Notes
-
[1]
Gacoin D., Conduire des projets en action sociale, Paris, Dunod, 2006.
-
[2]
Crozier M., Le phénomène bureaucratique, Paris, Le Seuil, 1963.
-
[3]
Reynaud J.-D., Les règles du jeu, L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin, 1989.
-
[4]
Sainsaulieu R., L’identité au travail, Paris, Presses de Sciences Po, 1977.
-
[5]
Boltanski L., Thévenot L., Les économies de la grandeur, Paris, PUF, 1987.
-
[6]
Enriquez E., L’organisation en analyse, Paris, PUF, 1992.
-
[7]
Crozier M.,Frierdberg E., L’Acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1978.
-
[8]
Touraine A., Le retour de l’acteur, Paris, Fayard, 1984.
-
[9]
Crozier M., Frierdberg E., L’Acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1978.
-
[10]
Touraine A., Op. cit, 1984.
-
[11]
Boutinet J.-P., Anthropologie du projet, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 279.
-
[12]
Boutinet J.-P., Anthropologie du projet, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 263.
-
[13]
Boutinet J.-P., Anthropologie du projet, Paris, Presses universitaires de France, 1999.
-
[14]
Jaeger M., Guide du secteur social et médico-social, Paris, Dunod, 2007, p. 44.
-
[15]
Boutinet J.-P., Anthropologie du projet, Paris, Presses universitaires de France, 1999.
-
[16]
Chauvière M., « Qu’est-ce que la « chalandisation ? », in CNAF Informations sociales, Vol. 2, n° 152, 2009, pp. 128-134.
-
[17]
Chauvière M., « Qu’est-ce que la « chalandisation ? », in CNAF Informations sociales, Vol. 2, n° 152, 2009, pp. 128-134.
-
[18]
Ibid.
-
[19]
Loi n°5-102 du 11 février 2005, Pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
Introduction
1 Le vocable de projet, largement exploité par les institutions pour sa connotation participative, recouvre aujourd’hui plus fréquemment des actions ponctuelles de communication destinées à séduire des usagers / électeurs, que des engagements construits autour d’objectifs de moyen terme visant à une collaboration active de ces derniers. Élaborés autour de thématiques à la mode, les projets rencontrent un écho nécessairement favorable auprès de leurs soumissionnaires qui, chaque jour davantage confrontés à des logiques de marché, y voient une opportunité de cautionnement institutionnel visant à augmenter leur notoriété et à les démarquer de la concurrence. Les institutions et leurs soumissionnaires s’inscrivent donc dans une recherche croisée de cautionnement, dans laquelle le projet, ses objectifs et ses finalités, n’apparaissent finalement qu’accessoires. Cet article se propose de questionner de façon pratique, illustrative et sans complaisance la notion de projet. Pour ce faire, il s’agit d’analyser la mise en œuvre d’un projet éducatif réalisé par des éducateurs spécialisés en formation dans un dispositif d’apprentissage, projet qui s’inscrit dans le champ social avec une forte dimension culturelle. Nous l’avons intitulé le « Projet Shanghai ». La mise en œuvre de ce projet s’inscrivait pour les étudiants dans le domaine de formation « conduite de projet » au sein de leur projet de formation. On peut donc parler d’un projet dans le projet, c’est-à-dire que le projet collectif réalisé s’est inscrit dans une déclinaison individuelle. Après avoir abordé la notion de projet et après avoir situé les éléments de contexte du Projet Shanghai, on s’interrogera sur les limites et les effets pervers de ce projet.
La notion de projet
2 En sociologie, le terme « projet » a été utilisé dans les années 1970 pour réintroduire de l’action dans les théories sociologiques alors dominées par le structuralisme et les théories holistes. Si l’on se réfère à la sociologie des organisations, comme a pu le montrer Daniel Gacoin [1], le premier apport est de mettre en évidence toutes les formes d’action, de mouvement, de jeu des acteurs dans une organisation (Crozier, 1963 [2] ; Reynaud 1989 [3] ; Sainsaulieu, 1977 [4] ; Boltanski, Thévenot, 1987 [5] ; Enriquez, 1992 [6]). Elle nous indique combien la conduite de projet est dans une organisation un vecteur de négociation, donc d’expression, de vie conflictuelle et de régulation, autour de l’initiative nécessaire de ses acteurs. Des auteurs comme Michel Crozier, Erhard Freidberg [7] ou Alain Touraine [8] ont cherché à redonner une place aux initiatives des acteurs individuels et collectifs. Michel Crozier [9], pour sa part, a élaboré une critique du système bureaucratique en mettant en évidence les marges de manœuvres et les rationalités mises en œuvre par les acteurs dans les organisations. Quant à Alain Touraine [10] et sa sociologie de l’action, il accorde une place importante au projet en ce qu’il « précise le niveau d’implication des acteurs dans le système d’orientation qui spécifie le sujet historique ». Ainsi, il distingue quatre façons de participer à la société : le retrait, ou l’absence de projet, le projet individuel, le projet collectif et le projet organisationnel. Ces sociologues ont réintroduit la place de l’acteur dans les systèmes, une certaine marge de manœuvre propice à l’action et à la mise en place de projet. Il y aurait quatre « dimensions constitutives de la figure du projet » relevant de quatre approches scientifiques distinctes [11] : la nécessité vitale (biologie), l’enjeu existentiel (phénoménologie), la perspective pragmatique (praxéologie), l’opportunité culturelle (ethnologie). C’est à cette dernière forme que le Projet Shanghai répond.
L’objet du projet
3 Le public visé par cet appel à projet d’un conseil régional en France métropolitaine était celui des apprentis. Le premier objectif de ce projet consistait à utiliser le cadre de l’Exposition universelle pour y promouvoir l'apprentissage en région parisienne, et à faire découvrir Shanghai à des Franciliens. Pour ce faire, des partenariats devaient être initiés avec des institutions shanghaiennes. Ce projet a été réalisé sur un an dont dix jours à Shanghai. Partant de l’idée que le facteur culturel impacte fortement le contenu de la formation et le travail social des Shanghaiens, l’objectif général du projet a été de réaliser une étude comparative entre la formation d’éducateur spécialisé apprenti en Région et à Shanghai. Ainsi, un certain nombre de questions a émané de cet objectif : existe-t-il des écoles de formation en travail social en Chine ? Cette formation est-elle dispensée à l’Université ? Quel est son contenu, sa durée ? Sachant que le dispositif d’apprentissage n’existe pas à Shanghai, quels sont les autres éventuels dispositifs équivalents ? Plus généralement, comment les facteurs historiques, culturels, politiques sociétaux influencent-ils la construction du travail social ? Quelles sont les réalités du travail social à Shanghai ? Ces questions ont amené les étudiants à poser la problématique générale suivante : Comment peut-on définir l’identité d’éducateur spécialisé apprenti francilien ? Comment peut-on définir l’identité d’un « travailleur social » shanghaien ? Quelles sont leurs spécificités et leurs caractéristiques ? Ces questions répondaient plus globalement au questionnement central de la Région : comment s’approprier sa métropole ?, Comment s’approprier son quartier ?, le thème de l’exposition étant « Better city, Better life ».
4 Pour ce faire, les étudiants ont débuté des rencontres avec différentes écoles (collège et lycée enseignant le mandarin) intéressées par ce projet et ces propositions de partenariat. Un blog a été mis en place retraçant jour après jour les découvertes, dans le but de sensibiliser les élèves à la ville de Shanghai et de permettre des échanges et des interrogations sur les différents articles qui étaient mis en ligne. Ces articles étaient mis en ligne par l’une des collègues restée en France. En Chine, la possibilité d’accéder au blog était restreinte, ce qui a été l’occasion d’un échange sur la liberté d’expression. Enfin, l’objectif principal a évolué et s’est affiné à l’occasion de la découverte, vers le milieu du séjour, du secteur de l’aide à la personne. Ceci a été pour les étudiants l’occasion de mutualiser leurs expériences professionnelles avec leurs pairs. Dans le cadre de la formation et plus particulièrement dans l’un de ses domaines intitulé : « conception et conduite de projet éducatif », les étudiants ont dû à la fois répondre aux objectifs préalablement fixés par la région et également essayer d’y inclure au maximum des liens avec leur expérience et leur pratique professionnelle. Un travail de réflexion sur la mise en lien de différentes commandes D celle de la formation et de la région, s’est ainsi réalisé. En ce qui concerne la rencontre avec des structures à Shanghai, l’accès à des structures médico-sociales a été rendu possible par un détour vers d’autres secteurs professionnels. Ainsi, face à la difficulté d’entrer en contact avec des professionnels du travail social à Shanghai, un détour auprès de professionnels du secteur de l’industrie installés à Shanghai s’est opéré. Cette ouverture vers un autre secteur a fait prendre conscience de l’importance de la notion de réseau aux étudiants, et pas uniquement dans son secteur d’exercice professionnel. Plusieurs structures ont été visitées : établissement pour personnes âgées, centre accueillant des personnes en situation de handicap mental : Sunshine home, université East Normal de Shanghai.
Contexte culturel
5 La Chine et Shanghai sont en pleine mutation sociale, sociétale et économique. Le travail social est apparu récemment en Chine (il y a environ 15 ans). L’équivalent du diplôme d'éducateur spécialisé y est reconnu depuis 2008. Le travail social est en plein essor notamment à Shanghai qui est une ville occidentalisée.
6 De nombreux besoins apparaissent en raison des changements de mode de vie (besoin de crèches, de service d’aide à la personne…). L’État chinois tente de pallier l’apparition de tous ces nouveaux besoins mais la population chinoise s’élevant à un milliard trois cent cinquante millions personnes, les avancées dans ce domaine ne peuvent se mettre aussi rapidement en œuvre que dans un pays de soixante millions d’habitants. D’après Jean-Pierre Boutinet [12] « tenter l’élaboration d’une anthropologie du projet, c’est chercher à comprendre comment fonctionne le projet dans différents ensembles culturels [...] », c’est donc ce que les étudiants ont recherché dans ce projet à forte dimension culturelle.
Caractère normatif de l’appel à projet
7 L’exemple présenté ici, mettant en œuvre la logique d’appel à projet, met en lumière une certaine manière de concevoir l’action par projet dans les champs éducatif et social. Les appels à projets stipulent fréquemment leur intérêt pour l’innovation. On peut se demander si l’innovation recherchée vise l’intérêt des usagers ou si elle constitue avant tout un moyen de communication et de rayonnement vis-à-vis d’électeurs potentiels. Au-delà de poser la question du sens de l’innovation, la logique du « tout appel à projet » présente le risque de limiter cette même innovation tant recherchée dans les discours. En effet, l’innovation et l’expérimentation s’appréhendent également par des initiatives locales, quotidiennes et qui ne nécessitent pas de fait des projets d’envergure. Or, l’appel à projet suppose de sélectionner les projets les plus conformes à la demande au risque de se désintéresser de projets innovants d’envergure plus modeste. Pour cela, afin que l’appel à projet ne se résume pas à une commande institutionnelle ou administrative et que les travailleurs sociaux puissent continuer à être une force de proposition innovante, il semble primordial qu’une partie des appels à projets soient systématiquement réservés à des appels à projets expérimentaux et surtout que leur cahier des charges soit très allégé. La principale limite de l’appel à projet réside dans l’obligation de se conformer à un cahier des charges précis, selon une procédure qui détermine ses modalités, son contenu, ainsi que les modalités d’examen et de sélection des projets. Les efforts des étudiants se sont concentrés en amont sur l’élaboration d’un contenu en parfaite adéquation avec un cahier des charges normatif. La mise en concurrence, dont on a pu voir dans notre cas qu’elle avait été source de valorisation pour partie, peut à l’inverse faire fuir et bloquer des professionnels du travail social. C’est pourquoi travailler dans la logique de « l’appel à projet » ne doit pas être considéré comme une règle absolue. Dans le même temps, la question n’est plus seulement de savoir si l’on est entré dans une logique de marché et de mise en concurrence dans le secteur social, mais d’appréhender le niveau de contrainte de ce marché concurrentiel. La notion de mise en concurrence s’inscrit dans un contexte d’évolution et de restructuration de ce secteur qui provoque un sentiment d’insécurité, de déstabilisation au niveau des valeurs, des méthodes et des pratiques professionnelles. Des modalités de fonctionnement telles que la logique de l’appel à projet peuvent provoquer des postures professionnelles attentistes, de repli, de retrait et de rejet. La logique de l’appel à projet amène à considérer à la hausse ses exigences. Or, comme l’explique Boutinet [13] lorsque le projet devient trop exigeant, il peut décourager les acteurs. Quant à Marcel Jaeger [14] qui évoque les « risques de décrochage », la « culture du projet peut être aussi bien l’antidote que l’accélérateur du malaise, car elle renvoie parfois à la difficulté à être dans la norme du mouvement, de la participation, de l’implication ».
Un projet ou un moyen de communiquer
8 Tout au long de la mise en œuvre du projet, les étudiants ont dû concilier leur projet initial avec la commande politique de la région. Les étudiants-apprentis ont rencontré des difficultés à redéfinir leur projet initial, qui visait la mise en œuvre d’une formation d’alphabétisation au Sénégal, avec le Projet Shanghai. Le réajustement de leur projet a conditionné l’attribution de financement, ce qui a nécessité un important travail sur le sens de celui-ci. La conduite de projet contribue par ajustements concrets à la rationalisation de processus aidant les acteurs à donner du sens à leur action. La mise en œuvre de ce projet a nécessité une réflexion et une mise en pratique d’une communication adaptée et normative au vu des attentes politiques du projet. En effet, la communication a été travaillée à différents niveaux, et ce travail a été renforcé du fait de la logique de l’appel à projet qui a nécessité un travail d’ajustement à la commande suscitant une forme de communication à penser de façon politique et stratégique. Le projet s’est construit par une succession d’ajustements, de renoncements, en fonction de nouveaux éléments et de nouvelles opportunités. Du fait de la logique de l’appel à projet et des financements alloués, la communication a été surtout pensée en termes de promotion des financeurs, notamment par la création de stylo et de tee-shirts en reprenant leurs logos. Le sentiment dominant pour les étudiants a été que ce projet constituait une action de communication ponctuelle dictée par des effets de mode, ici l’Exposition universelle, occasion de promouvoir la région et de valoriser le patrimoine. La région a communiqué sur l’événement que constitue l’Exposition universelle sur la base d’éléments quantitatifs : nombre d’entrées au pavillon de la région à mi-Exposition, nombre de photos de cet événement. La région énonçait cinq grands thèmes suffisamment larges par les domaines qu’ils recouvrent pour que les projets proposés s’inscrivent dans leur cadre : nature et biodiversité, environnement et santé, culture et modes de vie, ville, habitat et mobilité, grands services urbains, entreprise, recherche, innovation. La pertinence du choix du lieu et du public visé à l’Exposition n’apparaissait pas si clairement. De même, la promotion de l’apprentissage constituait un objectif non défini à moyen et long terme. Cet objectif était insuffisamment défini au sens d’un objectif projet. Dans une dynamique de projet, l’objectif doit être quantifiable et mesurable. Les effets attendus n’ont pas été suffisamment pensés, ils n’apparaissaient donc pas explicitement. S’agissait-il d’identifier des pratiques innovantes à transposer en France, ce qui parait peu probable dans la mesure où le système social chinois est clairement en phase de mise en place ?
9 S’agissait-il d’établir des contacts avec des établissements chinois dans l’espoir d’en obtenir ultérieurement en retour des effets positifs non explicités à ce jour auprès des exécutants du projet ? S’agissait-il d’une action exclusivement philanthropique ? On note donc une confusion entre objectifs et moyens à mettre en œuvre. Il s’agissait d’une sollicitation de la région portant uniquement sur des moyens à mettre en œuvre et non sur des objectifs et une démarche associée. L’effet pervers de cette approche se retrouve dans le niveau de participation des citoyens/usagers/électeurs, qui est réduit à des actions d’exécution. Offrir une rémunération pour l’exécution d’une action sans en expliciter la finalité revient à acheter un cautionnement. La région présente l’adhésion à son appel à projet (nombre de réponses reçues, « bataille » pour remporter l’appel d’offres) sous l’angle d’une parfaite adéquation entre les besoins recensés des usagers/citoyens/électeurs et sa politique éducative et sociale. En réalité, les manifestations concrètes de cette adhésion sont consécutives, non pas à l’enthousiasme de ceux qui y répondent, mais à la pression à laquelle ils sont soumis de la part de leurs employeurs : l’obtention de ces appels d’offre est en effet vitale pour le développement commercial, la promotion et le rayonnement des établissements, organismes / associations et établissements parapublics soumissionnaires, et leur permet pour partie d’assurer leur pérennité financière. L’obtention d’un nombre important de projets permet à un établissement donné d’augmenter sa visibilité auprès des employeurs et des étudiants, de se démarquer de la concurrence, et in fine d’augmenter ses ressources budgétaires. L’obtention d’un projet financé par la région sera également présentée comme une reconnaissance de la pertinence des projets éducatifs et professionnels de l’établissement, et de l’alignement de ceux-ci avec les politiques régionales, garant d’un succès aux examens / concours et finalement d’une insertion professionnelle réussie. L’établissement qui répond à l’appel d’offre cherche donc lui aussi à obtenir un cautionnement de la part de la région. On peut donc parler de cautionnement croisé : la région cherche à légitimer ses actions de communication, les établissements à mettre en valeur la qualité de leurs enseignements. Dans cette recherche réciproque de cautionnement, le projet, ses objectifs et ses finalités, n’apparaissent qu’accessoires.
10 Les appels à projets ne visent pas à répondre à des besoins identifiés précisément et quantifiés scientifiquement mais à s’inscrire en forte résonnance avec des thématiques populaires. On glisse alors vers le populisme. On fait comme si les besoins n’existaient plus lorsque l’on passe à un autre projet avec un réel effet d’empilement. La région a communiqué sur l’idée que le pavillon et la mezzanine constituaient un espace pour exposer les projets et valoriser les réalisations des apprentis, mais aussi qu’ils constituaient des lieux d’échange avec les décideurs et les politiques présents à l’Exposition. Or, les apprentis n’ont pas eu l’occasion de présenter leurs projets dans le pavillon dédié à la région, et aucun représentant politique ni décideur n’y était présent. Cet élément a affecté le sens du travail des étudiants et renforcé leur sentiment d’être instrumentalisés. Ces effets d’annonce par divers vecteurs de communication sont bien en décalage avec un travail de fond continu sur les projets.
Pas de suivi, pas d’engagement
11 La promotion du dispositif d’apprentissage à Shanghai à travers la mise en œuvre de ce projet réalisé au niveau de la région répondait aux préoccupations nationales tournées vers l’économie shanghaienne. La réalisation de ce projet ponctuel marque une discontinuité dans le suivi des actions publiques. La démarche projective du Projet Shanghai a constitué une participation ponctuelle de la part des étudiants/usagers/citoyens. Une fois que le projet a été réalisé et que le financement a cessé pour cette action, le projet s’est brutalement arrêté, il n’a pas été poursuivi ni repris par la région, ni par l’institut de formation ni même par d’autres étudiants. Aucune structure interne à la région n’a entretenu les partenariats ébauchés, aucun moyen matériel et humain n’a été mis en place pour en prendre le relais. En effet, l’année suivante, il s’agissait pour la Région de promouvoir dans le cadre d’un nouvel appel à projet une participation d’apprentis en Asie, mais plus à Shanghai. Là encore, tous les partenariats initiés par les différents secteurs d’activité dans cette ville n’ont pas fait l’objet d’un suivi. Dans la base documentaire Internet de la région figurent les rapports, délibérations, et procès-verbaux votés par le conseil régional.
12 Le rapport relatif à la « mobilité des étudiants des publics en formation professionnelle et apprentissage, soutien aux expérimentations et aux partenariats institutionnels » stipule bien l’intérêt de la région à développer des partenariats. L’absence d’exploitation effective des partenariats ébauchés à Shanghai est donc en décalage avec la volonté affichée par la région. Le travail engagé dans le cadre des projets des apprentis n’est pas repris sur les années suivantes, ce qui marque une rupture. En effet, le Contrat d’objectifs et de moyens en faveur de l’apprentissage 2011-2015 mentionne une volonté d’augmenter le nombre d’apprentis avec un développement quantitatif de l’apprentissage, une diminution des ruptures de contrats et une volonté de sécuriser une alternance de qualité. Pour les centres de formation et d’apprentissage, l’objectif annoncé est de développer l’éco-responsabilité. Là encore, il n’est pas fait allusion à un quelconque suivi des actions de partenariat initiées grâce au Projet Shanghai. Ces éléments factuels sont les indicateurs que la politique de communication de la région, appuyée sur un événement ponctuel et à forte résonnance médiatique ne s’inscrit pas dans une volonté de suivi des actions. On peut se demander pourquoi la région déploie autant en termes de moyens humains, matériels et financiers sur un événement ponctuel, sans prévoir d’assurer le suivi des partenariats initiés. L’appel à projet vise à une conduite efficace des projets. Il repose sur la capacité à développer des réponses expérimentales, innovantes, nouvelles mais qui ne pourront prendre tout leur sens que si ces appels à projets ne se limitent pas seulement à des « appels » mais évoluent vers un réel « suivi des actions ». Or, la logique de l’appel à projet présente le risque de « réponse à la chaîne » à tous les appels à projet lancés, ce qui peut selon nous, démotiver très rapidement les professionnels, et ne devenir qu’un « appel à projet de plus ». La fréquence et la récurrence des appels à projets ne permet plus une appropriation systématique du sens de l’action et s’inscrit dans une logique quantitative où un nombre élevé de réponses doit permettre l’obtention d’un nombre élevé de projets. L’appel à projet et sa réalisation peuvent donc être éphémères. Jean-Pierre Boutinet [15] évoque d’ailleurs le caractère éphémère, aléatoire, périssable de tout projet :
13 « Bien que l’ambiance du projet soit fondamentalement positive (on veut changer quelque chose et on croit que c’est possible), l’espérance est bien souvent teintée de doute, la satisfaction devant les résultats mitigée de déception, car la réalité correspond rarement à l’image rêvée lors de la conception du projet. L’angoisse existentielle, occultée durant le temps du rêve et de l’action, se pointe dès que le moment de l’accomplissement est venu. Dans une incessante fuite en avant, nous empilons projet sur projet au cours de notre existence pourtant limitée par l’horizon de la mort... ».
Confusion entre participation et engagement
14 En accentuant l’importance d’actions engageantes, les auteurs de la sociologie donnent le primat à la motivation et la relation entre acteurs. L’implication devient un concept et un facteur opérationnel. Ce n’est pas parce que les étudiants s’impliquent ponctuellement et participent à un projet qu’ils s’y trouvent engagés. L’engagement vise des changements et des évolutions à un niveau macro-social, ici en l’occurrence régional touchant une population sur un territoire donné, ce qui implique une représentation politique sur du long terme par les citoyens/usagers. Le Projet Shanghai, assez normé, notamment par son caractère d’appel à projet, limite la part de créativité que pouvaient y introduire les étudiants. Or, on sait que la créativité provoque un engagement favorable au changement. Par conséquent, le sens du projet constitue un moteur qui a été mis à mal dans le Projet Shanghai. La notion de projet nécessite une participation des usagers par l’accomplissement des tâches, mais fait illusion en communiquant sur un engagement qui en réalité ne peut être qualifié que d’exécution de tâches normatives. Le manque de suivi et d’évaluation qualitative au niveau du financeur a renforcé un sentiment d’instrumentalisation où les étudiants se sont sentis réduits à des « promoteurs de l’apprentissage et de la région » pour reprendre leur expression : « il faut montrer que quand on est apprenti en région X, c’est super ». Ce sentiment d’être instrumentalisé n’encourage pas les formes d’engagement, au-delà de l’accomplissement du projet, envers leur région.
15 Dans une perspective d’amélioration de ce type d’initiative, repenser l’évaluation qualitative à moyen et long terme en prévoyant un suivi de l’action par ceux qui l’ont menée permettrait de travailler la posture civique d’engagement dans l’espace public.
L’évaluation par objectifs
16 Partant d’un objectif central de la région qui était de créer une coopération bilatérale entre les jeunes franciliens et les jeunes shanghaiens, les étudiants ont mis en avant, dans la partie « évaluation » du bilan écrit, l’initiation d’un partenariat avec les écoles de formation en travail social et l’Université de Shanghai. La pertinence globale du projet est évaluée en écarts par rapport au cahier des charges sans que celui-ci puisse évoluer significativement. Comme l’explique Michel Chauvière [16], il faut veiller aux conditions de la mise en œuvre de l’évaluation, plutôt qu’au principe. Dans le projet Shanghai même, l’objectif de l’évaluation ne visait pas en priorité la qualité du projet pour les usagers D discours tenus par les politiques et relayés par les professionnels en travail social D mais bien à justifier de l’utilisation raisonnable, mesurée et justifiée des sommes allouées par le conseil régional. Cette évaluation s’est traduite par le remplissage de « fiches d’évaluation quantitative ». Les parties « objectifs » et « moyens » constituaient des parties de rappels de l’action menée. La pertinence du projet n’a pas été évaluée à partir des effets réels obtenus auprès des partenaires ni des étudiants. On peut donc parler ici d’un cautionnement d’une initiative politique et communicationnelle plutôt que d’une recherche de participation des étudiants qui serait inscrite dans le temps.
Marquer son identité professionnelle par le projet
17 L’appel à projet pose aussi la question de l’identité professionnelle et de la spécificité des travailleurs sociaux. Pour répondre à un appel à projet ou réaliser un projet, faut-il nécessairement être travailleur social ou est-il suffisant d’avoir une bonne maîtrise de la gestion de projet ? Un des risques majeurs de l’appel à projet concerne bien la perte de la spécificité identitaire du travailleur social. Chauvière [17] explique que la gestion de la question sociale « à l'épreuve du territoire » a des effets sur les identités professionnelles et sur la constitution de la professionnalité de l’éducateur. Elle affecte les espaces collectifs de régulation professionnelle (représentativité d’une branche professionnelle, dispositifs de qualification des professionnels, systèmes de formation...) et fait évoluer le métier de l’éducateur, essentiellement basé sur le travail clinique, vers une fonction d’exécution, tandis que conjointement se conforte la place de l’expert. Dans le cadre de l’appel à projet, la question se pose de savoir quel professionnel recruter pour répondre aux appels à projets et les gérer ? Un travailleur social ayant une bonne connaissance des publics, ou plutôt un expert en gestion de projet, que l’on nommera ingénieur social, chef de projet, chargé de mission, coordinateur selon les structures et les formations suivies par les professionnels, qui maîtrisera parfaitement l’expertise des appels à projets et dont les projets pourront être exécutés par les travailleurs sociaux ?
Conclusion
18 La notion de projet, qui dans son assertion la plus répandue sous-tend la participation active des usagers/citoyens/électeurs peut constituer un prétexte/alibi de communication. La réponse de l’appel à « Projet Shanghai » met en évidence l’appropriation par les politiques et les acteurs du travail social de ce que Michel Chauvière [18] appelle la « chalandisation des pratiques institutionnelles », notamment l’adoption inconsciente d’un langage gestionnaire, concurrentiel et financier. La volonté affichée par la région de développer des partenariats par le moyen du Projet Shanghai met en évidence la contradiction entre les objectifs affichés et l’absence de suivi a posteriori. L’exemple de ce projet illustre également qu’il faut dissocier participation et engagement des usagers/citoyens/électeurs. Cette illustration prouve l’importance d’un réel suivi des projets sur du long terme ne se limitant pas à une évaluation budgétaire ou à un empilement de réponses à appel à projet. Nous nous sommes concentrés ici sur le Projet Shanghai, mais il ne constitue qu’une illustration parmi d’autres d’opérations de communication au sein desquelles le projet se trouve instrumentalisé pour faire résonner une thématique en vogue. À titre d’exemple, dans le secteur socio-éducatif, les appels à projet montrent également une volonté de se concentrer sur des sujets à la mode en fonction des périodes ou des années. En effet, on peut citer les nombreux appels à projets émis en 2006-2007 par des collectivités territoriales ou des fondations très intéressées par le thème de la parentalité ou de la formation des aidants familiaux, suite à la promulgation de la loi du 11 février 2005 [19]. Ces institutions s’en détournent aujourd’hui pour se concentrer sur des thématiques de citoyenneté et d’éco-responsabilité. Une fois ces actions mises en œuvre, les politiques et les décideurs changeront à nouveau de thématique, donnant l’illusion que les besoins des personnes n’existent plus une fois l’action réalisée. Pour conclure, nous réaffirmons un point essentiel de notre discussion, à savoir l’importance de ne pas glisser vers la logique du « tout appel à projet » et son caractère normatif si l’on veut poursuivre l’innovation et l’expérimentation dans le champ éducatif et social. Il s’agit donc de repenser la notion de projet en en retravaillant le sens. Pour cela, un travail de distinction des objectifs, des moyens et des finalités contribuerait à se dégager de l’instrumentalisation du projet et de sa réduction à un simple moyen de communication promotionnel s’inscrivant dans une recherche croisée de cautionnement par les institutions et leurs soumissionnaires.
Bibliographie
- Boltanski L., Thévenot L., Les économies de la grandeur, Paris, PUF, 1987.
- Boutinet J.-P., Anthropologie du projet, Paris, PUF, 1999.
- Chauvière M., « Qu’est-ce que la « chalandisation ? », in CNAF Informations sociales, Vol. 2, n° 152, 2009, pp. 128-134.
- Crozier M., Crozier M., Frierdberg E., L’Acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1978.
- Crozier M., Le phénomène bureaucratique, Paris, Le Seuil, 1963. Enriquez E., L’organisation en analyse, Paris, PUF, 1992.
- Gacoin D., Conduire des projets en action sociale, Paris, Dunod, 2006.
- Jaeger M., Guide du secteur social et médico-social, Paris, Dunod, 2007. Mintzberg H., Le management, Éditions d’Organisation, Paris, 1999. Reynaud J.-D., Les règles du jeu, L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin, 1989.
- Sainsaulieu R., L’identité au travail, Paris, Presses de Sciences Po, 1977. Touraine A., Le retour de l’acteur, Paris, Fayard, 1984.
Mots-clés éditeurs : cautionnement, Appel à projet, engagement, projet, projet normatif, participation
Date de mise en ligne : 13/03/2015
https://doi.org/10.3917/spec.005.0021Notes
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[1]
Gacoin D., Conduire des projets en action sociale, Paris, Dunod, 2006.
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[2]
Crozier M., Le phénomène bureaucratique, Paris, Le Seuil, 1963.
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[3]
Reynaud J.-D., Les règles du jeu, L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin, 1989.
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[4]
Sainsaulieu R., L’identité au travail, Paris, Presses de Sciences Po, 1977.
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[5]
Boltanski L., Thévenot L., Les économies de la grandeur, Paris, PUF, 1987.
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[6]
Enriquez E., L’organisation en analyse, Paris, PUF, 1992.
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[7]
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[9]
Crozier M., Frierdberg E., L’Acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1978.
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[10]
Touraine A., Op. cit, 1984.
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[11]
Boutinet J.-P., Anthropologie du projet, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 279.
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[12]
Boutinet J.-P., Anthropologie du projet, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 263.
-
[13]
Boutinet J.-P., Anthropologie du projet, Paris, Presses universitaires de France, 1999.
-
[14]
Jaeger M., Guide du secteur social et médico-social, Paris, Dunod, 2007, p. 44.
-
[15]
Boutinet J.-P., Anthropologie du projet, Paris, Presses universitaires de France, 1999.
-
[16]
Chauvière M., « Qu’est-ce que la « chalandisation ? », in CNAF Informations sociales, Vol. 2, n° 152, 2009, pp. 128-134.
-
[17]
Chauvière M., « Qu’est-ce que la « chalandisation ? », in CNAF Informations sociales, Vol. 2, n° 152, 2009, pp. 128-134.
-
[18]
Ibid.
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[19]
Loi n°5-102 du 11 février 2005, Pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.