Couverture de SPEC_010

Article de revue

Le cas du collège expérimental Anne Frank. Une aventure arrêtée.

Pages 99 à 118

Notes

  • [1]
    Professeur des écoles, ancien coordinateur, collège expérimental Anne Franck, Le Mans.
  • [2]
    D’un collège à l’autre. Vécus de 1960 à 2013. Textes d’élèves, parents et professeurs. Auto édition Anne Frank.

Eric Demougin est professeur des écoles. Il a contribué en 2000 à l'écriture du projet de création collège Anne Franck, et il a participé pendant douze ans à cette expérimentation, de l’ouverture en septembre 2001, jusqu'en juin 2013, date à laquelle il a réintégré un poste en milieu ordinaire.

1 Témoignage posté en 2008 par un ancien élève sur un blog : « Voici mon ancien collège ».

2 On y tutoie les profs, on choisit nos cours selon nos attentes et nos connaissances, on y mène les projets que l'on souhaite, il n'y a pas de directeur (seulement deux coordinateurs de direction).

3 Dans ce collège on peut aussi créer des cours et enfin comprendre qu'apprendre aux autres est aussi apprendre à soi même. A Anne Frank, on apprend que l'on est tous ministres de notre éducation ! ».

Quatre ans avant mutation. Une journée ordinaire.

4 7 h 45. Je traverse la cour du collège d'accueil pour rejoindre les préfabriqués qui abritent le module administratif et de vie scolaire du collège expérimental. Kevin est déjà là, Melissa aussi. Ils viennent par le train depuis la Ferté Bernard (50 km). Le collège expérimental, à sa création en 2001 lors du ministère Lang, suite à des réactions d’hostilité locale (institutionnelle, syndicale, politique, sociale), n’est pas parvenu à être sectorisé. Ainsi, les élèves viennent parfois de loin. Des stratégies d’entraide entre parents permettent même à des élèves parisiens, rennais, nantais, de venir suivre leur scolarité là. « Ah te voilà enfin, c’est pas trop tôt ! », me disent-ils. Nous nous saluons. Je comprends bien qu’ils trouvent le temps long jusqu’au début de journée à 8 h. Je leur conseille de voir comment résoudre cette difficulté en abordant le sujet au conseil de collège (l’organe de décision du collège expérimental, auquel tout élève peut siéger à égalité de voix avec les adultes).

5 Ils entrent à ma suite dans le bureau vie scolaire/administratif et s'installent. En même temps qu'on discute, j'allume les ordinateurs de la salle, ils ouvrent les stores. D’autres élèves arrivent et chacun se salue. Peu à peu les trois salles du module se remplissent. Des jeux sortent dans la salle Blabla, où l’on peut, comme son nom l’indique, discuter. Les « crieurs » sont priés de sortir dans la cour. Des élèves en quête de calme rejoignent la salle Chut dans laquelle, là aussi comme son nom l’indique, le silence devrait être une règle puisque des postes informatiques sont à disposition, ainsi que les abonnements aux revues de principaux mouvements pédagogiques. C’est là que les profs sont le plus souvent (ils ne sont d’ailleurs pas les derniers à bavarder, car c’est aussi la tisanerie) s’ils ne sont pas dans la salle vie scolaire/administratif. Les collègues sont arrivés et la communauté scolaire est là, regroupée dans un brouhaha de discussion, avec parfois des éclats de voix, de geste, qui se régulent le plus souvent entre pairs, ou qui, lorsque le conflit ne se résout pas, donnent lieu à un « parlons-en » (médiation à trois ou quatre dont au moins un adulte) ou à une saisine en « atelier de réparation » (médiation impliquant la communauté scolaire). Ce processus de médiation fait que la sanction n’existe plus.

6 Ce lundi matin, chaque adulte tuteur va vers sa bannette et récupère ses documents, déposés la veille par le coordonnateur, qui a constitué les groupes suite à un processus de propositions, puis de vœux, de la part des élèves. À ce stade, les élèves découvrent ou vont découvrir en tutorat leurs cours, qui peuvent être leurs vœux préférés, ou des vœux n°2 ou 3, évidemment moins portés par l’envie. Car ici, pas d’emploi du temps « classe ». Il n’y a que des emplois du temps « élève », chacun(e) en ayant un propre. Le tuteur, qui est aussi prof, reçoit ses groupes pour les cours disciplinaires ou les projets qu’il aura en charge et qui viennent de se renouveler. C’est là qu’il découvre le degré d’hétérogénéité des groupes qu’il aura en charge. Aura-t-il, sur la proposition « Pythagore, est-ce bien utile ? » des élèves n’ayant aucune base de calcul littéral, ou au contraire une concentration de « dernière année » (3èmes du système ordinaire) là pour bachoter le brevet ? Ou bien devra-t-il travailler avec ces deux types d’élèves à faire avancer en synergie, en coopération, en ménageant des temps de découverte, des pratiques d’entraide organisée, et des moments d’entraînement ?

7 Ce matin c'est le renouvellement des « séquences ». Des cours majeurs, puisqu’ils durent six semaines pour un volume global de 18 heures, contrairement à d’autres plages horaires moins impliquantes, dont les cycles peuvent être réduits jusqu’à la semaine et le volume jusqu’à l’heure unique. Le tuteur sait qu’Ahmed, un de ses tutorés, a obtenu un cours qu’il avait posté en 3ème position dans ses vœux en espérant bien ne pas l’avoir. Il l’a fait après une discussion longue précisément avec son tuteur, qui lui a montré comment ses choix étaient déséquilibrés jusque-là, excluant depuis plusieurs semaines la pratique des maths. Peut-être faudra-t-il voir avec le prof de la séquence une façon particulière d’aborder les choses avec Ahmed pour qu’il profite au mieux d’une réconciliation avec cette matière. Quelqu'un signale que c'est l'heure et tout ce petit monde se dirige vers le tutorat, avant de rejoindre, après cette étape d’une heure trente, les cours de la journée.

Trois ans après mutation. Une expérience qui aurait dû continuer, ou au moins être étudiée.

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9 Avec le recul et les retours sur expérience, on peut affirmer que le collège expérimental Anne Frank a été une école rêvée pour de très nombreux jeunes et parents, pour ne pas dire tous. Même ses plus forts détracteurs ne contestent pas cela. Pour les enseignants, c'est plus partagé. Certains l'ont vécu comme un enfer, avec le sentiment d’une dépossession de pouvoir, d’un empêchement à enseigner par une trop grande place accordée aux régulations et échanges, par un sentiment de laxisme. D'autres l’ont vécu comme une réalisation professionnelle et personnelle, avec un sentiment de responsabilité pédagogique, institutionnelle et humaine intense. Probablement que tous ont été bercés entre tous ces sentiments, avec des tendances plus ou moins accentuées dans un sens ou un autre, à divers moments de l’expérience. Pour l'administration, ce fut plus souvent un cauchemar (une exception insupportable dans le paysage régulé, centralisé, hiérarchisé qui est sa nature) qu'un rêve, même si elle a su profiter de la capacité intégrative et inclusive exceptionnelle de cette structure, qui accueillait et formait de nombreux jeunes sans solution de scolarisation dans le système ordinaire (y compris ses satellites d'adaptation, d'intégration puis d’inclusion).

10 Au niveau collège, ce fut l’une des expériences, si ce n'est l'expérience, la plus loin de la norme scolaire, en France, sur à peu près tous les plans qui composent l'école. Pas de classe d'âge, pas de classe de niveau, pas de sanction, une évaluation dialoguée (retour d'expérience pour mieux apprendre, sans classer les individus), un statut de l'adulte égal à celui de l'élève sur le champ de la décision collective et de la régulation de conflit. Ce fut une mise en œuvre visionnaire au sein du service public d'une école qui aujourd'hui se développe hélas sous une forme privée, répondant aux familles refusant l'autoritarisme, la demande d'obéissance permanente, le cadre rigide qui fait de l'erreur un échec.

11 Les réponses à ce type de demandes, apportées aujourd’hui par les Rectorats (et non plus le ministère), sont parcellaires, dans une logique d’offre éducative. L’école n’est plus une. Le tronc commun qui perdure a d’autant moins à se réformer que se développent des réponses pour les exclus de ce tronc. Cela s’inscrit dans un système marchand plus général où l’offre publique est en concurrence avec l’offre privée. L’ambition de préserver une école publique unique, républicaine, qui aurait évolué partout vers moins de décrochage, vers plus d’égalité, est abandonnée. Le collège expérimental Anne Frank prétendait participer, en proposant un modèle parmi d’autres (au sens scientifique du terme) à la transformation de l’école dans son ensemble, et non à une réponse de circonstance pour un public en difficulté, ou en recherche particulière. Sur tous les sujets actuels qui questionnent l’école, l’expérience Anne Frank apporte un éclairage alternatif et des pistes qui pourraient contribuer à créer une école nationalement régulée, mais ouverte à une autonomie pédagogique, ouverte aux énergies locales, sur un choix politique de coopération et d’école démocratique, abandonnant ses oripeaux hérités de la Grande Muette.

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13 Ce collège, né d’une mobilisation parentale autour de Marie Danielle Pierrelée, associant une équipe d’enseignants volontaires, a voulu dès sa création repenser l’école en « chassant » ce qui à l’évidence (et parfois pas) créait les conditions du décrochage. En instituant dès le départ une pratique de pédagogie institutionnelle (sans trop le savoir et donc sans le revendiquer) qui ouvrait des processus d’expression multiples aux élèves, en établissant des bilans individuels hebdomadaires (ce qui plait, déplait, propositions), la parole adolescente recueillie, les règles de décision collégiale, ont orienté les décisions pédagogiques.

14 L’organisation a évolué et s’est adaptée. Par exemple l’absence de recours à la classe de niveau n’était pas présente dans l’avant-projet. Cela s’est imposé au décours des premières semaines, devant le sentiment d’injustice exprimé par les élèves d’âge Troisième qui se retrouvaient dans des propositions dites de niveau inférieur. Nous avons ainsi tracé, en créant les conditions pour que les élèves soient en capacité de décoder leurs trajectoires, un contour détaillé des causes du décrochage ainsi que de violences scolaires problématiques (toutes ne le sont pas). La multifactorialité d’un obstacle à l’apprentissage ou à l’intégration d’un individu (les ordres conceptuels, psychologiques, institutionnels, interpersonnels…) devient bien plus lisible dans ce contexte.

15 Avant de rencontrer Marie Danielle, je pensais, comme beaucoup de visiteurs passés découvrir le collège expérimental ensuite, que la nature collective de l'école imposait un emploi du temps pour l'essentiel constitué de groupes stables à l'année (sur un critère d'âge, par habitude et commodité), et à la marge, d'horaires de « décloisonnement » (appelés ainsi à l'époque et que les textes officiels limitaient à 6 heures par semaine). Lors de l’année de préparation, Marie Danielle propose une organisation à laquelle au départ je ne crois pas. Je la pense ingérable. Chaque élève aurait un emploi du temps unique qui se modifierait en permanence ? C'est un renversement dans lequel l'horaire essentiel est constitué de changement (de groupes, d'heures, de durées de cours, en plus du sujet ou de la discipline) et dans lequel la stabilité, au travers du tutorat (groupe stable à l'année, hétérogène en âge), n'a qu'un volume marginal (1 h 30 par jour). Comment de jeunes adolescents, déjà perdus dans des emplois du temps annuels, pourraient-ils s’y retrouver ? L’évolutivité, le « on essaie et on ajuste », m’ont convaincu de tenter le challenge. La vertu de l’expérience, c’est de déjouer les idées préconçues.

16 Quand la communauté scolaire rejoignait ses cours, en règle générale pas un élève n’était perdu. Certains, rétifs à la tenue à jour de leur emploi du temps, ou n’ayant pas développé de stratégie de repérage des copains et copines participant aux mêmes cours qu’eux ou elles, passaient par la case vie-sco. Mais ils/elles ne le faisaient pas longtemps, sauf à jouer d’un subterfuge pour arriver en retard en cours, ce qui donnait lieu à une gestion « vie scolaire » (pas de CPE attitré, mais un rôle tournant de l’équipe dans cette fonction).

17 Toute cette évolution a été rendue possible par une concertation hebdomadaire rassemblant tous les acteurs adultes du collège, y compris les parents volontaires et même les élèves. Les parents étaient invités à ces concertations et partie prenante des échanges pédagogiques. Ce qui a fait continuité a été le souci premier d'écoute de chacun(e), de recherche de sens dans les apprentissages, de confiance entre communauté adulte et communauté élève, d'apprentissage à un rythme respectant la construction du consentement personnel de chaque élève (ça peut être là tout de suite ou prendre du temps, c’est l’objet d’une négociation, d’une insistance, mais pas d’une prise de pouvoir autoritaire. Ni naturalisme attentiste, ni autoritarisme productiviste). L'esprit est resté le même depuis le début, mais les formes évaluatives ont évolué, les formes d'instances ont évolué, les statuts des acteurs ont évolué. Pour exemple, la Principale du début, Marie Danielle, qui assurait un fonctionnement collégial effectif par sa pratique non directive, a décidé de quitter le projet après deux ans d'exercice. À son départ, l'équipe est venue progressivement, et par nécessité, à un partage des tâches qui s'est constitué en fonctionnement collégial, devenu officiel quelques années après.

Comment la structure en est-elle arrivée à muter si profondément ? Trois ans avant mutation, les débuts d’une déstabilisation

18 Le DASEN (Directeur Académique de l’Éducation Nationale), qui dans ses propos ne tarit pas d’éloge sur le collège expérimental, rompt l’idée, écrite et admise, que le principal du collège d’accueil n’a aucune action sur le fonctionnement pédagogique du collège expérimental. Il ne rompt pas cette idée frontalement. Il confirme même sans difficulté que la collégialité est une richesse, qu’il ne fermera surtout pas ce collège, mais il missionne un principal sur le collège d’accueil chargé de déstabiliser le fonctionnement (nous le saurons plus tard). Ce principal commence, un jour de rentrée, par rassembler la communauté scolaire du collège expérimental sur une démarche de réprimande très infantilisante. Cela a bien sûr donné lieu à des réactions d’élèves, d’adultes, parents compris. Le principal a dû comprendre alors qu’il ne pouvait pas s’y prendre ainsi. Mais les choses étaient posées. Il a ensuite interdit les pratiques de cuisine dans certains projets et cours. Une collègue installait des pratiques de lecture fonctionnelle, ouvertes à toutes et tous, mais bien sûr destinées à raccrocher les non-lecteurs aux pratiques de lecture. Autre exemple de pratique de cuisine : les élèves, après une visite enthousiaste au lycée expérimental de Saint Nazaire, ont décidé d’importer l’idée d’une « casbah », nom donné à une cafétéria gérée par les élèves. Tout cela a dû s’arrêter, au nom du non-respect des normes de la restauration collective. Les élèves voyaient bien leurs frères et sœurs du primaire pratiquer la cuisine dans leurs écoles sans que cela soit interdit, et d’autres collèges le pratiquer. Cette intransigeance, incontestable, car portée par des textes, s’est élargie sur la question des transports. Il n’a plus été possible de transporter des groupes de huit élèves dans des minibus, alors que les professeurs d’établissements spécialisés, de diverses structures éducatives autour du handicap, le font régulièrement. Le dernier projet qui a pu se réaliser avec le recours à cela a été un film conçu par un groupe d’élèves, pour lequel nous nous sommes déplacés sur les lieux de vie et lieux professionnels actuels d’anciens élèves. Cette impossibilité nouvelle de sortir, d’aller à la rencontre du monde de façon souple, cet autoritarisme sous couvert d’autoprotection du responsable local qui refuse toute prise de risque, a profondément modifié le rapport des élèves au projet, à l’idée même qu’ils se faisaient de leur collège. Perte d’enthousiasme, doute de collègues investis qui décident de quitter le navire.

Deux ans avant mutation : Le déménagement crée l’urgence, justifie un ordre nouveau

19 Le collège lutte depuis presque l’origine pour des locaux décents et une indépendance qui faciliterait le développement du projet pédagogique. Il bénéficie d’une sous-location auprès du collège d’accueil et de modules préfabriqués posés sur la cour pour compléter. La réponse des inspecteurs d’Académie puis des DASEN est que c’est inenvisageable. Beaucoup trop cher. L’équipe cherche des lieux régulièrement, va jusqu’à répondre à des exigences de business-plan sur des lieux effectivement libres. Ces projets de déménagement portés par l’équipe et les parents prévoient, devant le succès du collège, une extension vers le lycée, et envisagent des voisinages avec le milieu artistique, qui est déjà bien sollicité dans le fonctionnement habituel du collège expérimental au travers de nombreux projets. Le caractère insalubre de nos locaux préfabriqués, qui sont glaciaux l’hiver et infernaux l’été, où l’on voit parfois des rats circuler sous les modules, pour lesquels les planchers se percent régulièrement par excès d’humidité et nécessitent des rafistolages permanents, donnent lieu à une action médiatique : « nuit blanche pour des locaux dignes ». Nous dormons, de nombreux parents et élèves, une nuit complète dans ces locaux, et faisons venir France 3. La revendication est claire, déménager et sortir de la tutelle d’un collège de secteur. Nous souhaitons déscolariser l’école, y compris pour mieux accueillir encore une population d’élèves phobiques scolaires, très sensibles aux sonneries, à l’ambiance carcérale qu’ils vivent des collèges classiques.

20 En octobre 2010, le collège Val d’Huisne, d’un autre quartier populaire du Mans, brûle. L’incendie ravage tout. Un collège est à reconstruire. Le DASEN décide alors, en lien avec le Conseil Général, et sans nous demander notre avis, de prévoir dans la reconstruction une place pour le collège expérimental. Nous passons d’un refus catégorique à une proposition de locaux neufs ! Une partie de l’équipe y voit un avenir funeste pour le collège expérimental, un abandon définitif d’un fonctionnement enfin indépendant, et une nécessité de résister. Une autre est tentée par la proposition et argumente sur la nécessité de ne pas être hostile par principe, certains y voient un rapprochement de leur domicile…

21 La collégialité, avec le recul, signe là son arrêt de mort. La résistance n’ayant pas lieu, le processus s’engage. Le Recteur, probablement en concertation avec le DASEN, missionne une inspectrice générale (ces gens se connaissent bien) pour accompagner une réécriture du projet au prétexte que l’intégration dans le nouveau collège d’accueil suppose une préparation. Les arguments portent alors sur l’arrivée difficile en 2001 sur le précédent collège d’accueil et l’obligation de la préparer en ajustant le projet. Le DASEN va de formule en formule expliquant que le collège Anne Frank ne sera pas « hors sol », que « le principal du collège d’accueil ne doit prendre que sa place, mais toute sa place ». Nous nous engageons dans un processus lourd de réunions avec le Conseil général, les architectes… Comment résoudre les différences de gestion de vie scolaire ? Sanctions d’un côté, pas de l’autre… Faut-il alors une cour commune ou pas ? Quelle taille des salles, sachant que le collège expérimental développe des tutorats à dix élèves, et des cours qui peuvent aller jusqu’à trente ?

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23 Antérieurement et ensuite parallèlement à ce champ « locaux » qui arrive un an avant déménagement, se déroule, entre le moment de la décision et le déménagement, une longue phase de réécriture du projet Anne Frank. Depuis 2004, trois ans après l’ouverture, nous avons commencé une relation avec la MIVIP (MIssion de Valorisation des Innovations Pédagogiques), service du rectorat dédié à l’expérimentation pédagogique. Même si les rapports sont parfois difficiles, certains membres de la MIVIP se montrant très conservateurs, d’autres sont plus à l’écoute. Et l’équipe trouve intérêt à coucher sur papier ce qui se passe, consciente que l’action seule ne sera pas d’un grand recours à l’institution si elle ne trouve pas de traduction écrite. La MIVIP vient régulièrement rencontrer l’équipe, des inspecteurs sont régulièrement en observation, et le projet s’écrit en question/réponse à partir de la version immédiatement antérieure.

24 Courant 2011, lorsque le déménagement est décidé, la MIVIP est mise à l’écart, et arrive l’inspectrice chargée de la réécriture dans la perspective du déménagement. Elle ne tarit pas d’éloge sur ce qu’elle voit. Elle interroge des passages clefs du texte. Nous justifions, expliquons l’histoire de ce qu’elle questionne, envisageons des amendements. L’argument majeur est « vous devez vous mettre en conformité avec les textes, mais vous fonctionnerez pareil, ne vous inquiétez pas ». Alors que le projet spécifiait qu’il n’y avait pas de règlement intérieur, qu’une autre forme de règlement non stratifié, issu des ateliers de réparation remplaçait la fonction législative locale d’un règlement intérieur classique, elle nous oblige à en introduire un, avec sanctions, avertissements, conseil de discipline (qui avait été aboli), de pure forme dit-elle. La collégialité avec une équipe pas particulièrement militante et expérimentée nous affaiblit. Bons élèves, nous acceptons et faisons preuve de confiance. D’un côté le personnage est virevoltant, enthousiaste. Elle peut discuter fort longtemps après réunion. Elle manie d’un autre côté un outillage managérial et finit par produire elle-même le bébé qu’elle a légitimé, avec l’aide du DASEN. Ainsi, le règlement intérieur sera écrit par sa main et proposé à l’équipe pour amendement. Mais pour des raisons écologiques, elle ne produit aucun papier et ne nous fait découvrir son texte que par vidéo projection. Pour des raisons d’efficacité, affirme-t-elle, ce qui n’est pas contesté lors de la réunion est présumé acquis. À distance, nous pouvons dire que nous avons été bien faibles d’accepter ainsi ce fonctionnement ; mais il faut resituer cela dans une overdose de réunions, dans un contexte de marche forcée imposée par la date fixe du déménagement, et surtout en sus du fonctionnement classique scolaire qui absorbait l’essentiel de notre énergie.

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26 En juin de l’année qui précède la mutation et donc le déménagement, nous parvenons à la signature d’un projet pédagogique avec le Recteur. Ce texte préserve à peu près le projet pédagogique initial, car nous avons défendu pied à pied notre fonctionnement : ainsi la référence aux parents co-acteurs est supprimée, mais les instances de pédagogie institutionnelle figurent, la collégialité est écrite, le tutorat est bien sûr central, le journal de bord comme évaluation est acté. Les dérogations sont toutes signées, comme celle qui fixe les programmes comme objectif, mais pas de façon programmatique. C’est un moment qui nous semble historique, car depuis que nous travaillons avec la MIVIP, c’est à cette signature que nous travaillons, afin de protéger l’expérience. Sans entrer dans le détail, il y a d’un côté les documents officiels issus de la construction de l’équipe qui restent à peu près intactes, et puis ceux issus de l’inspectrice et de l’administration qui la missionne (Règlement Intérieur, Contrat d’objectif) qui entrent en contradiction les uns avec les autres. Encore une fois, le discours est rassurant, et devant les contradictions textuelles internes qui sautent aux yeux, on nous rassure en nous disant que c’est un ajustement des textes qui ne modifiera pas le fond du projet.

27 Pendant cette phase, nous voyons arriver parmi les visiteurs deux collègues qui se disent intéressées, envoyées par notre futur principal d’après déménagement. Elles sont invitées comme toutes et tous les visiteurs à assister aux cours, aux instances. Tout leur est ouvert. Le futur principal et son adjoint (dédié spécifiquement à la structure expérimentale) assistent déjà en cette fin d’année avant déménagement aux concertations (depuis l’origine le principal restait à l’écart, un texte cosigné avec l’administration le spécifiait). Ils jouent la scission de l’équipe, commencent à imposer des ordres du jour qui auparavant étaient construits collégialement. Ils questionnent les pratiques qu’ils peuvent percevoir, s’invitent eux aussi au fond des cours et manifestement échangent avec les deux collègues qui sont venues un peu avant sur leurs conseils. Ce sont en fait des inspections à charge qui feront l’objet de listes qui ressortiront au fil des affrontements à venir. Critique sur l’efficacité des tutorats, sur des élèves qu’ils estiment laissés à l’abandon, sur une évaluation journal de bord inefficace, et pour cause à peine lancée, sur un DNB (Diplôme National du Brevet), un socle commun « donné aux élèves ».

28 Ils tentent de déconstruire le lien avec les parents, font venir un père en concertation qui témoigne en leur sens sur le dysfonctionnement que vivrait sa fille, sans prévoir qu’ils participent en fait au conflit conjugal qui oppose les parents. L’enfant et la mère disent tout le bien qu’elles pensent de ce collège et le père, qui en fait ne voit pas souvent sa fille, s’aperçoit qu’il est utilisé à des fins qui le dépassent. Non seulement ils ne parviennent pas à mettre les parents de leur côté, mais par leur pratique ouvertement interventionniste, ils produisent une réaction des parents contre eux.

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30 Ce qui pouvait autrefois faire objet de discussions, d’affrontements de point de vue dans le cadre de la collégialité, et qui trouvait résolution soit par consensus, soit par vote en cas de désaccord et d’urgence, devient conflit de loyauté avec la hiérarchie. L’histoire des recrutements fait que les membres de l’équipe sont à 80 % des contractuels et les principaux sont ouvertement dans un chantage à la réembauche. À l’interne de l’équipe, un collègue présent à l’origine du projet, ayant exercé le poste de principal à la suite de Marie Danielle, étant parti en disponibilité pendant sept ans suite à désaccord avec l’équipe, revient avec la ferme intention de jouer une revanche personnelle. Le phénomène d’éclatement de l’équipe joue à plein, par insécurité, par revanche. Les Principaux arrivent avec des partenariats tout faits (la maison de l’adolescent par exemple) et mettent l’équipe dans une posture d’adhésion ou de rejet vis-à-vis de ce qu’ils proposent plutôt que de construction.

31 En cette fin d’année précédant le déménagement, l’anathème est jeté sur les coordonnateurs qu’ils accusent de jouer contre eux, particulièrement dans la mobilisation des parents. La réalité est bien autre, car s’il est vrai que l’essentiel de l’équipe est au plus mal, les parents n’ont besoin de personne pour être extrêmement remontés. Certains ont déménagé depuis la région parisienne pour continuer à scolariser leur enfant après une scolarité primaire à l’école Vitruve, dans un collège démocratique et ouvert en Sarthe. Ils sont militants et voient l’institution, dans laquelle leur enfant est venu faire un stage l’an passé et qu’ils ont adorée, se métamorphoser sous leurs yeux. L’équipe fidèle au projet signé par le Recteur n’a aucun intérêt à berner les parents sur l’éventuel arrêt du processus à l’œuvre. Elle se borne à dire ce qui se passe et évidemment à le contester. Elle répond sans exagération aux questions posées dans un esprit de loyauté au projet, et temporise, consciente de l’impasse vers laquelle on se dirige. Le principal adjoint tente de faire voter à l’équipe un simulacre de procès pour la « destitution » des coordonnateurs, à l’improviste d’une concertation. Ce vote est totalement surréaliste, fait avec des bouts de papier, dans des conditions totalement bananières. Il n’est en rien probant, donnant le pour à une voix près, mais montrant une différence entre le total des bulletins et la somme des pour et des contre. Les coordonnateurs feront un texte qui sera lu en CA pour dénoncer cette violence et ces pratiques. Aucun démenti à leur texte ne sera apporté. Les parents les soutiennent en CA et dénoncent la situation extrême dans laquelle nous sommes. Il va de soi que la situation pousse bon nombre de membres de l’équipe à se poser la question de leur continuation dans l’expérience. La pression est forte de la part des parents pour pousser les anciens à rester. Des détresses sont visibles. Difficile de partir dans ces conditions. Partir serait peut-être admettre une once de vérité aux accusations. Le choix est fait de rester, mais dans un esprit constructif, en essayant de préserver au mieux les intérêts de tous.

32 Les Principaux ont donc acquis en cette fin d’année l’organisation des concertations. Ils produisent un texte qui énonce clairement que les principaux dirigent, les enseignants enseignent, les surveillants surveillent et les élèves apprennent… en totale opposition au projet signé.

Un an avant mutation : le déménagement

33 Le déménagement se prépare. À cette occasion se révèlent des inventaires imprécis, inexacts. Une série d’ordinateurs auraient disparu. Les secrétaires ont changé, les ordinateurs ont effectivement parfois été mis au rebut sans les sortir officiellement des inventaires. Un dénigrement systématique et violent s’engage de la part de la nouvelle direction, mettant en cause les anciens du projet, y compris dans leur honnêteté. L’équipe se scinde clairement entre ceux qui restent solidaires du projet initial, signé par le préfet, et les nouvelles pratiques qui s’installent lors des concertations. Certains, bien que contractuels, restent très courageusement axés sur le projet signé, d’autres sont dans des situations trop compliquées pour porter des jugements négatifs sur leurs réactions de soumission.

34 Très rapidement, les choses basculent. Le hasard fait que, gravement blessé en fin d’année scolaire, je commence l’année par une absence d’un mois. Étant coordonnateur, ma mission a été redéfinie en fin d’année précédente. Je deviens le référent sur la mise en œuvre du socle commun et suis en charge d’animer l’équipe en ce sens. La mission de mon collègue coordonnateur vie scolaire est redéfinie sur un rôle pur et simple de CPE. Je continue heureusement à enseigner (les coordonnateurs ont toujours été déchargés tout en gardant une part essentielle d’enseignement) et trouve plaisir à produire avec les élèves un projet d’écriture qui débouchera sur un livre portant sur des souvenirs de collège, relayé par les cahiers pédagogiques et dans la presse [2]. Le groupe reçoit ces écrits, les lit, les classe, certains textes sont terribles. Les membres du groupe écrivent, font écrire d’autres élèves du collège expé hors du projet sur leur collège. Le livre montre en contrepoint des histoires malheureuses et des histoires heureuses de collèges vécus, évidemment avec des témoignages massifs de bonheur du côté Anne Frank, même si les souffrances n’en sont pas absentes. Il témoigne aussi de la morosité des élèves face aux transformations en cours.

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36 Car pour les élèves, la bascule est difficile. Le principal adjoint exerce désormais une autorité autoritaire dans son bureau. Il règle par sanction les dépassements, les violences, les conflits, estimant qu’il ne faut plus être laxiste. L’effet est immédiat, les élèves désertent les processus de médiation. Les principaux déploreront ensuite régulièrement que les élèves ne fassent plus de « parlons-en » ni d’ateliers de réparation, attribuant ce fait à la « mauvaise tête » des anciens et à leur présumée déloyauté. Je travaille en tant que coordonnateur à l’intégration du socle commun dans le mode d’évaluation écrit dans le projet signé en juin par le Recteur. La première année du déménagement, il y aura neuf conseils de discipline. Les élèves fragiles (« durs » du point de vue des principaux), confrontés de nouveau à la coercition ne tardent pas à exploser. Certains comprendront qu’il vaut mieux partir avant d’être exclu. Sur l’idée que le collège expérimental a trop « chargé la barque », trop pris « tout le monde », a prévalu l’idée de remettre dans les institutions dites adaptées un certain nombre d’élèves venus au collège expérimental précisément pour les fuir et fuir le sentiment de ségrégation que cela pouvait leur donner.

37 Durant cette année, une charge dure a été menée contre le prétendu laxisme face au contrôle continu. Les années précédentes, le choix de l’équipe était clair, et plutôt favorable effectivement aux élèves les plus en difficulté, essayant d’utiliser ce levier du contrôle continu pour mobiliser, à défaut d’avoir réussi une accroche par les savoirs, par un système de gain de points. L’idée énoncée était aussi qu’un contrôle continu ne devait pas donner le brevet, mais le rendre possible moyennant une réussite suffisante le jour de l’examen. Nous ne voulions pas voir d’élèves totalement empêchés de réussir le jour de l’examen par un contrôle continu définitivement trop bas, phénomène on ne peut plus démobilisant. La lecture faite de cette stratégie fut celle d’une injustice absolue par rapport aux autres collèges jouant honnêtement la notation. Le socle commun n’a pas été validé pour onze élèves de Troisième, les empêchant d’office d’avoir leur brevet. Cela a permis ensuite de prouver combien, hors « magouilles » du passé de l’ancien collège expérimental, les élèves étaient d’un niveau déplorable.

38 Les parents ont demandé au ministre un rendez-vous. Ils ont été reçus. Sans plus de résultat, puisqu’aucune équipe de rechange n’était disponible. Une salve d’inspections à charge a été déclenchée par la hiérarchie locale pour venir confirmer l’ineptie des pratiques. Une inspectrice du primaire est venue inspecter le professeur des écoles que je suis, avec une grille « école primaire », sans intégrer en rien qu’elle était au cœur d’une pratique expérimentale construite collectivement, sans s’intéresser au projet pédagogique qui les avait fondées, comme si elle venait vérifier la conformité d’une école primaire ordinaire. Curieusement, seuls des membres de l’équipe réfractaire à la mutation ont été concernés par des inspections. Depuis le début de l’expérience, je militais auprès de l’administration pour que mon poste soit officialisé au mouvement du premier degré en poste spécifique. Le principal a enfin exaucé mon vœu, mais, contrairement aux procédures de transformation en postes spécifiques (du second degré) qui laissaient en place le collègue y exerçant déjà, j’ai bénéficié d’un traitement d’exception m’imposant de postuler pour mon propre poste sur un profil qui ne me ressemblait pas, décidé par le principal. C’est par cette grosse ficelle que j’ai été débarqué d’un projet auquel au demeurant je n’adhérais plus. Je suis sorti de l’expérience Anne Frank, comme 40 % de l’équipe, sur des non-reconductions de contrat ou des départs volontaires. Chômage et précarité ont été le lot de plusieurs collègues suite à leur éviction.

39

Force et faiblesses de la naissance

40 La force qui a permis l'ouverture du collège expérimental, c'est d'abord une volonté ministérielle de l'époque (Jack Lang), et le rôle central de Marie Danielle Pierrelée, figure de l'innovation. Son travail préalable et sa crédibilité acquise sur d'autres projets, sa ténacité, ont permis de fédérer une équipe et des familles.

41 Cette origine fut aussi la faiblesse du projet. Pas de lien universitaire, pas de lien fort avec la militance pédagogique, un positionnement opportuniste (gages à la gauche, mais aussi à la droite Madelinienne). Une solitude de départ qui ne cessera pas, malgré une participation active à la FESPI (Fédération des Établissements Scolaires Publics Innovants), des liens informels avec les mouvements d’éducation, et des rencontres d’Inspecteurs, d’acteurs rectoraux intéressés par la structure. Les seuls alliés durables sont restés, jusqu'au bout, les élèves et leurs familles.

Forces et faiblesses liées au contexte national

42 Le niveau ministériel de la décision d'ouverture et du financement a permis de mettre en œuvre une réelle créativité d'équipe de terrain, mettant à distance les formes bureaucratiques qui assurent la régulation du système. La déconcentration, et donc le passage sous l'autorité des Recteurs, a été un tournant décisif pour beaucoup d'expériences, dont celle du collège Anne Frank. S'inscrire dans l'« offre éducative » de l'académie est devenu un leitmotiv. Il ne s'agissait plus d'inventer, d'expérimenter des formes nouvelles d'école en vue d'améliorer l'École de la République, mais, dans une logique d'offre et de demande, de créer des structures adaptées à des profils d'élèves, des demandes de familles.

43 Anne Frank, qui était devenu un laboratoire sur le décrochage dans lequel on pouvait pointer, avec les élèves eux-mêmes, les causes de leurs intérêts, mais aussi celles de fortes souffrances dans le système classique qu'ils venaient de quitter, a dû évoluer vers une structure pour décrocheurs. Ce furent des luttes récurrentes de l’équipe pour justifier la mixité et l'inscription d'élèves sans problème auprès de la direction académique. Des déscolarisés nombreux, pour qui aucune école n’était adaptée, trouvaient place au sein de la structure. Cette situation nous valait beaucoup d’éloges. La Direction Académique trouvait tout avantage à pouvoir scolariser des décrocheurs qui l’embarrassaient et sur lesquels elle était en défaut d'accueil. Mais elle doutait de l’intérêt d’une telle école pour ceux qui scolairement allaient bien et prenaient la place d’autres sans solution. Nous avons rencontré durant ces douze années des responsables institutionnels bienveillants, le plus souvent observateurs intéressés. Mais la réussite au sein de l’institution d’un modèle scolaire alternatif questionnant l'organisation classique de l'école jusque dans la répartition du pouvoir entre ses acteurs a été vécue comme une provocation par quelques-uns. Un corporatisme hiérarchique a pris le dessus, s’appuyant sur des subordonnés obéissants nécessairement pris dans un cercle d’autojustification, faisant jouer au niveau du terrain, au gré des opportunités, tous les ressorts de la peur, de la rancune, de l’argumentation à charge, de convictions construites pour justifier leurs actes. Il ne faut pas négliger, dans une institution centralisée comme l’Éducation nationale, qu’un acteur au final assez seul, mais aux commandes hiérarchiques locales, est doté de grands pouvoirs de déstabilisation. Mais pour relativiser aussi les rôles particuliers de chacun(e), cette mutation s’inscrit dans un mouvement beaucoup plus large : la loi Fillon, qui dilue l'expérimentation dans des logiques innovantes, permettant une approche par petits bouts, a encore aggravé le sort des établissements les plus loin de la norme, dont Anne Frank.

Forces et faiblesses du fonctionnement

44 Faiblesse d'une équipe qui, composée au début d'enseignants volontaires et motivés (pour des raisons très diverses, mais toujours pour inventer une autre école), a peu à peu muté au fil des recrutements. À cause d'un tempo inadapté au mouvement national des postes, faute de militants intéressés, les motivations des recrutés sont devenues la recherche d'emploi, ou la recherche d'un poste géographiquement bien placé. Cette réalité a en contrepartie été une richesse, faisant arriver des enseignants qui n’étaient pas particulièrement acquis à une idéologie (comme sur d'autres expérimentations ouvertement libertaires), ni même à une réflexion pédagogique fondée sur une pratique critique du système. Dans l'hypothèse d'un essaimage, ce fut intéressant de voir comment cette institution a pu convaincre de nombreux collègues venus au départ sans idée arrêtée. Mais, face à la déstabilisation active de l'administration, cette particularité est apparue délétère, particulièrement lors de la dernière phase, lorsqu'une logique managériale a prévalu pour exclure 40 % de l'équipe qui souhaitait appliquer le projet historique, pourtant validé par le Recteur au mois de juin de la même année.

Une mutation brutale

45 Ce qui, dans un contexte collégial, fait débat et trouve une issue décisionnelle par consensus ou par vote, se transforme en conflit de loyauté avec les chefs d’établissement (nous en avions deux pour 100 élèves) missionnés pour provoquer la mutation du projet. Chacun se trouve devant des choix d'autant plus difficiles que la précarité a gagné l'équipe, que la violence des mises en cause est fréquente et forte pour celles et ceux qui résistent. Malgré des tentatives d'accaparement de familles fraîchement arrivées par la toute nouvelle hiérarchie, les parents ont soutenu une résistance bien au-delà de ce que les professionnels (qu'ils soient d'accord ou pas avec la mutation) auraient pu soupçonner. L'impact pour beaucoup d'élèves a été très difficile à supporter, le nouveau projet renouant avec la coercition, l'emprise directe et autoritaire des adultes, les menaces et pratiques d'exclusion de la structure. Malgré un désaccord désormais tu, des familles se sont retrouvées dans une impossibilité de voir leur enfant rejoindre l'institution classique (pour ceux qui étaient fragiles) et dans le devoir de subir en silence. Neuf conseils de discipline ont été organisés l'année de la reprise en main. 

46 Le discours officiel tenu aujourd’hui par les responsables de cette mutation repose sur l’idée que l’ancien modèle expérimental était allé au bout de sa logique, qu’il dysfonctionnait, et qu’il fut salutaire de l’arrêter. Cette vision des choses continue d’autant mieux à se propager que le collège Anne Frank existe toujours et doit convaincre des collègues du primaire, au travers des inspecteurs, directeurs, d’orienter vers lui des élèves. Les locaux ont été rapidement démontés (l’année même du déménagement), effacés. Du point de vue de ma carrière, j’ai officiellement exercé de 2001 à 2013 (les douze années de l’expérience) des postes de remplaçant, puisque la procédure qui a officialisé mon poste du premier degré dans le second a débuté précisément le jour de mon départ d’Anne Frank. Avant, les Inspecteurs d’académie qui se sont succédés, questionnés, qualifiaient mon poste de « gracieusement prêté au second degré ». Mon « iprof » est donc vierge de toute information sur ma participation à Anne Frank ainsi que de toute information sur mon expérience dans le second degré. Parfois, je pourrais douter de l’existence de cette histoire. Ce qui me ramène à la réalité, c’est ma façon quotidienne et épanouie de pratiquer l’enseignement aujourd’hui, dans le premier degré, armé d’une boite à outils « Anne frankienne » hors du commun et particulièrement utile pour mettre à distance, imaginer, créer des démarches, réagir aux obstacles rencontrés dans la classe, théoriser. Probablement marqué du sceau de l’incompétence et surtout de l’indiscipline aux yeux de ma hiérarchie locale, c’est au hasard des rues, des rencontres d’élèves, de collègues, de parents, parfois devenus amis, qu’une puissante fierté ressurgit accompagnée de souvenirs exaltants, d’une institution scolaire publique Autre, qui a existé. Ainsi, de petits phénomènes qui ont pris corps deux ou trois ans plus tôt sont devenus une avalanche puissante qui s’est transformée en réinterprétation de la réalité. On relit Kafka avec un œil neuf !

L’absence d’équipe de recherche sur le long terme

47 La très grande faiblesse originelle du projet est son ignorance de tout lien fort avec une équipe de recherche universitaire. On ne peut demander à des acteurs de terrain qui sont la plupart du temps absorbés par un quotidien passionnant, mais lourd en terme horaire, d'exercer un travail de synthèse scientifique concomitant.

48 Cette extériorité, ou plutôt complémentarité, aurait été d'un grand secours lors des crises qui ont émaillé le projet et qui ont vu sa mutation.

49 L'absence aujourd'hui d'écrits sérieux, d'études, donne le champ libre à la réinterprétation et au final à l'oubli. Il n'est probablement pas trop tard pour mener cette étude à partir des 350 familles qui ont vécu l'expérience, encore faudrait-il qu'une équipe soit intéressée par la démarche.

Conclusion

50 Si le projet pédagogique du collège expérimental Anne Frank s’est arrêté, c’est la conséquence du jeu complexe des acteurs locaux (chaîne hiérarchique, élus, enseignants, élèves, parents). Mais c’est aussi la conséquence d’une mutation réelle de la notion même d’expérimentation, impulsée par les ministères qui se succèdent depuis 2000. C’est un vaste mouvement à l’œuvre qui pousse à faire quitter la marge pour rentrer dans la norme, et qui s’accompagne d’un renforcement hiérarchique. De structures ou établissements expérimentaux composés de militants parfois politiques, mais toujours pédagogiques, sur des projets autonomes destinés à tous publics, censés apporter des clefs nouvelles à l’institution classique pour lutter contre l’échec scolaire et le décrochage, nous sommes passés à des structures ou établissements expérimentaux régis par un projet fruit d’une injonction extérieure à l’équipe, décidée pour faire correspondre à une demande spécifique (exclus, décrocheurs, mais pourquoi pas aussi demandeurs de telle pédagogie) une offre correspondante. Cette démarche s’accompagne d’un renforcement sans cesse plus grand de l’autorité de chefs d’établissements eux-mêmes inscrits dans une chaîne hiérarchique qui les contraint fortement. C’est quitter une régulation centrale de l’école de la République, qui pouvait paradoxalement ménager des espaces de recherche et d’invention à sa marge, pour en adopter une multiforme, mais finalement encore plus pyramidale et normée, dans une hiérarchie d’autant plus prégnante qu’elle est de proximité. C’est une forme de massification de l’idée d’innovation, dans un contexte paradoxal de sur-caporalisation. C’est à coup sûr la capacité d’invention pédagogique qui s’en trouve partout amoindrie, au détriment des élèves les plus fragiles.

51  

52 Nous sommes nombreux et nombreuses, enseignants, parents, élèves, à avoir vécu, avec le collège expérimental, une forme scolaire passionnante, mobilisante dans l'acte d'apprendre, dans l'acte de décider collectivement, dans l'acte d'écouter la divergence. Une forme émancipatrice qui déjouait institutionnellement (sans a priori idéologique), bon nombre des soucis qui font l'actualité de l'école :

53

  • La perte de sens ;
  • Une séparation des tâches dans leur nature (la vie scolaire s'occupe de vie scolaire, les enseignants enseignent, l'élève apprend, l'assistant d'éducation surveille, le chef d'établissement décide...) qui laisse des interstices dans lesquels se développent le harcèlement, l'omerta ;
  • Un séquencement des apprentissages (« à tel âge on sait cela ») qui génère un stress délétère pour l'élève qui se voit décrocher ;
  • Une évaluation qui constitue de fait un jugement, un repère comparatif à l'autre, qu'il s'agisse de note, de compétences ou d'appréciation, lorsqu'elle est la même pour toutes et tous ;
  • Une organisation qui édicte tout à la fois le travail en équipe et l'obéissance au chef, la responsabilisation de l'élève et son emprise sous un régime infantile...

54 Cette critique n'est pas neuve, l'imagination des alternatives non plus. C'est l'ajustement par observation/analyse/modification d'une véritable école, dans un lieu réel, composée d'enseignants et d'élèves, sur un vrai projet alternatif, qui est si rare, si difficile à maintenir et pourtant si essentiel.


Mots-clés éditeurs : collège expérimental, institution

Date de mise en ligne : 12/10/2017

https://doi.org/10.3917/spec.010.0099

Notes

  • [1]
    Professeur des écoles, ancien coordinateur, collège expérimental Anne Franck, Le Mans.
  • [2]
    D’un collège à l’autre. Vécus de 1960 à 2013. Textes d’élèves, parents et professeurs. Auto édition Anne Frank.

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