sont majoritairement issus de la génération Y.
24Le terme de Génération Y – le plus souvent utilisé dans la littérature française – a été repéré pour la première fois en 1993 dans l’éditorial du magazine Advertising Age, d’auteur inconnu, et vient du Y prononcé « why», c'est à dire « pourquoi », en anglais (Rollot, 2012). Depuis, d’autres y voient le Y dessiné par les écouteurs souvent portés par les Y. Les « Digital Natives » comme les appellent les Anglo-Saxons, sont nés entre 1981 et 1999 (Rollot, 2012, p. 8). Cette génération a une relation au travail différente des générations précédentes, avec lesquelles elle cohabite. Les notions de plaisir au travail et de sens des apprentissages sont exacerbées. Le « Why » n’apprend que s’il y trouve un intérêt, il doit ressentir le désir d’apprendre qui devient un préalable nécessaire à l’apprentissage. Pour Pauget et Dammak (2012, p.30), « Y » est une génération pour laquelle l’appartenance à un groupe est indispensable. Pour Serres (2012), cette génération qu’il nomme « Petite Poucette », en référence à l’utilisation rapide qu’elle fait de ses pouces pour envoyer des messages, n’apprend plus ni les contenus ni même l’emplacement des livres, puisque le numérique lui donne instantanément toutes ces données.
« N’ayant plus à travailler dur pour apprendre le savoir, puisque le voici, jeté là, devant elle, objectif, collecté, collectif, connecté, accessible à loisir, dix fois déjà revu et contrôlé, elle peut se retourner vers le moignon d’absence qui surplombe son cou coupé ».
26Le cadrage conceptuel s’achève à présent afin de présenter la méthodologie de recherche retenue pour l’enquête.
L’enquête en IFSI et auprès d’universitaires
27Selon Strauss, (1992, p.269), « Se centrer sur les mondes sociaux et les étudier pourrait offrir un moyen pour mieux comprendre les processus du changement social » ; notre recherche s’inscrit dans deux mondes sociaux représentés par celui de la formation paramédicale des infirmiers et le monde universitaire. La méthode utilisée pour cette recherche est hypothético-déductive et s’inscrit dans une démarche compréhensive et qualitative.
28Vingt et un entretiens sont réalisés dans trois IFSI différents. Deux lieux d’enquête sont des structures de petite et grande taille de la fonction publique hospitalière, situées en banlieue Sud de Paris et rattachées à la même université médicale ; alors que le troisième site est une structure de taille moyenne, de statut privé, située à Paris, mais rattachée à une autre université de médecine. Quatre formateurs, six formatrices et neuf étudiants sont interviewés. Trois étudiantes et deux étudiants en soins infirmiers de première année sont choisis pour leur arrivée récente dans la formation ; leur antériorité de neuf mois au moment de l’enquête offrant un regard nouveau. Deux étudiantes et deux étudiants de troisième année font également l’objet d’entretiens. Cette sous-population terminant ses études, son antériorité ainsi que sa capacité de discernement permettent d’avoir un regard rétrospectif sur la formation reçue. Les entretiens sont semi-directifs, réalisés en face à face, anonymes et enregistrés. Deux universitaires sont également interviewés par le biais d’entretiens non-directifs afin d’obtenir leur point de vue concernant l’universitarisation de la formation en soins infirmiers et l’évolution de celle-ci. L’objectif des entretiens est de recueillir des données empiriques concernant les représentations des populations cibles face à l’évolution de la formation d’infirmier [5].
29Notre analyse relève de la phénoménologie, qui selon Mucchielli (2002) privilégie les données expérientielles des étudiants et des formateurs, exprimant des réalités de leur quotidien. Le matériel livré est déconstruit et les verbatim sont classés dans un tableau déterminant trois grandes lignes : les récurrences, les contradictions et les éléments heuristiques se détachant des entretiens.
30La démarche de « thématisation en continue » est ensuite retenue pour l’analyse. Ainsi, à partir des différents verbatim, des thèmes sont attribués et « l’arbre thématique » est construit simultanément. Cela permet la fusion de certains thèmes et enfin la hiérarchisation de ceux-ci, sous la forme de thèmes centraux et de thèmes associés ou contradictoires, relatifs à l’évolution des professionnels de la formation en soins infirmiers. Suite à la déconstruction « Les données isolées puis amalgamées » selon un assemblage du matériel « par typologie, regroupements et recoupements thématiques, modélisations » sont mises en lien avec les éléments de la question de recherche relative à l’évolution de l’identité du formateur et avec l’hypothèse de départ. Cette ultime phase précédant l’écriture de l’analyse est la reconstruction. (Paillé et Mucchielli, 2012, p. 187).
31Les résultats de l’enquête détaillés ci-après permettent d’appréhender d’une part, la relation au e-Learning et au savoir entretenue par les Why et les formateurs interviewés ainsi que la manière dont ces derniers conçoivent l’évolution de leur fonction dans le contexte de l’universitarisation.
L’outil numérique : un atout en formation
32Les résultats de l’enquête montrent que l’e-Learning apparait comme un atout pour le formateur. En effet, ces techniques numériques sont plutôt considérées comme des outils innovants, adaptés à la nouvelle génération d’étudiants, pouvant revêtir différentes formes, permettant ainsi, à chaque formateur de trouver l’outil lui correspondant.
33Tous les formateurs interviewés l’utilisent et l‘apprécient à l’unanimité. Le numérique permet un apprentissage ludique, une grande autonomie et un gain de temps car les diffusions de cours en ligne évitent les déplacements des étudiants en soins infirmiers (ESI) à l’université.
34Néanmoins, s’il est très prisé par les étudiants actuels, le numérique présente des inconvénients puisqu’il déshumanise l’enseignement de par son manque d’interaction et nécessite un sens des responsabilités accru de la part des apprenants risquant de se laisser aller à ne pas visionner les enseignements.
35En outre, les étudiants évoquent une difficulté à trier les multiples données récupérées à l’envi sur Internet et n’adhèrent pas à l’idée du « tout Internet ». Quant au livre, il s’avère être un outil que les Y utilisent massivement, remettant ainsi en question les représentations de l’imaginaire collectif, persuadé que l’avènement du numérique a fait tomber le livre en désuétude.
36Les avis sont donc partagés sur l’outil numérique, et, comme le dit Meirieu (2012, p. 5), la formation ne doit pas diaboliser le numérique mais s’en saisir afin d’en maitriser les débordements, et c’est là que la fonction du formateur prend son sens. En effet, en étant davantage dans l’accompagnement de l’étudiant, il est garant de cette temporalité nécessaire à la compréhension et à l’assimilation des données extraites d’Internet par les étudiants. « Internet ne permet pas d’apprendre, il permet d’ « apprendre que »… ». (Meirieu, 2012, p.4).
37L’e-Learning n’est donc pas la seule méthode pédagogique adaptée à la génération des étudiants actuels. De ce fait, c’est la combinaison de toutes ces méthodes plébiscitées par l’étudiant et le formateur qui permettra à ce dernier de satisfaire les diverses attentes de l’apprenant. Cela nécessite de connaitre les attentes et le rapport au savoir de cette génération.
Le rapport au savoir des Why
38Les étudiants interviewés décrivent un besoin d’interaction et de relationnel dans la relation pédagogique. Ils ont également une culture du groupe très développée, groupe qu’ils qualifient d’indispensable et porteur d’une dynamique d’apprentissage, « Les jeunes Y ont tendance à ne faire confiance qu'aux autres Y dans une culture du "peer to peer" [pair à pair] exacerbée » (Rollot, 2012, p. 59).
39Les Why revendiquent la nécessité de sens et de lien dans la formation et dénoncent les difficultés rencontrées pour y parvenir tant dans les services de soins qu’à l’IFSI. L’attrait des ESI pour le relationnel n’a rien de surprenant et corrobore leur choix du métier d’infirmier pour le contact humain et la recherche d’interaction dans la formation. En outre, acquérir le savoir ne revient ni à apprendre par cœur des données sans les comprendre, ni même à remplir son esprit de connaissances rangées méticuleusement comme des livres dans une bibliothèque. Il faut s’imprégner du savoir, le façonner, le faire sien afin qu’il prenne tout son sens.
40Certains formateurs classent les Why dans une catégorie dont les caractéristiques sociales semblent épouser la personnalité décrite dans la littérature : à savoir une génération toujours connectée à Internet, n’utilisant plus les livres, manquant d’écoute et de concentration et privilégiant sa vie privée à sa vie professionnelle. Cette génération d’étudiants présente un rapport au savoir différent des générations antérieures où les informations étaient triées au préalable par le formateur.
41Comme vu supra, le Why est né avec le numérique et est donc habitué à obtenir une réponse immédiate à tous ses questionnements par un accès au savoir illimité. Néanmoins, l’accès au savoir via Internet présente le danger de ne pas distinguer le vrai du faux. La recherche sur Internet requiert la connaissance préalable de l’objet de recherche. Le cadre formel, posé par le formateur permet de s’approprier les savoirs et d’analyser les résultats recensés à la lumière de critères déjà établis. L’e-Learning apparait donc tantôt comme un atout, tantôt comme une menace pour l’ensemble des formateurs interviewés. La crainte de perdre l’identité professionnelle, voire de disparaitre au profit des TIC issues du numérique est massivement exprimée par le corpus de formateurs.
42Cela nécessite donc une évolution de la fonction de formateur afin de s’adapter à de nouvelles méthodes d’apprentissage et à une génération d’apprenants différente.
L’évolution de la fonction de formateur
43L’introduction du référentiel de 2009, relatif au programme de formation des infirmières, implique les IFSI, les services de soins et les universités. Pour autant, ces trois entités n’ont pas pu se concerter lors de sa mise en place. Les méthodes d’évaluations et d’enseignements introduites par ce référentiel ont été totalement revisitées au regard du programme de formation antérieur, datant de 1992. La formation actuelle est basée sur l’intégration des savoirs dans une logique de construction de la compétence et de réflexivité. Ce concept de compétence reste flou pour la totalité des formateurs interviewés même s’ils adhèrent massivement à la philosophie du programme actuel.
44Les incertitudes et l’anxiété qui en découlent font le lit de la crainte voire de la peur pour l’identité professionnelle du formateur. Celui-ci ressent une menace de voir disparaitre son autonomie, se traduisant par une prise progressive de pouvoir par l’Université par le biais de certaines unités d’enseignement dont l’université a la responsabilité. Ce pouvoir universitaire est réaffirmé dans la feuille de route de février 2016, à travers la mesure numéro 13 « Confier –à moyen terme- aux universités l’encadrement pédagogique des formations paramédicales » (p.12).
45Les formateurs s’accordent à dire que le métier est en pleine mutation, qu’une résistance au changement serait délétère et que ce changement, même s’il est contraignant se révèle malgré tout incontournable. Le formateur est l’acteur principal de ce changement nécessitant une adhésion de tous. Les méthodes d’apprentissage évoluent afin de laisser davantage de place à l’accompagnement des étudiants, notamment par le biais du suivi pédagogique et de l’analyse des pratiques professionnelles.
46Les deux universitaires, ainsi que la majorité des formateurs interviewés, s’accordent à dire que c’est l’entrée dans la recherche via l’ universitarisation de la formation en soins infirmiers qui sera le vecteur principal de l’évolution de la profession infirmière, à l’instar de ce qui s’est passé dans certains pays francophones tels que la Suisse et le Canada. C’est cette évolution que le formateur ressent comme une menace pour son identité professionnelle et c’est à celle-ci qu’il devra savoir s’adapter.
Conclusion
47Cette recherche permet de constater que les technologies du numérique composent l’infrastructure de plus en plus dominante de l’Institution pédagogique. L’instrumentalisation du numérique par l’économie marchande laisse poindre la crainte de voir disparaitre la fonction de formateur au profit d’une formation en e-Learning. Cette inquiétude est amplifiée par la personnalité d’une génération why représentant majoritairement le public des étudiants aujourd’hui. Leur appétence pour ces nouvelles technologies, leur impatience et leur besoin de nouveauté associés à la possibilité offerte d’une accessibilité à un savoir illimité augure un formateur qui serait une espèce en voie d’extinction.
48Plutôt que de diaboliser les TIC, les formateurs se sont saisis des nombreuses possibilités offertes par le numérique, celui-ci faisant partie intégrante de leur vie, étant eux-mêmes issus des générations X et Y. Par le truchement d’outils interactifs, le numérique devient un moyen privilégié pour s’adonner à la pédagogie socioconstructiviste préconisée par le référentiel de 2009 et permet ainsi la mutation de la posture du formateur. Selon (Rollot, 2012, p. 146),
« Les professeurs sont donc appelés à passer d'une logique d'enseignement à une logique d'apprentissage. […] Ils doivent devenir des médiateurs capables de donner aux élèves les compétences nécessaires pour faire le tri et organiser la multitude d'informations accessibles sur le web ».
50La formation actuelle des infirmiers laisse entrevoir deux logiques qui s’opposent, la logique universitaire et la logique professionnelle. L’université, symbole de la transmission de connaissances a été peu consultée, ses membres ont reçu une injonction de production imposée par un système flou sans avoir, pour la plupart, de connaissances de la formation infirmière. La mission première du formateur est de former et son rôle de détenteur de la connaissance l’autorise à revêtir l’habit d’accompagnant au tri des savoirs utiles dans la pratique de soins ainsi qu’à leur appropriation et assimilation.
51Ainsi l’université peut s’enrichir grâce à l’apport d’« un véritable trésor culturel de pratiques, d’expériences, d’interrogations sur le sens de l’action professionnelle et sur le sens de l’humain » (Dupuis, 2013, p. 24) et la profession s’émanciper, s’affranchir de son passé de domination médicale grâce à la formation et la pratique de la recherche. Le grade de Licence acquis au terme de la formation initiale est un premier pas, le combat ne s’arrête pas là, la déconstruction d’un système de représentations afin d’en reconstruire un nouveau qui soit en adéquation avec les attentes actuelles de la profession s’avère nécessaire. La préservation et le développement de l’identité infirmière, la reconnaissance tant espérée et revendiquée par la profession seront possibles grâce à la production de savoirs spécifiques issus de travaux de recherche reconnus dans le monde scientifique, et ce, à un niveau doctoral.
52Aujourd’hui le formateur aide le formé à trier les données trouvées sur le web, à développer son sens critique lui permettant de se rapprocher de la réalité professionnelle, à l’instar de Meirieu (2012, p. 8), le numérique peut être considéré comme « un formidable moyen d’exercer l’intelligence pédagogique ».
- Arrêté du 31 juillet 2009 relatif au diplôme d'Etat d'infirmier modifié par l’Arrêté du 26 septembre 2014 https://www.legifrance.gouv.fr
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- Carré, P. et Caspar P. (2011). Traité des sciences et des techniques de la Formation. Paris : Dunod. (p.1- 14 ; 445-463).
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- Circulaire Interministérielle N°DHOS/RH1/DGESIP/2009/202 du 9 juillet 2009 relative au conventionnement des instituts de formation en soins infirmiers (IFSI) avec l’université et la région dans le cadre de la mise en œuvre du processus LMD. http://social-sante.gouv.fr
- Décret n° 2010-1123 du 23 septembre 2010 relatif à la délivrance du grade de licence aux titulaires de certains titres ou diplômes relevant du livre III de la quatrième partie du code de la santé publique. https://www.legifrance.gouv.fr
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- Feuille de route de la "Grande conférence de la santé" » Février 2016. http://social-sante.gouv.fr
- Frayssinhes, J. (2013). Cyber-espace, cyber-culture, cyber-apprentissage : quels impacts sur nos modes de vie ? Education permanente, Paris : Documentation française. (p.23-31). <hal-00838633> sur https://hal.archives-ouvertes.fr
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- Meirieu, P. (1987). Apprendre…oui, mais comment. Paris : ESF Editeurs.
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Mots-clés éditeurs : Accompagnement, Génération Y, Université, Formation soins infirmiers, E-Learning
Date de mise en ligne : 06/08/2019
https://doi.org/10.3917/spec.014.0059Notes
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[1]
Arrêté du 31 juillet 2009 relatif au diplôme d'Etat d'infirmier modifié par l’Arrêté du 26 septembre 2014.
https://www.legifrance.gouv.fr -
[2]
Décret n° 2010-1123 du 23 septembre 2010 relatif à la délivrance du grade de licence aux titulaires de certains titres ou diplômes relevant du livre III de la quatrième partie du code de la santé publique. https://www.legifrance.gouv.fr
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[3]
Circulaire Interministérielle N°DHOS/RH1/DGESIP/2009/202 du 9 juillet 2009 relative au conventionnement des instituts de formation en soins infirmiers (IFSI) avec l’université et la région dans le cadre de la mise en œuvre du processus LMD. http://social-sante.gouv.fr
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[4]
Feuille de route de la "Grande conférence de la santé" » Février 2016. http://social-sante.gouv.fr
-
[5]
Lire à chaque fois infirmier et infirmière