Notes
-
[1]
Tableau Caillebotte G., Argenteuil – Le Ponton, 1887.
-
[2]
Pictogramme de A.Tarkovski, Stalker, 1979.
-
[3]
Levy J., Lussault M., Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003, p. 555.
-
[4]
Houssard N., Jarvin M. (dir.), C’est ma ville! De l’appropriation et du détournement de l’espace public, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 284.
-
[5]
Desportes J-P., Les effets de la coprésence passive, L’année psychologique, 1969, vol. 69, N°2, pp. 615-634.
-
[6]
Levy J., Lussault M., Op. cit. p. 211.
-
[7]
Quere L., L’espace public : de la théorie politique à la métathéorie sociologique, Quaderni N° 18, Automne 1992. pp. 75-92.
-
[8]
Quere L., Op. cit. pp. 75-92.
-
[9]
3Authier J-Y., Grafmeyer Y., Sociologie urbaine, Paris, Armand Colin, 2ème édition, 2008. p.18.
-
[10]
Goffman E., Mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Éditions de minuit, 1973.
-
[11]
Authier J-Y., Grafmeyer Y., Op. cit. p.87.
-
[12]
Levy J., Lussault M., Op. cit. p. 623.
-
[13]
Authier J-Y., Grafmeyer Y., Op. cit. p.87.
-
[14]
Cardon D., L’enquête sur les catégories, Réseaux, 1995, volume 13, N°71, p. 131-134.
-
[15]
Paperman P., Les émotions et l’espace public, Quaderni. N° 18, Automne 1992, p. 93-107.
-
[16]
Paperman P., Ibid. p. 93-107.
-
[17]
Mongin O., La condition urbaine. La ville à l'heure de la mondialisation, Paris, Seuil, 2005, p. 32.
-
[18]
Houssard N., Jarvin M. (dir.), Op. cit. p. 165.
-
[19]
Mongin O., La condition urbaine. La ville à l’heure de la mondialisation, Paris, Seuil, 2005, p. 31.
-
[20]
Mongin O., Op. cit. p. 53.
-
[21]
Mongin O., Op. cit. p. 53.
Ébauche de définition
1 L’article qui suit est la synthèse d’une note exploratoire, réalisée dans le cadre du master II Cadres d’intervention en terrains sensibles. Il porte sur le sens de l’expérience urbaine.
2 Cette notion était nouvelle pour moi, j'ai d’abord pensé qu’elle caractérisait une démarche expérimentale, une recherche, un essai. Elle est donc placée sous le signe de l’empirisme, de l’aléatoire, de la surprise.
3 L’urbain renvoie à un espace, à la ville, à la cité, et s’oppose au rural, à la culture agreste. Dans mon quotidien, la ville c’est le dehors, l’extérieur, un espace dans lequel j’évolue. Je me suis alors interrogée sur ce que signifie être dans la ville. C’est à partir de deux questions que cette recherche a débuté.
4 La définition première de l’expérience urbaine que j’ai formulée était qu’elle était un mode de perception et de réflexion autour de la ville et de ses habitants. Il ne s’agit pas ici de définir rigoureusement la notion d’expérience urbaine, mais de mettre en lumière quelques-uns des questionnements et des concepts qu’elle englobe.
Méthodologie
5 La difficulté de l’expérience urbaine est de construire un cadre expérimental, d’entrer dans une posture de chercheur et de recueillir des données. La question du recueil de données a été rapidement résolue par l’utilisation d’un carnet de bord, afin de noter sur le moment ou dans l’après-coup des situations plus ou moins brèves, des ambiances, des ressentis. Rapidement un autre problème a émergé dans la mesure où une multitude de choses pouvaient être notées. En effet en tant que citadine, tout peut être source d’expériences. Mais expérimenter nécessite d’observer, d’être attentif, alors qu’en ville celui qui s’arrête en plein milieu du chemin, qui fixe du regard, est souvent marginal. Il s’oppose aux mouvements incessants, à l’indifférence générale.
6 Il m’était donc difficile de m’arrêter, d’être à contre-courant, à contretemps. Au fur et à mesure, cette posture m’est devenue familière puis confortable.
7 J’ai pris mon temps !
8 Dès lors, j’ai pu écrire précisément ce que je voyais et ressentais. Les descriptions étaient plus denses, ce qui m’a permis de me constituer un répertoire d’expériences se prêtant davantage à l’analyse. Durant cette période d’observation, deux souvenirs se sont ravivés. Il me semblait approprié de les soumettre à l’analyse, j’ai donc choisi de les écrire. J’ai donc entamé un travail de mémoire, de reconstitution. J’ai essayé de me rappeler des sentiments, des bruits, des odeurs, de tout ce qui constituait mes souvenirs. Écrire donnait à voir et à comprendre.
9 Dans un deuxième temps il s’est agi de sélectionner des situations pertinentes. Deux critères m’ont guidée dans ce choix: d’une part les descriptions devaient être abouties et les plus précises possibles et d’autre part elles devaient être marquantes, sources d’émotions. Ensuite, j’ai relu les descriptions, noté les concepts et notions qui émergeaient des lectures. À la suite de cela, j’ai choisi deux concepts pour construire l’analyse de chaque situation.
10 Partant du général au particulier, j’ai essayé de trouver dans mon musée imaginaire des références pour illustrer les analyses. Par ailleurs, je me suis servie de photos et d’images pour étoffer la description des situations.
11 L’analyse transversale se fonde sur la reprise des concepts et une réflexion globale sur l’expérience urbaine, toujours soutenue par des lectures théoriques. L’écriture a été encore une fois l’outil privilégié pour construire un lien cohérent entre l’empirisme des situations et le théorique de l’analyse.
12 Deux situations parmi quatre initiales sont décrites, puis analysées. Elles concernent des expériences vécues récemment. Au terme de cette réflexion, l’analyse transversale formule une définition globale de l’expérience urbaine.
Situations et analyses
Les berges de la Seine à Sartrouville et Montesson
13 Lorsque j’ai emménagé à Sartrouville, dans les Yvelines, j’ai tout de suite été séduite par les berges de la Seine qui se trouvent à proximité du quartier. Elles sont séparées du quartier résidentiel par une route et une piste cyclable. Des escaliers, présents tous les cent mètres, conduisent à une butte qui surplombe la route et les chemins de halage en contrebas. L’espace est peu entretenu, les chemins mal dessinés, et des anciens pontons rouillés et détruits ponctuent le paysage. Rien à voir avec les tableaux des bords de Seine de Caillebotte [1] ou Monet, en fait cet espace me fait penser à la zone, dans le Stalker d’A. Tarkovski [2]. Sur la rive d’en face, une autre ville où les berges sont inaccessibles et laissent place à une végétation dense et non maîtrisée. À partir de Montesson, la route et les maisons disparaissent et laissent place à un couloir végétal arboré, avec d’un côté les vieux murs en pierre du parc d’un hôpital psychiatrique et de l’autre la Seine. Il n’y a ni activités commerciales, ni espace de loisirs, ni même de bancs. C’est un espace pour marcher, puis faire demi-tour, en prenant ou non le temps de s’arrêter. C’est pour moi un lieu de détente et d’oxygénation, j'ai l’impression de n’être plus tout à fait en ville.
14 Les berges sont plus fréquentées si le temps est clément, et davantage en fin d'après-midi qu’en matinée. Les berges sont alors surpeuplées, on y circule difficilement. En semaine, il n’y a que des hommes seuls qui s’alcoolisent et des personnes, dans la cinquantaine avancée, qui promènent leur chien. Au fur et à mesure de ma fréquentation, j'ai identifié cinq groupes qui investissent les berges le week-end. Le premier groupe est celui des sportifs. Les cyclistes et joggeurs sont reconnaissables à leurs vêtements et parce qu’ils se déplacent à vive allure et ne s’arrêtent pas. Le deuxième groupe est celui des promeneurs de chiens. Souvent seuls, leur trajet est plus ou moins bref. Ils ont des vêtements amples, informes qui protègent du mauvais temps. Lorsque les promeneurs se rencontrent, la plupart se saluent et discutent pendant que leurs chiens se reniflent. Le troisième groupe est celui des familles, plutôt aisées, qui ont de grandes poussettes, des jouets, des goûters. Lorsque les parents se rencontrent, ils discutent ensemble de l’école, du quartier, des vacances et prennent des nouvelles des autres voisins. Le chemin étant tantôt boueux, tantôt étroit, les familles marchent en cortège, plus ou moins long. Le quatrième groupe est celui des jeunes. Hormis les amoureux, il y a très peu de jeunes ou d’adolescents qui viennent sur ces berges quand j’y suis, mais des traces de feu de bois et autres restes de nourriture laissent penser qu’ils viennent en soirée. De nombreux graffitis se concentrent sur certaines sections des pontons ou sur les murs qui longent l’hôpital, je suppose qu’ils en sont les auteurs. Le dernier groupe est celui des hommes seuls qui s’alcoolisent. Souvent assis le long des berges, ils ponctuent le paysage comme des lampadaires sur une avenue. Les pêcheurs, qui ont des attributs similaires, peuvent se confondre avec les buveurs. Sur la Seine, il y a surtout des péniches et des barges auxquelles s'ajoutent le week-end un bateau de tourisme, les optimistes de l’école de voile de Montesson, et même parfois des jets- skis et des petits hors-bords.
15 Depuis la berge on entend rire et crier les passagers et les conseils que le moniteur de voile donne aux élèves. Cette situation n’a donc pas de début, ni de fin, je ne peux l’observer que lorsque je m’y rends, mais elle continue d’exister en dehors de ce moment. À travers cette expérience, j’ai pu entrevoir la manière dont mes voisins, au sens large, considéraient ce lieu, qui pour moi fait tout l’intérêt du quartier et m’a permis de m’y sentir bien, voire privilégiée. La distance avec laquelle j’observe cette situation est double, d’un côté j’observe d’un point de vue extérieur les pratiques des gens, et de l’autre j’interroge les miennes.
16 La première évidence au terme de cette description est que cet endroit diffère du reste de la ville.
17 Comment caractériser cette différence?
18 Le lieu, d'une manière générale pourrait être là « où quelque chose se trouve et/ou se passe» [3]. Il n’existerait donc que dans la mesure où il a une fonction, qu’il incarne quelque chose pour l’homme. Dans le cadre de cette situation, les berges se trouvent à proximité de mon lieu d’habitation, elles font parties de mon environnement direct. On peut donc émettre l’idée que le lieu serait l’espace que l’homme peut se représenter et arpenter. Si les berges étaient inaccessibles comme sur la rive d’en face, elles seraient alors un non-lieu, un espace «absent de toute trace identitaire, mais surtout sans construction inter-relationnelle » [4], bref un no man’s land.
19 Pour le dire autrement, pour qu’un lieu existe, il faut qu’il soit investi. Si j’ai pris conscience de cet espace et l’ai intégré comme composante de mon environnement, c’est que je m’y suis rendue et lui ai associé un rôle: celui d’un lieu de détente. Mais la définition du lieu se porte aussi sur un critère physique. C’est un espace que l’on peut délimiter, avec des caractéristiques géologiques, organisationnelles. L’homme posséderait donc des informations, aussi minimes soit-elles, qui lui permettent de le caractériser, de l’identifier. Ici, la Seine marque la frontière entre Sartrouville et sa voisine sur la rive d’en face. Cette zone frontière, d’entre-deux est d’autant plus remarquable pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’accès aux berges est peu évident. Il faut trouver un moyen pour s’y rendre, puis franchir la route et la piste cyclable avant de grimper les marches. La description évoque aussi que la végétation a sa place dans cet endroit, en cela l’espace différerait des espaces minéraux qui constituent la ville. Il est donc remarquable, se distingue par sa forme, ses volumes. Ces éléments participent de l’ambiance radicalement différente des berges par rapport au reste de la ville. L’expérience d’un lieu passe par ces ambiances et fait donc appel à des éléments sensoriels, en cela il est un espace sensible. L’aspect dégradé, rouillé des anciens pontons, le chemin au ras de la Seine en contrebas rappelle qu’avant les berges étaient un lieu vivant, porteuses du développement de la ville. Ainsi le lieu garde l’empreinte de l’activité humaine, un morceau d’histoire et de mémoire.
20 D’un espace quasiment vital, les berges sont devenues presque inutiles, marginales. Tous ces éléments sont constitutifs du lieu, c’est pourquoi le lieu a une dimension subjective. Un même lieu pourrait donc être appréhendé de manière différente selon ceux qui s’y investissent. Par conséquent, le lieu se transforme au fur et à mesure qu’on le fréquente.
21 En y allant en semaine, j’ai pu remarquer d’autres groupes et faire évoluer ma représentation du lieu. Le lieu, ce serait donc un espace investi d’images, d’expériences vécues, et donc de subjectivité.
22 Les berges sont des espaces extérieurs, en ce sens elles mettent en présence des individus divers. Ce qui me semblait paradoxal au départ, c’était l’écart entre le peu de monde la semaine et la foule du week-end. Il semblait pertinent de s’interroger sur ces présences.
23 Cette analyse pourrait se poursuivre au travers du concept d’interaction sociale : si ces groupes sont dissemblables, c’est parce qu’ils n’entrent pas en contact ni entre eux. Il n’y aurait donc pas a priori d’interaction. De plus la fonction et l’usage des berges n’étant pas réglementé, une diversité d’activités, d’attitudes, et de trajectoires peuvent s’observer. Au contraire de la majorité des espaces urbains, la fonction des berges est floue, libre.
24 Cela se traduit donc à travers la diversité des usages décrits dans la description. Pour être plus précise, l’influence des personnes est « non réciproque » [5], elle ne modifie pas les pratiques des autres. La présence des autres suscite de l’indifférence. En fait seuls les familles et les promeneurs de chiens entrent en interaction, mais seulement entre pairs. C’est pourquoi le concept de coprésence semble être intéressant, car elle « se caractérise par le rassemblement ou l’agrégation en un même lieu de réalités sociales distinctes» [6].
25 Être présent c'est être au monde, s’inscrire dans un espace-temps donné.
26 Vivre en coprésence serait donc évoluer en parallèle des autres, dans sa bulle. À partir de là rien, ne distingue la coexistence de la coprésence. Mais cette attitude est-elle naturelle, spontanée ou au contraire voulue, calculée ?
27 Même si les groupes n’entrent pas en interaction, chacun semble être plus particulièrement attentifs à certains d’entre eux. Les sportifs jaugent de loin les groupes pour tracer leur parcours, les pêcheurs sont attentifs aux familles bruyantes et ces dernières aux chiens sans laisse et aux hommes alcoolisés. Ainsi « la coprésence corporelle dans un espace de perception mutuelle n’implique pas que les gens entrent vraiment en interaction les uns avec les autres; au contraire, ils se rendent étrangers les uns aux autres, tout en tenant compte des uns des autres » [7]. La coprésence semble être une modalité d’interaction sociale privilégiée quand des individus se croisent sur un espace restreint. En fait, même si les berges me donnent l’impression de ne plus être en ville, le mode d’interaction sociale qui s’y développe en est le reflet.
28 En effet « l’absence de communication, par le maintien de l’anonymat, par le privilège des apparences et par l’acceptation de l’indétermination d'autrui » [8], c'est-à-dire la coprésence, caractérise les rapports entre individus dans l’espace urbain.
29 Les berges son fréquentées par ceux qui peuvent y accéder, c’est-à-dire les résidents du quartier. Or, J-Y Authier et Y. Grafmeyer soulignent que « les voisins entretiennent plutôt des rapports « secondaires », c’est-à-dire segmentés, transitoires et empreints de rôles et d'appartenance » [9]. On pourrait alors se rapprocher d’E. Goffman [10] pour formuler que la vie sociale est une scène.
30 Chaque individu présent sur les berges joue un rôle, celui propre à son statut social et à son identité. Il s’agit de donner à voir, de représenter une famille heureuse, un sportif accompli... En cela la présence des autres est la condition pour pouvoir prendre une posture.
31 En cela vivre en coprésence, c’est établir des distinctions entre son identité, son rôle et ceux des autres, c’est juger par des regards brefs, des observations discrètes et des représentations. La coprésence semble donc une caractéristique forte de l’espace urbain où la densité de population implique de faire quelque chose, d’être quelque part en même temps qu’un autre.
Un incident technique dans le RER A
32 Un soir de semaine à l’heure de pointe, j’arrive sur le quai du RER A de la station Châtelet-les-Halles. Il y a du monde et de l’agitation. Un incident technique dérègle l’affichage de la destination des rames. Alors que la destination affichée est Poissy, le conducteur annonce que le train va à Cergy-le-Haut. Un flux massif d’usagers descend du train, je saisis l’occasion pour m’insérer dans une rame et trouve une position plus ou moins confortable, debout près de la porte. Un couple avec deux enfants, originaires des pays de l’est, entre dans la rame, ils ont plusieurs grands cabas. Ils demandent aux passagers s’ils parlent anglais. La majeure partie ignore la demande ou répond négativement. Lorsqu’ils s’adressent à moi, je réponds. Ils me montrent alors un papier froissé sur lequel est écrit une adresse à Cergy-Saint-Christophe, une des stations de la ligne. Je leur indique qu’il y a un problème, mais que pour le moment le train se dirige dans la direction qu’ils souhaitent. Le RER reste encore cinq minutes à quai avant de partir. À la station Auber, l’ordre de destination change pour Saint-Germain. Certains usagers râlent, d’autres s’exclament. J’informe la famille qui essaie alors de descendre de la rame avec ses cabas volumineux, gênés par ceux qui tentent de rentrer. À ce moment, le conducteur indique qu’il doit patienter pour connaître la destination du train. Je préviens la famille qui s’immobilise près de la porte, tandis que d’autres passagers tentent toujours de rentrer dans la rame. La mère a l’air inquiète et me jette des regards dès qu’une annonce est faite sur le quai.
33 Je la rassure car de nombreuses annonces n’ont aucun rapport avec l’incident. Le train confirme qu’il part pour Cergy-le-Haut et démarre. La rame est bondée.
34 Je remarque que les passagers proches de la famille ferment leurs poches ou mettent leur main sur leur sac, comme s’ils craignaient d'être volés.
35 Moi j’ai la tête de la mère qui repose presque sur mon bras, tant nous sommes compressés. Le trajet se déroule sans incident jusqu’à Nanterre- Préfecture où à nouveau la destination change. Plusieurs usagers sont excédés, se plaignent de la chaleur ou d’être bousculés, le ton monte entre certains à propos de pieds écrasés ou de bousculade. D’autres usagers entament des discussions sur la qualité du service et le nombre d’incidents. Lorsqu’ils descendent du quai, ils se souhaitent bon courage et bonne soirée. À chaque nouvelle indication du conducteur, j’informe le couple qui me remercie mais à l’air tout de même angoissé. Le RER poursuit sa route jusqu’à Sartrouville où je descends. Je salue la mère de la main, qui me sourit et me rend mon salut. Le trajet aura duré une heure alors qu’il ne prend qu’une trentaine de minutes habituellement.
36 Cette expérience se situe dans un espace-temps à la fois singulier et routinier de la vie urbaine, à tel point qu’aujourd’hui « la vie urbaine est toute entière placée sous le signe de la mobilité [11]». Avec le développement des villes et des pratiques, les urbains se déplacent de plus en plus, leur aire de déplacement s’est accrue de manière considérable. On peut penser qu’au Moyen-Âge par exemple, se rendre de Sartrouville à Paris était un long trajet, et que l’on n’allait pas quotidiennement y faire ses courses ou travailler. Par conséquent la mobilité pourrait être comprise comme la capacité à se mouvoir dans l’espace, par opposition à l’immobile.
37 Le sens de la mobilité est diffus car la mobilité regroupe « une série de conditions géographiques [...] sociales[...] un dispositif technologique et son arsenal de techniques et d’acteurs [...]» [12]. Dans cette situation, la famille se rend vers un endroit inconnu. Vu leurs bagages encombrants, on peut supposer qu’ils vont s’y installer un moment. En cela leur déplacement s’apparente à une migration. En revanche la majorité des autres usagers est en circulation, dans un moment d’entre-deux quotidien, générateur d’habitudes.
38 À peine arrivée sur le quai, j’ai compris, grâce à des informations purement sensibles (il y a plus de monde, les gens bougent sans cesse) que quelque chose était différent du quotidien. L’incident technique avait ceci de particulier que la destination des trains était inconnue, alors que les circulations quotidiennes des urbains sont souvent prévues, anticipées, la mobilité aléatoire n’a que peu de place.
39 Dès lors l’incident technique est source de protestations et de tensions, car il chamboule le bon déroulement de la vie urbaine. La mobilité, et notamment dans les transports en commun franciliens, se caractérise par l’importance des flux d’usagers quotidiens.
40 Si en effet « [...] ces faits de mobilité sont porteurs de déstabilisation des appartenances et des certitudes» [13], c’est que les voyageurs croisent des centaines de visages, de regards, d’odeurs, de couleurs... La mobilité met en coprésence, au sens où nous l’avons définie précédemment, un nombre important d’individus qui la plupart du temps ne communiquent pas ensemble. Les passagers sont des usagers, des clients, aucune autre raison ne les réunit. Ainsi on pourrait penser la mobilité urbaine comme une trajectoire plus ou moins régulière, source d’une interaction sociale spécifique. Dans cette situation, le bouleversement du cadre habituel de la mobilité favorise une réorganisation de l’interaction sociale.
41 La mobilité dans cette situation se caractérise par l’usage d’un moyen de transport en commun, ce qui induit une cohabitation plus ou moins subie. Cela a pour conséquence que l’interaction sociale se caractérise par une posture de réserve, une inattention polie qui caractérise pour Goffman « l’ordre civil dans un espace public de circulation » [14].
42 Dans ce cas, les rames bondées et la densité d’usagers rend difficile cette posture. Chaque mouvement se fait en fonction des autres et cela au 131-134 millimètre près. Impossible d’ignorer l’autre a priori. En ce sens, cette situation relève d’un moment de mobilité singulier, où la distance entre les individus est bouleversée, ce qui multiplie les potentialités d’interaction sociale. Cette promiscuité nécessite des « ajustements réciproques aux conduites d’autrui, de négociations tacites ou parfois ouvertes» [15]. Ces ajustements sont propres à l’expérience des espaces publics auxquels les citadins sont quotidiennement confrontés.
43 Ainsi dans la rame, les personnes sortent de leur posture d’indifférence pour échanger, dialoguer. Pourtant, malgré cette nouvelle forme de communication, la famille a été sciemment ignorée par plusieurs passagers. Il me semble que cette attitude peut s’expliquer à travers les concepts de représentations et d’altérité.
44 Comme le souligne P. Paperman, « les situations de la vie en public nous amènent parfois à développer une vision morale, évaluative de ce qui se passe, de ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire » [16].
Analyse tranversale
45 Il s’agit maintenant d’extraire de ce bouquet de situations et d’analyses, l’essence de l’expérience urbaine.
46 Il semble tout d’abord évident que le citadin se place dans une posture expérimentale dès lors qu’il se demande « que faire de mon corps dans un Corps collectif ?» [17]. En ce sens, c’est par la confrontation de son être, ses sens, son bagage culturel et social à l’espace environnant qu’il construit l’appréhension de la ville. Les situations quotidiennes peuvent être bouleversées d’un jour à l’autre par un regard, un mot, la prise en compte d’un détail ou d’une information sensorielle, ce que révèle la première situation. Ainsi l’aléatoire est inhérent à l’expérience urbaine. Cette diversité de perceptions, cette soumission du citadin à des stimuli sensoriels multiples, contribuent il me semble à ce que l’expérience urbaine se caractérise par une sensibilité exacerbée. Cette perception sensible est en quelque sorte le mode de recueil de données de l’expérience urbaine, et sa méthodologie serait donc liée à la capacité de l’homme à recevoir, capter ce qui l’entoure. Le premier attribut de l’expérience urbaine serait donc d'être corporelle et sensible.
47 Mais « la ville est un corps vivant » [18], c'est-à-dire qu’elle ne reste pas figée, égale de jour en jour, mais se transforme. L’hétérogénéité des espaces qu’elle contient rend son identité complexe et mouvante. L’expérience urbaine ne serait donc pas seulement l’appréhension d’un environnement par un corps, mais bien l’alchimie de deux organismes distincts. La mobilité, nous l’avons vu, est une dimension importante de l’expérience urbaine. Franchir, se déplacer, éprouver des espaces divers, c’est se construire peu à peu un répertoire d’expériences, de souvenirs, d’impressions. On pourrait donc penser que le franchissement d’un espace à un autre est un moyen d’appréhender, de lire la ville. Ainsi les étapes, les franchissements et les ruptures, seraient des points de repères pour distinguer les différents espaces et participeraient de la construction mentale que nous nous faisons de la ville.
48 Ces épreuves quotidiennes poussent sans cesse l’urbain à se repositionner dans l’espace, à redéfinir sa conception de la ville.
49 On pourrait alors penser que c’est notre rapport aux espaces et à ceux qui l’occupent qui construisent notre savoir-être urbain. En cela, l’expérience urbaine est aussi un processus mental qui se meut au fur et à mesure des confrontations, entre le dehors et le dedans. Par conséquent les représentations, construites à partir des expériences diverses, participent de la construction mentale que le citadin a de la ville. Dans la mesure où elle est processus, et donc évolution, l’expérience urbaine se caractérise parce qu’elle est « circulaire et toujours rétroactive, ne présente ni début, ni fin, ni origine, ni point final » [19].
50 Il semble dès lors impossible de donner une définition de l’expérience urbaine univoque, puisque c’est la part sensible, subjective, de chacun qui la façonne. Par ailleurs, puisqu’elle est coexistence de plusieurs corps dans un même espace, « l’expérience urbaine a une dimension publique, non pas parce des lieux sont définis, stigmatisés comme publics, mais parce qu’elle crée les conditions d’une expérience publique » [20]. Ainsi l’expérience urbaine est inextricablement liée à l’interaction sociale.
51 La coprésence de plusieurs individus dans un même espace induit que leurs relations sont régulées par plusieurs stratégies, comportements conventionnels. Les représentations et la catégorisation des groupes sociaux qui émergent de chaque situation, construisent une sorte de sociologie empirique et subjective qui conditionne la manière dont l’urbain va entrer en contact avec les autres. Selon les espaces et les moments, la présence d’autres personnes peut être entendue dans le registre de la proximité (première situation) ou bien celui de la promiscuité (deuxième situation).
52 Ainsi les situations mettent en avant combien l’évitement, l’ignorance polie, les échanges fugaces plus ou moins verbaux, sont constitutifs des relations sociales urbaines. Il arrive pourtant que certains échanges verbaux, des moments de partage (deuxième situation) transforment alors l’autre qui cesse d’être totalement étranger, se distingue de la foule et devient un individu, une personnalité à part entière. Par la diversité des rencontres, l’expérience urbaine, ce serait donc aussi une remise en cause perpétuelle des représentations et des catégorisations subjectives.
53 Être citadin c'est accepter que les frontières entre le dehors et le dedans se troublent. La mobilité urbaine et la multiplication des déplacements entre dedans et dehors, espaces privés et espaces publics contribuent à brouiller les frontières entre l’intime et « l'extime » [21]. En effet, l’usage récurrent d’un espace génère un rapport affectif, l’installation d’habitudes qui contribue à ce que l’espace public se transforme en un lieu où le privé, les émotions, l’individualisme peuvent s’exprimer. L’appropriation et le sentiment d’appartenance à tel ou tel espace constituent un référentiel de lieux, sortis de la sphère uniquement publique, avec lesquels nous entretenons des relations singulières et qui nous renvoient à une composante de notre personnalité.
54 À travers ces lieux, ces rencontres, nous sommes sans cesse différents, et nous transformons notre identité de citadin, d’être physique et social. Voici ce qui constitue l’expérience urbaine, une quête sensorielle et mentale, une redéfinition constante de l’espace, de l’autre, de soi-même.
Bibliographie
Bibliographie
- Authier J-Y., Grafmeyer Y., Sociologie urbaine, Paris, Armand Colin, 2ème édition, 2008.
- Cardon D., L’enquête sur les catégories, Réseaux, 1995, volume 13 N°71. p. 131-134.
- Desportes J-P., Les effets de la coprésence passive, L’année psychologique, 1969 vol. 69, N°2, p. 615-634.
- Goffman E., Mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Éditions de minuit, 1973.
- Houssard N., Jarvin M. (dir.), C’est ma ville! De l’appropriation et du détournement de l’espace public, Paris, L’Harmattan, 2005.
- Levy J., Lussault M., Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003.
- Mongin O., La condition urbaine. La ville à l'heure de la mondialisation, Paris, Seuil, 2005.
- Quéré L., L’espace public : de la théorie politique à la métathéorie sociologique, Quaderni N° 18, Automne 1992. p. 75-92.
- Paperman P., Les émotions et l’espace public, Quaderni, N° 18, Automne 1992, p. 93-107.
Notes
-
[1]
Tableau Caillebotte G., Argenteuil – Le Ponton, 1887.
-
[2]
Pictogramme de A.Tarkovski, Stalker, 1979.
-
[3]
Levy J., Lussault M., Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003, p. 555.
-
[4]
Houssard N., Jarvin M. (dir.), C’est ma ville! De l’appropriation et du détournement de l’espace public, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 284.
-
[5]
Desportes J-P., Les effets de la coprésence passive, L’année psychologique, 1969, vol. 69, N°2, pp. 615-634.
-
[6]
Levy J., Lussault M., Op. cit. p. 211.
-
[7]
Quere L., L’espace public : de la théorie politique à la métathéorie sociologique, Quaderni N° 18, Automne 1992. pp. 75-92.
-
[8]
Quere L., Op. cit. pp. 75-92.
-
[9]
3Authier J-Y., Grafmeyer Y., Sociologie urbaine, Paris, Armand Colin, 2ème édition, 2008. p.18.
-
[10]
Goffman E., Mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Éditions de minuit, 1973.
-
[11]
Authier J-Y., Grafmeyer Y., Op. cit. p.87.
-
[12]
Levy J., Lussault M., Op. cit. p. 623.
-
[13]
Authier J-Y., Grafmeyer Y., Op. cit. p.87.
-
[14]
Cardon D., L’enquête sur les catégories, Réseaux, 1995, volume 13, N°71, p. 131-134.
-
[15]
Paperman P., Les émotions et l’espace public, Quaderni. N° 18, Automne 1992, p. 93-107.
-
[16]
Paperman P., Ibid. p. 93-107.
-
[17]
Mongin O., La condition urbaine. La ville à l'heure de la mondialisation, Paris, Seuil, 2005, p. 32.
-
[18]
Houssard N., Jarvin M. (dir.), Op. cit. p. 165.
-
[19]
Mongin O., La condition urbaine. La ville à l’heure de la mondialisation, Paris, Seuil, 2005, p. 31.
-
[20]
Mongin O., Op. cit. p. 53.
-
[21]
Mongin O., Op. cit. p. 53.