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Article de revue

Jazz et théorie enracinée : la construction d’un modèle d’apprenance

Pages 45 à 63

Notes

  • [1]
    Je fais allusion ici aux distinctions apportées par Noël Denoyel sur les différentes formes de raisonnement : Alternance tripolaire et raison expérientielle à la lumière de la sémiotique de Peirce.
  • [2]
    Cf. les paramètres d’apprentissage du jazz (Calamel, 2010, p. 296).
  • [3]
    Educative dans le sens de : qui contribue à l’éducation du jazzman.
  • [4]
    Cette prise de conscience relève d’un acte de formation et d’une progression des ressources cognitives du musicien.
  • [5]
    Dans l’ouvrage Une microsociologie du jazz, j’explique les détails sociaux du jazz (Calamel, 2011).
  • [6]
    Le sonagramme est un outil permettant à partir de logiciels spécifiques de se figurer le son et d’obtenir une lecture spectrale des fréquences sonores.
  • [7]
    Le chanteur Sting dit que les musiciens n’écoutent jamais la musique pour se détendre, mais pour apprendre.
  • [8]
    La réflexivité est la démarche qui consiste à analyser sa propre pratique. Le terme de praticien réflexif a été avancé par Schön (1994) dans le but de construire une épistémologie de l’agir professionnel visant à identifier l’ensemble des savoirs tacites ou cachés qui structurent la réflexion du sujet.

Introduction

1 Mes travaux de recherche s’inscrivent systématiquement en sciences de l’éducation en ce sens qu’ils visent à comprendre un phénomène pour déterminer ce qu’il peut nous apprendre. La construction des savoirs est donc au cœur de mes préoccupations et avec elle, l’évaluation, la pédagogie des enseignements et le rapport au savoir. Comprendre un système pour le théoriser afin d’envisager sa transposition dans d’autres contextes où l’acte d’apprendre tient une place centrale. L’étude des formats du jazz, à l’origine de cette recherche interroge les modèles d’apprentissage de la musique et plus largement l’apprentissage des pratiques artistiques.

2 Par le cadre de la recherche qualitative, et plus particulièrement de la Méthodologie de la Théorisation Enracinée (MTE) qui est un processus de construction de théories, j’ai pu élaborer une théorisation du jazz et le décrire comme un « modèle d’apprenance autodirigé » selon la définition qu’en donnent Carré & Moisan (1997, p. 85) : le jazz propose un fonctionnement dialogique qui invite l’individu à se situer dans une relation musicale et sociale et le conduit à une construction de soi. La MTE est la démarche scientifique qui, dans le terrain de la recherche qualitative, permet de révéler des éléments par une construction théorique (Luckerhoff & Guillemette, 2012, p. 38). La MTE me sert de cadre d’analyse de l’objet jazz pour observer/écouter le fonctionnement interactionniste musical et social (la manière dont s’organisent les échanges), révélant les savoirs et savoir-faire que les musiciens mettent en œuvre pour construire et produire ensemble cette musique.

3 Dans le jazz, l’improvisation musicale se réajuste en fonction des propositions que font les musiciens pour s’accompagner mutuellement. La musique s’élabore donc en prenant en compte les interactions et apparaît comme une construction artistique qui repose sur une forme dialectique. Le jazzman n’a sans doute pas conscience de la complexité de ce qui se joue cognitivement dans l’élaboration et la progression de la musique. C’est l’analyse des relations musicales qui révèle les interactions sociales ; le résultat musical n’est que la traduction de cette complexité. La MTE permet d’entreprendre un déchiffrage du jazz comme objet de théorisation et de garantir, comme par analogie avec la construction musicale du jazz elle-même, une flexibilité procédurale du processus de recherche (Plouffe & Guillemette, 2012, p. 98). Autrement dit, favorisant un processus d’adaptation continuelle, la MTE permet d’interpréter le processus d’élaboration de la musique sans savoir préalablement où les voies de la théorisation vont nous conduire. Ainsi, j’ai pu remonter par un processus inductif à la construction d’une théorie substantive du jazz, puis en montant en généralité la théorie, j’ai commencé à penser une théorie formelle qui dépasse l’apprentissage de la musique pour s’intéresser à toutes les pratiques artistiques et plus largement encore à l’acte d’apprendre.

4 En première partie je décrirai la démarche méthodologique de recherche par « observation sonore » qui me permet d’échafauder une grille de lecture de l’improvisation qui caractérise le jazz. La deuxième partie évoquera la catégorie d’irréversibilité qui émerge de l’espace interstitiel créé par l’improvisation. Enfin la troisième partie proposera le passage d’une théorie substantive du jazz à un modèle plus formel qui pourrait prendre pied dans les théories contemporaines de l’apprentissage.

Vers une observation sonore pour saisir le réel

5 Nous avons généralement du jazz un savoir culturel, artistique, historique, mais pas théorique. Pour moi, c’est un peu différent, car après avoir été musicien de jazz professionnel durant trente années, le jazz est devenu mon objet de recherche en sciences de l’éducation. Ces deux pratiques se conjuguent encore aujourd’hui et, de fait, mon activité musicale me permet d’avoir accès à des données singulières et mon activité de chercheur de construire des corpus inédits. La MTE sert de cadre à mes analyses et la flexibilité de cette méthodologie de recherche vient m’ouvrir des voies de théorisations innovantes.

6 Je propose dans cet article de donner un aperçu de mon fonctionnement de recherche pour constituer des catégories à partir des données du terrain jazz. Mon postulat est que l’élaboration de cette musique favorise la formation des savoirs du musicien tant musicaux que sociaux. La poursuite de ces travaux depuis l’origine de ma thèse, m’a conduit à l’émergence d’une nouvelle catégorie qui précise la théorie selon laquelle le jazz est un modèle d’apprenance qui révèle les manières dont les individus développent leurs capacités d’apprendre et mobilisent leurs ressources pour progresser dans la construction de leurs savoirs.

7 Le jazz est comparable à un théâtre sonore du quotidien : les jazzmen se regroupent et interagissent pour créer ensemble de la musique. Goffman utilisait le théâtre de la vie quotidienne pour comprendre l’organisation du social (Goffman, 1973) ; Becker recherchait dans la pratique des jazzmen comment s’organisaient les règles du groupe pour comprendre les transgressions aux normes sociales (1965) ; j’utilise le jazz pour observer ce qu’apprennent les musiciens à partir de leur pratique induite par les cadres et formats mis en œuvre pour l’élaboration de la musique elle-même.

8 Le jazz devient le reflet de ce que les jazzmen mettent en place pour jouer et vivre ensemble. Les résultats de leurs improvisations symbolisent les négociations qui sont à l’œuvre dans le collectif de leurs réunions : elles constituent des instants de vie irréversibles qui traduisent les adaptations comportementales sociales dans ces contextes d’échanges singuliers. Le terrain du jazz constitue le socle de mon travail scientifique, et par une démarche inductive, je cherche à apprendre de ce qui se noue entre les individus pour produire ce qu’ils nous donnent à entendre.

La théorisation des pratiques du jazz dans la recherche qualitative

9 Si je devais considérer le jazz comme un système hypothético-déductif de propositions conceptuelles, il me suffirait d’aller vérifier sur ce terrain spécifique les pratiques attendues et ce travail serait celui de la musicologie. Mais cette démarche, si légitime soit-elle, serait limitative car elle ne permet de théoriser que les pratiques en préfigurant un cadre théorique de recherche a priori. Or pour le travail que je me suis fixé, il s’agit de théoriser le cadre même de ces pratiques afin de pouvoir le modéliser pour le transférer dans d’autres contextes d’apprentissage. La MTE offre justement cette possibilité de surmonter les limitations d’un cadre théorique a priori.

10 Une autre précision me paraît importante : dans la démarche de recherche sur le jazz, je procède en tant que chercheur par raisonnements abductifs et inductifs [1]. Éclairé par les sociologues Barney G. Glaser et Anselm L. Strauss avec la publication de La découverte de la théorie ancrée (2009), le travail de théorisation du phénomène jazz peut s’organiser de façon innovante. La MTE canalisant un processus phénoméno-inductif, me permet une compréhension du phénomène générée a posteriori, ajustée à l’objet de recherche. Par la confrontation systématique entre les pratiques musicales observées et écoutées, l’analyse de construction d’un résultat musical permet de comprendre les relations sociales entre les musiciens. C’est cette posture de recherche que je veux partager : un travail visant la compréhension d’un phénomène a posteriori et non une lecture des causes d’un phénomène a priori qu’il s’agit d’aller vérifier.

11 La MTE ouvre des possibilités de théoriser les pratiques partenariales avérées entre les jazzmen du fait de l’identification des règles internes au groupe favorisant l’improvisation musicale et la création d’une œuvre commune. En d’autres termes, pour faire du jazz et produire une musique improvisée, les musiciens n’ont pas d’autres alternatives que de s’engager dans la constitution de formats qui activent individuellement et collectivement les improvisations, dans le respect et/ou la transgression de ces dits formats. Par exemple, il est possible qu’un premier musicien improvise sur la grille harmonique du morceau, et qu’un second musicien préfère développer à partir d’un riff de basse pour improviser à son tour. Les formats peuvent changer en cours de route, mais il est possible que les musiciens s’adaptent pour répondre à une transgression inopinée des règles. Si les choses sont décidées préalablement, il reste toujours la possibilité d’agir différemment. Mon expérience du terrain m’a montré que les musiciens obéissent et désobéissent aux formats en fonction de leur inspiration. Cependant, ils s’obligent à coopérer pour atteindre le but final significatif d’une « négociation » musicale. Ce travail de recherche par la MTE rend visible les postures des musiciens entre eux bien sûr, mais aussi par rapport au public. Il rend aussi audible la négociation musicale et m’entraîne de fait vers une écoute nouvelle de la musique. Ainsi, je n’écoute plus le jazz uniquement en tant qu’œuvre elle-même (Becker, 2005, p. 30), mais comme le résultat d’un processus de création artistique social. La conception même de la pratique du jazz rappelle un des cadres d’action de l’agir stratégique développé par M-H Soulet : quand l’avenir est relativement incertain comme peut l’être l’état dans lequel se retrouve le jazzman en train d’improviser, l’individu puise sa confiance dans les éléments environnants pour reprendre son équilibre. Une telle action suppose de jouer avec le risque lui-même pour tenter de le contrôler (Soulet, 2005). La confiance du jazzman se situe dans sa technique ; dans sa capacité à gérer les imprévus ; dans son désir de s’engager et de prendre place dans la situation de jeu [2].

Problématique et posture de recherche

12 La problématique de recherche est donc ici de s’approcher des musiciens de jazz et de comprendre leur fonctionnement autant par l’analyse des interactions sociales (ce qui se passe dans l’orchestre pour construire le cadre musical) que l’analyse du jeu musical lui-même (ce qui se passe dans la musique) ; l’un se combinant intimement à l’autre pour produire une œuvre commune. Pour cela il s’agit de mettre en place un processus de recueil de données et d’analyses de cette dialectique musicale et sociale, reposant sur une observation visuelle et sonore. Je propose ici de communiquer ce qui peut devenir le concept d’observation sonore que j’ai mis en place pour m’approcher du contenu musical et comprendre l’ordre social qui construit cette musique.

13 Les musiciens de jazz, amateurs ou professionnels, se retrouvent à diverses occasions : concerts, jam-sessions, répétitions, animations musicales, etc. Les orchestres se forment tels des groupes de parole qui échangent dans des règles du jeu à entendre. Elles se transmettent implicitement et explicitement dans le cadre de situations de jeu et s’apprennent, s’inventent, se respectent et se transgressent. Le résultat musical que nous entendons n’est autre que le résultat d’une confrontation de timbres, de contrepoints musicaux, d’énergies rythmiques partagées. Le jazz est le fruit d’une négociation collective marquée par un subjectif personnel, mais aussi social et d’un ensemble de techniques plus ou moins maîtrisées. Quand un jazzman improvise, il nous parle et nous dit la manière dont il s’accorde au monde. 

14 L’improvisation est le signe de l’irréversibilité du rapport que l’homme entretient avec sa capacité à vivre l’instant présent. Avec la MTE, j’apprends à écouter cet instant irréversible et l’appréhende par l’analyse comme une dimension nouvelle du phénomène culturel, artistique ou historique du jazz : l’irréversibilité prend alors une dimension éducative [3]. C’est pour moi comme si la fabrique de savoirs était perceptible par le jazz. En tant que musicien, je ne me pose pas ces questions ; je joue et essaie de répondre au mieux avec mes perceptions et en fonction de ce qu’on attend de moi. Mais en tant que chercheur, j’identifie la dynamique des savoirs nécessaires à la construction de cette musique.

15 La Méthodologie de la Théorie Enracinée dans les données du jazz me fournit les conditions d’un processus de construction de théories à partir de l’observation sonore : une sorte d’ethnographie sonore comme on parle d’ethnographie filmée. Petit à petit, cette pratique d’observation sonore s’est imposée à ma démarche de recherche. Elle repose sur l’écoute attentive et l’analyse des interactions dans les groupes où l’improvisation occupe la place centrale. Pour cela, le jazz est particulièrement marquant, car la situation intermédiaire produite par la relation jazzman/partenaire et la relation jazzman/public établit une situation « résonante » de ce qui se noue dans cette expérience artistique.

16 Cette notion de situation résonante est proche de l’état de cinétranse évoqué par Jean Rouch (1995) dans son travail sur l’anthropologie visuelle. Celle-ci se définit par le choix des outils employés pour lire le quotidien. Pour lui, la caméra remplace le stylo, et pour Alexandre Astruc, la caméra-stylo devient l’outil d’un langage et non un aimable divertissement ou un procédé de captation d’images (Lallier, 2009). Il en va de même avec l’enregistrement du jazz qui se distingue de la musique classique par l’improvisation située dans un temps unique et non en fonction d’un scénario pré-écrit fixé par une partition. Mon propos ici n’est pas d’entrer dans un débat sur ces deux architectures artistiques, mais de repérer l’espace d’engagement investi par le jazzman comme un format didactique conceptualisable et transférable à d’autres contextes d’apprentissage.

Une méthodologie de l’écoute

17 Dans ce paragraphe, je voudrais expliciter une méthodologie de l’écoute du jazz : un partenaire musicien relance, souligne le dialogue, propose des options harmoniques auxquelles l’improvisateur répond à son tour. Ainsi, en écoutant une improvisation, je retrouve dans les propos de chacun les différents rôles qui sont joués par les membres de l’orchestre, et je découvre le caractère de l’introspection de l’instant joué. Dans toutes les opérations effectuées, le musicien n’a pas conscience de ce qui se passe en lui quand il joue. Généralement, il s’engage dans une phase de réflexivité après la prestation pour faire le tri dans ce qui s’est passé.

18 Cependant, il y a toujours une mise à disposition intentionnelle du jeu, ce qui permet de penser que le musicien passe d’une conscience pré-réfléchie à une conscience réfléchie [4]. Pour expliciter davantage, prenons un exemple volontairement décalé. Lorsqu’un médecin écoute le cœur d’un patient, il écoute en réalité la qualité du son du battement et surtout la qualité du silence entre les battements. Celui-ci est-il altéré par un souffle et si c’est le cas, à quel moment du silence il se produit : juste au milieu de l’interstice silencieux, plus tôt, plus tard ? Le musicien quant à lui écoute le son qu’il produit. On peut le décrire en trois structures génériques : la source de l’écoute (la justesse de la note émise) ; le son lui-même (les nuances, le timbre, la dynamique) ; le ressenti corporel (la résonance dans son corps).

19 Je décris ci-dessous le processus mis au point pour « décortiquer » un morceau de jazz. Je procède de la façon suivante par une méthode de comparaison continue, calquée sur l’ordonnancement proposé par Glaser et Strauss (2009, p. 208). Une sorte de ligne de conduite à 4 temps : a) la comparaison des occurrences applicables en catégories ; b) l’intégration des données en catégories et la construction des propriétés ; c) la délimitation des interprétations théoriques ; d) la rédaction de l’analyse interprétative des contenus écoutés. Cet enchaînement de phases me permet de revenir sur les données recueillies, de réécouter, comparer encore, établir des ressemblances et des catégories : cela me permet de construire ma théorisation en surcodant les données et faire de la sérendipité comme le suggérait J.-M. Bataille lors du séminaire à l’origine de ce texte. Cette notion de sérendipité intervient dans mon travail quand je parviens à tirer profit d’éléments qui apparaissent dans des circonstances imprévues. Bien que je maîtrise la pratique du jazz et que je pourrais simplement vérifier mes intuitions, la MTE m’offre le cadre qui chamboule mes connaissances pour m’en faire découvrir de nouvelles. Deux remarques viennent alors : la MTE permet la remise en question des savoirs du chercheur et la mise en doute des théories existantes par rapport au connu du chercheur ; deuxièmement, le chercheur a sa propre sensibilité, il est sensible à des aspects de la réalité plus qu’à d’autres à cause de ses « connivences » théoriques (Guillemette & Lapointe, 2012, pp. 14-15) et de ses maîtrises spécifiques.

La comparaison des occurrences

20 Dans un premier temps, je repère les phrases au fil des chorus. C’est-à-dire que j’écoute chaque phrase de l’ensemble de l’improvisation d’un musicien au sein d’un même morceau à étudier. J’appelle chorus la partie improvisée qui correspond à un tour de grille (cycle total des enchainements de tous les accords du morceau). La grille est donc l’enchaînement harmonique s’étalant sur un certain nombre de mesures. Celui-ci est généralement égal à celui de la structure du thème mélodique. Si le thème fait 32 mesures, le tour de chorus fait 32 mesures qu’il est possible de mettre en boucle à la volonté de l’improvisateur. Les phrases d’improvisation vont s’inscrire dans cette durée métrique. Ainsi, on entend si le jazzman respecte la grille et la structure, ou s’il crée des changements structurels, des chevauchements des cycles de grilles, ou s’il bouscule les limites rythmiques.

21 Les données recueillies dans ce registre renvoient à la « perception » du musicien et à la manière dont il met en « fonction » ses propres ressources cognitives, et connaissances théoriques au service de la musique. La « perception » et la « fonction » sont les deux catégories principales que l’on peut construire par l’analyse du jazz. Quels que soient les styles, les courants, les modes de jeu, les esthétiques, ces deux catégories fondent le système théorique du jazz. Il devient alors facile de classer les données sonores dans chaque catégorie, en distinguant ce qui relève de la perception du musicien de ce qui est attendu de lui en tant que fonction. Ces attendus peuvent du reste être imposés par le musicien lui-même sur son propre jeu. L’équilibre entre ces deux catégories constitue le « bon » chorus sur un plan théorique. Parfois, certaines improvisations sont émotionnellement très fortes ; parfois elles sont simplement très techniques : elles répondent alors davantage à la fonction qu’à la perception. Elles apparaissent techniques lorsque le musicien ne prend pas trop de risques, ce qui donne l’impression qu’il cherche avant tout à garder le contrôle, et veut bien faire. À titre d’exemple, on entend cela dans la première version de « Giant Steps » un thème de John Coltrane. Dans cette version, le pianiste Tommy Flannagan découvre les accords et se retrouve dans l’incapacité de jouer malgré tout son savoir, son talent, sa technique pianistique, quelque chose de libre, de fluide, d’inventif de souple. Il est contraint par la difficulté des enchaînements harmoniques et cet enregistrement arrive trop tôt dans la maîtrise du morceau. Heureusement qu’une seconde version enregistrée plusieurs mois plus tard montre qu’il maîtrise alors la grille et joue un chorus très honorable malgré les difficultés accrues par une nouvelle exécution sur un tempo rapide.

L’intégration des données

22 J’écoute comment le musicien « recalcule » ses phrases au fil des différents tours de chorus. Je relève : les cadences, les accords majeurs, mineurs ; je mesure la longueur des phrases, leur point de départ et leur point d’arrivée par rapport aux temps forts et faibles de la mesure. Je recherche les systématismes et les signes d’inventivité ; je suis attentif aux substitutions d’accord. J’écoute les « préférences » du musicien improvisateur, s’il joue sur les notes basiques des accords ou sur les notes de couleurs, s’il travaille machinalement d’oreille ou s’il s’appuie sur les renversements, ce qui tend à prouver qu’il a une connaissance théorique/savante de la musique. Je recherche dans chaque catégorie comment les données créent les propriétés. Ces dernières sont en réalité liées aux capacités du musicien à : élaborer un discours musical et social ; rationaliser ce discours ; personnaliser ce discours et le maîtriser dans sa production. L’improvisation n’est pas uniquement musicale ; elle est aussi sociale, puisqu’elle dépend des partenaires de jeu et des interactions entre les musiciens. Le contenu musical improvisé devient le reflet du comportement social, et c’est la raison pour laquelle le jazz est un produit musical et social [5]. Pour illustrer ce propos, on peut écouter les disques de Charlie Parker, où il stoppe les musiciens, dont Miles Davis très jeune à cette époque en pleine progression par un coup de sifflet et un « One more » tonitruant. Tout le monde reprend depuis l’introduction et l’exposition du thème. Dans ces cas précis, on peut observer l’inventivité de Parker qui ne rejoue évidemment jamais deux fois la même introduction puis la même improvisation.

Délimiter les interprétations

23 Pour délimiter les interprétations, je recherche les régularités bien sûr, les irrégularités et les prises de risques. Le musicien prend-il des risques ou au contraire joue-t-il dans sa zone de confort ? Cette phase est plus technique que les précédentes en ce sens qu’elle vise à déchiffrer la maîtrise instrumentale et frôle parfois la musicologie. Il s’agit de déceler les fautes, les erreurs et les choix délibérés. Le jazzman procède-t-il réellement à des choix esthétiques ? Ose-t-il de nouvelles choses, propose-t-il de nouvelles options harmoniques, mélodiques ? Utilise-t-il des notes étrangères aux accords, abuse-t-il des chromatismes ? Fait-il des « effets de manches » comme on le dirait d’un avocat en plaidoirie ou au contraire s’engage-t-il dans de profondes innovations harmoniques ? À titre d’exemple, Pat Metheny est assez démonstratif dans ce type d’exercices. On entend dans la plupart de ses albums cet équilibre entre jouer dedans et dehors des harmonies avec naturellement un style de guitare d’une spontanéité déconcertante. Il est capable dans une tonalité de Do majeur de jouer des cadences d’accords en passant par le Do dièse majeur, ce qui du point de vue d’une oreille non exercée est impossible à articuler sans provoquer chez l’auditeur un malaise certain.

Rédiger les analyses interprétatives

24 Enfin, il s’agit de rédiger les réflexions développées à partir de l’ensemble des données recueillies. Elles décrivent le contenu caché qui donne naissance à une interprétation et à la formulation d’hypothèses sur la place et le rôle du musicien dans le groupe, s’il progresse au fil des expériences au sein d’un même groupe. Par exemple, j’ai interprété (Calamel, 2011) la séance d’enregistrement du morceau « Someday My Prince Will Come » dans le disque éponyme de Miles Davis. On entend le chorus de Coltrane qui venait de débarquer dans le studio d’enregistrement alors que la prise était déjà lancée. Si l’on compare à l’aide d’un sonagramme [6] le chorus de Coltrane avec celui de Hank Mobley, l’autre saxophoniste de la séance, on mesure la force du son, sa puissance qui n’est pas juste due au physique de la personne, mais à son statut social au sein de l’orchestre. L’histoire nous raconte que Coltrane s’apprêtait à quitter l’orchestre de Miles pour fonder sa propre formation en tant que leader.

25 Pour résumer la manière pragmatique de ce découpage : j’étudie le nombre de tours de chorus improvisés par chaque musicien ; je compte le nombre de phrases mélodiques jouées par rapport à la grille d’accords (cela me renvoie aux compétences techniques et théoriques du musicien) ; j’écoute le placement rythmique du démarrage des phrases et la terminaison des phrases. Là aussi, il y a des compétences relatives à une capacité à modifier en permanence le jeu instrumental ou à laisser parler ses tics/habitus. Enfin j’écoute si les phrases sont plutôt mélodiques (chantables) ou harmoniques, construites sur les accords. Cette distinction permet de constater les connaissances en théorie musicale du musicien : s’il reste dans la ligne mélodique, j’en déduis que ses connaissances sont peu cultivées sur le plan de la théorie musicale. En revanche s’il joue sur les accords, son vocabulaire lexical est plus riche, ce qui veut dire que ses connaissances en théorie musicale sont maîtrisées. Je compare le morceau analysé avec les autres morceaux du disque pour vérifier les occurrences dans le mode de jeu utilisé d’un morceau à l’autre, et puis je recherche également si ce type de jeu évolue de disque en disque, de concert en concert… Par cette démarche d’observation sonore, je procède par induction, et découvre une nouvelle catégorie du jazz : l’irréversibilité comme face cachée de cette musique. Le travail conduit dans ma thèse m’avait permis de découvrir le jazz d’un point de vue systémique. Les catégories mises en évidence par ce travail m’avaient permis de théoriser le système en tant qu’espace de jeu : les formats de l’improvisation délimitant les cadres du principe d’élaboration de cette musique. Mais les travaux réalisés par la suite en développant l’observation sonore m’ont permis de découvrir une nouvelle catégorie à ma théorie : l’importance de la temporalité et plus précisément de l’irréversibilité. Le jazz est un système où « l’espace de jeu » et « le temps de jeu » se conjuguent, obligeant le musicien à s’inscrire dans un processus de création et d’implication mêlant objectivité et subjectivité.

Undergrounded théorie : une méta analyse de ma recherche

26 Il s’agit maintenant d’aborder cette nouvelle catégorie comme étant pour moi la « face cachée » du jazz : la découverte de l’irréversibilité comme nouvelle catégorie du modèle jazz. Comme Blumer (Plouffe & Guillemette, 2012, p. 95), il s’agit de passer de l’opération d’exploration à l’opération d’inspection des données. L’utilisation de l’enregistrement vaut celui de la vidéo ou de la photo : il en va du « contre-transfert ». La réflexivité du chercheur pour analyser une situation donnée lui fixe une double activité : une activité de « transfert » pour percevoir la situation et son contenu ; une activité de contre-transfert pour mettre en représentation la situation observée/écoutée. La mise à distance du contre-transfert permet de prendre conscience que ce que je perçois de la situation que j’écoute relève d’un état irréversible de l’engagement du jazzman. Cette irréversibilité de l’instant joué met en résonance l’état d’engagement des musiciens qui, contrairement au théâtre, ne peut pas être reproduit. Le simple fait de vouloir le reproduire les engagerait en réalité dans un autre état d’engagement qui consisterait à retrouver le précédent, et ainsi de suite. Le jazzman s’engage irrémédiablement à chaque fois dans « une nouvelle fois ». Cette sensibilité touche également le chercheur dans la construction théorique de son observation sonore. La sensibilité théorique dont parle Marie-Josée Plouffe et François Guillemette (2012, p. 95) signifie que l’on est capable de donner du sens aux données empiriques et que le chercheur doit être en mesure de dépasser l’évidence d’une première interprétation pour découvrir ce qui est caché au sens commun et même par une première approche analytique du phénomène.

27 La notion d’irréversibilité chez Jankélevich (1983) est de considérer le temps comme ontologiquement irréversible (Azencott, 2009). Le jazzman prend donc ce risque de s’inscrire dans un temps irréversible, qu’il incarne socialement et marque musicalement. Pour remplir ce contrat implicite passé avec ses partenaires, le jazzman doit aller au bout du projet « jeu ». Pour lui, la question n’est plus alors de savoir « qui il est », mais de trouver « comment il va utiliser ce qu’il est », son corps, sa voix, sa façon de jouer pour que sa musique prenne vie sur scène. Ce travail reste d’ordre technique, instrumental. Il utilise l’imitation, l’écoute et le disque comme outils moteurs d’acquisition de savoirs. Mais son champ technique ne se résume pas à la maîtrise instrumentale ; elle s’étend à l’utilisation consciente d’outils d’autocorrection de son expression artistique, esthétique et sonore. Il corrige les irrégularités de son tempo avec un métronome ; il s’enregistre avec un dictaphone pour vérifier son placement rythmique, le swing de son jeu, la longueur des phrases improvisées, ou la justesse des notes choisies en fonction des harmonies du morceau. Par cette démarche d’improvisation, le jazzman affronte l’irréversibilité de son propos musical.

28 Il lui est impossible de revenir sur ce qui vient d’être joué, et en cela, c’est un instant de vérité qui représente une réelle prise de risque. L’instant est « de vérité », car il ne peut être rejoué. L’improvisation jazz a donc ceci de brutalement définitif : on ne revient pas sur ce qui a été joué. La violence du jazz est contenue dans la nostalgie du « ne pas pouvoir rejouer » la scène. Jankélévitch dit aussi que la nostalgie est provoquée par l’irréversibilité du temps. Ne pouvoir le remonter est l’obstacle insurmontable qui s’oppose à nos projets, à notre futur. C’est cette impuissance qu’affronte celui qui improvise et qui fait toute la violence du jazz et que l’on entend dans la fulgurance des phrases de Charlie Parker, Bud Powell, John Coltrane : le non-retour possible à un jamais rejoué.

29 Il semble qu’on trouve dans l’expression musicale du jazz de quoi affronter et libérer sa nostalgie. L’improvisation musicale agit comme le « transfert » qui permet de remplacer chaque fois davantage la répétition par la remémoration (Tomasella, 2012, p. 56). Comme il n’y a pas de reproductions à l’identique, mais bien de nouvelles éditions, le jazz contraint au désir de parvenir à la conscience de l’instant joué : la mise en notes collectives des pensées individuelles. En devenant conscient de ce qu’il transpose dans son lien avec la musique, le jazzman développe dans les formats du jazz les ressources pour changer la teneur de ses relations avec ses partenaires et avec son environnement.

30 Il ne s’agit pas de montrer ce qui se passe à l’écoute d’un morceau, ni de vouloir capter le monde psychologique des jazzmen, mais de rendre compte d’un monde intermédiaire entre un extérieur, celui qu’on observe et qui se déroule devant nous, et un intérieur qui peut être le mien. Ce monde intermédiaire correspond à un engagement qui ne va pas de soi, et qui affecte les individus en présence : entre soi et l’autre ; entre je et réalité. Cet entre-deux fixe la mesure de l’engagement. C’est la distance à soi, la distance au rôle, dont parle Goffman (1973, pp. 235-236) : le contrôle de soi, ou le contre-rôle, ceux de nos doutes et de nos désirs.

31 Les jazzmen peuplent cet espace intermédiaire de leurs notes improvisées révélatrices de leurs pensées plus ou moins innovantes, inventives. Winnicott (2000) appelle cet espace intermédiaire, un espace potentiel (il le nomme pour décrire la découverte de l’altérité et de l’objet transitionnel de l’enfant qui prend ainsi conscience de la distinction entre lui et le corps de sa mère). Le jazz nous donne à entendre cet espace potentiel d’interactions et d’altérité. C’est en cela que le jazz est le résultat d’une musique négociée par un rapport à l’action, un rapport à soi, un rapport à l’autre.

Le jazz sur écoute : un modèle d’apprenance

32 Les sciences de l’éducation m’ont conduit à regarder et écouter le jazz autrement, c’est-à-dire non plus comme une musique qui me permettait de gagner ma vie en divertissant les gens, mais comme une musique pour apprendre [7]. Le jazz est le produit d’une relation indivisible entre le sujet (jazzman) et l’objet (musique). L’énergie vitale du sujet cherche un objet sur lequel s’investir et se matérialiser. Pour le jazzman, cette relation sujet/objet est pour un caractère introverti une énergie investie sur le sujet ; pour un caractère extraverti, une énergie plutôt investie sur l’objet. Cette distinction définit théoriquement le jazz comme le produit musical d’un engagement individuel et collectif qui repose sur un plan irrationnel sur des perceptions, et sur un plan rationnel sur des fonctions. Autrement dit, pour produire sa musique, le jazzman doit trouver l’équilibre entre une prédominance sensorielle qui alimente sa perception (musicale et sociale) du jazz et une prédominance réflexive qui détermine sa fonction (musicale et sociale) au sein de l’orchestre de jazz.

33 Du point de vue culturel et éducatif, la pratique du jazz a ceci de singulier qu’elle conduit les jazzmen à mobiliser des ressources incorporées, des connaissances cognitives, des compétences procédurales, organisationnelles, etc. Le transfert que représente l’improvisation est un espace physique et psychique qui agit sur la personne puisque ce qui est joué le concerne. Le jazz est un modèle d’apprenance (Carré, 2006), en ce sens que les jazzmen apprennent par expérience réflexive des codes et des formats pour élaborer leur musique et leur socialité. Les situations de jeu qu’ils vivent participent de la construction identitaire de chacun au sein d’un collectif. Le jazz renverse le système de guidance pédagogique traditionnel ; l’enseignement est remplacé par l’apprentissage, le formateur disparaît pour laisser place à l’apprenant. Il n’est plus question de recevoir le savoir, mais d’aller le chercher.

34 La notion d’apprentissage autodirigé jouit d’une reconnaissance certaine en Amérique du Nord depuis la fin des années 60, mais tarde encore à atteindre un degré de respectabilité scientifique en Europe. Dans son acceptation la plus large, la notion recouvre l’ensemble du champ éducatif autonome des adultes et recoupe donc une conception multidimensionnelle de l’autoformation (Carré, 1993). Pour autant, ces travaux ne parlent pas encore de la place de l’irréversibilité dans l’acte d’apprendre.

35 Le modèle du jazz se place en filiation directe de cette théorie de l’autodirection où le concept d’intentionnalité d’apprendre rencontre celui de l’expérience. La réflexivité [8] devient déterminante dans l’acquisition de savoirs quand l’apprenant prend conscience qu’il se joue quelque chose d’irréversible lorsqu’il traverse un contexte didactique formel ou non formel.

36 Apprendre du jazz, c’est se fondre dans le courant des théories sociocognitives où les facteurs culturels et sociaux interviennent dans la construction des connaissances. Les interactions sociales et musicales du jazzman façonnent son évolution dans la société, parce qu’il se confronte aux cadres où s’organisent la coopération, la collaboration, l’échange de pratiques et une communauté de savoirs. Selon moi, il convient d’étudier plus précisément la place que peut prendre le modèle jazz dans les théories éducatives contemporaines.

37 Ainsi, les chorus du jazzman détiennent en eux-mêmes les résultats de ses cogitations musicales et ce qu’il met en partage avec ses partenaires et le public. Son improvisation devient l’objet symbolique transitionnel qui décrit un espace potentiel où il se passe des choses en apparence simples, mais en réalité extrêmement complexes. L’intérêt de cette démarche d’observation sonore est dans cette double interprétation réalisée a posteriori des données d’une situation de jeu. Le moment d’improvisation du groupe de jazz crée un espace interstitiel porteur lui aussi d’espace qualifié de potentiels : un espace contigu entre une zone d’engagements et de réceptions, correspondant à une « situation résonante ».

L’improvisation comme espace interstitiel de création de savoirs

38 L’espace interstitiel créé par l’improvisation est un espace intermédiaire entre un monde où il n’y a rien selon moi, et un monde d’objets (Lallier, 2009). Cet entre-deux fait de l’improvisation un objet transitionnel de création. Ce qui est joué représente ce que fait le musicien de cet espace, de comment et par quoi il l’investit. Il dit la nature de son engagement individuel dans le collectif : le contenu de l’improvisation est le transfert à partir duquel il met en œuvre son propre mode d’expression et de langage. Cette analyse renvoie à la problématique à partir de laquelle le jazz se définit musicalement et socialement. Il n’a de valeur, quelle que soit sa période historique et stylistique, que par son caractère improvisé, et la justesse de ces improvisations est la résultante d’un engagement individuel et collectif. Sans cet engagement, il n’y a pas de jazz. C’est irréversible.

39 Avant de conclure, je souhaite mettre ce travail sur l’observation sonore en perspective avec des réflexions menées par Marie-Josée Plouffe et François Guillemette (2012) dans leur article sur le MTE en tant qu’apport au développement de la recherche en arts. Avec ce travail de mise à nue de ma méthodologie de recherche, je constate qu’il est productif de ne pas se figer dans une posture définitive pour mieux se lancer dans une élaboration théorisante en laissant parler sa sensibilité. Comme ils le rappellent, les théories naissent de l’expérience (2012, pp. 96-109). Je le constate aussi à mon niveau en travaillant sur les jazzmen ; deux remarques viennent alors en finaliser cet exercice d’écriture. La première remarque est qu’il est utile de s’inspirer de l’art lorsqu’on fait de la recherche scientifique (Feyerabend, 2003, p. 72) et comparer la démarche artistique avec la MTE confirme ce rapprochement, car l’un comme l’autre procèdent de l’expérience et aboutissent à des théories sur des pratiques, des procédés théoriques, des processus théorisants. La seconde remarque est que ces « théories » artistiques ou scientifiques ne sont pas figées. Certes, elles pèsent un moment dans la pratique de l’individu (artiste ou chercheur), pour autant, elles ne doivent pas être considérées comme indépassables. Tout est affaire de « productions de savoirs » qu’on doit admettre comme « biodégradables » pour actualiser nos pratiques.

Conclusion

40 En guise de conclusion, il me semble important d’interroger la place de l’irréversibilité du temps musical vécu, qui renvoie à un élément fort de l’acte d’apprentissage. La conscience de l’irréversible est-elle ce qui rend possible le projet musical du jazzman et indirectement son projet d’apprendre ? L’irréversibilité est ce qui conditionne le jazzman et donne matière à sa vie musicale et sociale. Ainsi considéré, l’irréversible n’est plus l’attribut du temps musical, mais sa temporalité même. Cela me conduit à formuler une nouvelle hypothèse selon laquelle, lorsque le musicien est conscient de l’irréversibilité de ses propos musicaux, ce temps d’improvisation est entendu comme une tragédie, un drame en direct où fonctions et perceptions s’harmonisent et s’équilibrent : le jazz serait-il le remède de l’inconsolable irréversibilité du temps social ? Si oui, il est nécessaire de transposer vers d’autres contextes d’éducation, ce « modèle pour apprendre ». N’est-ce pas justement parce que ce temps est irréversible qu’il pousse l’individu à être créateur de ses savoirs ?

41 L’intérêt à travailler sur cette pratique du jazz, c’est qu’elle montre de nouveaux enjeux que l’autodirection n’aborde pas explicitement, notamment l’irréversibilité dans les apprentissages à prendre en compte pour élaborer certaines formes de formation, d’éducation.

42 De plus, ce qu’apporte la catégorie « irréversibilité » dans ma recherche, c’est l’élément qui permet le passage d’une théorie substantive du jazz à une théorie formelle de l’acte d’apprendre. Autrement dit, les catégories « perception » et « fonction » peuvent aider à l’apprentissage du jazz par la construction d’environnements didactiques favorables à l’enseignement de la musique. La catégorie irréversibilité permet de dépasser le jazz pour penser un modèle d’apprentissage et l’inscrire dans les théories sociocognitives expérientielles. Les cadres du jazz permettant l’improvisation n’ouvrent-ils pas un espace pour la création et la formation de savoirs ?


Mots-clés éditeurs : Méthodologie de la Théorisation Enracinée, théorie substantive, Jazz, modèle d’apprenance, théorie formelle

Date de mise en ligne : 29/06/2015.

https://doi.org/10.3917/spec.007.0045

Notes

  • [1]
    Je fais allusion ici aux distinctions apportées par Noël Denoyel sur les différentes formes de raisonnement : Alternance tripolaire et raison expérientielle à la lumière de la sémiotique de Peirce.
  • [2]
    Cf. les paramètres d’apprentissage du jazz (Calamel, 2010, p. 296).
  • [3]
    Educative dans le sens de : qui contribue à l’éducation du jazzman.
  • [4]
    Cette prise de conscience relève d’un acte de formation et d’une progression des ressources cognitives du musicien.
  • [5]
    Dans l’ouvrage Une microsociologie du jazz, j’explique les détails sociaux du jazz (Calamel, 2011).
  • [6]
    Le sonagramme est un outil permettant à partir de logiciels spécifiques de se figurer le son et d’obtenir une lecture spectrale des fréquences sonores.
  • [7]
    Le chanteur Sting dit que les musiciens n’écoutent jamais la musique pour se détendre, mais pour apprendre.
  • [8]
    La réflexivité est la démarche qui consiste à analyser sa propre pratique. Le terme de praticien réflexif a été avancé par Schön (1994) dans le but de construire une épistémologie de l’agir professionnel visant à identifier l’ensemble des savoirs tacites ou cachés qui structurent la réflexion du sujet.
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